L'humain d'abord (et autres slogans de la campagne)
Voilà un essai sur un slogan de campagne qui mérite lecture et discussion sous peine que le slogan reste vide, simple
hameçon à voix d'électeurs. Ce n'est pas une bonne façon de faire la démocratie que de laisser les communicants chercher à nous niquer en allant à la pèche de nos voix.
grossel
Pourquoi « L’humain d’abord » ?
En quoi le slogan « L’humain d’abord », comme il sonne au Front de Gauche, ne saurait être confondu avec cette phrase, tirée des statuts du Modem : « Ses valeurs sont celles de l’Humanisme qui place l’Homme au centre de son action » ?
Ce n’est pas du tout la même musique, et la différence ne tient pas seulement à un usage pompeux des majuscules. Parler de l’humain, ce n’est pas tout à fait pareil que de parler de l’homme, celui d’un humanisme qui le place au centre de son univers. Et cette différence d’apparence minime a une portée majeure.
Placer aujourd’hui l’humanité au centre de tout, c’est faire fi des connaissances scientifiques dont certaines sont séculaires. C’est aussi renvoyer sans le dire à un Dieu créateur, seul susceptible de fonder cette centralité des hommes, à moins de s’en remettre à un merveilleux hasard. Dans ces conditions, l’Homme prétendument au centre est très probablement centré par un tel Dieu, dont il n’est qu’une image. C’est ainsi qu’on peut comprendre la majuscule dont on l’affuble.
Ce qui vient d’être dit n’est pas une charge contre les croyants qui peuvent être réellement de gauche, c’en est une contre une conception poussiéreuse de la croyance. Et, de plus, elle est hypocrite : non seulement Dieu est servi en cachette par des gens qui ne peuvent pas se prévaloir des vertus de l’humanisme historique qui, lui, a véritablement dégagé le ciel et l’horizon des hommes, mais, à entendre par exemple les propositions économiques du Modem, on ne voit pas en quoi l’Homme serait pour elles au centre, sinon comme coupable originel et endetté de toujours.
L’Homme, cela n’a jamais été les hommes : tout au plus, une abstraction aussi obscure que la notion politique de centre ou de troisième voie. Pour Pascal, le monde, « est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part » ; comment, en politique, pourrait-on se situer au centre plus ou moins exact d’un monde qui, même s’il s’est ouvert, continue à circonscrire étroitement la plupart des hommes ?
L’humain, ce n’est pas tout à fait l’homme (et pas du tout l’Homme). Même si on échappe à l’abstraction en parlant des hommes, le risque est de renvoyer à autant d’entités fermées sur elles-mêmes. Or ce n’est jamais seulement le cas. Le plus fermé des individus est aussi constitué et traversé par un tissu social, même quand celui-ci est défait.
Comme nom, l’humain renvoie au souci de ce tissu. En un sens à préciser, c’est plus concret que de parler de l’humanité (sans parler de l’Humanité). Par exemple, « l’ humain », comme mot, est proche du mot « humus », dont il dérive comme tous ceux de cette famille. Cela indique déjà qu’on ne saurait parler des hommes sans se soucier de la terre et de tout le vivant.
Cela dit, l’humain renvoie avant tout à un tissu social qui lie et, pour une part majeure, fabrique des hommes. Aujourd’hui, celui-ci est à la fois d’une extrême complexité et tout à fait simple : il se respire partout, même à travers les différences de classe, et il est particulièrement nauséabond.
Loin de renvoyer à un individu complètement séparé des autres, l’humain suppose une interdépendance constitutive entre les individus. Cette notion suppose aussi de ne pas séparer le corps et l’esprit. Chez chacun, l’humain concerne, non seulement la conscience et la raison, mais aussi les profondeurs psychiques, l’affectivité, le vécu corporel.
L’humain, c’est à la fois ce qui, de gré ou de force, lie chaque homme à tous les autres et à tout lui.
Parler de « L’humain d’abord », c’est être conduit à interroger cela et plus, en vue de permettre aux hommes de mieux (se) vivre.
En un sens, le tissu social (ou mieux historique) le plus inhumain est encore humain. Que pourrait-il être d’autre ? Mais ce n’est pas cela qui nous intéresse. Il s’agit d’aller vers un mieux-vivre : de réfléchir aux conditions requises alors et à la façon de les mettre en jeu.
Il se trouve que nous vivons une inhumanité spécifique particulièrement pesante qui, de toute évidence, stérilise en nous nombre de potentialités humaines. Le fait que nous ressentions fortement cela, indique que tout n’est pas perdu. Autant notre liberté, individuelle et collective, est beaucoup moins manifeste que ce qu’on nous raconte couramment, autant elle peut être conquise par nous.
« L’humain d’abord » ne dénonce pas seulement toute une inhumanité des rapports entre les hommes, mais exige un souci déterminant d’humanité dans toute attitude ou décision, grande ou petite, relative aux multiples domaines de la vie. Il s’agit de favoriser l’instauration entre nous et en nous d’un tissu d’une tout autre qualité humaine que celui qui nous est aujourd’hui plus ou moins imposé. Il y va de nos corps et de nos esprits, des sociétés en très grand comme en tout petit.
Dans ce slogan, « d’abord » importe beaucoup. Il ne renvoie pas à un préalable temporel, mais à un préalable de principe. Il ne s’agit certainement pas de paraître humain pour mieux être inhumain : cela, c’est ce qui nous est massivement donné à vivre. Il s’agit de tendre à être toujours le plus humain possible, notamment par temps difficiles.
Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Ce n’est pas un slogan qui peut le dire. C’est à la fois connu (ou deviné) et inconnu de nous, puisque cela reste à inventer.
En tout cas, « L’humain d’abord » en appelle immédiatement à une expérimentation concrète pour mieux penser notre humanité en échappant aux risques de l’abstraction vaine, et commencer à ancrer dans la réalité ce que ce slogan indique.
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« L’humain d’abord » renvoie entre autres à une manière d’aborder les hommes et les questions humaines, qui serait indissociable des contenus d’une politique. Aux antipodes de la communication comme calcul obligé, cette manière, évidemment multiple, réussirait à rendre solidaires ce qu’il y a de plus immédiat dans l’abord et ce qu’il y a de plus médiatisé en lui.
Parce que nous vivons dans une société qui rend abstraits les rapports humains, c’est d’une certaine façon qu’elle est complexe et non dans l’absolu. Si on parvenait à réinstaurer de meilleurs rapports concrets entre les hommes, ils vivraient différemment la complexité ; ils pourraient même vivre une complexité différente.
Il ne s’agit pas de miser seulement sur l’abord immédiat et, ce faisant, de susciter des illusions, mais de travailler à permettre un contact réhumanisé des hommes entre eux , afin que beaucoup plus de gens puissent aborder, même si c’est seulement dans une certaine mesure, les questions les plus complexes.
Abstraire revient à séparer, mais la bonne abstraction travaille aussi à relier. Nous vivons dans une société qui fait descendre au plus profond des rapports humains une certaine forme d’abstraction : monétaire, technique, aujourd’hui numérique. Ce n’est pas parce que celle-ci prend souvent des allures vivantes qu’elle est vivante. Son résultat, c’est largement une séparation aggravée entre les gens, l’invention d’une société du non-lien social.
Nous éprouvons fortement le besoin de promouvoir à partir d’en bas un tissage humain qui puisse remonter jusqu’aux pratiques les plus abstraites, afin qu’elles ne perdent plus de vue l’humus dont elles proviennent et qui continue à les fertiliser. Par exemple, les mathématiques, financières ou pas, ou la physique doivent demeurer humaines, non pas au sens où elles ramèneraient des illusions humaines, mais à celui où, en tant que pratiques-limites, elles restent néanmoins humaines, doivent être travaillées en vue des hommes, tout comme elles le sont, même très indirectement, grâce à eux.
