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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

Quelle Europe pour briser les marchés ?

15 Juin 2011 , Rédigé par grossel Publié dans #agora


Après l’orgie spéculative, l’austérité pour (presque) tous

Quelle Europe pour briser les marchés ?

Le Monde Diplomatique du mois de juin 2011

Le verdict fait l’unanimité des gouvernements européens : pour endiguer les assauts de la finance, rigueur budgétaire et baisse des salaires seront nécessaires. Une solution idéale pour engager l’économie sur la voie de la déflation et accentuer la casse sociale. Et si on imaginait tout autre chose...
Par James K. Galbraith

Au début du mois de janvier, le gouvernement grec convoque en urgence un aréopage d’experts en économie. Parmi eux, un fonctionnaire du Fonds monétaire international (FMI) explique sèchement au premier ministre qu’il doit démanteler l’Etat-providence. Un autre conseiller, appartenant à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), lance d’un ton jovial : « Une décision qui horrifie tout le monde, y compris vos propres partisans, ne peut être qu’une bonne décision. »
Le théorème qui fonde ces expertises est connu : les marchés commandent aux Etats de se serrer la ceinture. Les acheteurs d’obligations sont seuls juges des plans d’austérité consentis par les gouvernements. Eux seuls décident s’il y a lieu ou non d’avoir confiance dans la capacité d’un Etat à rembourser sa dette. Qu’un pays se soumette à une discipline budgétaire de fer et les taux d’intérêt redeviendront supportables — et les vannes du crédit s’ouvriront à nouveau.
Cette théorie présente un défaut de taille : les promesses ne coûtent rien. Quand bien même les Etats se plieraient en quatre pour complaire aux marchés, il faut du temps avant que les mesures d’austérité entrent en vigueur et atteignent leur objectif. Le refinancement (lire « Trésors de la langue financière ») d’une dette préexistante repose sur l’annonce de réformes qui n’ont pas encore eu lieu, c’est-à-dire sur la confiance que les marchés accordent à la bonne foi du débiteur. Mais comment un Etat réputé irresponsable peut-il inspirer une telle confiance ? La Grèce a beau jurer de sa détermination à dépouiller fonctionnaires et retraités, sa dette viendra à échéance avant l’exécution de ses promesses. D’où ce paradoxe : plus Athènes s’engage à restreindre les dépenses et plus les marchés qu’il s’agissait d’amadouer se défient...
Cet état de fait a ruiné l’idée selon laquelle un programme d’austérité suffirait à débloquer le marché du crédit à des conditions acceptables pour le pays. Le seul moyen d’éviter le défaut de paiement réside par conséquent dans une injection massive de fonds européens échappant aux voies des marchés. Pour le gouvernement grec, la question est devenue : comment persuader l’Union européenne de mettre la main à la poche ?
Ce défi a propulsé la crise économique au milieu d’un jeu de billard politique. Athènes doit poursuivre ses annonces de coupes drastiques et de « réformes » — non pour rassurer les marchés, mais pour satisfaire Mme Angela Merkel. Car l’électorat de la chancelière allemande est supposé ne tolérer de « plan de sauvetage » qu’à la condition que le peuple grec endure des sacrifices spectaculaires. Pendant ce temps, le gouvernement de M. Georges Papandréou a fait ostensiblement allégeance à l’euro et à ses créanciers, tout en rappelant à Paris et à Berlin que, dans l’hypothèse d’un refus d’assistance de leur part, l’effondrement de la maison grecque entraînerait dans sa ruine l’Espagne et le Portugal.
Sur le plan économique, ce scénario laisse perplexe. Les mesures d’austérité promises produiraient plus de chômage et moins de recettes fiscales ; on ne peut donc guère s’attendre à ce qu’elles réduisent sensiblement le déficit budgétaire. Amputer la consommation grecque — ainsi que le préconise le programme du Fonds monétaire international (FMI) — se traduirait, en outre, par des pertes d’emplois dans les industries allemandes et françaises qui écoulent une partie de leurs marchandises vers la Grèce.
L’euro interdisant toute dévaluation, on ne peut pas non plus escompter des gains de compétitivité. Les mesures susceptibles d’apporter un ballon d’oxygène momentané — à savoir la mise au régime de la fonction publique et les réformes fiscales — seraient plus difficiles encore à appliquer dans une atmosphère de disette sociale et de taux d’intérêt exorbitants.
Alors que le compte à rebours approche de son terme, les dirigeants européens se débattent encore entre leurs règlements byzantins, leur Union en carton-pâte, leurs soucis politiques intérieurs et leur perception bornée du problème. De hauts responsables martèlent avec fanatisme l’idée que des coupes claires dans les dépenses publiques galvaniseraient la croissance économique. Leur analyse aboutit à un désastre. La chancelière allemande ayant semblé rejeter l’option d’un plan de sauvetage, un vent de panique s’est emparé de la zone euro. Le prix des contrats d’assurance contre les défauts de paiement (credit default swaps, ou CDS) a aussitôt grimpé en flèche pour l’Espagne, le Portugal et leurs banques, symptôme de la fragilité d’un système financier européen en pénurie chronique de garanties de dépôts à l’échelle européenne. Mme Merkel a fait la grimace, avant de consentir au plan de sauvetage.
Une parodie d’autorité

