Moulinex: liquidé, il y a 5 ans!
La liquidation de Moulinex: c'était, il y a 5 ans

Lors du Forum économique mondial de Davos, en janvier 2004, un sujet d’inquiétude a surgi, inattendu dans les cénacles : les
délocalisations. Tant que celles-ci concernaient les industries traditionnelles, nul n’y trouvait à redire. Désormais, elles affectent des emplois de service parfois qualifiés (informatique,
conseil juridique...) et touchent les classes moyennes. Les dirigeants occidentaux commencent à s’en inquiéter. En France, à la veille des échéances électorales, le président de la République et
le gouvernement font semblant de découvrir les dégâts de la désindustrialisation afin de masquer leur bilan social désastreux (lire Etat d’urgence sociale). L’affaire Moulinex représente un cas
d’école : soumise à la « dure loi des marchés financiers », l’entreprise a exigé des salariés des adaptations sans fin. Dont elle est morte.
On dit que le poisson rouge jouit d’une mémoire qui n’excède pas les trois secondes et qu’il en tire l’aptitude à tourner dans son bocal sans ennui. Toute à ses urgences instantanées – les buralistes, l’euthanasie, le voile, les radars –, la presse ordinaire fait tranquillement ses ronds dans l’eau. Il y a beau temps que l’affaire Moulinex lui est sortie de la tête. Pourquoi en aurait-elle gardé la trace ? Un dépôt de bilan qui remonte à septembre 2001, des enchères de liquidation un an plus tard : tout ça est si loin. Que reste-t-il de Moulinex ? Quelques centaines de salariés encore sur le carreau en dépit des promesses de reclassement – impropres à faire des images, autant dire rien.
On pourrait objecter que Moulinex ne jouit d’aucune singularité, et que les Metaleurop, Air Lib, et autres GIAT qui lui ont succédé n’ont pas moins de titres à revendiquer les attentions de l’actualité sociale. Si l’on veut ne pas s’abandonner à la litanie désespérante des catastrophes économiques, mais prendre la mesure des enchaînements qui les engendrent sans discontinuer, il est utile de s’arrêter un instant sur l’une d’elles, pourvu qu’on puisse y trouver les grands invariants de la destruction industrielle, ces mêmes causes qui produisent en de multiples endroits les mêmes effets. De ce point de vue, Moulinex est une affaire exemplaire, un cas d’école pour une anatomie de la mondialisation.
On finirait presque par croire, rétrospectivement, qu’elle était vouée de toute éternité à en épouser tous les accidents, toutes les contraintes déguisées en raison managériale – et finalement tous les malheurs.
Le destin de Moulinex bascule dans la période où la mondialisation semble prendre son essor. C’est au milieu des années 1980 que se pose la question de la succession de Jean Mantelet, président historique, paternaliste et typiquement fordien. Pour contourner la difficulté liée à l’impossibilité d’une transmission dynastique – faute d’héritier – la finance, au commencement d’une formidable vague d’innovations, propose déjà ses solutions et leur technicité au goût du jour. Adapté en français, le LMBO (1) anglo-saxon, qui a la faveur du moment, se dit RES : reprise de l’entreprise par ses salariés. Premier d’une longue série d’escroqueries intellectuelles qui culminera dans les contes de l’épargne salariale, le RES tient beaucoup à son appellation qui voudrait le faire passer pour une sorte de coopérative ouvrière capitaliste, oxymore sur le papier et mensonge dans la réalité puisque, le pouvoir étant proportionné à la participation financière, il est capté par les plus fortunés des cadres supérieurs, eux-mêmes déjà les plus haut placés dans la hiérarchie du commandement salarial. Le RECS, c’est-à-dire la reprise de l’entreprise par certains salariés, qu’on pourrait également appeler le REPGS – comme reprise de l’entreprise par les plus gros salariés –, installe aux commandes de Moulinex à partir de 1987 un triumvirat constitué par MM. Roland Darneau, directeur général, Michel Vannoorenberghe, directeur financier, et Gilbert Torelli, directeur commercial – le risque du soviet est donc écarté.
L’âge d’or de Moulinex s’enfonce dans le passé, son univers n’est plus le même. La concurrence tempérée du fordisme se fait plus dure, importations asiatiques obligent, mais surtout sous l’effet du pouvoir croissant des monopsones (2) de la grande distribution. M. Roland Darneau, qui pense que seuls des grands vendeurs peuvent ne pas être écrasés par de grands acheteurs, trouve là motif à épouser une mode stratégique en plein essor et promise à un brillant avenir : la croissance externe. La recherche de puissance par la taille entraîne Moulinex dans une série d’acquisitions internationales qui culmine en 1991 avec l’achat de l’allemand Krups... et laissera des traces durables dans le bilan de l’entreprise, maintenant lesté d’une dette considérable.
La stratégie de M. Darneau n’est pas structurellement stable : tout juste praticable par beau temps, elle ne peut résister à un à-coup conjoncturel important. Or, si la microéconomie de la mondialisation est parfois amusante quand tout va bien et qu’il est possible de s’adonner à l’ivresse des fusions, la macroéconomie dans laquelle elle est plongée n’est pas un long fleuve tranquille. Dominée par la finance internationale déréglementée, elle en importe l’instabilité intrinsèque et enregistre les secousses des marchés. Les années 1990 commencent, il va falloir s’accrocher : les secousses en question vont être de taille. La crise monétaire européenne de 1992 et la quasi-explosion du serpent monétaire européen (SME) conduisent à des dévaluations de la livre, de la lire et de la peseta qui détruisent les avantages compétitifs des produits Moulinex, peu différenciés et engagés sur des marchés de concurrence par les prix.
La direction de Moulinex, qui s’est d’abord adonnée à la mondialisation excitante – manœuvres financières du RES, stratégie internationale de croissance externe… –, en expérimente à présent tous les désagréments : l’entreprise est emportée comme fétu de paille par des forces adverses qui la dépassent. Depuis la restriction du crédit qui a suivi le krach immobilier de 1991-1992 jusqu’aux déséquilibres monétaires européens en passant par les aberrations de la politique de désinflation compétitive ficelée par les marchés, toutes les puissances de la finance déréglementée travaillent à détruire la croissance et l’emploi. Dans le secret de son cabinet, pourtant, M. Alain Minc commence la patiente méditation qui le conduira à l’hypothèse de la « mondialisation heureuse ». En attendant, les entreprises découvrent sur le tas la brutalité des retournements dont est capable un régime de croissance piloté par la finance. Au sortir d’une phase qui a vu l’extension de son périmètre industriel, mais au prix d’une grande fragilisation financière, Moulinex ne peut faire face à une dégradation conjoncturelle d’une telle violence.
Pour les banques qui ont elles-mêmes à digérer le flot des mauvaises créances laissées par le krach immobilier et qui réduisent leurs engagements, c’est assez ! Le client Moulinex est prié d’aller se faire financer ailleurs. Ce que le crédit bancaire ne veut plus assumer, seul le financement de marché peut le prendre en charge. Mais, pour que Moulinex puisse se présenter sur le marché et y lever des fonds propres, il importe préalablement de déverrouiller sa structure capitalistique. Menaçant de toute façon de fermer le robinet du crédit, les banques sont bien placées pour convaincre Moulinex d’aller se faire voir à la Bourse, et par conséquent de commencer par ouvrir son capital. Le RES, passé sans transition du statut de nec plus ultra à celui d’archaïsme, est débouclé. Les camarades dirigeants de l’ex-coopérative ouvrière peuvent sortir avec force plus-values, et l’« actionnaire » faire son entrée en majesté. L’actionnaire, c’est M. Jean-Charles Naouri et sa holding Euris. Avec 33 % du capital, il détient le contrôle effectif et peut nommer le président de sa stratégie : M. Pierre Blayau.
La Bourse exige des délocalisations
Passé par Pont-à-Mousson et Pinault-Printemps-Redoute, M. Blayau débarque à Moulinex début 1996 en archétype du patron au goût du jour. Rien de ce qui se termine en ing ne lui est étranger : downsizing, outsourcing, re-engineering sont les lieux familiers de sa pensée du progrès. Comme souvent, un rapport du cabinet McKinsey a pour fonction de certifier dans les termes de la novlangue managériale l’inéluctable bienfait du coup de machette qui va s’abattre. Les usines de Mamers et Argentan sont fermées, leur production transférée, notamment à Bayeux, et les salariés sont priés de suivre. Réduction drastique des coûts salariaux en France, délocalisation des productions et des marchés, externalisations et flexibilité : voilà ce que la Bourse souhaitait entendre. La seule annonce du plan de restructuration de Pierre Blayau suffit à faire bondir le cours qui, descendu à 65 francs (9,90 euros) fin 1995, remonte à 98 francs en juin 1996. Pendant ce temps, les collectivités locales et l’administration se débrouillent avec les plans sociaux de Mamers et Argentan...