Aussi utile que soit l’informatique, ce n’est pas une communauté numérique qui peut revivifier à elle seule la vie sociale. Une réalité renouvelée des rapports entre les hommes peut humaniser le virtuel, bien plus que celui-ci n’est susceptible de les humaniser. Nous vivons au contraire une virtualisation des rapports entre les hommes qui stérilise bien plus leurs potentialités qu’elle n’en favorise la réalisation.
De même, le primat de l’économie est aujourd’hui celui d’une certaine abstraction qui contamine les rapports les plus simples entre les hommes. Et il s’agit bien de s’appliquer à remonter de tels rapports revivifiés (de travail et autres) aux pratiques économiques les plus complexes et autistiques, c’est-à-dire en apparence coupées de l’humus des humains. C’est même tout un matelas d’apparences qu’il s’agirait de réussir à dissoudre.
Le souci de l’abord renvoie à une concrétisation plus humaine des rapports entre les hommes, aussi bien dans la vie courante que moins courante. Il n’y a pas plus de concret que d’abstrait, en général. Ce qu’il faut favoriser, c’est un mode de concrétisation des rapports humains qui concerne tous les aspects de la vie en société et pas seulement la production économique. Celle-ci trouverait aussi à en bénéficier.
« L’humain d’abord », cela indique qu’on gagne à concilier l’intérêt de chacun et celui de tous, la notion d’intérêt et celle de gratuité de certaines démarches. Cela incite à repenser celle d’esprit d’entreprise (et de risque pris) : après tout, entreprendre renvoie plutôt à quelque chose qui est pris entre les mains de pas mal d’hommes (et non d’un seul) ; et pourquoi pas entre toutes celles qui y contribuent, de près ou de loin ? En un sens renouvelé, on peut appeler cette chose richesse nationale (ou locale, ou mondiale). Elle n’est ni à confisquer, ni même seulement à distribuer plus justement : elle doit être mieux cultivée par tous, dans un souci primordial de la qualité humaine.
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« L’humain d’abord » suppose une réelle remise en présence des hommes entre eux (et aussi de chaque homme par rapport à lui-même). Cette remise en présence est à éprouver sans illusion de plénitude mais aussi de vide intégral. Elle est à travailler, dans le plaisir et la difficulté, comme effort situé pour se redécouvrir par les sens, la parole, la raison.
Il faut à la fois redécouvrir l’humanité de situations diverses et inventer des situations où puisse affleurer le meilleur de l’humanité. Et il faut commencer cela sans attendre une situation globale favorable. C’est sans doute la meilleure façon d’en réunir les conditions d’apparition.
Le type d’abstraction (de quantification) dont nous souffrons, tend à chasser les hommes d’eux-mêmes. Elle les porte à se remplacer par une espèce de clone frigide ou surexcité, craintif de tout ou obscène envers les autres, entre dépression et mégalomanie. Tout cela a en commun une tendance au repli sur soi, voire à la confusion entre son monde et le monde. Et cela se passe au moment même où il est devenu très problématique d’avoir un monde personnel, non aliéné aux médias de masse et bien au-delà.
Il est donc primordial de se redécouvrir comme hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, en réussissant à échapper quelque peu aux innombrables dialogues de clones. Il y a aujourd’hui une difficulté très répandue d’accès à soi-même, aux autres et au monde. Quand on vante le contraire, c’est avant tout pour renforcer des apparences : l’accès à soi-même et aux autres ne poserait plus guère de problèmes, jamais on aurait eu autant de ressources pour découvrir le monde d’une façon ou d’une autre. Mais de quel monde, de quels autres, de quel soi-même parle-t-on alors ?
« L’humain d’abord » requiert une redécouverte interpersonnelle, notamment de la politique. Il ne peut y avoir de porte-parole que capable de porter le meilleur de paroles en travail et tant qu’il en est capable. Sa parole ne peut entraîner que si l’entraîne aussi un concert de paroles, plus d’une fois en confrontation. Aussi distante qu’elle soit, la fonction de représentation doit rester nourrie par des représentés actifs. Il faut que la présence élaborante des hommes concernés la mette toujours sous tension.
Le but est une humanité sans exclusion aucune. Il s’agit donc de tendre à mettre en jeu tout de suite le meilleur des hommes, en vue d’une organisation sociale qui en favorise l’accomplissement. Ce n’est contradictoire qu’en apparence.
Particulièrement aujourd’hui, les hommes disposent de multiples potentialités, aussi masquées ou distordues qu’elles soient. Elles sont sous-exploitées, quand on ne les laisse pas en friche. Des savoirs pratiques, des talents, des ressources de générosité, de lucidité, sont disséminés un peu partout dans la société. Ce qui manque, ce qui est largement empêché, c’est leur mise en rapport en vue d’objectifs qu’on puisse dire humains, au sens où ils sont orientés vers l’accomplissement de tous et de chacun.
Mais que peut bien signifier un tel accomplissement ? « L’humain d’abord » est comme une injonction que prolonge forcément un questionnement. Il y a ce qu’on sait qu’on pourrait faire pour que les hommes aillent mieux, chacun et entre eux, et il y a ce qu’on ignore, qui reste à découvrir, parce que les conditions présentes ne nous permettent qu’une approche limitée.
Cela dit, sont impossibles un accomplissement parfait des hommes et une connaissance complète de ce qu’ils sont. Il ne faut pas donner l’illusion d’un quelconque absolu. L’humain, individuel et social, est de l’ordre d’un tissage sans fin (pas si ordonnable que cela).
L’important, ce serait de refonder le politique sur une humanité non mutilée et non hiérarchisée, du moins essentiellement. Cela ne signifie pas que tous les hommes soient identiques ni, dans les faits, d’égale valeur, mais qu’il faut les mettre dans un mouvement tel qu’il favorise au mieux les liens qu’ils peuvent tisser, mais aussi les déliaisons significatives qu’ils peuvent souhaiter, afin qu’ils tendent à mieux s’accomplir chacun et les uns les autres, et à mieux concevoir et promouvoir les moyens d’y parvenir.
A une telle perspective, on oppose couramment le risque du pire. Ce risque doit être résolument pris en compte. Mais la situation présente est elle-même si risquée qu’elle oblige à tabler, le plus lucidement possible, sur l’humain.
« L’humain d’abord », cela répond à tout un inhumain présent, dominant, et à toute une pseudo-humanité qui se donne pourtant comme ce qui peut se faire de mieux entre les hommes. Ce slogan indique que l’histoire, celle des sociétés et des individus, ne saurait s’en tenir à cela, notamment parce qu’il n’est pas un équilibre atteint qui ne soit d’une façon certaine en danger. Il reste donc légitime de chercher à mieux fonder, humainement et terrestrement, un équilibre global.
« L’humain d’abord », cela fait résonner une humanité commune, au-delà des clivages de classe, de compétence ou de quoi que ce soit. Encore une fois, il ne s’agit pas de prétendre démagogiquement que toutes les formes d’humanité se valent, mais de dire que ce qui, en dernière analyse, importe le plus chez chaque homme, c’est l’humain et la capacité de prendre en compte réellement, chez les autres, une telle « richesse de dimensions » (laquelle est inséparable d’un souci du simple vivant et de l’inerte).
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En société, « L’humain d’abord » ne renvoie pas seulement à des corpuscules séparés, mais à des ondes d’humanité. C’est toujours vrai, mais ce slogan en appelle à des ondes moins frigides et perverses que celles de la liquidité ambiante.
Il ne s’agit pas de promettre la lune de rapports idylliques, mais d’indiquer que, dans la méthode d’émancipation et autant que possible au-delà, importent des ondes humainement chaudes, une exaltation qui réarme, donne un sentiment profond d’être ensemble en tendant à mettre au meilleur de soi. C’est que, entre nous et en nous, le tissu humain a été gravement endommagé, notamment ces derniers temps.
