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Réflexion sur le temps/Marcel Conche
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Puisque l'homme, être ouvert peut par sa liberté d'esprit créer son temps rétréci avec passé, présent, futur (la temporalité) et vivre ces temps selon humeurs, sentiments (impression que ça passe vite ou pas, la temporalisation)) et ainsi contrecarrer l'annihilation par le temps absolu, destinal, le temps infini de la nature, il peut s'amuser à jouer avec le temps qu'il se crée, inventer ses tac-tic en réponse au tic-tac. Écrivez un texte rythmé par TIC-TAC et déjouez les jeux du temps par vos TAC-TIC-TIQUE
Actualité d'une sagesse tragique
(la pensée de Marcel Conche)
Pilar Sanchez Orozco
Les Cahiers de l'Égaré, 2005
352 pages, 16,5 X 24
IV.1. RÉFLEXION SUR LE TEMPS (extraits)
L’analyse et la compréhension du temps occupent un lieu central dans la réflexion de Conche. Dans son ouvrage Temps et destin, publié en 1980, il fait une étude pro- fonde et détaillée dont l’objectif sera non seulement de comprendre ce qu’est le temps, mais aussi ce que signifie être dans le temps, pour arriver ainsi à une compré- hension du temps compatible avec ce que suppose pour nous être dans le temps. Dans son évolution, il maintiendra les idées clés développées ici et, dans l’une de ses dernières œuvres, Présence de la nature360 publiée en 2001, il rappelle une différence essentielle par rapport à la compréhension du temps, qu’il avait déjà établie dans la pre- mière œuvre précédemment citée. En effet, dans ce livre, Conche fait une distinction entre temps immense de la Nature et temps rétréci de l’être humain: « Le temps immense, « infini », étant annihilateur de tout ce qui fait notre vie, est celui dans lequel nous ne pouvons vivre. Nous en savons pourtant le cours inexorable, mais de la déme- sure du Temps, nous refoulons sans cesse la pensée. Nous lui substituons un autre temps, un temps à l’échelle humaine, un temps temporalisé, celui de nos projets, de nos vouloirs »361. Cette distinction entre temps de la nature ou temps infini et temps de l’homme ou temps « rétréci » ou temporalité est fondamentale dans la Métaphysique de la Nature. Si nous nous plaçons dans le temps immense de la Nature, ceux que nous appelons « êtres » ne sont que des apparences. Ce n’est que lorsque nous nous plaçons dans le temps « rétréci » que parler de l’être des étants a du sens.
Mais pour comprendre l’idée clé de l’indépendance du temps (du temps de la Nature), il est essentiel de mettre en relation le temps et le destin, comme Conche le fait dans le livre qui porte ce même titre. Le point de départ de sa réflexion, telle qu’elle se reflète dans cette œuvre, pour comprendre le temps, est la constatation du fait que la mort est quelque chose d’inévitable pour l’homme. En réalité la mort n’est pas de l’or- dre de la nécessité mais de la fatalité, elle est une chose dont nous sommes certains qu’elle va arriver quoi que nous fassions et, en ce sens, la mort est notre destin. Conche s’oppose à la conception stoïque du destin, mais reconnaît ce destin minimum qu’est la mort, ma mort au singulier, la mort de chacun et de tous les êtres vivants et, par consé- quent, leur finitude. Cette conscience de la mort comme limite, comme fin, comme des- tin, est pour Conche la donnée première qu’il faut respecter pour penser le temps.
Conche accepte le fait que l’homme a un extérieur absolu qui est la mort, mais alors comment penser l’être ? Comment penser le temps? Comment penser le temps de façon à ce que la vie humaine soit, comme elle l’est de fait, dans la dépendance absolue de l’incontrôlable, de la mort ? À partir de là, et pour avoir une idée du temps compatible avec cette idée de mort et de destin, débute sa réflexion sur le temps.
