Quelle école voulons-nous ?/ Philippe Meirieu
Entre l’école des marchands
et l’École des pédagogues :
quelle École voulons-nous ?
et l’École des pédagogues :
quelle École voulons-nous ?
Pour peu qu’ils soient attentifs à la politique éducative, les Français doivent commencer à perdre totalement leurs repères. Chaque matin, en effet, ils se lèvent avec une école différente de celle avec laquelle ils s’étaient couchés...
Après les coups médiatiques sur Guy Môquet, la Shoah et l’esclavage, ils se demandent ce que le président de la République va bien pouvoir inventer : une journée Clovis dans les maternelles, la lecture obligatoire des attendus du procès de Louis XVI à l’entrée au collège, la récitation du discours de Lamartine sur le drapeau français en seconde, un hommage obligatoire à Louis Papin dans tous les lycées professionnels ? Rien de cela, d’ailleurs, ne serait totalement absurde ! Mais cette juxtaposition n’aurait d’autre sens que de faire croire à la possibilité d’une éducation réduite à des commémorations. Comme si l’inscription dans une histoire et l’enracinement dans une tradition porteuse d’avenir pouvaient se réduire à des injonctions ! Il faut un vrai travail pédagogique en profondeur qui ressaisisse tout cela, fasse émerger les valeurs fondatrices et les relie avec ce qui se vit dans la classe. Il faut des professeurs qui puissent incarner, dans les exigences quotidiennes de l’École, un rapport exigeant à la justice, à la vérité, à la résistance aux préjugés. Il faut des adultes qui tiennent parole dans des établissements à taille humaine, avec des institutions lisibles et équitables : loin des coagulations d’élèves indifférenciés qui errent dans des couloirs anonymes, voient fondre sur eux des orientations trop prévisibles et ne rencontrent que des interlocuteurs si occupés à remplir des enquêtes administratives qu’ils n’ont plus de temps pour les écouter…
Mais, nous dit-on, on y travaille. Et, effectivement, la réformite est à l’œuvre. Après la suppression progressive de la carte scolaire, après l’amputation de deux heures de la semaine scolaire et « le recentrage sur les fondamentaux » à l’école primaire, après la publication annoncée des résultats des évaluations des écoles sur Internet dès la prochaine rentrée, après l’annonce de la mise en place d’un « lycée à la carte » et de la suppression de l’année de formation professionnelle des enseignants, après la création d’une agence de remplacement des enseignants faisant appel à des personnels non fonctionnaires, on se demande bien ce que le ministre va encore inventer ! Mais rassurons-nous, le collège qui, nous dit-on au ministère, va très bien, ne risque pas d’être touché : la gare de triage continuera à fonctionner avec la même efficacité ! Un bon tiers des élèves continuera à s’y perdre dans les dix-huit premiers mois, incapables de s’y repérer, d’organiser leur travail, de préparer leur avenir…
« Maintenir le cap des réformes » fonctionne ainsi aujourd’hui comme une formule magique, permettant de donner aux Français le sentiment qu’on s’occupe de leur École. Certes, on s’en occupe, et de manière systématique. Mais comment ? En inscrivant cette École dans la logique marchande dont il faut tenter de comprendre le fonctionnement.
Le principe : on améliore la qualité de l’éducation en mettant en concurrence les acteurs – professeurs et cadres éducatifs –, les établissements – du premier et du second degré, au sein de l’enseignement public comme entre l’enseignement public et l’enseignement privé – et les institutions – l’Éducation nationale, les collectivités territoriales, les associations.
La conséquence : l’État n’a pas à garantir la qualité du service public, mais doit se contenter de faire jouer les rivalités. Ce qu’on nous présente ici comme le fin du fin de la modernité n’est, en réalité, que le ripolinage de la vieille formule de Mandeville (1670-1733) dans la Fable des abeilles : « Les vices privés font les vertus publiques ».