Les événements ont vite conduit les acteurs du drame à une deuxième révélation. La décision de protéger la Grèce de la faillite a ravivé les tensions au lieu de les calmer. Imaginez-vous en effet que vous possédiez des titres de la dette portugaise. Leur rendement devenant incertain, vous voulez vous en débarrasser ou acquérir un CDS. L’obligation portugaise se déprécie davantage, rendant plus difficile l’obtention de nouveaux prêts par Lisbonne. Pour les marchés financiers, le meilleur moyen de garantir les paiements consisterait à verrouiller le marché des obligations privées et — comme la Grèce — à faire chanter l’Union européenne. Un plan de sauvetage serait alors quasiment acquis, d’autant que le Portugal jouit d’une réputation de pays moins « irresponsable » que la Grèce. Après le Portugal viendrait l’Espagne.
En somme, les spéculateurs détiennent le pouvoir d’imposer une « européanisation » des dettes méditerranéennes. C’est ce pouvoir qui s’est exercé à la mi-mai. L’affolement des capitales européennes obéit au même mécanisme qui a fait trembler les Etats-Unis en septembre 2008 : l’extravagante pression exercée par les marchés sur des élus indécis. Comme toute victime de chantage, le président Nicolas Sarkozy a piqué une colère. Dans une parodie d’autorité politique, la chancelière Merkel a annoncé de son côté l’interdiction des ventes à découvert « à nu » (technique qui permet aux spéculateurs de vendre des titres qu’ils ne possèdent pas) sur les obligations d’Etat. Des représailles assez peu dissuasives. Mais que pouvaient-ils faire de plus ? Les ventes d’obligations ou de CDS sur la Grèce, le Portugal ou l’Espagne peuvent s’effectuer hors d’Europe — à New York ou aux îles Caïmans, par exemple. Au moindre semblant de pression, les spéculateurs se regroupent pour lancer une nouvelle attaque.
Les centaines de milliards d’euros mobilisés par l’Union européenne ont calmé les choses pour un temps. Mais rapidement une évidence a sauté aux yeux : les pays membres de l’Union ne peuvent trouver de l’argent qu’en empruntant les uns aux autres. Car il leur est interdit de créer de nouvelles réserves, tout comme il leur est impossible d’encourager simultanément la croissance et d’éponger des dettes. Cela, seule la Banque centrale européenne (BCE) est en mesure de le faire. Au début de la crise, le rôle joué par celle-ci a singulièrement manqué de clarté. Contre ses propres principes, elle a fini par acheter à tour de bras des titres de dettes souveraines. Ce faisant, elle prenait le contrôle du problème de la dette, mais au prix d’un euro plus élastique. Advient alors ce qui devait advenir : l’euro décroche de son podium de devise « dure » pour entamer son inéluctable déclin. Les déclarations fébriles du président de la BCE, M. Jean-Claude Trichet, jurant ses grands dieux qu’il « ne [faisait] pas fonctionner la planche à billets (1) » mais qu’il se contentait de recycler des dépôts à terme, ne firent qu’accroître la confusion ; s’installa le soupçon que les dirigeants de l’Union avaient perdu la tête. Au prix d’un vent de panique.
Ce champ de décombres a au moins servi à dégager l’un des trois piliers de la sagesse financière. La bonne marche du système suppose l’existence d’un Etat plus influent que n’importe quel marché. Il doit pouvoir agir pour assurer les paiements des dettes publiques — à la manière de la Réserve fédérale américaine —, faute de quoi les marchés triomphent des pouvoirs publics au jeu du « diviser pour mieux régner ». L’Europe a déployé d’immenses efforts pour mettre sur pied un « marché unique », mais sans se donner les moyens de le contrôler, et en décrétant que la BCE n’injecterait pas de monnaie supplémentaire dans le système. En agissant ainsi, elle a créé des marchés plus puissants que les Etats et des Etats criblés de dettes qui chancellent au bord de la faillite. Seule la BCE peut remédier à cet aveuglement, en abandonnant la charte qui l’entrave.
Jusqu’où copiera-t-elle la politique d’injection de liquidités mise en œuvre par la Réserve fédérale à l’automne 2008 ? Une chose est sûre : même si elle va jusqu’au bout de sa mutation et met un terme à la crise financière, la crise économique, elle, va s’amplifier. Chaque pays « sauvé » recevra juste assez pour payer ses créanciers, en échange d’une réduction drastique de ses dépenses publiques. Les banques en sortiront gagnantes, pas les populations. L’homme du FMI consulté par le gouvernement grec aura gagné son pari... et l’Europe s’enfoncera dans la récession.
A moins qu’elle ne change son fusil d’épaule ; que les forces sociales qui édifièrent l’Etat-providence se lèvent à nouveau pour le défendre. Et que l’Union européenne prenne la mesure de sa malformation constitutionnelle, qui provient finalement de l’inexistence d’un dispositif de stimulation macroéconomique.
 