Mais un tel appel à l’exaltation en est un aussi à l’effort rationnel. Concevoir une société qui tende à l’émancipation de ses membres, est aujourd’hui très ardu et requiert l’effort de beaucoup de gens. Aucun type d’experts ne saurait y suffire.
D’ailleurs, est-ce que l’investissement affectif et l’effort rationnel sont toujours contradictoires ? Certainement pas : tout dépend de quel genre d’affectivité et de quel genre de rationalité on parle. Par exemple, les mathématiciens les plus inventifs témoignent de ce que leur travail est loin d’être seulement sec. Il ne faut pas confondre la posture technocratique, la culture des seuls résultats, avec l’intelligence des processus, couplée à un souci authentique du bien commun.
Faire primer « L’humain d’abord », c’est en appeler à des dimensions humaines, multiples et indissociables, et historiquement situées, pour les mettre en œuvre le plus largement et intensément possible.
Ce slogan dit aussi clairement qu’il ne concerne pas seulement la population de notre pays. Il ne peut trouver de validité qu’en s’adressant au monde entier. Il dit qu’en dernière analyse la seule identité valable c’est celle d’être un homme, non pas en tant qu’essence donnée d’avance, mais en tant qu’histoire, individuelle et collective, qui reste à inventer.
Loin d’être opposable aux individus, ce slogan renvoie au meilleur de leurs ressources de singularisation et de socialisation. Il ne s’agit pas de substituer à une société massive une société plus massive encore ; il s’agit bien plutôt de démassifier les individus : de permettre à chacun un développement plus libre dans une société plus solidaire.
C’est là l’enjeu : il ne peut pas y avoir d’approfondissement démocratique sans « enrichissement » tendanciel de tous les individus, c’est-à-dire sans partage des bénéfices et de la sécurité, notamment économiques, sans partage des savoirs et des pratiques émancipatrices.
Voilà ce à quoi me semble renvoyer un slogan qui mérite d’être commenté par beaucoup d’autres.
Ceci encore pour finir : l’humus qui hante le mot « humain », en appelle non seulement à une unité maintenue de la terre, du végétal et de l’animal avec l’homme, mais aussi, comme le souligne souvent notre candidat, à toute une lignée de morts, la plupart du temps anonymes, qui nourrissent les luttes présentes.
C’est parce que, comme requête, « L’humain d’abord » vient de très loin qu’un avenir meilleur est possible, sans qu’il suffise pour l’inventer de copier un passé quelconque. Ce slogan renvoie donc, sur la base d’une culture historique, aux ressources d’invention de nombreux hommes vivants. Pour très importantes qu’elles soient, l’innovation et la recherche-développement techniques ne sont pas le tout de l’histoire en cours.
Réjouissons-nous que renaisse, à nouveaux frais et sous des formes diverses, un vaste mouvement de transformation qui tend à lutter sans concession contre tout un système fondamentalement inhumain, même quand il feutre ses façons de faire. Dans ce sens, agissons et incitons à agir, réfléchissons et incitons à réfléchir.
Février 2012, Gérard Lépinois
pour moi le mot qui parle le mieux de l'humain d'abord c'est bonté
et je pense à Tolstoï et quelques autres
la bonté est une pratique
elle rayonne et elle est individuelle
un enfant rayonnant dans un wagon attire tous les regards, l'agressivité des autres s'évanouit le temps de le contempler, il nous fait redevenir enfant, pas le capricieux, le tout puissant dans son désir ... JCG
Jean-Claude,
Oui, il faut appeler un chat un chat et oser tirer argument de la bonté dont tu parles. Oui, il faut se défier de la représentation et lutter contre le renouvellement des illusions (par exemple, un responsable local du parti de gauche est convaincu, ou fait comme si, de la possible victoire de Mélanchon à la présidentielle). En même temps, me semble-t-il, il faut rester attentif et épauler lucidement la renaissance d'aspirations positives ou seulement moins négatives. J'attends ton retour sur mon essai sur " l'humain d'abord ". Ce texte est sans doute bien trop abstrait. Un ami, auprès de qui je le testais, m'a sauvagement étrillé en parlant de blabla, de tissu de clichés. Pourtant, je n'arrive pas à le relire comme ça. Si tu penses qu'il peut servir de base de discussion, tu peux le publier sur ton site, en ajoutant après le titre, si tu en est d'accord, la mention " (texte très discutable) ". G.L.
Trois remarques :
1- l'humain d'abord est à mon avis, plus à l'oeuvre que ce que ton texte laisse entendre qui pointe plutôt l'inhumain de notre temps et de notre monde ; sans cet humain d'abord, à l'oeuvre quotidiennement dans le fait de faire l'amour, de faire des enfants, de les élever, éduquer et quantité d'autres actes et comportements, ce monde ne se perpétuerait pas ; le pouvoir du quantitatif, de l'inhumain est superstructurel si je puis dire et n'atteint pas l'essentiel, la puissance de vie, même si les pulsions de mort sont très présentes mais sur des marges (Withney Houston se bouzille, des millions d'autres trouvent à sourire à leur vie difficile)
2- le nom de l'humain d'abord c'est pour moi la bonté, attitude et pratique. La bonté chez quelqu'un se sent, certains en profitent mais pour beaucoup de gens, elle a un effet apaisant, elle décrispe les relations, elle décoince, elle est incitation faite à l'autre de se délivrer, se livrer, se dépasser. La bonté est souvent visible chez les enfants qui trop vite se durcissent au contact adulte.
3- pour Nietzsche, l'homme ne peut se réaliser que par son dépassement vers le surhomme ; l'humain d'abord qui fait appel au meilleur de chacun et de tous ne doit-il pas être tendu vers un surhumain ?
Jean-Claude Grosse
C'est précisément sur cet humain déjà à l'oeuvre que je voudrais inciter les gens à s'exprimer. Je n'ai heureusement pas fait mention de ce texte auprès d'eux.
Il me semble qu'on peut admettre que cet humain, vu en largeur et aussi en intensité, comporte une ou des tensions vers un surhumain, pour autant toujours humain (notion non statique et en partie nom vacant, ce qui est à la fois bien et dangereux).
Je suis d'accord sur la résistance du vivant par rapport aux superstructures mortifères, sur son indépendance relative par rapport à elles. Je m'inquiète pourtant beaucoup de l'interface plus ou moins grossière ou subtile qui permet à celles-ci de travailler le vivant, y compris de l'intérieur. G.L.