La méthode : pour accorder le vieux libéralisme à la montée des individualismes, le pouvoir politique doit développer une technocratie évaluative. Il faut fixer des standards, multiplier les tests de toutes sortes, rendre publics les résultats et laisser les parents – dont on fait ainsi des « consommateurs d’école » – développer leurs stratégies personnelles afin de trouver les meilleurs établissements pour leurs enfants.
Le point d’appui : quand les parents ne sont pas contents de ce qu’ils vivent dans une école, de la manière dont ils sont écoutés et pris au sérieux, de l’encadrement et de l’accompagnement de leurs enfants, au lieu de s’impliquer et de militer pour améliorer la situation, ils sont simplement invités à changer d’établissement.
Le gain : plus besoin d’investir dans notre École, ni même d’en former les enseignants car le marché stimule les initiatives et permet d’optimiser le rapport qualité / prix. Plus besoin, non plus, de financer des aides et des dispositifs spécifiques pour permettre aux acteurs de faire face aux difficultés qu’ils rencontrent : on se recentre sur « le cœur du système » – les classes et les cours « normaux » – et l’on réduit drastiquement tout le reste.
L’implicite : il y aura des gagnants et des perdants, tant du côté des familles que du côté des élèves et des enseignants. Mais, après tout, il en a toujours été ainsi. Et, de plus, l’État, dans sa volonté de soutenir les efforts méritoires, organise la concurrence entre les exclus afin de désigner ceux et celles qui pourront échapper aux ghettos dont ils sont originaires.
La justification : il faut bien que la réussite se mérite d’une manière ou d’une autre. Une École où tout le monde réussirait et serait capable d’accéder aux fondamentaux de la citoyenneté se discréditerait vite aux yeux de ceux – majoritaires, dit-on – qui sont persuadés que le petit nombre des élus garantit la béatitude au paradis. Le « socle commun » ne garantit qu’une insertion a minima ; en le distinguant des objectifs de la scolarité obligatoire, on a institué l’école à deux vitesses dès le plus jeune âge.
La pédagogie : on n’en a pas besoin, car ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas apprendre, c’est leur problème. Ainsi le « pédagogisme » est-il stigmatisé pour son obstination à poser des questions impertinentes. En affirmant qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent, il fait entrer en compte des variables ni quantifiables ni mesurables : le sujet et son désir, la capacité de l’École à instituer le premier et à susciter le second.
Le corollaire : face aux rancoeurs de ceux qui se sentent abusés ou humiliés, il faut développer un discours autoritariste qui les assigne à une sage résignation. En effet, le discours sur l’égalité des chances a engendré des espérances très largement déçues. Les élèves en échec, de victimes, se retrouvent coupables et, incapables de métaboliser leur exclusion en militantisme social, syndical ou politique, s’expriment par la violence ou les replis identitaires qu’il faut réprimer.
L’avenir : il se conçoit à partir de la vision libérale de la dette, sans aucune considération pour les coûts sociaux à moyen et à long terme de l’échec scolaire. La notion d’investissement est rabattue sur une vision productiviste à court terme. On fait la même erreur que celle qui, en matière d’écologie et d’environnement durable, compromet l’existence de notre planète. Mais, ici, il ne s’agit plus de se demander quel monde nous laisserons à nos enfants – ce que, malheureusement, nous savons –, mais quels enfants nous laisserons au monde – ce qui reste notre dernière responsabilité.
La prévention : dans la conception du libéralisme technocratique et autoritaire, c’est une illusion soixante-huitarde car, par définition, on ne peut pas en mesurer les effets immédiats. Puisque prévenir, c’est empêcher des choses d’avoir lieu, on ne trouve jamais de « raison objective » capable d’en justifier la dépense. La prévention, en effet, ne peut relever que d’un choix politique volontariste, d’un pari sur le futur irréductible à toutes les arguties comptables.