L’Union aurait besoin d’un régime fiscal intégré, d’une banque centrale dédiée à la prospérité économique et d’un secteur financier mis hors d’état de nuire. Il lui manque avant tout un mécanisme budgétaire automatique tourné vers le plein emploi, qui jugule la récession et compense les baisses de la demande dans ses régions les plus pauvres. Un tel système ne devrait pas s’appuyer que sur l’action gouvernementale, mais aussi sur les citoyens.
 
D’un point de vue purement technique, il existe des moyens assez simples pour réaliser cet objectif. La création d’une Union européenne des caisses de retraite pourrait servir par exemple à harmoniser le niveau des pensions entre les pays membres, afin que les anciens travailleurs du Portugal, de Grèce ou d’Espagne bénéficient des normes en vigueur dans les pays les plus avancés. De la même manière, on peut imaginer un système intégré qui garantisse un salaire minimum décent à tous les salariés de l’Union. Une Banque européenne d’investissement pourrait financer la création d’universités transnationales et garantir un enseignement de qualité du nord jusqu’au sud. Principe de base : la seule réponse appropriée au chômage de masse et aux déficits budgétaires qui en résultent consiste à accroître les dépenses publiques, non à les diminuer.
Certains objecteront qu’un tel scénario conduirait à taxer les Allemands au bénéfice des Grecs. Cet argument n’a aucun sens d’un point de vue économique. Il s’agit plutôt de mobiliser les ressources inemployées à travers toute l’Europe et de les intégrer dans le circuit productif. Une telle orientation n’induirait nullement un coût supplémentaire pour ceux qui disposent déjà d’un emploi, puisque la fourniture de biens et de services destinés à tous se développerait de manière rapide. Un système fiscal intégré permettrait en revanche de freiner l’évasion fiscale qui gangrène la Grèce et d’autres pays du sud de l’Europe. Certes, les réformes impliquent des impôts plus lourds, mais ceux-ci affecteraient les riches dans les pays pauvres et non les pauvres dans les pays riches.
 