Comment trouver la voie du "Nous sommes le peuple. Le peuple c'est nous" "c'est à nous de décider, nous voulons décider", c'est la voie-la voix de la Commune, des conseils ouvriers et de tout un tas de formes dont j'ai vérifié en 68 en étant membre du comité central de grève de la ville du Quesnoy que ce sont des formes efficaces et réellement démocratiques au sens où la parole n'est pas confisquée, où elle est distribuée, où des votes concluent et cela quotidiennement pendant presque 3 semaines: il n'y avait plus de mairie mais des comités de grève et un comité central au niveau de la ville qui réglait en particulier le problème de l'approvisionnement
les représentants politiques ne nous représentent pas, ils nous présentent des programmes, on dit oui, on dit non, on s'abstient, parfois on manifeste ou fait grève, ce sont des sous-décideurs aux ordres à peu près des vrais décideurs et cela sur tout l'échiquier même si droite c'est pas gauche, extrêmes pas centre; pour être plus clair, je ne crois pas aux élections et aux partis (partis et élections, pièges à cons, confiscation de la démocratie) pour changer les règles du jeu économique, je crois que c'est par des mouvements de fond que peut-être, on pourra faire bouger les choses
le mouvement des indignés existe sans doute encore, même à Toulon paraît-il mais il faut plus de visibilité; aujourd'hui ce qui a été visible en espagne, aux USA ... travaille sans doute dans les quartiers, presque souterrain
certes, il n'y a pas de fatalité mais la démocratie participative, les jurys citoyens de 2007 ça n'a pas permis de gagner le pouvoir, c'était pourtant de bons outils contre la fatalité économique (si la raison commandait nos votes mais ce n'est pas le cas, c'est l'affectif, le ressent, des sentiments et la politique (politicienne) tricote avec ces sentiments
Hollande est en retrait sur l'essentiel, notre pouvoir, et on voit bien qu'il ne va pas vers le peuple pour lui donner le pouvoir; on sera "nécessairement" cocu
il y a Mélenchon mais il reste un homme d'appareil, trop lié à des appareils comme la confédération des syndicats européens mais pourquoi pas au 1° tour ? JCG
Dans mon message précédent, je me suis laissé emporter par un fantasme: nous sommes le peuple
qui peut croire aujourd'hui que le peuple existe, qu'il puisse s'incarner, se rassembler
s'il y a une manif d'un million de gauche, il y aura une manif de droite d'un million
si manif pour l'école laïque, il y aura manif pour l'école privée aussi puissante
on a connu ça en 68 et après
quant à chacun de nous, on est clivé
électeur, je vote écologiste par exemple mais dans mon quotidien, je ne diminue pas mon empreinte carbone; vive le BSF (bio fuel systems) qui va me permettre de continuer à produire du CO2
et l'homme du quotidien l'emporte sur l'électeur, il agit, l'autre délègue à des représentants, soulagé de n'avoir pas à se coltiner avec la politique tous les jours, seulement tous les 5 ou 6 ans
salarié, je veux gagner plus, consommateur payer moins
le consommateur l'emporte sur le salarié avec les conséquences qu'on connait
mettre de l'ordre dans nos comportements est-il possible ?
cela seul pourrait peut-être nous construire comme peuple, comme humanité après nous être construit ou en même temps comme homme humain c'est à dire bon; la bonté est une attitude et une pratique; elle apaise, décoince, décrispe, certains en profitent qui prennent les bons pour des cons ...
L'humain d'abord dit un slogan de je ne sais quel front
que veut-il dire ?
l'art d'être vide alors que c'est si important
mais un slogan c'est fait pour aller à la pèche
chaque candidat pariant sur la base de données statistiques et d'un ressenti de l'état d'esprit du pays (ça va se jouer au centre, ça va se jouer sur des thèmes très droitiers et que sais-je; c'est super mieux que le super loto; la France est en train de s'emballer pour ce cirque)
on peut en dire autant de
La France forte (avec Sarkozy sur fond de mer grecque, même pas française ! fallait oser !)
Le changement c'est maintenant
Un pays uni, rien ne lui résiste
L'esprit du peuple, la voix de la France
Votez juste, votez avec votre coeur
ce sont les principaux slogans de l'actuelle campagne JCG
Moulinex: liquidé, il y a 5 ans!

On dit que le poisson rouge jouit d’une mémoire qui n’excède pas les trois secondes et qu’il en tire l’aptitude à tourner dans son bocal sans ennui. Toute à ses urgences instantanées – les buralistes, l’euthanasie, le voile, les radars –, la presse ordinaire fait tranquillement ses ronds dans l’eau. Il y a beau temps que l’affaire Moulinex lui est sortie de la tête. Pourquoi en aurait-elle gardé la trace ? Un dépôt de bilan qui remonte à septembre 2001, des enchères de liquidation un an plus tard : tout ça est si loin. Que reste-t-il de Moulinex ? Quelques centaines de salariés encore sur le carreau en dépit des promesses de reclassement – impropres à faire des images, autant dire rien.
On pourrait objecter que Moulinex ne jouit d’aucune singularité, et que les Metaleurop, Air Lib, et autres GIAT qui lui ont succédé n’ont pas moins de titres à revendiquer les attentions de l’actualité sociale. Si l’on veut ne pas s’abandonner à la litanie désespérante des catastrophes économiques, mais prendre la mesure des enchaînements qui les engendrent sans discontinuer, il est utile de s’arrêter un instant sur l’une d’elles, pourvu qu’on puisse y trouver les grands invariants de la destruction industrielle, ces mêmes causes qui produisent en de multiples endroits les mêmes effets. De ce point de vue, Moulinex est une affaire exemplaire, un cas d’école pour une anatomie de la mondialisation.
On finirait presque par croire, rétrospectivement, qu’elle était vouée de toute éternité à en épouser tous les accidents, toutes les contraintes déguisées en raison managériale – et finalement tous les malheurs.
Le destin de Moulinex bascule dans la période où la mondialisation semble prendre son essor. C’est au milieu des années 1980 que se pose la question de la succession de Jean Mantelet, président historique, paternaliste et typiquement fordien. Pour contourner la difficulté liée à l’impossibilité d’une transmission dynastique – faute d’héritier – la finance, au commencement d’une formidable vague d’innovations, propose déjà ses solutions et leur technicité au goût du jour. Adapté en français, le LMBO (1) anglo-saxon, qui a la faveur du moment, se dit RES : reprise de l’entreprise par ses salariés. Premier d’une longue série d’escroqueries intellectuelles qui culminera dans les contes de l’épargne salariale, le RES tient beaucoup à son appellation qui voudrait le faire passer pour une sorte de coopérative ouvrière capitaliste, oxymore sur le papier et mensonge dans la réalité puisque, le pouvoir étant proportionné à la participation financière, il est capté par les plus fortunés des cadres supérieurs, eux-mêmes déjà les plus haut placés dans la hiérarchie du commandement salarial. Le RECS, c’est-à-dire la reprise de l’entreprise par certains salariés, qu’on pourrait également appeler le REPGS – comme reprise de l’entreprise par les plus gros salariés –, installe aux commandes de Moulinex à partir de 1987 un triumvirat constitué par MM. Roland Darneau, directeur général, Michel Vannoorenberghe, directeur financier, et Gilbert Torelli, directeur commercial – le risque du soviet est donc écarté.
L’âge d’or de Moulinex s’enfonce dans le passé, son univers n’est plus le même. La concurrence tempérée du fordisme se fait plus dure, importations asiatiques obligent, mais surtout sous l’effet du pouvoir croissant des monopsones (2) de la grande distribution. M. Roland Darneau, qui pense que seuls des grands vendeurs peuvent ne pas être écrasés par de grands acheteurs, trouve là motif à épouser une mode stratégique en plein essor et promise à un brillant avenir : la croissance externe. La recherche de puissance par la taille entraîne Moulinex dans une série d’acquisitions internationales qui culmine en 1991 avec l’achat de l’allemand Krups... et laissera des traces durables dans le bilan de l’entreprise, maintenant lesté d’une dette considérable.
La stratégie de M. Darneau n’est pas structurellement stable : tout juste praticable par beau temps, elle ne peut résister à un à-coup conjoncturel important. Or, si la microéconomie de la mondialisation est parfois amusante quand tout va bien et qu’il est possible de s’adonner à l’ivresse des fusions, la macroéconomie dans laquelle elle est plongée n’est pas un long fleuve tranquille. Dominée par la finance internationale déréglementée, elle en importe l’instabilité intrinsèque et enregistre les secousses des marchés. Les années 1990 commencent, il va falloir s’accrocher : les secousses en question vont être de taille. La crise monétaire européenne de 1992 et la quasi-explosion du serpent monétaire européen (SME) conduisent à des dévaluations de la livre, de la lire et de la peseta qui détruisent les avantages compétitifs des produits Moulinex, peu différenciés et engagés sur des marchés de concurrence par les prix.
