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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

Note sur le silence d'Émilie/ J.C.Grosse

Note sur le silence d'Émilie

 

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Je ne connais pas Émilie. Je ne connais que ses lettres à Marcel Conche, publiées dans Confession d’un philosophe et dans le Journal étrange. Je ne saurais pas dire mieux que lui ce que ces lettres peuvent provoquer en quelqu’un prêt à les accueillir.
Elles portent la puissance étrange des écrits mystiques ou poétiques, quand il s’agit de poésie métaphysique. Ce n’est pas une voix qui parle, c’est une voix habitée, inspirée qui exprime. Cette puissance peut se livrer par des mots écrits, des mots dits, des voix, des regards, des élans, des abandons, des suspens, des caresses, des contacts d’algues pour bonheurs d’épure et d’éternité, quand c’est l’être de l’autre qui s’exprime, quand l’autre est traversé par l’Autre ou pour employer un mot de Marcel Conche, par le sacré.
Je connais le philosophe et l’écrivain plus que l’homme. J’ai été très en empathie avec l’aventure (j’emploie le mot parce qu’il l’emploie, hors toute signification de passade) qu’il a vécue avec Émilie. Et le silence d’Émilie (en fait, il y en a eu deux ; c’est le second qui m’intéresse) mérite qu’on s’interroge. Marcel Conche dans Le Silence d’Émilie, tente de l’élucider et de définir une attitude par rapport à une Émilie durablement silencieuse.
C’est ce silence que je veux interroger, même si je suis moins bien placé pour en parler que l’écrivain.

Toutes nos tentatives de l’expliquer sont vouées à l’échec. Manque la parole de l’autre qui seule pourrait nous dire quelle version, quelle interprétation est la bonne, en quoi toutes sont fausses, sans nous révéler la vraie, ou partielles, sans nous dévoiler le fin mot de cette fin. Nos tentatives pour comprendre sont-elles vaines ? Par rapport à la vérité, oui. Mais elles nous mobilisent, provoquent une intense activité intellectuelle, affective qui nous amène sans doute très près de l’autre, à notre insu et qui aussi nous change. Ce silence qui nous est imposé, qui fait souffrir est aussi douloureusement formateur. Il aiguise nos sens, nos intuitions, il fait sentir, anticiper, il nous met en alerte sur tous les événements d’hier, sur ce qui pourrait faire bouger l’autre, (en réalité, l’autre est en mouvement, mais nous n’en savons rien) aujourd’hui ou demain, le faire sortir de son silence. Nous voici mettant sous la loupe, chaque moment, tel regard, tel mot, telle intonation, tel geste. Ce qui a eu lieu, et pour toujours, revit avec une intensité nouvelle, avec nos mots, nos interrogations, nos certitudes, nos doutes, nos approximations. Et aussi ce qui n’a pas encore eu lieu et qu’on souhaite, dont on rêve.

Deux voies nous sont possibles, en réponse à ce silence, celle du ressentiment, commune, celle de l’élévation, plus rare. Cette seconde voie, comme le montre bien Marcel Conche, nous tire vers le haut parce que nous finissons par reconnaître que l’intuition initiale, l’élan initial, le mouvement d’amour initial était juste. Non, on ne s’était pas trompé sur la qualité, l’excellence de l’être de l’autre. Autrement dit, les péripéties qui ont conduit l’autre au silence, les fautes de l’un et de l’autre, les maladresses plutôt, cela finit par ne plus peser : l’aventure se termine comme elle a commencé, par l’assurance que cette rencontre était une chance, un don, un moment de beauté.  Et par la reconduction de l’amour inconditionnel pour la silencieuse.
La marque de cette élévation est dans l’acceptation de la souffrance pour soi et dans la volonté de bonheur de l’autre. L’amour est devenu don sans contrepartie. Il est devenu sublime, parce que sublimé. Ce qui a provoqué l’attirance, et qui est érotique, n’exige plus satisfaction immédiate avec tous les jeux de séduction, de domination pour atteindre ce but. L’attirance transformée par la volonté, en amical amour, donne des œuvres de l’esprit. Corsica. Le Silence d’Émilie.

Mais ce silence même. Aussi radical, aussi assourdissant, venu de jeunes filles ou de jeunes femmes, sauvages, douces et violentes, passionnées et réservées, il nous impose le respect, on doit le respecter comme tel, dans son opacité, son énigme.
Ce silence n’est pas mutisme. Ce silence s’est imposé à ces jeunes filles, jeunes femmes parce que les mots leur manquaient, parce qu’elles étaient débordées, envahies par quelque force irrésistible et inquiétante. Il y a toujours une dimension inquiétante quand on est traversé par l’amour, le puissant amour, se subordonnant la sexualité.  À moins que ce ne soit l’inverse comme le voudrait Schopenhauer. Ce qui les dépasse, les traverse, s’appelle l’espèce, sa survie, sa succession, la génération, la Vie. Dit autrement, selon la métaphysique naturaliste de Marcel Conche, ce qui les traverse, c’est la Nature infinie, créatrice, éternelle, germinative.

