L'impitoyable aujourd'hui / Emmanuelle Loyer
L'impitoyable aujourd'hui
Emmanuelle Loyer
Flammarion, septembre 2022
Ce livre est sorti à point nommé, alors que, suite au livre-labyrinthe Et ton livre d'éternité ?, je remets en question, en perspective, la plupart de mes croyances, de mes paradigmes historiques, scientifiques, métaphysiques, politiques et idéologiques.
Cela me fait du bien de voir s'effondrer ou basculer « mes » croyances, convictions, certitudes d'une soixantaine d'années. À 82 ans, tabula rasa. On ne sait rien. Grande humilité pour accepter le miracle de la naissance, le mystère de la mort, pour vivre la vie avec gratitude, pour respecter la vie dans sa diversité et son unité.
De ce champ de ruines, je ne sors pas effondré mais animé du projet : quoi à la place ?
Ayant pris conscience
que tout est croyance, les certitudes ou vérités dites scientifiques, les preuves ou faits historiques, les arguments philosophiques et métaphysiques, les convictions politiques et idéologiques
que tout est récit, que ce que je prends pour le réel est l'effet du récit que je tiens sur ce que je crois être le réel et qui l'engendre
que ce sont les mots que j'emploie qui crée le réel, que les mots ne sont pas les traducteurs d'un réel pré-existant, objectif, extérieur
alors la tache devient celle-ci : quel récit veux-tu tenir aujourd'hui puisque tu es l'auteur du récit qui va donner sens ou valeur à ta vie, présence à ton réel ? Quels mots veux-tu utiliser pour créer ton réel ?
L'essai d'Emmanuelle Loyer ne répond en aucune façon à cette invention, fabrication du réel que je désire par les mots que j'utiliserai. Il a par contre un pouvoir de remise à l'heure des pendules. Les grands récits, récit national par exemple, s'effondrent, grâce à des frondeurs, des chercheurs de l'autre face des Lumières, des points aveugles des éclairages enseignés, appris sans grand esprit critique. Car il faut du temps pour que les ombres, les fantômes mis sous le tapis se fassent entendre. La révolution française est-elle vraiment une révolution libératrice, émancipatrice ? Liberté, égalité, fraternité, à quels prix ? Avec quels effets dans le monde ? La révolution industrielle anglaise est-elle la continuation technique et économique de la révolution politique française ? D'où vient la croyance au progrès ? D'où viennent les deux guerres mondiales de la 1° moitié du XX° siècle ? Devant ce qui s'appelle
l'accélération de l'histoire au travers de la modification agressive des frontières dans l'Europe commencée avec l'aventure napoléonienne, suscitant par effets-boomerang la naissance de nationalismes revanchards,
l'accélération des inventions techno-scientifiques, bouleversant en permanence le quotidien des gens, y a t-il de la résistance, de la résilience, de la survivance ?
Quelles formes ont pris les manières de ne pas vivre avec son temps ?
Emmanuelle Loyer, historienne, ethnologue, lectrice d'oeuvres littéraires nous emmène chez le dernier des Mohicans avec Fenimore Cooper, le dernier trappeur de la taïga, Derzou Ouzala avec Vladimir Arseniev, dans l'île de Sakhaline avec Anton Tchekhov, en Amazonie, chez les Nambikwara avec leur dernier témoin Lévi-Strauss, chez ceux qui sont arrivés trop tôt ou trop tard, les déçus de l'histoire ayant perdu leurs illusions, n'ayant que la peau de chagrin de l'Histoire, ambivalents par rapport à l'Histoire au présent (Chateaubriand, Stendhal, Hugo), dans certaines campagnes françaises, à Nohant dans le Berry chez George Sand devenue grand-mère et sorcière après avoir créé et animé La Cause du peuple (3 N° en 1848), à Minot dans le Doubs où disparaissent les vieilles façons de dire et de faire de la laveuse, la couturière, la cuisinière avec Yvonne Verdier, sur l'Èvre, un affluent méconnu de la Loire avec Julien Gracq, dans l'empire austro-hongrois de La marche de Radetzky avec Joseph Roth, à Donnafugata en Sicile à l'achèvement de l'aristocratisme avec Giusepe Tomasi Lampedusa, à Gagliano où le Christ n'est jamais arrivé avec Carlo Lévi et Ernesto De Martino, à Višegrad sur le pont Mehmed Pacha Sokolović franchissant la Drina avec Ivo Andrić, en Angleterre dans les châteaux gothiques et maisons hantées de Marie Shelley, pendant que le temps devient horloger avec la mécanisation des métiers à tisser, modifiant le temps du sommeil avec Edward Palmer Thompson et Jacques Rancière, en Russie à Borodino dans Guerre et Paix de Tolstoï où Napoléon est vu par l'oeil de son serviteur, par le petit bout de la lorgnette évoquant le petit homme de la boucherie (le mot est dans le roman) et non le grand stratège et où avec Koutouzov, on saisit les mille et unes micro-décisions décidant du sort d'une bataille et d'une armée en déroute, boucherie produite par l'exaltation