La direction de Moulinex, qui s’est d’abord adonnée à la mondialisation excitante – manœuvres financières du RES, stratégie internationale de croissance externe… –, en expérimente à présent tous les désagréments : l’entreprise est emportée comme fétu de paille par des forces adverses qui la dépassent. Depuis la restriction du crédit qui a suivi le krach immobilier de 1991-1992 jusqu’aux déséquilibres monétaires européens en passant par les aberrations de la politique de désinflation compétitive ficelée par les marchés, toutes les puissances de la finance déréglementée travaillent à détruire la croissance et l’emploi. Dans le secret de son cabinet, pourtant, M. Alain Minc commence la patiente méditation qui le conduira à l’hypothèse de la « mondialisation heureuse ». En attendant, les entreprises découvrent sur le tas la brutalité des retournements dont est capable un régime de croissance piloté par la finance. Au sortir d’une phase qui a vu l’extension de son périmètre industriel, mais au prix d’une grande fragilisation financière, Moulinex ne peut faire face à une dégradation conjoncturelle d’une telle violence.
Pour les banques qui ont elles-mêmes à digérer le flot des mauvaises créances laissées par le krach immobilier et qui réduisent leurs engagements, c’est assez ! Le client Moulinex est prié d’aller se faire financer ailleurs. Ce que le crédit bancaire ne veut plus assumer, seul le financement de marché peut le prendre en charge. Mais, pour que Moulinex puisse se présenter sur le marché et y lever des fonds propres, il importe préalablement de déverrouiller sa structure capitalistique. Menaçant de toute façon de fermer le robinet du crédit, les banques sont bien placées pour convaincre Moulinex d’aller se faire voir à la Bourse, et par conséquent de commencer par ouvrir son capital. Le RES, passé sans transition du statut de nec plus ultra à celui d’archaïsme, est débouclé. Les camarades dirigeants de l’ex-coopérative ouvrière peuvent sortir avec force plus-values, et l’« actionnaire » faire son entrée en majesté. L’actionnaire, c’est M. Jean-Charles Naouri et sa holding Euris. Avec 33 % du capital, il détient le contrôle effectif et peut nommer le président de sa stratégie : M. Pierre Blayau.
La Bourse exige des délocalisations
Passé par Pont-à-Mousson et Pinault-Printemps-Redoute, M. Blayau débarque à Moulinex début 1996 en archétype du patron au goût du jour. Rien de ce qui se termine en ing ne lui est étranger : downsizing, outsourcing, re-engineering sont les lieux familiers de sa pensée du progrès. Comme souvent, un rapport du cabinet McKinsey a pour fonction de certifier dans les termes de la novlangue managériale l’inéluctable bienfait du coup de machette qui va s’abattre. Les usines de Mamers et Argentan sont fermées, leur production transférée, notamment à Bayeux, et les salariés sont priés de suivre. Réduction drastique des coûts salariaux en France, délocalisation des productions et des marchés, externalisations et flexibilité : voilà ce que la Bourse souhaitait entendre. La seule annonce du plan de restructuration de Pierre Blayau suffit à faire bondir le cours qui, descendu à 65 francs (9,90 euros) fin 1995, remonte à 98 francs en juin 1996. Pendant ce temps, les collectivités locales et l’administration se débrouillent avec les plans sociaux de Mamers et Argentan...
L’idylle boursière de Moulinex ne va pas durer longtemps. La mondialisation n’est pas bonne fille. Alain Minc vient à peine de la déclarer heureuse, et voilà qu’éclate la crise financière internationale de 1997, répétée en plus violent en 1998 ! Pour Moulinex, c’est une catastrophe. Ses marchés extérieurs sont sinistrés, notamment l’Amérique latine et la Russie. L’effondrement de ses volumes d’activité est fatal à une entreprise dont la situation est encore chancelante, plus encore sous la pression des marchés financiers. Les analystes qui trouvaient magnifiques Moulinex et son management en ing révisent brutalement leurs avis et passent en position « vendeur ». A ce moment précis, M. Pierre Blayau, au risque de déplaire à son ami Alain Minc, commence à trouver la mondialisation un peu pénible. Les investisseurs y ont acquis une telle position de force qu’ils sont en situation de ne plus tolérer la moindre baisse de profit. Le financement par le crédit était ringard, cela va sans dire, mais la relation bancaire pouvait devenir partenariale et permettait alors de voir au-delà des fluctuations conjoncturelles et de supporter des baisses de rentabilité transitoires.
La finance actionnariale ne veut rien savoir de ce genre de tolérance ; elle exige en permanence l’ajustement instantané du profit. Aussi la direction de Moulinex n’a-t-elle plus pour obsession que de reconquérir au plus vite l’opinion actionnariale. Son sort en dépend puisqu’un cours trop bas rend l’entreprise « opéable », d’autant que son capital est flottant à presque 70 %. Or les investisseurs ne sont plus disposés à attendre davantage lorsqu’il apparaît que l’exercice 1999 est catastrophique, et le premier semestre 2000 pire encore. Le titre, devenu très spéculatif depuis 1998, descend à 9,5 euros fin décembre 1999. Il faut faire quelque chose, et vite. M. Blayau sait d’ailleurs très bien quoi. Aux yeux de la tutelle actionnariale, le « quelque chose » est toujours la même chose : rétablissement de la rentabilité par la compression des coûts et abandon des branches les moins profitables. Près de 2000 postes sont supprimés.
La finance apprécie le beau geste... mais le trouve insuffisant. Désormais, il ne reste qu’une solution : l’adossement à un autre groupe. Après avoir caressé l’hypothèse Seb, M. Blayau entame des négociations avec Brandt, dont l’actionnaire majoritaire, l’italien El-Fi a acquis 23 % de Moulinex. Le projet de créer le troisième groupe mondial d’électroménager (3) est péniblement finalisé en décembre 2000. Absorption oblige, M. Blayau cède la place à M. Patrick Puy. Malheureusement, pendant les grandes manœuvres, la situation n’a cessé de se dégrader. En 2001, la conjoncture macroéconomique globale s’est une nouvelle fois retournée. M. Puy annonce, au printemps, un énième plan de restructuration, plus douloureux encore que les précédents – 4 000 emplois au total, dont 1 500 en France. Mais plus personne n’y croit. Ni les banques qui refusent de soutenir cette restructuration de plus, ni l’actionnaire principal El-Fi. Assèchement définitif du financement, dernière station du calvaire de Moulinex ; le bilan est déposé le 7 septembre 2001.
Disons-le une fois de plus au risque de polémiquer inutilement avec M. Alain Minc : pour Moulinex, la mondialisation a été un peu chienne. En vérité, elle ne lui a rien épargné. Elle lui a même sorti tout ce qu’elle avait en magasin : crises monétaires européennes, crises financières émergentes, éclatement de la bulle de 2000, avec à chaque fois leur cortège d’effets macroéconomiques – dévaluations surprises, retournements conjoncturels violents, le tout à accommoder dans l’instant sur le commandement du capital patrimonial. Entre tous ces fléaux, un point commun : la finance déréglementée.
Pourtant, la vraie peste qui a fait crever Moulinex vient probablement d’ailleurs. Elle vient de la concurrence dont toutes les forces ont été déchaînées au nom du progrès économique. La concurrence : maxime de toutes les déréglementations, sain principe de l’efficacité, aiguillon des tendances à la paresse...
On peut ne pas céder aux mythes du marché mondial et de la « loi d’un seul prix » des économistes sans méconnaître pour autant l’intensification des mécanismes concurrentiels depuis qu’ont été abattues les barrières qui cloisonnaient les marchés de biens et les investissements directs à l’étranger. Considérer que ces barrières ne sont pas tombées toutes seules mais qu’il a fallu des interventions actives pour les renverser donne une nouvelle occasion d’apercevoir que la « mondialisation » n’est pas le processus impersonnel qu’on décrit parfois, mais le produit d’un cumul de décisions de politiques publiques dont on pourrait nommer les auteurs et indiquer les lieux : GATT, OMC, G7, Accord de libre-échange nord-américain (Alena), Marché commun du Sud (Mercosur), Commission européenne, etc.