L’idylle boursière de Moulinex ne va pas durer longtemps. La mondialisation n’est pas bonne fille. Alain Minc vient à peine de la déclarer heureuse, et voilà qu’éclate la crise financière internationale de 1997, répétée en plus violent en 1998 ! Pour Moulinex, c’est une catastrophe. Ses marchés extérieurs sont sinistrés, notamment l’Amérique latine et la Russie. L’effondrement de ses volumes d’activité est fatal à une entreprise dont la situation est encore chancelante, plus encore sous la pression des marchés financiers. Les analystes qui trouvaient magnifiques Moulinex et son management en ing révisent brutalement leurs avis et passent en position « vendeur ». A ce moment précis, M. Pierre Blayau, au risque de déplaire à son ami Alain Minc, commence à trouver la mondialisation un peu pénible. Les investisseurs y ont acquis une telle position de force qu’ils sont en situation de ne plus tolérer la moindre baisse de profit. Le financement par le crédit était ringard, cela va sans dire, mais la relation bancaire pouvait devenir partenariale et permettait alors de voir au-delà des fluctuations conjoncturelles et de supporter des baisses de rentabilité transitoires.
La finance actionnariale ne veut rien savoir de ce genre de tolérance ; elle exige en permanence l’ajustement instantané du profit. Aussi la direction de Moulinex n’a-t-elle plus pour obsession que de reconquérir au plus vite l’opinion actionnariale. Son sort en dépend puisqu’un cours trop bas rend l’entreprise « opéable », d’autant que son capital est flottant à presque 70 %. Or les investisseurs ne sont plus disposés à attendre davantage lorsqu’il apparaît que l’exercice 1999 est catastrophique, et le premier semestre 2000 pire encore. Le titre, devenu très spéculatif depuis 1998, descend à 9,5 euros fin décembre 1999. Il faut faire quelque chose, et vite. M. Blayau sait d’ailleurs très bien quoi. Aux yeux de la tutelle actionnariale, le « quelque chose » est toujours la même chose : rétablissement de la rentabilité par la compression des coûts et abandon des branches les moins profitables. Près de 2000 postes sont supprimés.
La finance apprécie le beau geste... mais le trouve insuffisant. Désormais, il ne reste qu’une solution : l’adossement à un autre groupe. Après avoir caressé l’hypothèse Seb, M. Blayau entame des négociations avec Brandt, dont l’actionnaire majoritaire, l’italien El-Fi a acquis 23 % de Moulinex. Le projet de créer le troisième groupe mondial d’électroménager (3) est péniblement finalisé en décembre 2000. Absorption oblige, M. Blayau cède la place à M. Patrick Puy. Malheureusement, pendant les grandes manœuvres, la situation n’a cessé de se dégrader. En 2001, la conjoncture macroéconomique globale s’est une nouvelle fois retournée. M. Puy annonce, au printemps, un énième plan de restructuration, plus douloureux encore que les précédents – 4 000 emplois au total, dont 1 500 en France. Mais plus personne n’y croit. Ni les banques qui refusent de soutenir cette restructuration de plus, ni l’actionnaire principal El-Fi. Assèchement définitif du financement, dernière station du calvaire de Moulinex ; le bilan est déposé le 7 septembre 2001.
Disons-le une fois de plus au risque de polémiquer inutilement avec M. Alain Minc : pour Moulinex, la mondialisation a été un peu chienne. En vérité, elle ne lui a rien épargné. Elle lui a même sorti tout ce qu’elle avait en magasin : crises monétaires européennes, crises financières émergentes, éclatement de la bulle de 2000, avec à chaque fois leur cortège d’effets macroéconomiques – dévaluations surprises, retournements conjoncturels violents, le tout à accommoder dans l’instant sur le commandement du capital patrimonial. Entre tous ces fléaux, un point commun : la finance déréglementée.
Pourtant, la vraie peste qui a fait crever Moulinex vient probablement d’ailleurs. Elle vient de la concurrence dont toutes les forces ont été déchaînées au nom du progrès économique. La concurrence : maxime de toutes les déréglementations, sain principe de l’efficacité, aiguillon des tendances à la paresse...
On peut ne pas céder aux mythes du marché mondial et de la « loi d’un seul prix » des économistes sans méconnaître pour autant l’intensification des mécanismes concurrentiels depuis qu’ont été abattues les barrières qui cloisonnaient les marchés de biens et les investissements directs à l’étranger. Considérer que ces barrières ne sont pas tombées toutes seules mais qu’il a fallu des interventions actives pour les renverser donne une nouvelle occasion d’apercevoir que la « mondialisation » n’est pas le processus impersonnel qu’on décrit parfois, mais le produit d’un cumul de décisions de politiques publiques dont on pourrait nommer les auteurs et indiquer les lieux : GATT, OMC, G7, Accord de libre-échange nord-américain (Alena), Marché commun du Sud (Mercosur), Commission européenne, etc.
Le « père Mantelet » n’a pas connu ce monde-là. Lui n’a jamais eu affaire qu’à la paisible concurrence fordienne et à ses aimables arrangements oligopolistiques – à moi les micro-ondes, à toi les friteuses. Mais quand débarquent les concurrents asiatiques, quand les rivaux européens se mettent à faire construire en Chine ou au Mexique et quand la grande distribution pressure tout le monde indistinctement, ce sont des affrontements féroces qui déterminent la persévérance dans l’être. Le déchaînement de la concurrence généralisée fait alors vivre les salariés dans une tension permanente et exténuante, tension des luttes à mort du capital. Il ne faut pas chercher ailleurs le principe de l’incroyable récurrence des plans sociaux qui ont fini par équarrir Moulinex.
Porter le fer là où il faut
Sous l’effet des menaces constantes de la concurrence, il n’est pas de repos possible, et les assauts des rivaux, qui eux aussi se battent pour survivre, doivent sans cesse être repoussés. Il est là, le grand bond en avant – ou plutôt en arrière – de la mondialisation : dans l’abattement de ces barrières qui, isolant relativement les marchés nationaux, permettaient de développer des productions protégées et évitaient les comparaisons systématiques des coûts et des taux de profit. Or, sous l’effet de la déréglementation des marchés de biens, ces comparaisons sont devenues permanentes et obsessionnelles. Les prix sont constamment mis en regard, les rentabilités jaugées, le tout sous l’œil d’une finance patrimoniale qui entend ne rien céder ; deux contraintes – celle du marché des biens et celle du marché financier – entre lesquelles les moins robustes finissent broyés à coup sûr. Mais n’est-ce pas là après tout la saine vertu darwinienne du « marché » ?
Que survivent donc seuls ceux qui peuvent produire à des prix en chute libre tout en garantissant les 15 % de retour sur fonds propres ! On devine qu’il n’y aura pas grand monde à l’arrivée. Ces contraintes existent maintenant, elles s’imposent objectivement aux entreprises qui le plus souvent ne les ont pas inventées même s’il y a des patrons suffisamment bêtes pour en faire l’apologie plastronnante – en général à la tête de monopoles qui ont le moins à redouter.
C’est à ce moment précis que l’analyse devient douloureuse. Car il faut admettre que nombre des arguments avancés par les dirigeants de Moulinex pour justifier leurs restructurations successives sont fondés, au moins tant qu’on les considère selon les critères de la seule logique dont ils se revendiquent : la logique économique. Il est exact que M. Blayau trouve en Moulinex un groupe verticalement intégré au-delà du raisonnable. L’entreprise ne peut pas tout faire. Sous-traiter la fabrication de certaines de ses pièces et se transformer en assembleur ne manque pas de rationalité. Il est exact que l’appareil industriel est mal configuré : pour des raisons (économiquement) peu contestables de productivité, il faut en finir avec la production des mêmes biens éclatée sur une multiplicité de sites, tirer parti des effets de volume en procédant à des regroupements. Il est exact encore que Moulinex ne peut, sauf à accepter de disparaître, faire passivement le constat que le prix de vente des fours à micro-onde a baissé de 40 % en dix ans, que les importations de cafetières en provenance du Sud-Est asiatique ont été multipliées par deux, ou que le krach russe de 1998 lui inflige des pertes instantanées de volume de 25 % à 50 % sur certains produits. Il est exact enfin que, d’une manière générale, la formule stratégique pour haute concurrence commande de mettre le paquet sur les positions de leadership et de larguer tout le reste !
Il faut dire toutes ces choses, mais surtout dire de quelles contraintes elles sont le produit – contraintes de la déréglementation généralisée – pour cesser de se tromper de combat et, en particulier, pour cesser d’attendre des patrons qu’ils fassent autre chose que ce que le système des contraintes structurelles où ils se trouvent placés leur commande de faire presque nécessairement. Plutôt que d’espérer vainement que les patrons deviennent sociaux et vertueux comme par l’effet du Saint-Esprit, il faut porter le fer là où il doit l’être, c’est-à-dire là où sont redessinées les structures, faites et refaites les grandes règles qui déterminent tout le reste.
Il le faut d’autant plus que cette concurrence déchaînée est doublement un fléau : par ses effets objectifs, mais aussi par son évanescence. L’exploiteur avait jadis un visage, celui du patron et de sa classe. Le principe actuel d’exploitation n’en a plus ; dépersonnalisé, il est devenu abstrait : ce sont des lois structurales, lointaines et intangibles – et pourtant concrètement, terriblement actives. Bien sûr, c’est toujours le capitaliste qui ordonne et qui pressure, mais il peut en imputer la faute aux « contraintes », et le pire, c’est que l’argument est d’une hypocrisie bien fondée ! C’est là tout le drame des salariés qui se battent pour leur sort : les luttes locales sont devenues sans espoir hors la perspective d’un débouché politique global. Ce n’est pas dans le bureau du patron qu’ils trouveront le fin mot de leur malheur.