patriotique des nationalismes en formation et produisant des fous se prenant pour Napoléon, des hallucinés ayant l'angoisse de perdre la tête, d'être décapités (la terreur fut un gouvernement des émotions par les émotions, un déchaînement paranoïaque de politique dite de salut public), en Russie soviétique à Stalingrad avec Vie et destin de Vassili Grossman, en Allemagne année zéro avec Winfried Georg Maximilian Sebald, à Berlin à l'arrivée des troupes soviétiques avec une femme anonyme, dans une ville, aujourd'hui ukrainienne, Lviv, d'où sont issus les inventeurs (Hersch Lauterpacht, Raphaël Lemkin) de deux concepts juridiques : crime contre l'humanité, génocide (18 ans après ce qui s'appellera génocide arménien, décrit par Frantz Werfel dans Les Quarante Jours du Musa Dagh paru en 1933), Lemkin mettant le doigt sur le propre de cette guerre totale « cette guerre n'est pas menée par les nazis seulement pour des frontières mais pour transformer l'humanité à l'intérieur de ces fontières. », sur deux siècles (XIX-XX°) pour terminer par la longue durée étudiée par certains historiens (Lucien Febvre, Fernand Braudel), par la spécificité du temps des isolés (Proust dans sa chambre, Barthes au sanatorium), par la vieillesse vécue comme vita nova pendant une vingtaine d'années par George Sand ou Colette (L'étoile Vesper, 1946) ou Vita Sackville-West (Toute passion abolie, 1933), et par le voyage Dans la nuit et le vent de Patrick Leigh Fermor, 19 ans en 1934, parcourant entre 1933 et 1935 à pied et en diagonale, du nord-ouest (Rotterdam) au sud-est (Istanbul), en suivant deux voies fluviales, le Rhin puis le Danube, la face européenne de la Terre dont Bruno Latour fait un être vivant avec l'hypothèse Gaïa.
Cet essai est tellement riche (l'énumération qui précède en donne un aperçu) que je ne cherche pas à en rendre compte, renvoyant chacun à sa lecture éventuelle.
Par contre, oui, tenter de dire quels mots je souhaite utiliser pour créer le réel dans lequel je désire vivre.
Et ce seront d'abord les mots de Lévi-Strauss, le témoin triste disant dans Tristes tropiques « Le monde a commencé sans l'homme et s'achèvera sans lui. » Mais ce constat, né de l'opposition entre les sociétés froides, les sociétés premières, et les sociétés chaudes (la civilisation moderne née à la Renaissance), particulièrement entropiques, désagrégatrices ne doit pas nous empêcher de jouer notre partie et de la jouer le mieux possible. Là Rousseau est préférable à Descartes. Celui-ci exprime les certitudes du moi (je pense donc je suis), Rousseau exprime la sortie des évidences du moi, l'identification à autrui, la pitié, aujourd'hui, on dirait la compassion ou l'amour inconditionnel (je panse donc je suis, je prends soin). « La conscience de la vanité du sens n'est pas un extincteur de la quête de compréhension, la conscience de la finitude n'est pas un découragement à l'action. » p.125
En 1976, Lévi-Strauss propose à la commission des lois de l'Assemblée Nationale, une charte du vivant, une réforme de la morale et de la politique fondée sur la beauté du monde et sa caducité. La valeur de toute chose est dans son irremplaçabilité. Il faut célébrer les choses mêmes en dehors de l'usage ou de la perception du sujet, dans la réconciliation de la morale avec l'esthétique et de l'homme avec la nature, dans le respect de tout ce qui naît, vit, meurt, de la bactérie à la galaxie en expansion accélérée, du virus au trou noir glouton.
Ce respect intègre le respect de soi, l'estime de soi, l'acceptation, l'affirmation de mon caractère irremplaçable, l'acceptation de mon unicité, de ma singularité.
D'où l'interrogation : Au lieu de se demander « qu'est-ce que je veux de la vie ? », une question plus puissante est : « qu'est-ce que la vie veut de moi ? ». Eckhart Tolle
En ce qui me concerne, j'opte pour une curiosité à 360°, circulaire horizontale, sphérique toutes directions, de la bactérie aux galaxies, des virus à nous et nous, à moi et moi, à je et je est un autre, à toi et tu...
L'infinie variété du vivant me passionne, l'infinie diversité des humains aussi.
Tout accueillir, tout ce qui se manifeste, sans jugement, sans tri, du salaud au saint, du monstrueux au sublime (il y a du monstre, du sublime, du normal, du foldingue... dans tout humain) ; si ça se manifeste, c'est que c'est nécessaire (y en a qui appellent ça hasard)
qui suis-je pour trier ? ça c'est bon, ça c'est mauvais ?
du miracle de la naissance au mystère de la mort, se vivre comme goutte dans l'océan-comme océan dans la goutte, comme agitation des vagues de surface-comme immobilité des profondeurs
la VIE comme vibration information énergie
adoptée à Rio en 2010
Le temps du confinement fut un temps de révélation de l'essence-ciel pour certaines et certains.