Le « père Mantelet » n’a pas connu ce monde-là. Lui n’a jamais eu affaire qu’à la paisible concurrence fordienne et à ses aimables arrangements oligopolistiques – à moi les micro-ondes, à toi les friteuses. Mais quand débarquent les concurrents asiatiques, quand les rivaux européens se mettent à faire construire en Chine ou au Mexique et quand la grande distribution pressure tout le monde indistinctement, ce sont des affrontements féroces qui déterminent la persévérance dans l’être. Le déchaînement de la concurrence généralisée fait alors vivre les salariés dans une tension permanente et exténuante, tension des luttes à mort du capital. Il ne faut pas chercher ailleurs le principe de l’incroyable récurrence des plans sociaux qui ont fini par équarrir Moulinex.
Porter le fer là où il faut
Sous l’effet des menaces constantes de la concurrence, il n’est pas de repos possible, et les assauts des rivaux, qui eux aussi se battent pour survivre, doivent sans cesse être repoussés. Il est là, le grand bond en avant – ou plutôt en arrière – de la mondialisation : dans l’abattement de ces barrières qui, isolant relativement les marchés nationaux, permettaient de développer des productions protégées et évitaient les comparaisons systématiques des coûts et des taux de profit. Or, sous l’effet de la déréglementation des marchés de biens, ces comparaisons sont devenues permanentes et obsessionnelles. Les prix sont constamment mis en regard, les rentabilités jaugées, le tout sous l’œil d’une finance patrimoniale qui entend ne rien céder ; deux contraintes – celle du marché des biens et celle du marché financier – entre lesquelles les moins robustes finissent broyés à coup sûr. Mais n’est-ce pas là après tout la saine vertu darwinienne du « marché » ?
Que survivent donc seuls ceux qui peuvent produire à des prix en chute libre tout en garantissant les 15 % de retour sur fonds propres ! On devine qu’il n’y aura pas grand monde à l’arrivée. Ces contraintes existent maintenant, elles s’imposent objectivement aux entreprises qui le plus souvent ne les ont pas inventées même s’il y a des patrons suffisamment bêtes pour en faire l’apologie plastronnante – en général à la tête de monopoles qui ont le moins à redouter.
C’est à ce moment précis que l’analyse devient douloureuse. Car il faut admettre que nombre des arguments avancés par les dirigeants de Moulinex pour justifier leurs restructurations successives sont fondés, au moins tant qu’on les considère selon les critères de la seule logique dont ils se revendiquent : la logique économique. Il est exact que M. Blayau trouve en Moulinex un groupe verticalement intégré au-delà du raisonnable. L’entreprise ne peut pas tout faire. Sous-traiter la fabrication de certaines de ses pièces et se transformer en assembleur ne manque pas de rationalité. Il est exact que l’appareil industriel est mal configuré : pour des raisons (économiquement) peu contestables de productivité, il faut en finir avec la production des mêmes biens éclatée sur une multiplicité de sites, tirer parti des effets de volume en procédant à des regroupements. Il est exact encore que Moulinex ne peut, sauf à accepter de disparaître, faire passivement le constat que le prix de vente des fours à micro-onde a baissé de 40 % en dix ans, que les importations de cafetières en provenance du Sud-Est asiatique ont été multipliées par deux, ou que le krach russe de 1998 lui inflige des pertes instantanées de volume de 25 % à 50 % sur certains produits. Il est exact enfin que, d’une manière générale, la formule stratégique pour haute concurrence commande de mettre le paquet sur les positions de leadership et de larguer tout le reste !
Il faut dire toutes ces choses, mais surtout dire de quelles contraintes elles sont le produit – contraintes de la déréglementation généralisée – pour cesser de se tromper de combat et, en particulier, pour cesser d’attendre des patrons qu’ils fassent autre chose que ce que le système des contraintes structurelles où ils se trouvent placés leur commande de faire presque nécessairement. Plutôt que d’espérer vainement que les patrons deviennent sociaux et vertueux comme par l’effet du Saint-Esprit, il faut porter le fer là où il doit l’être, c’est-à-dire là où sont redessinées les structures, faites et refaites les grandes règles qui déterminent tout le reste.
Il le faut d’autant plus que cette concurrence déchaînée est doublement un fléau : par ses effets objectifs, mais aussi par son évanescence. L’exploiteur avait jadis un visage, celui du patron et de sa classe. Le principe actuel d’exploitation n’en a plus ; dépersonnalisé, il est devenu abstrait : ce sont des lois structurales, lointaines et intangibles – et pourtant concrètement, terriblement actives. Bien sûr, c’est toujours le capitaliste qui ordonne et qui pressure, mais il peut en imputer la faute aux « contraintes », et le pire, c’est que l’argument est d’une hypocrisie bien fondée ! C’est là tout le drame des salariés qui se battent pour leur sort : les luttes locales sont devenues sans espoir hors la perspective d’un débouché politique global. Ce n’est pas dans le bureau du patron qu’ils trouveront le fin mot de leur malheur.
Pourtant, on ne peut pas concéder au capital industriel le bien-fondé (parfois !) de ses arguments économiques sans simultanément en regarder les corrélats vécus. Oui, il est économiquement rationnel de regrouper les friteuses de Mamers à Bayeux. Mais M. Max Matta, le directeur des relations humaines de M. Blayau, ferait mieux de ne pas se gargariser avec ses efforts d’aide à la mobilité : à partir de 1997, des ouvrières qui n’ont pas pu déménager se lèvent à 3 heures pour embaucher à 6 heures à Bayeux... On aimerait y voir M. Matta à l’année, et les conséquences sur sa petite vie de famille. Oui, il fallait restructurer l’appareil industriel, mais M. Bernard de Crevoisier, directeur industriel venu de Valeo, serait inspiré également de ne pas trop plastronner avec sa splendide réorganisation de la production « par îlots », réputée développer l’autonomie et l’épanouissement – il se trouve qu’elle développe aussi l’autosurveillance des ouvrières et les troubles musculo-squelettiques.
Ainsi, reconnaître à la grammaire économique sa cohérence n’est pas donner le fin mot de l’histoire quand il est manifeste qu’elle contredit à ce point celle de la vie des salariés. Au total, le problème des luttes locales connaît donc un double déplacement : du lieu de l’exploitation vécue vers le niveau des structures générales, d’une part, et des arguments (fondés) de la rationalité économique à la contestation de son monopole (infondé) comme principe organisateur de la société, d’autre part. Logique économique, logique de vie. La contradiction n’est pas près de se résorber. On a longtemps donné à croire aux salariés qu’il leur suffisait de faire le gros dos pour passer une crise d’adaptation temporaire. Il n’en est rien.
Les entreprises du secteur industriel sont entrées dans un régime de restructuration permanente, car les luttes concurrentielles n’ont pas de fin. Elles sont d’ailleurs le moteur d’un gigantesque mouvement de remaniement de la division internationale du travail qui voit entrer tour à tour de nouveaux compétiteurs géographiques, Asie du Sud-Est, Amérique latine, Chine, Inde, chacun muni d’avantages compétitifs, notamment juridiques et salariaux, dépassant ceux de ses prédécesseurs. C’est dire que les sociétés n’ont pas fini d’être mises sous tension et leurs salariés malmenés. Car, quand bien même on déciderait de jouer le jeu et de déplacer toute l’économie française, par exemple, vers les positions hautes de la division internationale du travail, il s’en faudra au minimum d’une ou de deux générations de salariés de l’industrie massacrées avant qu’on ait transformé tout le monde en « professionnels » ou en « manipulateurs de symboles ».
Les capitalistes feignent de ne pas voir, et peut-être sont-ils suffisamment bornés pour ne pas voir vraiment, le degré auquel leur cohérence économique ravage la société salariale. Tout à leur illusio, ils sont happés dans le jeu de la concurrence où ils s’investissent d’autant plus profondément qu’il est devenu le support de leurs accomplissements existentiels. Les salariés ne doivent pas compter plus que des choses, sous peine d’empêcher les capitalistes de vivre intensément leur passion compétitive. Et ces derniers s’adonnent aux émotions fortes de la lutte à mort avec d’autant plus d’excitation… que ce ne sont jamais eux qui meurent ! Bien sûr, de temps en temps, l’un d’eux, qui a vraiment fait plus de bêtises que la moyenne, voit le manche lui échapper et finit dans un anonymat un peu honteux. Mais aucun n’est jamais menacé dans ses conditions matérielles d’existence.