Pourtant, on ne peut pas concéder au capital industriel le bien-fondé (parfois !) de ses arguments économiques sans simultanément en regarder les corrélats vécus. Oui, il est économiquement rationnel de regrouper les friteuses de Mamers à Bayeux. Mais M. Max Matta, le directeur des relations humaines de M. Blayau, ferait mieux de ne pas se gargariser avec ses efforts d’aide à la mobilité : à partir de 1997, des ouvrières qui n’ont pas pu déménager se lèvent à 3 heures pour embaucher à 6 heures à Bayeux... On aimerait y voir M. Matta à l’année, et les conséquences sur sa petite vie de famille. Oui, il fallait restructurer l’appareil industriel, mais M. Bernard de Crevoisier, directeur industriel venu de Valeo, serait inspiré également de ne pas trop plastronner avec sa splendide réorganisation de la production « par îlots », réputée développer l’autonomie et l’épanouissement – il se trouve qu’elle développe aussi l’autosurveillance des ouvrières et les troubles musculo-squelettiques.
Ainsi, reconnaître à la grammaire économique sa cohérence n’est pas donner le fin mot de l’histoire quand il est manifeste qu’elle contredit à ce point celle de la vie des salariés. Au total, le problème des luttes locales connaît donc un double déplacement : du lieu de l’exploitation vécue vers le niveau des structures générales, d’une part, et des arguments (fondés) de la rationalité économique à la contestation de son monopole (infondé) comme principe organisateur de la société, d’autre part. Logique économique, logique de vie. La contradiction n’est pas près de se résorber. On a longtemps donné à croire aux salariés qu’il leur suffisait de faire le gros dos pour passer une crise d’adaptation temporaire. Il n’en est rien.
Les entreprises du secteur industriel sont entrées dans un régime de restructuration permanente, car les luttes concurrentielles n’ont pas de fin. Elles sont d’ailleurs le moteur d’un gigantesque mouvement de remaniement de la division internationale du travail qui voit entrer tour à tour de nouveaux compétiteurs géographiques, Asie du Sud-Est, Amérique latine, Chine, Inde, chacun muni d’avantages compétitifs, notamment juridiques et salariaux, dépassant ceux de ses prédécesseurs. C’est dire que les sociétés n’ont pas fini d’être mises sous tension et leurs salariés malmenés. Car, quand bien même on déciderait de jouer le jeu et de déplacer toute l’économie française, par exemple, vers les positions hautes de la division internationale du travail, il s’en faudra au minimum d’une ou de deux générations de salariés de l’industrie massacrées avant qu’on ait transformé tout le monde en « professionnels » ou en « manipulateurs de symboles ».
Les capitalistes feignent de ne pas voir, et peut-être sont-ils suffisamment bornés pour ne pas voir vraiment, le degré auquel leur cohérence économique ravage la société salariale. Tout à leur illusio, ils sont happés dans le jeu de la concurrence où ils s’investissent d’autant plus profondément qu’il est devenu le support de leurs accomplissements existentiels. Les salariés ne doivent pas compter plus que des choses, sous peine d’empêcher les capitalistes de vivre intensément leur passion compétitive. Et ces derniers s’adonnent aux émotions fortes de la lutte à mort avec d’autant plus d’excitation… que ce ne sont jamais eux qui meurent ! Bien sûr, de temps en temps, l’un d’eux, qui a vraiment fait plus de bêtises que la moyenne, voit le manche lui échapper et finit dans un anonymat un peu honteux. Mais aucun n’est jamais menacé dans ses conditions matérielles d’existence.
Responsabilités politiques
C’est peut-être ce genre de détail, subalterne par rapport au jeu des structures vu de Sirius, mais furieusement exaspérant au ras du terrain, qui pourrait finir un jour par mettre le feu aux poudres. De ce point de vue, et on peut le dire sans nuire au documentaire de Gilles Balbastre (4), qui ne repose pas vraiment sur le ressort du suspense, son générique de fin fait assez mal. Sur le mode de « que sont-ils devenus ? », on y voit défiler les grands de Moulinex : M. Roland Darneau, filmé dans ses meubles après une plus-value de 7,4 millions de francs en sortie de RES, ça va bien pour lui ; M. Jean-Charles Naouri, dixième fortune de France en 2000 ; M. Pierre Blayau, recasé président de Géodis. Et puis les petits : Mme Véronique Cauvin, toujours au chômage ; Mme Hughette Tison, en congé de conversion ; Mme Yvette Josselin, préretraitée d’office ; Mme Marie-France Sanchez, en allocation solidarité, pour ne rien dire des existences en lambeaux, ravaudées à l’antidépresseur, et des familles fracassées...
Le plus époustouflant dans cet invraisemblable scandale, dont on pourrait trouver maints autres exemples, c’est le besoin qu’éprouve la plus grande partie de la classe dirigeante économique, non pas de le passer sous silence, mais d’en faire l’apologie en expliquant comme il est juste que la rémunération aille au mérite et combien grands sont les bienfaits de la société du risque.
Cette classe dirigeante économique ne risque pas d’être contredite par la classe politique, en tout cas celle qu’on dit « de gouvernement », qui, avec encore plus de bêtise que l’autre n’a de cynisme, vante les charmes, certes parfois un peu rudes, de la mondialisation et tous les avantages de s’y adapter bien vite. Avec cette particularité supplémentaire d’une assez remarquable schizophrénie. Ce sont en effet les mêmes individus qui, ministres engagés dans l’éther des négociations internationales, manient avec conviction les abstractions de la mondialisation et de la déréglementation, qu’ils font activement progresser, et qui, redevenus élus locaux, en constatent de visu les dégâts et doivent se livrer aux tâches ingrates de passer la serpillière, mais cela sans qu’à aucun moment ne s’établisse la liaison entre les deux temps de leur action.
Ainsi M. Gérard Longuet, au hasard, ministre de l’industrie dans les cénacles internationaux et dirigeant du Parti républicain, considère sans l’ombre d’un doute que la libéralisation est un incontestable bienfait. Mais M. Longuet Gérard, ministre de l’industrie en France et élu local, a du mal à laisser couler Moulinex sans rien faire et se démène comme un beau diable pour convaincre la Caisse des dépôts de remettre au pot – solution bien peu libérale – ou pour faire jouer les dispositifs d’aide aux plans sociaux. Viendra-t-il à l’idée de Gérard-Longuet-Gérard qu’il y a connexion entre les progrès qu’il fait faire au GATT et la noyade de Moulinex ? Pas un instant. Car l’entendement du ministre comprend les consécutions directes, mais ne va pas au-delà des effets à deux bandes. Ainsi les désastres industriels demeurent-ils incompréhensibles faute d’être rapportés à leurs vraies causes, qui résident dans quelques obscures décisions passées, prises très loin des sites qui ferment aujourd’hui, coups de force oubliés où pourtant tout s’est déterminé.
Qu’on n’aille pas voir un parti pris politique sournois dans le choix de l’exemple. Les pires ne sont pas forcément du côté qu’on croit. La conversion a le don de produire des lanciers dont le camp des convaincus de toujours finit par envier l’intransigeance. De ce point de vue, l’un des moments les plus sidérants du documentaire de Balbastre réside sans doute dans l’entretien avec M. Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’industrie du gouvernement Jospin.
Certes, dès 2000, M. Pierret, jupitérien, a tonné. Il a « exigé » que l’entreprise tienne « strictement » ses engagements de ne procéder à aucun licenciement sec. On ne va pas lui en vouloir pour si peu. Tous les autres concernés de tous les bords ont fait la même chose : propos martiaux, indignation écumante, dérisoires gesticulations de politiques face à des forces qui les dépassent complètement – sauf aux moments où ils les arment en toute inconscience. Mais, dans son bureau ministériel, où la convention implicite veut qu’on parle sérieusement des choses sérieuses, M. Pierret s’exprime avec la sagesse assurée de celui qui connaît les mystères de l’inéluctable : « Si les salariés pensent ça, c’est qu’ils n’ont pas compris ce qu’est ce monde de compétition, d’ouverture, de concurrence.(...) Nous n’avons pas suffisamment, nous à gauche, fait de pédagogie, pour expliquer ça. (...) Et ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’on a des gens qui refusent de manière magique (...) la réalité économique qui, qu’on le veuille ou non, est la réalité, aussi forte que la loi de la pesanteur. »
Pour que la chose prenne vraiment toute sa saveur, il est bon d’ajouter que l’entretien a été enregistré le 23 avril 2002, le surlendemain de la sévère défaite de M. Jospin au premier tour de l’élection présidentielle.
C’est peut-être à ce moment que les nerfs déjà bien mis en pelote par les 50 minutes de documentaire qui ont précédé en prennent un vieux coup et que vacillent les contentions qui font ordinairement accorder que la violence physique n’est pas une solution. Rendu en ce point critique où se cumulent tout à la fois la suffisance, la bêtise, l’aisance matérielle et les honneurs publics, on demande, on quémande, en jurant que ce ne sera que pour une fois et puis plus jamais, l’autorisation, juste l’autorisation d’une petite paire de gifles, bien sûr un peu retenue et pas trop fort, mais quand même pif paf, comme ça, pour le bonheur d’un instant de soulagement.
(1) LMBO : Leverage Management Buy-Out, ou rachat d’une entreprise à l’aide d’un minimum de capitaux propres et une forte proportion de dettes produisant l’effet dit « de levier ».