Le temps du confinement fut un temps de confinement pour tout un chacun du monde
dans la ronde arrêtée du monde
un temps imposé d'isolement par les pouvoirs du monde mais pas sur la ronde du monde
une prison mondiale pour humains, mais pas pour animaux, végétaux, minéraux
chacun chez soi, chacun pour soi
(à chacun de se situer entre les extrêmes de ces deux expressions pouvant comprendre tout le monde, chacun dans sa singularité de situation, de confortable à insupportable, chacun dans sa spécificité d'être, d'altruiste à égoïste)
avec rares autorisations de sorties pour s'approvisionner, s'oxygéner
sans pénurie organisée sans chaos engendré
sans insurrections provoquées sans révoltes spontanées
un parmi huit milliards de prisonniers soumis volontaires
nourris, blanchis, chauffés, « protégés » du virus
né d'une soustraction CAC 40 - COP 21 = COVID 19
facteur d'évolution comme tout virus mutant de variant en variant
contre lequel big pharma était en « guerre » totale
contre lui COVID 19 qui nous avait mis en grève générale
un parmi huit milliards
faisant ce qu'ils voulaient de leur temps d'isolement diversement vécu
faisant ce qu'il voulait de son temps de solitude aimée, oh oui, bien aimée !
même la route passant en dessous de chez lui avait été fermée pour deux ans
pas de travail contraint, de télé-travail
pas de travaux forcés d'intérêt général
découvrant ainsi la liberté intérieure, la fluidité de l'impermanence gommant la rigidité de toutes ses identités, découverte par bien des prisonniers avant lui
prisonniers dans des prisons d'états, dans leur propre prison ou celle d'une maladie, asile d'aliénés, sanatorium de tuberculeux
et qui ont soigné un peu le monde en souffrance parce que s'étant remis synchrones avec leurs rytmes internes et externes (coeur, respir, cycles journaliers, saisonniers...)
découvrant sa liberté créatrice jusque-là potentielle, l'activant, en usant
faisant ainsi de lui non un homme parmi huit milliards d'humains
vivant au petit bonheur la chance au gré des circonstances, des influences
mais un homme singulier, nécessaire car seul à créer ce qu'il créait dans l'humilité et l'intimité, au secret
par un petit pas de côté, un petit glissando de travers, un petit rire sur lui - on n'en finit pas avec l'enflure du moi-je-moi-je -, une larme d'empathie pour le virus traqué dans les labos
ils furent quelques-uns à découvrir un autre usage du temps consistant à prendre le temps, à faire comme si le temps était éternel
plus de compétences à avoir, d'originalité à exhiber, de domination à exercer, plus de temps compté, émietté, mesuré
du temps prenant son temps
c'est ce que quelques-unes redécouvrirent
que le temps c'est le présent, que c'est un présent
car c'est depuis toujours, le temps des femmes, le temps de l'attention au présent, au présent de l'enfant en demande, au présent de la vieille en souffrance
découvrir que l'éternité est dans le moment présent
pas dans regrets et souvenirs du passé
dans projets et désirs de lendemains qui chantent et dansent
ce fut ce qui jaillit de la prison mondiale
il n'y a rien à ajouter, rien à retrancher au monde
il n'y a rien à juger, rien à séparer
le bon grain de l'ivraie, le bien du mal, le beau du laid, le doux du cruel
tout est déjà là, dans sa diversité, ses contrariétés, ses complémentarités
avec ses effets-miroirs
l'autre détesté c'est moi, l'autre aimé c'est moi
et si tu me détestes, c'est toi et si tu m'aimes, c'est toi
tout est à cueillir, accueillir, recueillir
tout est partageable, tout est à partager
depuis je chante sans forcer la voix, léger comme murmure de filet d'eau, danse avec l'absente dans mes bras ouverts, goûte à ma cuisine-maison, déguste mes breuvages et infusions, redécouvre pissenlits, roquettes, herbes sauvages, baies de myrte, olives, champignons de mon terrain non cultivé
ils et elles chantent ; quelques-uns, quelques-unes ; les autres continuent à s'affronter
ils et elles dansent ; quelques-uns, quelques-unes ; les autres continuent à s'entr'envier
les quelques-uns ne croient même pas utiles de garder traces écrites, dessinées, peintes de leurs bonheurs
ce sont des bonheurs minuscules de vies minuscules centrées sur l'essence-ciel
ils se regardent, s'enlacent, s'embrassent, se caressent
ils se sentent regardés, enlacés, embrassés, caressés par tout ce qui existe, vit, meurt de la bactérie à la galaxie en expansion, du virus au trou noir glouton
ils sont en lien, reliés
ils tissent la tapisserie mystique de la dame à la licorne
ils sont un point à l’endroit, un point à l’envers de la grande tapisserie cosmique
les fleurs séchées égrènent leurs graines
de nouvelles germinations engendreront de nouvelles floraisons
le temps du confinement en prison mondiale a été pour certaines et certains le temps de la libération de leur puissance créatrice, génitrice de leur liberté intérieure, inaliénable.
Jean-Claude Grosse, le 4 décembre 2022, Le Revest