Face à cette logique d’une extrême cohérence, il convient, plus que jamais de travailler à une alternative crédible. Il nous faut une École où l’État garantisse que les missions de service public de tous les établissements sont bien assurées. Une École qui associe véritablement les professeurs et les familles à la définition de l’intérêt collectif. Une École qui promeuve l’inventivité pédagogique au service de tous les élèves. Une École qui promette à ceux qui s’y investissent, quelles que soient leurs origines, des satisfactions intellectuelles de haut niveau. Une École ambitieuse. Une École pour la République et la démocratie.
Philippe Meirieu
La réaction d'André Ouzoulias
Merci à Philippe Meirieu pour son texte clair, profond et mobilisateur. Une remarque toutefois : il me semble dommage que ce texte n'évoque pas plus explicitement la fin annoncée des IUFM. En effet, Nicolas Sarkozy croit avoir trouvé là le moyen le plus efficace d'en finir avec la pédagogie (1) et les "pédagogistes" : supprimer la formation pédagogique des maîtres. Cette annonce me paraît éclairer la politique qui est conduite depuis un an. J'aurais envie de dire, en effet, que ce qui se joue dans le champ de l'école témoigne de l'entreprise de contre-révolution générale qui a été vendue aux français sous le terme de "rupture" (2) .
Je m'explique. Le chef de l'État et les forces qui le soutiennent veulent effacer de nos frontons le triptyque "Liberté, Égalité, Fraternité", principes organisateurs auxquels la République associe les deux principes régulateurs d'Éducation (ou de prévention) et de Laïcité. Ils veulent les remplacer par le triptyque "Libre concurrence, Égalité des chances, Charité", auquel les chantres de cette contre-révolution ajoutent les principes régulateurs d'Ordre et de Religiosité :
- Ordre (répression et contention chimique) plutôt que prévention ou éducation, car une telle société produit nécessairement du désordre et une explosion de la petite délinquance (3) qui lui renvoient son exacte image, qu'elle dénie ;
- Religiosité car, selon eux, la société laïque ne doit plus chercher dans la culture ni un sens historique et éthique (l'idée d'un progrès moral et politique ne nous a apporté que la barbarie), ni la source d'une spiritualité : le curé, le pasteur, le rabbin, l'imam, voire le scientologue, ont seuls une intimité avec le sens de l'existence, l'instituteur transmettant des valeurs qui — c'est désolant pour lui mais c'est ainsi — ne sont pas autofondées.
Sur le chemin de cette contre-révolution, le principal rempart idéologique, c'est l'école publique… car celle-ci incarne la résistance d'une société qui fait vivre et transmet encore ces valeurs aux jeunes générations : égalité des esprits dans la raison, dignité humaine, grandeur du citoyen, coopération… La suppression des IUFM permet d'en finir avec ces résistances tout en se donnant une image libérale et moderne (la formation par compagnonnage est celle des professions libérales, l'Université verra son rôle augmenté, les maîtres seront mieux payés…), tout en faisant une colossale économie de postes sans conséquence politique immédiate dans l'électorat et tout en divisant le groupe social des enseignants : comme on ne pourra pas recruter tous les enseignants à BAC + 5 (niveau de l'agrégation !), car le vivier sera très insuffisant, il faudra recourir à des recrutements "par la petite porte" d'une bonne moitié des enseignants, lesquels seront sous-payés et infériorisés. Et qui s'opposera à ce que les formateurs qui assureront le compagnonnage soient recrutés parmi les maîtres qui auront "les meilleurs résultats" dans les évaluations nationales ? D'autres maîtres ? Dans deux ans, l'école que nous connaissons depuis 1882 aura disparu, la contre-révolution ultralibérale aura renversé son principal obstacle.