(2) C’est le contraire d’un monopole : un acheteur, une multitude de vendeurs.
(3) Regroupant Brandt, Vedette, Thomson, Thermor, De Dietrich, Sauter, Krups et Moulinex.
(4) Le documentaire de Gilles Balbastre: Moulinex, la mécanique du pire, dont Frédéric Lordon a été un des conseillers, est diffusé par France 5, le 1er mars, à 15 h 45.
On dit que le poisson rouge jouit d’une mémoire qui n’excède pas les trois secondes et qu’il en tire l’aptitude à tourner dans son bocal sans ennui. Toute à ses urgences instantanées – les buralistes, l’euthanasie, le voile, les radars –, la presse ordinaire fait tranquillement ses ronds dans l’eau. Il y a beau temps que l’affaire Moulinex lui est sortie de la tête. Pourquoi en aurait-elle gardé la trace ? Un dépôt de bilan qui remonte à septembre 2001, des enchères de liquidation un an plus tard : tout ça est si loin. Que reste-t-il de Moulinex ? Quelques centaines de salariés encore sur le carreau en dépit des promesses de reclassement – impropres à faire des images, autant dire rien.
On pourrait objecter que Moulinex ne jouit d’aucune singularité, et que les Metaleurop, Air Lib, et autres GIAT qui lui ont succédé n’ont pas moins de titres à revendiquer les attentions de l’actualité sociale. Si l’on veut ne pas s’abandonner à la litanie désespérante des catastrophes économiques, mais prendre la mesure des enchaînements qui les engendrent sans discontinuer, il est utile de s’arrêter un instant sur l’une d’elles, pourvu qu’on puisse y trouver les grands invariants de la destruction industrielle, ces mêmes causes qui produisent en de multiples endroits les mêmes effets. De ce point de vue, Moulinex est une affaire exemplaire, un cas d’école pour une anatomie de la mondialisation.
On finirait presque par croire, rétrospectivement, qu’elle était vouée de toute éternité à en épouser tous les accidents, toutes les contraintes déguisées en raison managériale – et finalement tous les malheurs.
Le destin de Moulinex bascule dans la période où la mondialisation semble prendre son essor. C’est au milieu des années 1980 que se pose la question de la succession de Jean Mantelet, président historique, paternaliste et typiquement fordien. Pour contourner la difficulté liée à l’impossibilité d’une transmission dynastique – faute d’héritier – la finance, au commencement d’une formidable vague d’innovations, propose déjà ses solutions et leur technicité au goût du jour. Adapté en français, le LMBO (1) anglo-saxon, qui a la faveur du moment, se dit RES : reprise de l’entreprise par ses salariés. Premier d’une longue série d’escroqueries intellectuelles qui culminera dans les contes de l’épargne salariale, le RES tient beaucoup à son appellation qui voudrait le faire passer pour une sorte de coopérative ouvrière capitaliste, oxymore sur le papier et mensonge dans la réalité puisque, le pouvoir étant proportionné à la participation financière, il est capté par les plus fortunés des cadres supérieurs, eux-mêmes déjà les plus haut placés dans la hiérarchie du commandement salarial. Le RECS, c’est-à-dire la reprise de l’entreprise par certains salariés, qu’on pourrait également appeler le REPGS – comme reprise de l’entreprise par les plus gros salariés –, installe aux commandes de Moulinex à partir de 1987 un triumvirat constitué par MM. Roland Darneau, directeur général, Michel Vannoorenberghe, directeur financier, et Gilbert Torelli, directeur commercial – le risque du soviet est donc écarté.
L’âge d’or de Moulinex s’enfonce dans le passé, son univers n’est plus le même. La concurrence tempérée du fordisme se fait plus dure, importations asiatiques obligent, mais surtout sous l’effet du pouvoir croissant des monopsones (2) de la grande distribution. M. Roland Darneau, qui pense que seuls des grands vendeurs peuvent ne pas être écrasés par de grands acheteurs, trouve là motif à épouser une mode stratégique en plein essor et promise à un brillant avenir : la croissance externe. La recherche de puissance par la taille entraîne Moulinex dans une série d’acquisitions internationales qui culmine en 1991 avec l’achat de l’allemand Krups... et laissera des traces durables dans le bilan de l’entreprise, maintenant lesté d’une dette considérable.
La stratégie de M. Darneau n’est pas structurellement stable : tout juste praticable par beau temps, elle ne peut résister à un à-coup conjoncturel important. Or, si la microéconomie de la mondialisation est parfois amusante quand tout va bien et qu’il est possible de s’adonner à l’ivresse des fusions, la macroéconomie dans laquelle elle est plongée n’est pas un long fleuve tranquille. Dominée par la finance internationale déréglementée, elle en importe l’instabilité intrinsèque et enregistre les secousses des marchés. Les années 1990 commencent, il va falloir s’accrocher : les secousses en question vont être de taille. La crise monétaire européenne de 1992 et la quasi-explosion du serpent monétaire européen (SME) conduisent à des dévaluations de la livre, de la lire et de la peseta qui détruisent les avantages compétitifs des produits Moulinex, peu différenciés et engagés sur des marchés de concurrence par les prix.
La direction de Moulinex, qui s’est d’abord adonnée à la mondialisation excitante – manœuvres financières du RES, stratégie internationale de croissance externe… –, en expérimente à présent tous les désagréments : l’entreprise est emportée comme fétu de paille par des forces adverses qui la dépassent. Depuis la restriction du crédit qui a suivi le krach immobilier de 1991-1992 jusqu’aux déséquilibres monétaires européens en passant par les aberrations de la politique de désinflation compétitive ficelée par les marchés, toutes les puissances de la finance déréglementée travaillent à détruire la croissance et l’emploi. Dans le secret de son cabinet, pourtant, M. Alain Minc commence la patiente méditation qui le conduira à l’hypothèse de la « mondialisation heureuse ». En attendant, les entreprises découvrent sur le tas la brutalité des retournements dont est capable un régime de croissance piloté par la finance. Au sortir d’une phase qui a vu l’extension de son périmètre industriel, mais au prix d’une grande fragilisation financière, Moulinex ne peut faire face à une dégradation conjoncturelle d’une telle violence.
Pour les banques qui ont elles-mêmes à digérer le flot des mauvaises créances laissées par le krach immobilier et qui réduisent leurs engagements, c’est assez ! Le client Moulinex est prié d’aller se faire financer ailleurs. Ce que le crédit bancaire ne veut plus assumer, seul le financement de marché peut le prendre en charge. Mais, pour que Moulinex puisse se présenter sur le marché et y lever des fonds propres, il importe préalablement de déverrouiller sa structure capitalistique. Menaçant de toute façon de fermer le robinet du crédit, les banques sont bien placées pour convaincre Moulinex d’aller se faire voir à la Bourse, et par conséquent de commencer par ouvrir son capital. Le RES, passé sans transition du statut de nec plus ultra à celui d’archaïsme, est débouclé. Les camarades dirigeants de l’ex-coopérative ouvrière peuvent sortir avec force plus-values, et l’« actionnaire » faire son entrée en majesté. L’actionnaire, c’est M. Jean-Charles Naouri et sa holding Euris. Avec 33 % du capital, il détient le contrôle effectif et peut nommer le président de sa stratégie : M. Pierre Blayau.
La Bourse exige des délocalisations
Passé par Pont-à-Mousson et Pinault-Printemps-Redoute, M. Blayau débarque à Moulinex début 1996 en archétype du patron au goût du jour. Rien de ce qui se termine en ing ne lui est étranger : downsizing, outsourcing, re-engineering sont les lieux familiers de sa pensée du progrès. Comme souvent, un rapport du cabinet McKinsey a pour fonction de certifier dans les termes de la novlangue managériale l’inéluctable bienfait du coup de machette qui va s’abattre. Les usines de Mamers et Argentan sont fermées, leur production transférée, notamment à Bayeux, et les salariés sont priés de suivre. Réduction drastique des coûts salariaux en France, délocalisation des productions et des marchés, externalisations et flexibilité : voilà ce que la Bourse souhaitait entendre. La seule annonce du plan de restructuration de Pierre Blayau suffit à faire bondir le cours qui, descendu à 65 francs (9,90 euros) fin 1995, remonte à 98 francs en juin 1996. Pendant ce temps, les collectivités locales et l’administration se débrouillent avec les plans sociaux de Mamers et Argentan...
L’idylle boursière de Moulinex ne va pas durer longtemps. La mondialisation n’est pas bonne fille. Alain Minc vient à peine de la déclarer heureuse, et voilà qu’éclate la crise financière internationale de 1997, répétée en plus violent en 1998 ! Pour Moulinex, c’est une catastrophe. Ses marchés extérieurs sont sinistrés, notamment l’Amérique latine et la Russie. L’effondrement de ses volumes d’activité est fatal à une entreprise dont la situation est encore chancelante, plus encore sous la pression des marchés financiers. Les analystes qui trouvaient magnifiques Moulinex et son management en ing révisent brutalement leurs avis et passent en position « vendeur ». A ce moment précis, M. Pierre Blayau, au risque de déplaire à son ami Alain Minc, commence à trouver la mondialisation un peu pénible. Les investisseurs y ont acquis une telle position de force qu’ils sont en situation de ne plus tolérer la moindre baisse de profit. Le financement par le crédit était ringard, cela va sans dire, mais la relation bancaire pouvait devenir partenariale et permettait alors de voir au-delà des fluctuations conjoncturelles et de supporter des baisses de rentabilité transitoires.