La religion d’Émilie, quand elle s’exprimait en mots écrits, était dans sa capacité à percevoir, à recevoir l’infini à l’œuvre dans tout être fini, dans toute apparence. Émilie confirmait la métaphysique de Marcel Conche. Quelqu’un recevait, concevait comme lui, avec d’autres mots, l’infinie puissance créatrice de la Nature. Il n’était plus menacé de solipsisme, ce qui ne le gênait guère, la recherche de la vérité étant son seul  but comme philosophe. Les voilà deux, donnant vie à des œuvres de l’esprit et le cœur des deux amants-amis, unis par l’amical amour, est le creuset de cette création. Pour Marcel Conche, la rencontre d’Émilie l’a conduit à élaborer la religion pour notre temps et notre monde, la religion universelle de l’amour inconditionnel pour autrui, dans La Voie certaine vers « Dieu ».  Et à poser la Bonté de la Nature donc celle de l'homme et de la femme.

Pour Émilie, le cheminement est différent. Les voilà deux, elle et son Hector, donnant la vie à des œuvres de chair et le corps de la femme est le lieu de cette procréation. 
Il me semble que cette dichotomie entre enfants de la chair et enfants de l’esprit est à l’origine du silence radical de ces femmes traversées par la Vie, qu’elles accueillent, offertes, donneuses, médiatrices. Les mots pour autrui sont superflus.  Pas les mots pour l’enfant à naître, qui ne se partagent pas. Quand le grand mystère de l’onto et de la phylogenèse est en vue, on s’y prépare, on se recueille.
La spéculation métaphysique sur l’apeiron et le gonimon, œuvre de l’esprit, ne peut être équivalente à l’œuvre de chair, même si celle-ci est de mieux en mieux appréhendée, comprise, prise en compte par sciences et techniques médicales. L’œuvre de l’esprit est intelligible, compréhensible. L’œuvre de chair reste et restera pour longtemps une énigme, un mystère, relevant du sacré.
Il y a, me semble-t-il une irréductibilité du corps qui interdit de croire à une éventuelle supériorité de l’esprit sur lui comme à une éventuelle maîtrise de lui par sciences et techniques.  Tous les discours, comportementalistes, psychanalytiques,  me semblent passer à côté de l’obésité, de l’anorexie, de la dépression comme de la grossesse et de l’accouchement. Seule, la parole du sujet me semble porteuse de sens sur ce que vit son corps quand cette parole peut se libérer.
Et seuls, le cœur et l’écriture peuvent éventuellement, pour certains, dans certaines circonstances, l’amour, l’amour d’amitié ou l’amical amour, amor amicitiae, (c’est le cas de Marcel Conche) franchir la distance, se joindre à l’autre comme corps insaisissable, inconnaissable. Paradoxalement, le silence d’Émilie fait faire à Marcel Conche, l’expérience, à distance, par la pensée, le cœur, du plus palpable-impalpable, le corps de l’autre, un corps habité par un enfant à naître, création de la puissance créatrice de la Vie. Quand on sait la relative indifférence de Marcel Conche pour son corps (il le respecte par une vie saine, sobre, il sait se soigner comme il se doit et quand il faut pour être en paix du côté des organes afin d’être libéré des contingences corporelles et pouvoir s’occuper de la seule chose qui l’intéresse : la recherche de la vérité sur le Tout de la réalité) l’expérience quasi-physique à laquelle il est convié n’est pas anodine et sans doute Marcel Conche ira-t-il ailleurs que sur la voie de l’amour inconditionnel pour Émilie. Son hostilité de principe à l’avortement comme son intérêt métaphysique pour le clonage sont déjà le signe de cette ouverture et de cet accueil.
Les cœurs, les âmes ont moins de mal à se rejoindre, à se joindre, à œuvrer. La sublimation en est le moyen qui donne parfois du sublime. Nous en avons la preuve avec ce qui a été publié.
Les esprits peuvent dialoguer, se mettre d’accord entre eux. Cela suffit à fonder selon Marcel Conche la morale universelle, celle des droits universels de l’homme. C’était bien avant la rencontre d’Émilie.

Quand elles ont répondu à cet appel, si elles rompent le silence, ces jeunes femmes peuvent produire des paroles sublimes, inaccessibles de façon sensible à l’homme, même avec la plus intense empathie.
Émilie a donné naissance à une fille qu’elle a prénommée Théa, Déesse. Or, c’est par ce terme que Marcel Conche désigne Émilie dans son Journal étrange. En quoi l’on voit l’influence manifeste de Marcel Conche sur Émilie. Mais cette influence, Émilie en fait un usage tout personnel : elle transmet à sa fille, le témoin, le témoignage. Elle dit dans son silence qu’elle donne au meilleur d’elle-même, sa fille, le meilleur de leur relation, ce que Marcel Conche a appelé  la religion d’Émilie.
Sachons attendre les éventuelles paroles sublimes d’Émilie qui par son silence n’a pas déchu de son statut de déesse poétique pour devenir femme, mère et simple mortelle prosaïque. Elle reste déesse. Elle est devenue déesse-mère.
Sachons attendre aussi les paroles sublimes de Marcel Conche sur le mystère de la grossesse et de l’accouchement, le mystère de l’enfantement, mystère réservée aux femmes. C’est un autre mystère que la grâce des jeunes femmes auquel Marcel Conche a été et est si sensible. Avec Émilie, il fut confronté au mystère du pur amour, sur lequel il avait écrit mais qu’il n’avait pas vécu. Avec le silence d’Émilie, il est confronté au mystère de la femme.

Jean-Claude Grosse, 16 juin 2011


 

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