L’expérience de ces derniers mois suggère que la reprise tant attendue pourra difficilement se produire tant que les marchés conserveront leur force de frappe. Elle souligne donc la nécessité de désarmer le secteur financier pour qu’il cesse de menacer l’Union européenne. Là encore, la tâche n’est pas insurmontable. Elle suppose un effort de régulation, de taxation et de restructuration des dettes des pays méditerranéens. Une régulation offensive consisterait à interdire à toute entité financière européenne de spéculer sur les dettes souveraines des Etats membres par CDS interposés, de manière à contraindre les spéculateurs les plus forcenés à s’exiler dans les paradis fiscaux. Les banques faillies à la suite de paris couverts ou non couverts seraient réquisitionnées et nationalisées. Une taxe européenne sur les plus-values pourrait être instaurée sous l’égide des gouvernements nationaux. Il en irait de même pour la taxe sur les transactions financières, qui n’est certes pas une panacée, mais dont l’adoption n’a que trop tardé. Si un contrôle des capitaux doit réapparaître afin de stopper la contagion financière, eh bien nul n’en mourra. Les Etats ne peuvent se permettre de perdre le combat qui les oppose aux marchés financiers : la survie d’un système à peu près civilisé en dépend.
Radicalité bancaire
ou radicalité sociale

Quant à la restructuration des dettes insolvables, elle exigerait de l’Europe qu’elle instaure une procédure d’insolvabilité souveraine, comparable à celle que l’on trouve au chapitre IX de la loi américaine portant sur les banqueroutes municipales — c’est ce que propose depuis longtemps Kunibert Raffer, professeur d’économie à l’université de Vienne. Ce dispositif permettrait aux gouvernements de maintenir les services essentiels dus à leurs populations, tout en s’affranchissant de la part insoutenable de leurs dettes. Les banques s’en trouveraient sans doute affectées, mais il appartiendrait aux pouvoirs publics de limiter les dégâts en garantissant les dépôts bancaires et en se tenant prêts à prendre les rênes des établissements éventuellement fragilisés par les plans de restructuration. Gardons-nous de compatir trop fort aux risques encourus par les banques : leur métier consiste à gagner de l’argent, mais aussi parfois à en perdre. Du reste, la proportion d’innocents est bien plus faible dans l’état-major d’une banque que dans n’importe quel pays donné.
Pareilles réformes aiguillent-elles l’Europe sur les rails d’un super-Etat capable d’assumer ses dépenses publiques à un taux d’intérêt viable et de tenir tête aux agences de notation et aux marchés de CDS — un Etat soucieux de contrôler ses banques plutôt que d’être contrôlé par elles ? Aux Européens d’en décider, le cas échéant.
Bien sûr, il s’agirait là d’une évolution radicale. Mais peut-on encore espérer une évolution qui ne le soit pas ? Quiconque peut-il encore douter que l’architecture néolibérale de l’Europe est en train de s’effondrer ? L’alternative est simple : radicalité désastreuse de la rigueur budgétaire ou radicalité constructive du plein emploi. Radicalité bancaire ou radicalité sociale.
Encore jeune homme et travaillant pour la commission bancaire de la Chambre des représentants, j’ai participé, en 1975, à la mise en place d’un plan de sauvetage de la ville de New York, alors en proie à une profonde crise financière et économique. Notre programme visait à préserver les universités et les transports publics. Il recommandait en outre de restructurer la dette municipale et de ne pas se lamenter sur les pertes qui en découleraient pour les détenteurs d’obligations new-yorkaises. Soudain, je reçus un coup de téléphone. C’était M. Averell Harriman, ancien gouverneur de New York — et ancien ambassadeur de Roosevelt auprès de Staline. Il me demandait de faire le point sur l’état de nos travaux.
L’octogénaire Harriman, à peine remis d’une fracture à la hanche, me reçut en pyjama sur un canapé de sa villa de Georgetown. Sur le mur à sa droite, une copie des Tournesols de Van Gogh. Sur une commode en verre à sa gauche, une ballerine de Degas. Devant ce petit musée privé, je tentai d’expliquer à l’ancien gouverneur pourquoi les membres du comité préféraient réclamer des sacrifices aux riches plutôt qu’aux pauvres. Il hocha la tête, se pencha en avant sur sa canne et dit d’une voix caverneuse : « Je comprends. Le capital doit payer, tout comme le travail. »
Sur ce point, au moins, rien n’a changé.
James K. Galbraith.

 

Titulaire de la chaire d’économie politique à la LBJ School of Public Affairs, université du Texas (Austin), auteur de L’Etat prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Seuil, Paris, 2009.

 

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