La finance actionnariale ne veut rien savoir de ce genre de tolérance ; elle exige en permanence l’ajustement instantané du profit. Aussi la direction de Moulinex n’a-t-elle plus pour obsession que de reconquérir au plus vite l’opinion actionnariale. Son sort en dépend puisqu’un cours trop bas rend l’entreprise « opéable », d’autant que son capital est flottant à presque 70 %. Or les investisseurs ne sont plus disposés à attendre davantage lorsqu’il apparaît que l’exercice 1999 est catastrophique, et le premier semestre 2000 pire encore. Le titre, devenu très spéculatif depuis 1998, descend à 9,5 euros fin décembre 1999. Il faut faire quelque chose, et vite. M. Blayau sait d’ailleurs très bien quoi. Aux yeux de la tutelle actionnariale, le « quelque chose » est toujours la même chose : rétablissement de la rentabilité par la compression des coûts et abandon des branches les moins profitables. Près de 2000 postes sont supprimés.
La finance apprécie le beau geste... mais le trouve insuffisant. Désormais, il ne reste qu’une solution : l’adossement à un autre groupe. Après avoir caressé l’hypothèse Seb, M. Blayau entame des négociations avec Brandt, dont l’actionnaire majoritaire, l’italien El-Fi a acquis 23 % de Moulinex. Le projet de créer le troisième groupe mondial d’électroménager (3) est péniblement finalisé en décembre 2000. Absorption oblige, M. Blayau cède la place à M. Patrick Puy. Malheureusement, pendant les grandes manœuvres, la situation n’a cessé de se dégrader. En 2001, la conjoncture macroéconomique globale s’est une nouvelle fois retournée. M. Puy annonce, au printemps, un énième plan de restructuration, plus douloureux encore que les précédents – 4 000 emplois au total, dont 1 500 en France. Mais plus personne n’y croit. Ni les banques qui refusent de soutenir cette restructuration de plus, ni l’actionnaire principal El-Fi. Assèchement définitif du financement, dernière station du calvaire de Moulinex ; le bilan est déposé le 7 septembre 2001.
Disons-le une fois de plus au risque de polémiquer inutilement avec M. Alain Minc : pour Moulinex, la mondialisation a été un peu chienne. En vérité, elle ne lui a rien épargné. Elle lui a même sorti tout ce qu’elle avait en magasin : crises monétaires européennes, crises financières émergentes, éclatement de la bulle de 2000, avec à chaque fois leur cortège d’effets macroéconomiques – dévaluations surprises, retournements conjoncturels violents, le tout à accommoder dans l’instant sur le commandement du capital patrimonial. Entre tous ces fléaux, un point commun : la finance déréglementée.
Pourtant, la vraie peste qui a fait crever Moulinex vient probablement d’ailleurs. Elle vient de la concurrence dont toutes les forces ont été déchaînées au nom du progrès économique. La concurrence : maxime de toutes les déréglementations, sain principe de l’efficacité, aiguillon des tendances à la paresse...
On peut ne pas céder aux mythes du marché mondial et de la « loi d’un seul prix » des économistes sans méconnaître pour autant l’intensification des mécanismes concurrentiels depuis qu’ont été abattues les barrières qui cloisonnaient les marchés de biens et les investissements directs à l’étranger. Considérer que ces barrières ne sont pas tombées toutes seules mais qu’il a fallu des interventions actives pour les renverser donne une nouvelle occasion d’apercevoir que la « mondialisation » n’est pas le processus impersonnel qu’on décrit parfois, mais le produit d’un cumul de décisions de politiques publiques dont on pourrait nommer les auteurs et indiquer les lieux : GATT, OMC, G7, Accord de libre-échange nord-américain (Alena), Marché commun du Sud (Mercosur), Commission européenne, etc.
Le « père Mantelet » n’a pas connu ce monde-là. Lui n’a jamais eu affaire qu’à la paisible concurrence fordienne et à ses aimables arrangements oligopolistiques – à moi les micro-ondes, à toi les friteuses. Mais quand débarquent les concurrents asiatiques, quand les rivaux européens se mettent à faire construire en Chine ou au Mexique et quand la grande distribution pressure tout le monde indistinctement, ce sont des affrontements féroces qui déterminent la persévérance dans l’être. Le déchaînement de la concurrence généralisée fait alors vivre les salariés dans une tension permanente et exténuante, tension des luttes à mort du capital. Il ne faut pas chercher ailleurs le principe de l’incroyable récurrence des plans sociaux qui ont fini par équarrir Moulinex.
Porter le fer là où il faut
Sous l’effet des menaces constantes de la concurrence, il n’est pas de repos possible, et les assauts des rivaux, qui eux aussi se battent pour survivre, doivent sans cesse être repoussés. Il est là, le grand bond en avant – ou plutôt en arrière – de la mondialisation : dans l’abattement de ces barrières qui, isolant relativement les marchés nationaux, permettaient de développer des productions protégées et évitaient les comparaisons systématiques des coûts et des taux de profit. Or, sous l’effet de la déréglementation des marchés de biens, ces comparaisons sont devenues permanentes et obsessionnelles. Les prix sont constamment mis en regard, les rentabilités jaugées, le tout sous l’œil d’une finance patrimoniale qui entend ne rien céder ; deux contraintes – celle du marché des biens et celle du marché financier – entre lesquelles les moins robustes finissent broyés à coup sûr. Mais n’est-ce pas là après tout la saine vertu darwinienne du « marché » ?
Que survivent donc seuls ceux qui peuvent produire à des prix en chute libre tout en garantissant les 15 % de retour sur fonds propres ! On devine qu’il n’y aura pas grand monde à l’arrivée. Ces contraintes existent maintenant, elles s’imposent objectivement aux entreprises qui le plus souvent ne les ont pas inventées même s’il y a des patrons suffisamment bêtes pour en faire l’apologie plastronnante – en général à la tête de monopoles qui ont le moins à redouter.
C’est à ce moment précis que l’analyse devient douloureuse. Car il faut admettre que nombre des arguments avancés par les dirigeants de Moulinex pour justifier leurs restructurations successives sont fondés, au moins tant qu’on les considère selon les critères de la seule logique dont ils se revendiquent : la logique économique. Il est exact que M. Blayau trouve en Moulinex un groupe verticalement intégré au-delà du raisonnable. L’entreprise ne peut pas tout faire. Sous-traiter la fabrication de certaines de ses pièces et se transformer en assembleur ne manque pas de rationalité. Il est exact que l’appareil industriel est mal configuré : pour des raisons (économiquement) peu contestables de productivité, il faut en finir avec la production des mêmes biens éclatée sur une multiplicité de sites, tirer parti des effets de volume en procédant à des regroupements. Il est exact encore que Moulinex ne peut, sauf à accepter de disparaître, faire passivement le constat que le prix de vente des fours à micro-onde a baissé de 40 % en dix ans, que les importations de cafetières en provenance du Sud-Est asiatique ont été multipliées par deux, ou que le krach russe de 1998 lui inflige des pertes instantanées de volume de 25 % à 50 % sur certains produits. Il est exact enfin que, d’une manière générale, la formule stratégique pour haute concurrence commande de mettre le paquet sur les positions de leadership et de larguer tout le reste !
Il faut dire toutes ces choses, mais surtout dire de quelles contraintes elles sont le produit – contraintes de la déréglementation généralisée – pour cesser de se tromper de combat et, en particulier, pour cesser d’attendre des patrons qu’ils fassent autre chose que ce que le système des contraintes structurelles où ils se trouvent placés leur commande de faire presque nécessairement. Plutôt que d’espérer vainement que les patrons deviennent sociaux et vertueux comme par l’effet du Saint-Esprit, il faut porter le fer là où il doit l’être, c’est-à-dire là où sont redessinées les structures, faites et refaites les grandes règles qui déterminent tout le reste.
Il le faut d’autant plus que cette concurrence déchaînée est doublement un fléau : par ses effets objectifs, mais aussi par son évanescence. L’exploiteur avait jadis un visage, celui du patron et de sa classe. Le principe actuel d’exploitation n’en a plus ; dépersonnalisé, il est devenu abstrait : ce sont des lois structurales, lointaines et intangibles – et pourtant concrètement, terriblement actives. Bien sûr, c’est toujours le capitaliste qui ordonne et qui pressure, mais il peut en imputer la faute aux « contraintes », et le pire, c’est que l’argument est d’une hypocrisie bien fondée ! C’est là tout le drame des salariés qui se battent pour leur sort : les luttes locales sont devenues sans espoir hors la perspective d’un débouché politique global. Ce n’est pas dans le bureau du patron qu’ils trouveront le fin mot de leur malheur.