Je souscris totalement à l'idée qui conclut le texte : "Face à cette logique d’une extrême cohérence, il convient, plus que jamais de travailler à une alternative crédible". La question que je me pose c'est : avec qui et sous quelle forme ? Bien qu'il nous faille aussi tenir ce front de l'école et de la pédagogie, l'échec est certain si nous restons entre pédagogues ou même entre professionnels. Je ne pense pas que nous puissions séparer cette question de celle des services publics (l'égalité des droits), de l'idée de solidarité (la fraternité), de la promotion de la prévention et de la défense de la laïcité, de la renaissance de la démocratie…
(1) Comme si on pouvait en finir avec l'éducation comme problème !
(2) On trouve une présentation pleinement assumée de ce plan dans un article de Denis Kessler, ex n° 2 du MEDEF, publié par le magazine Challenges du 4/10/2007, sous le titre : "ADIEU 1945, RACCROCHONS NOTRE PAYS AU MONDE !" En voici le texte :
"Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie.
Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme…
A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !
A l’époque se forge un pacte politique entre les gaullistes et les communistes. Ce programme est un compromis qui a permis aux premiers que la France ne devienne pas une démocratie populaire, et aux seconds d’obtenir des avancées - toujours qualifiées d’«historiques» - et de cristalliser dans des codes ou des statuts des positions politiques acquises.
Ce compromis, forgé à une période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.
Cette «architecture» singulière a tenu tant bien que mal pendant plus d’un demi-siècle. Elle a même été renforcée en 1981, à contresens de l’histoire, par le programme commun. Pourtant, elle est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. Elle se traduit par un décrochage de notre nation par rapport à pratiquement tous ses partenaires.
Le problème de notre pays est qu’il sanctifie ses institutions, qu’il leur donne une vocation éternelle, qu’il les « tabouise » en quelque sorte. Si bien que lorsqu’elles existent, quiconque essaie de les réformer apparaît comme animé d’une intention diabolique. Et nombreux sont ceux qui s’érigent en gardien des temples sacrés, qui en tirent leur légitimité et leur position économique, sociale et politique. Et ceux qui s’attaquent à ces institutions d’après guerre apparaissent sacrilèges.
Il aura fallu attendre la chute du mur de Berlin, la quasi-disparition du parti communiste, la relégation de la CGT dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du Parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce.
Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et que ceux qui croyaient pouvoir continuer à rafistoler sans cesse un modèle usé, devenu inadapté, laissent place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse."
(3) On ne parle jamais de la grande délinquance "légale". Dans l'affaire Kirviel, j'ai toujours été étonné par la façon dont les médias ont réagi : ils se sont seulement demandés si oui on non J. Kirviel avait commis des fautes ou était un fraudeur, s'il avait des complices, quelle était sa personnalité, etc. Mais le vrai scandale n'est-il pas qu'un courtier d'une des 5 ou 6 plus grandes banques françaises puisse jouer, en toute légalité, en trois mois, le presque équivalent du budget de l'éducation nationale (= 58 milliards d'euros) sur les marchés boursiers européens ? Combien de milliards d'euros la Société Générale peut-elle mobiliser ainsi chaque trimestre, à travers les opérations de l'ensemble de ses courtiers, dans la spéculation boursière ou monétaire ? Et combien les autres banques ? Et pour quels effets : empêchent-ils ou favorisent-ils le saccage de la Terre, le licenciement de milliers de salariés, la précarisation des milliers d'autres, le dumping social, la course au moins d'impôts, l'appauvrissement des États, la casse des services publics, l'explosion des prix du foncier et de l'immobilier qui met à la rue des milliers de sans logis (explosion alimentée par le retrait de l'État du logement social et la subvention massive à l'accession à la propriété, ouvrant ainsi aux banques l'énorme marché du crédit immobilier)…
Il faudrait pouvoir affirmer, sans avoir à s'excuser de dire la même chose que Besancenot ou le PCF, que le problème n'est pas la mauvaise gestion de la Société Générale et le remplacement de Daniel Bouton, son PDG, mais la gestion normale, légale et quotidienne de la finance privée et son remplacement par un autre système.
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