Responsabilités politiques
C’est peut-être ce genre de détail, subalterne par rapport au jeu des structures vu de Sirius, mais furieusement exaspérant au ras du terrain, qui pourrait finir un jour par mettre le feu aux poudres. De ce point de vue, et on peut le dire sans nuire au documentaire de Gilles Balbastre (4), qui ne repose pas vraiment sur le ressort du suspense, son générique de fin fait assez mal. Sur le mode de « que sont-ils devenus ? », on y voit défiler les grands de Moulinex : M. Roland Darneau, filmé dans ses meubles après une plus-value de 7,4 millions de francs en sortie de RES, ça va bien pour lui ; M. Jean-Charles Naouri, dixième fortune de France en 2000 ; M. Pierre Blayau, recasé président de Géodis. Et puis les petits : Mme Véronique Cauvin, toujours au chômage ; Mme Hughette Tison, en congé de conversion ; Mme Yvette Josselin, préretraitée d’office ; Mme Marie-France Sanchez, en allocation solidarité, pour ne rien dire des existences en lambeaux, ravaudées à l’antidépresseur, et des familles fracassées...
Le plus époustouflant dans cet invraisemblable scandale, dont on pourrait trouver maints autres exemples, c’est le besoin qu’éprouve la plus grande partie de la classe dirigeante économique, non pas de le passer sous silence, mais d’en faire l’apologie en expliquant comme il est juste que la rémunération aille au mérite et combien grands sont les bienfaits de la société du risque.
Cette classe dirigeante économique ne risque pas d’être contredite par la classe politique, en tout cas celle qu’on dit « de gouvernement », qui, avec encore plus de bêtise que l’autre n’a de cynisme, vante les charmes, certes parfois un peu rudes, de la mondialisation et tous les avantages de s’y adapter bien vite. Avec cette particularité supplémentaire d’une assez remarquable schizophrénie. Ce sont en effet les mêmes individus qui, ministres engagés dans l’éther des négociations internationales, manient avec conviction les abstractions de la mondialisation et de la déréglementation, qu’ils font activement progresser, et qui, redevenus élus locaux, en constatent de visu les dégâts et doivent se livrer aux tâches ingrates de passer la serpillière, mais cela sans qu’à aucun moment ne s’établisse la liaison entre les deux temps de leur action.
Ainsi M. Gérard Longuet, au hasard, ministre de l’industrie dans les cénacles internationaux et dirigeant du Parti républicain, considère sans l’ombre d’un doute que la libéralisation est un incontestable bienfait. Mais M. Longuet Gérard, ministre de l’industrie en France et élu local, a du mal à laisser couler Moulinex sans rien faire et se démène comme un beau diable pour convaincre la Caisse des dépôts de remettre au pot – solution bien peu libérale – ou pour faire jouer les dispositifs d’aide aux plans sociaux. Viendra-t-il à l’idée de Gérard-Longuet-Gérard qu’il y a connexion entre les progrès qu’il fait faire au GATT et la noyade de Moulinex ? Pas un instant. Car l’entendement du ministre comprend les consécutions directes, mais ne va pas au-delà des effets à deux bandes. Ainsi les désastres industriels demeurent-ils incompréhensibles faute d’être rapportés à leurs vraies causes, qui résident dans quelques obscures décisions passées, prises très loin des sites qui ferment aujourd’hui, coups de force oubliés où pourtant tout s’est déterminé.
Qu’on n’aille pas voir un parti pris politique sournois dans le choix de l’exemple. Les pires ne sont pas forcément du côté qu’on croit. La conversion a le don de produire des lanciers dont le camp des convaincus de toujours finit par envier l’intransigeance. De ce point de vue, l’un des moments les plus sidérants du documentaire de Balbastre réside sans doute dans l’entretien avec M. Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’industrie du gouvernement Jospin.
Certes, dès 2000, M. Pierret, jupitérien, a tonné. Il a « exigé » que l’entreprise tienne « strictement » ses engagements de ne procéder à aucun licenciement sec. On ne va pas lui en vouloir pour si peu. Tous les autres concernés de tous les bords ont fait la même chose : propos martiaux, indignation écumante, dérisoires gesticulations de politiques face à des forces qui les dépassent complètement – sauf aux moments où ils les arment en toute inconscience. Mais, dans son bureau ministériel, où la convention implicite veut qu’on parle sérieusement des choses sérieuses, M. Pierret s’exprime avec la sagesse assurée de celui qui connaît les mystères de l’inéluctable : « Si les salariés pensent ça, c’est qu’ils n’ont pas compris ce qu’est ce monde de compétition, d’ouverture, de concurrence.(...) Nous n’avons pas suffisamment, nous à gauche, fait de pédagogie, pour expliquer ça. (...) Et ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’on a des gens qui refusent de manière magique (...) la réalité économique qui, qu’on le veuille ou non, est la réalité, aussi forte que la loi de la pesanteur. »
Pour que la chose prenne vraiment toute sa saveur, il est bon d’ajouter que l’entretien a été enregistré le 23 avril 2002, le surlendemain de la sévère défaite de M. Jospin au premier tour de l’élection présidentielle.
C’est peut-être à ce moment que les nerfs déjà bien mis en pelote par les 50 minutes de documentaire qui ont précédé en prennent un vieux coup et que vacillent les contentions qui font ordinairement accorder que la violence physique n’est pas une solution. Rendu en ce point critique où se cumulent tout à la fois la suffisance, la bêtise, l’aisance matérielle et les honneurs publics, on demande, on quémande, en jurant que ce ne sera que pour une fois et puis plus jamais, l’autorisation, juste l’autorisation d’une petite paire de gifles, bien sûr un peu retenue et pas trop fort, mais quand même pif paf, comme ça, pour le bonheur d’un instant de soulagement.
auteur notamment de Et la vertu sauvera le monde..., Raisons d’agir, 2003.
(1) LMBO : Leverage Management Buy-Out, ou rachat d’une entreprise à l’aide d’un minimum de capitaux propres et une forte proportion de dettes produisant l’effet dit « de levier ».
(2) C’est le contraire d’un monopole : un acheteur, une multitude de vendeurs.
(3) Regroupant Brandt, Vedette, Thomson, Thermor, De Dietrich, Sauter, Krups et Moulinex.
(4) Le documentaire de Gilles Balbastre: Moulinex, la mécanique du pire, dont Frédéric Lordon a été un des conseillers, est diffusé par France 5, le 1er mars, à 15 h 45.
Le 22 octobre 2001, le tribunal de commerce de Nanterre cède, pour quelques centaines de milliers d'euros, Moulinex, une des entreprises françaises les plus célèbres au monde, à son concurrent de toujours, Seb ! Résultat direct pour les salariés : quatre sites sont fermés en France, une poignée de part le monde et, au total, 5 400 personnes sur le carreau. Près de soixante-dix ans après sa création par l'entrepreneur Jean Mantelet, l'entreprise disparaît à jamais. Seule la marque demeure dans les rayons des supermarchés. Quelques mois après cette débâcle industrielle, le réalisateur de ce documentaire a cherché à rencontrer les acteurs directs, et parfois indirects, qui ont contribué à l'histoire de Moulinex. Les P-DG et les cadres dirigeants ne se laissent pas approcher facilement, surtout quand leurs missions ont échoué à ce point. Il a fallu bien des relances et à nouveau de longs mois pour que la majorité d'entre eux acceptent de raconter à la caméra, à leur manière, le jeu auquel ils ont participé et qui a conduit finalement plusieurs milliers de salariés droit dans le mur...