Pourtant, on ne peut pas concéder au capital industriel le bien-fondé (parfois !) de ses arguments économiques sans simultanément en regarder les corrélats vécus. Oui, il est économiquement rationnel de regrouper les friteuses de Mamers à Bayeux. Mais M. Max Matta, le directeur des relations humaines de M. Blayau, ferait mieux de ne pas se gargariser avec ses efforts d’aide à la mobilité : à partir de 1997, des ouvrières qui n’ont pas pu déménager se lèvent à 3 heures pour embaucher à 6 heures à Bayeux... On aimerait y voir M. Matta à l’année, et les conséquences sur sa petite vie de famille. Oui, il fallait restructurer l’appareil industriel, mais M. Bernard de Crevoisier, directeur industriel venu de Valeo, serait inspiré également de ne pas trop plastronner avec sa splendide réorganisation de la production « par îlots », réputée développer l’autonomie et l’épanouissement – il se trouve qu’elle développe aussi l’autosurveillance des ouvrières et les troubles musculo-squelettiques.
Ainsi, reconnaître à la grammaire économique sa cohérence n’est pas donner le fin mot de l’histoire quand il est manifeste qu’elle contredit à ce point celle de la vie des salariés. Au total, le problème des luttes locales connaît donc un double déplacement : du lieu de l’exploitation vécue vers le niveau des structures générales, d’une part, et des arguments (fondés) de la rationalité économique à la contestation de son monopole (infondé) comme principe organisateur de la société, d’autre part. Logique économique, logique de vie. La contradiction n’est pas près de se résorber. On a longtemps donné à croire aux salariés qu’il leur suffisait de faire le gros dos pour passer une crise d’adaptation temporaire. Il n’en est rien.
Les entreprises du secteur industriel sont entrées dans un régime de restructuration permanente, car les luttes concurrentielles n’ont pas de fin. Elles sont d’ailleurs le moteur d’un gigantesque mouvement de remaniement de la division internationale du travail qui voit entrer tour à tour de nouveaux compétiteurs géographiques, Asie du Sud-Est, Amérique latine, Chine, Inde, chacun muni d’avantages compétitifs, notamment juridiques et salariaux, dépassant ceux de ses prédécesseurs. C’est dire que les sociétés n’ont pas fini d’être mises sous tension et leurs salariés malmenés. Car, quand bien même on déciderait de jouer le jeu et de déplacer toute l’économie française, par exemple, vers les positions hautes de la division internationale du travail, il s’en faudra au minimum d’une ou de deux générations de salariés de l’industrie massacrées avant qu’on ait transformé tout le monde en « professionnels » ou en « manipulateurs de symboles ».
Les capitalistes feignent de ne pas voir, et peut-être sont-ils suffisamment bornés pour ne pas voir vraiment, le degré auquel leur cohérence économique ravage la société salariale. Tout à leur illusio, ils sont happés dans le jeu de la concurrence où ils s’investissent d’autant plus profondément qu’il est devenu le support de leurs accomplissements existentiels. Les salariés ne doivent pas compter plus que des choses, sous peine d’empêcher les capitalistes de vivre intensément leur passion compétitive. Et ces derniers s’adonnent aux émotions fortes de la lutte à mort avec d’autant plus d’excitation… que ce ne sont jamais eux qui meurent ! Bien sûr, de temps en temps, l’un d’eux, qui a vraiment fait plus de bêtises que la moyenne, voit le manche lui échapper et finit dans un anonymat un peu honteux. Mais aucun n’est jamais menacé dans ses conditions matérielles d’existence.
Responsabilités politiques
C’est peut-être ce genre de détail, subalterne par rapport au jeu des structures vu de Sirius, mais furieusement exaspérant au ras du terrain, qui pourrait finir un jour par mettre le feu aux poudres. De ce point de vue, et on peut le dire sans nuire au documentaire de Gilles Balbastre (4), qui ne repose pas vraiment sur le ressort du suspense, son générique de fin fait assez mal. Sur le mode de « que sont-ils devenus ? », on y voit défiler les grands de Moulinex : M. Roland Darneau, filmé dans ses meubles après une plus-value de 7,4 millions de francs en sortie de RES, ça va bien pour lui ; M. Jean-Charles Naouri, dixième fortune de France en 2000 ; M. Pierre Blayau, recasé président de Géodis. Et puis les petits : Mme Véronique Cauvin, toujours au chômage ; Mme Hughette Tison, en congé de conversion ; Mme Yvette Josselin, préretraitée d’office ; Mme Marie-France Sanchez, en allocation solidarité, pour ne rien dire des existences en lambeaux, ravaudées à l’antidépresseur, et des familles fracassées...
Le plus époustouflant dans cet invraisemblable scandale, dont on pourrait trouver maints autres exemples, c’est le besoin qu’éprouve la plus grande partie de la classe dirigeante économique, non pas de le passer sous silence, mais d’en faire l’apologie en expliquant comme il est juste que la rémunération aille au mérite et combien grands sont les bienfaits de la société du risque.
Cette classe dirigeante économique ne risque pas d’être contredite par la classe politique, en tout cas celle qu’on dit « de gouvernement », qui, avec encore plus de bêtise que l’autre n’a de cynisme, vante les charmes, certes parfois un peu rudes, de la mondialisation et tous les avantages de s’y adapter bien vite. Avec cette particularité supplémentaire d’une assez remarquable schizophrénie. Ce sont en effet les mêmes individus qui, ministres engagés dans l’éther des négociations internationales, manient avec conviction les abstractions de la mondialisation et de la déréglementation, qu’ils font activement progresser, et qui, redevenus élus locaux, en constatent de visu les dégâts et doivent se livrer aux tâches ingrates de passer la serpillière, mais cela sans qu’à aucun moment ne s’établisse la liaison entre les deux temps de leur action.
Ainsi M. Gérard Longuet, au hasard, ministre de l’industrie dans les cénacles internationaux et dirigeant du Parti républicain, considère sans l’ombre d’un doute que la libéralisation est un incontestable bienfait. Mais M. Longuet Gérard, ministre de l’industrie en France et élu local, a du mal à laisser couler Moulinex sans rien faire et se démène comme un beau diable pour convaincre la Caisse des dépôts de remettre au pot – solution bien peu libérale – ou pour faire jouer les dispositifs d’aide aux plans sociaux. Viendra-t-il à l’idée de Gérard-Longuet-Gérard qu’il y a connexion entre les progrès qu’il fait faire au GATT et la noyade de Moulinex ? Pas un instant. Car l’entendement du ministre comprend les consécutions directes, mais ne va pas au-delà des effets à deux bandes. Ainsi les désastres industriels demeurent-ils incompréhensibles faute d’être rapportés à leurs vraies causes, qui résident dans quelques obscures décisions passées, prises très loin des sites qui ferment aujourd’hui, coups de force oubliés où pourtant tout s’est déterminé.
Qu’on n’aille pas voir un parti pris politique sournois dans le choix de l’exemple. Les pires ne sont pas forcément du côté qu’on croit. La conversion a le don de produire des lanciers dont le camp des convaincus de toujours finit par envier l’intransigeance. De ce point de vue, l’un des moments les plus sidérants du documentaire de Balbastre réside sans doute dans l’entretien avec M. Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’industrie du gouvernement Jospin.
Certes, dès 2000, M. Pierret, jupitérien, a tonné. Il a « exigé » que l’entreprise tienne « strictement » ses engagements de ne procéder à aucun licenciement sec. On ne va pas lui en vouloir pour si peu. Tous les autres concernés de tous les bords ont fait la même chose : propos martiaux, indignation écumante, dérisoires gesticulations de politiques face à des forces qui les dépassent complètement – sauf aux moments où ils les arment en toute inconscience. Mais, dans son bureau ministériel, où la convention implicite veut qu’on parle sérieusement des choses sérieuses, M. Pierret s’exprime avec la sagesse assurée de celui qui connaît les mystères de l’inéluctable : « Si les salariés pensent ça, c’est qu’ils n’ont pas compris ce qu’est ce monde de compétition, d’ouverture, de concurrence.(...) Nous n’avons pas suffisamment, nous à gauche, fait de pédagogie, pour expliquer ça. (...) Et ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’on a des gens qui refusent de manière magique (...) la réalité économique qui, qu’on le veuille ou non, est la réalité, aussi forte que la loi de la pesanteur. »
Pour que la chose prenne vraiment toute sa saveur, il est bon d’ajouter que l’entretien a été enregistré le 23 avril 2002, le surlendemain de la sévère défaite de M. Jospin au premier tour de l’élection présidentielle.
C’est peut-être à ce moment que les nerfs déjà bien mis en pelote par les 50 minutes de documentaire qui ont précédé en prennent un vieux coup et que vacillent les contentions qui font ordinairement accorder que la violence physique n’est pas une solution. Rendu en ce point critique où se cumulent tout à la fois la suffisance, la bêtise, l’aisance matérielle et les honneurs publics, on demande, on quémande, en jurant que ce ne sera que pour une fois et puis plus jamais, l’autorisation, juste l’autorisation d’une petite paire de gifles, bien sûr un peu retenue et pas trop fort, mais quand même pif paf, comme ça, pour le bonheur d’un instant de soulagement.
Frédéric Lordon,
Chercheur au CNRS,
auteur notamment de Et la vertu sauvera le monde..., Raisons d’agir, 2003.
auteur notamment de Et la vertu sauvera le monde..., Raisons d’agir, 2003.
(1) LMBO : Leverage Management Buy-Out, ou rachat d’une entreprise à l’aide d’un minimum de capitaux propres et une forte proportion de dettes produisant l’effet dit « de levier ».
(2) C’est le contraire d’un monopole : un acheteur, une multitude de vendeurs.
(3) Regroupant Brandt, Vedette, Thomson, Thermor, De Dietrich, Sauter, Krups et Moulinex.
(4) Le documentaire de Gilles Balbastre: Moulinex, la mécanique du pire, dont Frédéric Lordon a été un des conseillers, est diffusé par France 5, le 1er mars, à 15 h 45.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | mars 2004 | Pages 1, 22 et 23
Le 22 octobre 2001, le tribunal de commerce de Nanterre cède, pour quelques centaines de milliers d'euros, Moulinex, une des entreprises françaises les plus célèbres au monde, à son concurrent de toujours, Seb ! Résultat direct pour les salariés : quatre sites sont fermés en France, une poignée de part le monde et, au total, 5 400 personnes sur le carreau. Près de soixante-dix ans après sa création par l'entrepreneur Jean Mantelet, l'entreprise disparaît à jamais. Seule la marque demeure dans les rayons des supermarchés. Quelques mois après cette débâcle industrielle, le réalisateur de ce documentaire a cherché à rencontrer les acteurs directs, et parfois indirects, qui ont contribué à l'histoire de Moulinex. Les P-DG et les cadres dirigeants ne se laissent pas approcher facilement, surtout quand leurs missions ont échoué à ce point. Il a fallu bien des relances et à nouveau de longs mois pour que la majorité d'entre eux acceptent de raconter à la caméra, à leur manière, le jeu auquel ils ont participé et qui a conduit finalement plusieurs milliers de salariés droit dans le mur...
Le 7 septembre 2001, la société Moulinex dépose son bilan, une catastrophe pour des milliers de salariés qui perdent ainsi leur emploi. Comment le n° 1 de l’électroménager français en est-il arrivé là ? C’est ce que tente d’expliquer ce documentaire en retraçant l’histoire de l’entreprise. Grâce aux témoignages croisés des P.-D.G. successifs, des cadres dirigeants et des ouvriers, Gilles Balbastre souligne tout autant l’implacabilité des intérêts et des logiques économiques, qui préludent à la chute d’une société, que la détresse de ceux qui la subissent.
Deux groupes de voix dissonantes, deux mondes qui s’affrontent. Chacun avec ses arguments et sa réalité quotidienne. D’un côté, des ouvriers aux vies meurtries par la faillite de Moulinex, qui s’en prennent à l’incompétence et à la rapacité de ses nombreux dirigeants. De l’autre, ceux qui se sont succédé à la tête de l’entreprise et qui pointent du doigt erreurs de management et mondialisation. Il faut dire que, dans les années 60, l’entreprise florissante créée par Jean Mantelet ne se soucie pas de la concurrence. La grande distribution n’existe pas encore et les produits ménagers Moulinex se vendent comme des petits pains chez les détaillants. Mais l’apparition des premières grandes surfaces marquent le début des difficultés. « Moulinex n’en tire pas les conséquences et continue de garder un outil de production d’à peu près la même taille. Et on ne peut pas à la fois continuer d’améliorer la productivité sur des marchés qui stagnent et garder les effectifs », analyse Michel Vannoorenberghe, directeur financier de 1975 à 1990. Ce dernier et Roland Darneau, qui dirigea Moulinex de 1968 à 1994, sont à l’origine du rachat de l’entreprise par les salariés (RES). Cette mesure destinée à relancer l’entreprise, d’abord bien accueillie par le personnel, sera ensuite critiquée lorsque les retombées financières favoriseront surtout les cadres dirigeants. Dans les années 90, le rachat de la société allemande Krupps, initié par Darneau, divise les deux hommes.
Célébrée par les médias et soutenue par les syndicats, cette opération apparaît pourtant aux yeux du financier « trop chère et hors de portée de Moulinex ». L’avenir semble lui donner raison. La récession de 1993 affecte durement une entreprise déjà fort endettée. Dès lors, les banques exigent le retrait du RES, et, en 1994, le groupe financier Eurys devient le principal actionnaire de Moulinex. Son président, Jean-Charles Naouri, place Jules Coulon à la tête de la société. Les salariés se souviennent seulement de l’homme invisible qui ferma les premiers sites et mit en place le premier plan social. L’action perd 28 %. Pierre Blayau succède à Jules Coulon de 1996 à 2000. Cet énarque, proche des milieux socialistes, aidé par Mc Kinsey - leader mondial de conseil en management - lance un nouveau plan social pour rationaliser au maximum la production. Le personnel doit s’adapter à de nouvelles techniques et aux « cadences infernales de travail ». L’action remonte et Naouri vend. Privée de ses actionnaires principaux, Moulinex est frappée de plein fouet par la crise financière russe de 1998. Dès lors, la valse des dirigeants s’accélère, et le train des plans sociaux ne s’arrête plus, jusqu’au dépôt de bilan de septembre 2001 et au dépeçage de l’entreprise en faveur de Seb. Laissant sur le carreau des milliers d’ouvriers...
« Ce qui est arrivé à Moulinex tient en partie au comportement irresponsable des actionnaires. Parce que trop souvent les financiers tirent immédiatement profit de leurs placements plutôt que d’envisager ce dont l’entreprise a besoin pour maintenir sa concurrence et pour développer sa croissance. » Frank Borotra, ministre de l’Industrie de 1995 à 1997 « Ils veulent de l’argent pour faire de l’argent. Ils n’en ont jamais assez. Ils nous coulent. Ils mettent nos familles en péril, ils mettent nos régions en péril. Parce que dans la région, trois Moulinex, ça fait quand même beaucoup d’emplois, beaucoup de familles en déroute. On ne devrait pas avoir le droit de faire des choses comme ça. » Véronique Cauvin, ouvrière de production à Bayeux de 1979 à 2002 « Je ne passe jamais devant l’usine... Je n’y arrive pas, rien à faire. » Michèle Leguédé, ouvrière de production à Argentan de 1963 à 1997
Mère de famille, ouvrière spécialisée dans une des entreprises Moulinex, Nicole Magloire a travaillé pendant trente ans, huit heures par jour, sur sa machine à souder. Le 11 septembre 2001, elle apprend, comme tant d’autres, que l’usine où elle travaille depuis toujours ferme. Son fils Franck décide alors de raconter l’histoire de sa mère dans un livre. Ouvrière*a reçu le prix littéraire 2003 de la ville de Caen. De ce récit est né ensuite une pièce de théâtre du même titre, adaptée par Catherine Gandois et Didier Sauvegrain, qui a été jouée à Aix-en-Provence, à Angers et à Paris en décembre 2003. * Ouvrière,de Franck Magloire, Editions de l’Aube, 2002.
AUTOUR DE MOULINEX
Moulinex - Ils laisseront des traces, de Dominique Gros et M. Damiau, Isoete, 2003.
Moulinex, 25 ans au service de Jean Mantelet,de Didier Douriez, Editions Cahiers du temps, 2001.
La Magie Moulinex - La conquête des femmes,de Tristan Gaston- Breton et Patricia Defever Kapferer, Editions Le Cherche Midi
1967, la grande grève de la Rhodiaceta à Besançon annonce déjà mai 68.
Chris Marker, Jean-Luc Godard, Bruno Muel et quelques autres cinéastes militants, décident de donner à ces ouvriers les moyens de prendre eux-mêmes la parole et vont ainsi mettre du matériel à leur disposition et les former aux techniques cinématographiques.
Résultat : des films forts, des pamphlets parfois violents, souvent brillants et émouvants, réalisés entre 1967 et 1973 sous l'égide de l'infatigable et génial Pol Cèbe (ouvrier et bibliothécaire du CE).
Pourquoi se sont-ils choisis pour nom « groupes Medvedkine » ?
« Un train, un homme qui mettait le cinéma « entre les mains du peuple » (comme Medvedkine nous le dirait lui-même plus tard), cela avait de quoi faire rêver un demi cinéaste égaré dans cette jungle où le professionnalisme mondain et le corporatisme se rejoignent pour empêcher le cinéma de tomber entre les mains du peuple. J©ˆai donc passablement brodé sur le thème du « ciné-train », pour découvrir, en rencontrant Medvedkine, que tout ce que j©ˆavais inventé était encore très au-dessous de la réalité.
On se demande quelquefois ce qui a décidé un groupe d'ouvriers français, débutant précisément dans cette difficile entreprise de prendre le cinéma entre leurs mains, à choisir de se baptiser Groupes Medvedkine. Je suis heureux d'apporter pour la première fois une réponse historique à cette importante question. C'est exactement au moment où, racontant le ciné-train à Besançon en 67, l©ˆannée des grandes grèves, dans la cuisine de René Berchoud en compagnie de Georges, de Yoyo, de Daniel, de Pol, de Geo et de quelques autres, que j'ai cité Medvedkine : nous emmenions avec nous des cartons déjà tournés, pour insérer dans les films. Et il y en avait un que nous prenions en bobines entières, parce qu©ˆil servait toujours, dans tous les films. Celui qui disait : « CAMARADES, ÇA NE PEUT PLUS DURER ! » »
Chris Marker, « Le ciné-Ours - Revue du Cinéma - Image et Son », n°255, décembre 1971
Un double coffret aux Editions Montparnasse ( avec un livret) pour cette mémoire ouvrière et militante, a ne pas manquer et à ne pas oublier ...

Moulinex, la mécanique du pire
Documentaire (52 min) du réalisateur sardon Gilles Balbastre (2003).