Le 7 septembre 2001, la société Moulinex dépose son bilan, une catastrophe pour des milliers de salariés qui perdent ainsi leur emploi. Comment le n° 1 de l’électroménager français en est-il arrivé là ? C’est ce que tente d’expliquer ce documentaire en retraçant l’histoire de l’entreprise. Grâce aux témoignages croisés des P.-D.G. successifs, des cadres dirigeants et des ouvriers, Gilles Balbastre souligne tout autant l’implacabilité des intérêts et des logiques économiques, qui préludent à la chute d’une société, que la détresse de ceux qui la subissent.
Deux groupes de voix dissonantes, deux mondes qui s’affrontent. Chacun avec ses arguments et sa réalité quotidienne. D’un côté, des ouvriers aux vies meurtries par la faillite de Moulinex, qui s’en prennent à l’incompétence et à la rapacité de ses nombreux dirigeants. De l’autre, ceux qui se sont succédé à la tête de l’entreprise et qui pointent du doigt erreurs de management et mondialisation. Il faut dire que, dans les années 60, l’entreprise florissante créée par Jean Mantelet ne se soucie pas de la concurrence. La grande distribution n’existe pas encore et les produits ménagers Moulinex se vendent comme des petits pains chez les détaillants. Mais l’apparition des premières grandes surfaces marquent le début des difficultés. « Moulinex n’en tire pas les conséquences et continue de garder un outil de production d’à peu près la même taille. Et on ne peut pas à la fois continuer d’améliorer la productivité sur des marchés qui stagnent et garder les effectifs », analyse Michel Vannoorenberghe, directeur financier de 1975 à 1990. Ce dernier et Roland Darneau, qui dirigea Moulinex de 1968 à 1994, sont à l’origine du rachat de l’entreprise par les salariés (RES). Cette mesure destinée à relancer l’entreprise, d’abord bien accueillie par le personnel, sera ensuite critiquée lorsque les retombées financières favoriseront surtout les cadres dirigeants. Dans les années 90, le rachat de la société allemande Krupps, initié par Darneau, divise les deux hommes.
Célébrée par les médias et soutenue par les syndicats, cette opération apparaît pourtant aux yeux du financier « trop chère et hors de portée de Moulinex ». L’avenir semble lui donner raison. La récession de 1993 affecte durement une entreprise déjà fort endettée. Dès lors, les banques exigent le retrait du RES, et, en 1994, le groupe financier Eurys devient le principal actionnaire de Moulinex. Son président, Jean-Charles Naouri, place Jules Coulon à la tête de la société. Les salariés se souviennent seulement de l’homme invisible qui ferma les premiers sites et mit en place le premier plan social. L’action perd 28 %. Pierre Blayau succède à Jules Coulon de 1996 à 2000. Cet énarque, proche des milieux socialistes, aidé par Mc Kinsey - leader mondial de conseil en management - lance un nouveau plan social pour rationaliser au maximum la production. Le personnel doit s’adapter à de nouvelles techniques et aux « cadences infernales de travail ». L’action remonte et Naouri vend. Privée de ses actionnaires principaux, Moulinex est frappée de plein fouet par la crise financière russe de 1998. Dès lors, la valse des dirigeants s’accélère, et le train des plans sociaux ne s’arrête plus, jusqu’au dépôt de bilan de septembre 2001 et au dépeçage de l’entreprise en faveur de Seb. Laissant sur le carreau des milliers d’ouvriers...
« Ce qui est arrivé à Moulinex tient en partie au comportement irresponsable des actionnaires. Parce que trop souvent les financiers tirent immédiatement profit de leurs placements plutôt que d’envisager ce dont l’entreprise a besoin pour maintenir sa concurrence et pour développer sa croissance. » Frank Borotra, ministre de l’Industrie de 1995 à 1997 « Ils veulent de l’argent pour faire de l’argent. Ils n’en ont jamais assez. Ils nous coulent. Ils mettent nos familles en péril, ils mettent nos régions en péril. Parce que dans la région, trois Moulinex, ça fait quand même beaucoup d’emplois, beaucoup de familles en déroute. On ne devrait pas avoir le droit de faire des choses comme ça. » Véronique Cauvin, ouvrière de production à Bayeux de 1979 à 2002 « Je ne passe jamais devant l’usine... Je n’y arrive pas, rien à faire. » Michèle Leguédé, ouvrière de production à Argentan de 1963 à 1997
Mère de famille, ouvrière spécialisée dans une des entreprises Moulinex, Nicole Magloire a travaillé pendant trente ans, huit heures par jour, sur sa machine à souder. Le 11 septembre 2001, elle apprend, comme tant d’autres, que l’usine où elle travaille depuis toujours ferme. Son fils Franck décide alors de raconter l’histoire de sa mère dans un livre. Ouvrière*a reçu le prix littéraire 2003 de la ville de Caen. De ce récit est né ensuite une pièce de théâtre du même titre, adaptée par Catherine Gandois et Didier Sauvegrain, qui a été jouée à Aix-en-Provence, à Angers et à Paris en décembre 2003. * Ouvrière,de Franck Magloire, Editions de l’Aube, 2002.
AUTOUR DE MOULINEX
Moulinex - Ils laisseront des traces, de Dominique Gros et M. Damiau, Isoete, 2003.
Moulinex, 25 ans au service de Jean Mantelet,de Didier Douriez, Editions Cahiers du temps, 2001.
La Magie Moulinex - La conquête des femmes,de Tristan Gaston- Breton et Patricia Defever Kapferer, Editions Le Cherche Midi
1967, la grande grève de la Rhodiaceta à Besançon annonce déjà mai 68.
Chris Marker, Jean-Luc Godard, Bruno Muel et quelques autres cinéastes militants, décident de donner à ces ouvriers les moyens de prendre eux-mêmes la parole et vont ainsi mettre du matériel à leur disposition et les former aux techniques cinématographiques.
Résultat : des films forts, des pamphlets parfois violents, souvent brillants et émouvants, réalisés entre 1967 et 1973 sous l'égide de l'infatigable et génial Pol Cèbe (ouvrier et bibliothécaire du CE).
Pourquoi se sont-ils choisis pour nom « groupes Medvedkine » ?
« Un train, un homme qui mettait le cinéma « entre les mains du peuple » (comme Medvedkine nous le dirait lui-même plus tard), cela avait de quoi faire rêver un demi cinéaste égaré dans cette jungle où le professionnalisme mondain et le corporatisme se rejoignent pour empêcher le cinéma de tomber entre les mains du peuple. J©ˆai donc passablement brodé sur le thème du « ciné-train », pour découvrir, en rencontrant Medvedkine, que tout ce que j©ˆavais inventé était encore très au-dessous de la réalité.
On se demande quelquefois ce qui a décidé un groupe d'ouvriers français, débutant précisément dans cette difficile entreprise de prendre le cinéma entre leurs mains, à choisir de se baptiser Groupes Medvedkine. Je suis heureux d'apporter pour la première fois une réponse historique à cette importante question. C'est exactement au moment où, racontant le ciné-train à Besançon en 67, l©ˆannée des grandes grèves, dans la cuisine de René Berchoud en compagnie de Georges, de Yoyo, de Daniel, de Pol, de Geo et de quelques autres, que j'ai cité Medvedkine : nous emmenions avec nous des cartons déjà tournés, pour insérer dans les films. Et il y en avait un que nous prenions en bobines entières, parce qu©ˆil servait toujours, dans tous les films. Celui qui disait : « CAMARADES, ÇA NE PEUT PLUS DURER ! » »
Chris Marker, « Le ciné-Ours - Revue du Cinéma - Image et Son », n°255, décembre 1971
Un double coffret aux Editions Montparnasse ( avec un livret) pour cette mémoire ouvrière et militante, a ne pas manquer et à ne pas oublier ...