Le film n'étant pas accessible, je ne sais pour quelles raisons, j'ai mis en ligne deux épisodes de 52 min chacun du même
réalisateur:
Le chômage a une
histoire
Le 22 octobre 2001, le tribunal de commerce de Nanterre cède, pour quelques centaines de milliers d'euros, Moulinex, une des entreprises françaises les plus célèbres au monde, à son concurrent de toujours, Seb ! Résultat direct pour les salariés : quatre sites sont fermés en France, une poignée de part le monde et, au total, 5 400 personnes sur le carreau. Près de soixante-dix ans après sa création par l'entrepreneur Jean Mantelet, l'entreprise disparaît à jamais. Seule la marque demeure dans les rayons des supermarchés. Quelques mois après cette débâcle industrielle, le réalisateur de ce documentaire a cherché à rencontrer les acteurs directs, et parfois indirects, qui ont contribué à l'histoire de Moulinex. Les P-DG et les cadres dirigeants ne se laissent pas approcher facilement, surtout quand leurs missions ont échoué à ce point. Il a fallu bien des relances et à nouveau de longs mois pour que la majorité d'entre eux acceptent de raconter à la caméra, à leur manière, le jeu auquel ils ont participé et qui a conduit finalement plusieurs milliers de salariés droit dans le mur...
Résumé du film:
Le 7 septembre 2001, la société Moulinex dépose son bilan, une catastrophe pour des milliers de salariés qui perdent ainsi leur emploi. Comment le n° 1 de l’électroménager français en est-il arrivé là ? C’est ce que tente d’expliquer ce documentaire en retraçant l’histoire de l’entreprise. Grâce aux témoignages croisés des P.-D.G. successifs, des cadres dirigeants et des ouvriers, Gilles Balbastre souligne tout autant l’implacabilité des intérêts et des logiques économiques, qui préludent à la chute d’une société, que la détresse de ceux qui la subissent.
Deux groupes de voix dissonantes, deux mondes qui s’affrontent. Chacun avec ses arguments et sa réalité quotidienne. D’un côté, des ouvriers aux vies meurtries par la faillite de Moulinex, qui s’en prennent à l’incompétence et à la rapacité de ses nombreux dirigeants. De l’autre, ceux qui se sont succédé à la tête de l’entreprise et qui pointent du doigt erreurs de management et mondialisation. Il faut dire que, dans les années 60, l’entreprise florissante créée par Jean Mantelet ne se soucie pas de la concurrence. La grande distribution n’existe pas encore et les produits ménagers Moulinex se vendent comme des petits pains chez les détaillants. Mais l’apparition des premières grandes surfaces marquent le début des difficultés. « Moulinex n’en tire pas les conséquences et continue de garder un outil de production d’à peu près la même taille. Et on ne peut pas à la fois continuer d’améliorer la productivité sur des marchés qui stagnent et garder les effectifs », analyse Michel Vannoorenberghe, directeur financier de 1975 à 1990. Ce dernier et Roland Darneau, qui dirigea Moulinex de 1968 à 1994, sont à l’origine du rachat de l’entreprise par les salariés (RES). Cette mesure destinée à relancer l’entreprise, d’abord bien accueillie par le personnel, sera ensuite critiquée lorsque les retombées financières favoriseront surtout les cadres dirigeants. Dans les années 90, le rachat de la société allemande Krupps, initié par Darneau, divise les deux hommes.
Mort annoncée d’une entreprise
Célébrée par les médias et soutenue par les syndicats, cette opération apparaît pourtant aux yeux du financier « trop chère et hors de portée de Moulinex ». L’avenir semble lui donner raison. La récession de 1993 affecte durement une entreprise déjà fort endettée. Dès lors, les banques exigent le retrait du RES, et, en 1994, le groupe financier Eurys devient le principal actionnaire de Moulinex. Son président, Jean-Charles Naouri, place Jules Coulon à la tête de la société. Les salariés se souviennent seulement de l’homme invisible qui ferma les premiers sites et mit en place le premier plan social. L’action perd 28 %. Pierre Blayau succède à Jules Coulon de 1996 à 2000. Cet énarque, proche des milieux socialistes, aidé par Mc Kinsey - leader mondial de conseil en management - lance un nouveau plan social pour rationaliser au maximum la production. Le personnel doit s’adapter à de nouvelles techniques et aux « cadences infernales de travail ». L’action remonte et Naouri vend. Privée de ses actionnaires principaux, Moulinex est frappée de plein fouet par la crise financière russe de 1998. Dès lors, la valse des dirigeants s’accélère, et le train des plans sociaux ne s’arrête plus, jusqu’au dépôt de bilan de septembre 2001 et au dépeçage de l’entreprise en faveur de Seb. Laissant sur le carreau des milliers d’ouvriers...
AU FIL DES TÉMOIGNAGES
« Ce qui est arrivé à Moulinex tient en partie au comportement irresponsable des actionnaires. Parce que trop souvent les financiers tirent immédiatement profit de leurs placements plutôt que d’envisager ce dont l’entreprise a besoin pour maintenir sa concurrence et pour développer sa croissance. » Frank Borotra, ministre de l’Industrie de 1995 à 1997 « Ils veulent de l’argent pour faire de l’argent. Ils n’en ont jamais assez. Ils nous coulent. Ils mettent nos familles en péril, ils mettent nos régions en péril. Parce que dans la région, trois Moulinex, ça fait quand même beaucoup d’emplois, beaucoup de familles en déroute. On ne devrait pas avoir le droit de faire des choses comme ça. » Véronique Cauvin, ouvrière de production à Bayeux de 1979 à 2002 « Je ne passe jamais devant l’usine... Je n’y arrive pas, rien à faire. » Michèle Leguédé, ouvrière de production à Argentan de 1963 à 1997
UNE VIE DÉDIÉE À MOULINEX
Mère de famille, ouvrière spécialisée dans une des entreprises Moulinex, Nicole Magloire a travaillé pendant trente ans, huit heures par jour, sur sa machine à souder. Le 11 septembre 2001, elle apprend, comme tant d’autres, que l’usine où elle travaille depuis toujours ferme. Son fils Franck décide alors de raconter l’histoire de sa mère dans un livre. Ouvrière*a reçu le prix littéraire 2003 de la ville de Caen. De ce récit est né ensuite une pièce de théâtre du même titre, adaptée par Catherine Gandois et Didier Sauvegrain, qui a été jouée à Aix-en-Provence, à Angers et à Paris en décembre 2003. * Ouvrière,de Franck Magloire, Editions de l’Aube, 2002.
AUTOUR DE MOULINEX
Moulinex - Ils laisseront des traces, de Dominique Gros et M. Damiau, Isoete, 2003.
Moulinex, 25 ans au service de Jean Mantelet,de Didier Douriez, Editions Cahiers du temps, 2001.
La Magie Moulinex - La conquête des femmes,de Tristan Gaston- Breton et Patricia Defever Kapferer, Editions Le Cherche Midi
Les Groupes Medvedkine
1967, la grande grève de la Rhodiaceta à Besançon annonce déjà mai 68.
Chris Marker, Jean-Luc Godard, Bruno Muel et quelques autres cinéastes militants, décident de donner à ces ouvriers les moyens de prendre eux-mêmes la parole et vont ainsi mettre du matériel à leur disposition et les former aux techniques cinématographiques.
Résultat : des films forts, des pamphlets parfois violents, souvent brillants et émouvants, réalisés entre 1967 et 1973 sous l'égide de l'infatigable et génial Pol Cèbe (ouvrier et bibliothécaire du CE).
Pourquoi se sont-ils choisis pour nom « groupes Medvedkine » ?
« Un train, un homme qui mettait le cinéma « entre les mains du peuple » (comme Medvedkine nous le dirait lui-même plus tard), cela avait de quoi faire rêver un demi cinéaste égaré dans cette jungle où le professionnalisme mondain et le corporatisme se rejoignent pour empêcher le cinéma de tomber entre les mains du peuple. J©ˆai donc passablement brodé sur le thème du « ciné-train », pour découvrir, en rencontrant Medvedkine, que tout ce que j©ˆavais inventé était encore très au-dessous de la réalité.
On se demande quelquefois ce qui a décidé un groupe d'ouvriers français, débutant précisément dans cette difficile entreprise de prendre le cinéma entre leurs mains, à choisir de se baptiser Groupes Medvedkine. Je suis heureux d'apporter pour la première fois une réponse historique à cette importante question. C'est exactement au moment où, racontant le ciné-train à Besançon en 67, l©ˆannée des grandes grèves, dans la cuisine de René Berchoud en compagnie de Georges, de Yoyo, de Daniel, de Pol, de Geo et de quelques autres, que j'ai cité Medvedkine : nous emmenions avec nous des cartons déjà tournés, pour insérer dans les films. Et il y en avait un que nous prenions en bobines entières, parce qu©ˆil servait toujours, dans tous les films. Celui qui disait : « CAMARADES, ÇA NE PEUT PLUS DURER ! » »
Chris Marker, « Le ciné-Ours - Revue du Cinéma - Image et Son », n°255, décembre 1971
Un double coffret aux Editions Montparnasse ( avec un livret) pour cette mémoire ouvrière et militante, a ne pas manquer et à ne pas oublier ...
Le 8 février 2006, Editions Montparnasse, coffret 2 DVD

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