Pour les humains être dans le temps signifie qu’avant notre naissance il y avait déjà le temps et qu’après notre mort il y aura toujours le temps. L’être temporel ne possède qu’une partie, plus ou moins longue, du temps infini. Le monde et le temps continue- ront sans nous. Nous n’avons qu’une durée limitée, notre vie n’est qu’une partie de temps. Mais curieusement, cela même est ce que signifie originairement la notion de « destin » pour les Grecs, le fait que chaque individu n’a qu’une part limitée de vie, une part de temps. Ce qui signifie être soumis, destiné à la mort. Nous voyons donc que le temps, le destin et la mort s’entre-signifient. Dans son étude sur le Temps, Conche tente ainsi de concevoir le temps tel qu’il peut être conçu aujourd’hui, c’est-à-dire en prenant en compte que le temps est aujourd’hui indissociable du destin et que l’affirma- tion du destin n’est compatible avec aucune autre conception du temps.
Conche se pose quatre questions essentielles au sujet du temps : la réalité du temps, sa nature, son origine et sa dépendance ou indépendance.
L’on ne peut comprendre ce qu’est le temps qu’à partir de l’éternité, car le temps est l’image de l’éternité (selon Platon et Plotin). Ce qui est éternel est ce qu’il est et il l’est toujours, ce qui veut dire toujours au présent, sans passé ni futur. Le temps est engendré par le mouvement de l’âme et son inquiétude qui suscite l’avenir. Le tout est alors détotalisé. Même s’il s’agit de l’âme universelle, cosmique, le problème est que la temporalité est reconnue comme liée à la non-identité à soi-même d’un sujet condamné à exister toujours en avant de lui-même, à agir et à vivre par activités successives.
Mais, selon Conche, dans ce cas, il ne s’agit pas de l’origine du temps, mais de l’ori- gine de la temporalité. Pour Conche, si d’une part, la temporalité peut être pensée à par- tir de l’être et de l’éternité, comme résultant d’une sorte d’éclatement de l’être, et d’in- capacité de l’être éclaté à se rejoindre de nouveau, d’autre part, la temporalité peut aussi être pensée à partir du non-être et de la matière oublieuse à chaque instant d’elle-même, comme résultant de la lutte contre le temps séparateur et de la conquête par l’homme de la vie spirituelle. Conche optera pour cette seconde façon de penser la temporalité.
Le temps sépare l’avant, l’à présent et l’après, tandis que la temporalité retient le passé uni au présent et anticipe le futur370. L’œuvre de dissolution et de dispersion du temps est donc combattue et niée par l’opération inverse de la mémoire et de l’anticipation, c’est- à-dire de l’esprit. Ainsi, face au temps de la nature, nous trouvons le temps de l’esprit (temporalité). L’on peut alors placer la temporalité au-dessous de l’immuable éternité, comme résultant d’une chute, ou au-dessus du temps sans mémoire de la nature, comme résultant d’une conquête. Dans le premier cas, après la vie immuable absolument tran- quille sont apparus l’inquiétude, l’avidité, le manque, desquels résulte le mouvement au- delà de soi-même et de son présent. Dans le second cas, après que la loi du temps, c’est- à-dire du glissement à l’oubli et au néant, ait longtemps dominé, une révolte s’est pro- duite contre le temps, la mort et l’oubli. Cette révolte engendra l’homme, l’être qui peut se souvenir et prévoir, en qui le temps, se niant lui-même, devint la temporalité. Mais dans les deux cas, précise Conche, ce que l’on conçoit est l’origine de la tempora- lité, non du temps.
pour Conche, le destin implique le caractère absolu du temps. Le temps absolu primordial est le temps de la nature, néga- teur et destructeur indéfiniment, qui efface et recommence377. Le temps du destin englobe tout autre temps, il est le temps de la nature, temps de la mobilité permanente et de l’unité de la vie et de la mort. Mais ce temps absolu est nié à son tour avec la tem- poralité et l’historicité humaine. Il faut comprendre que pour Conche l’historicité, le temps historique n’est qu’une forme de temps humain. L’homme ne se lie pas seul avec la Nature, et sa relation avec les autres et avec le temps qu’il partage avec eux intervient dans son expérience de lui-même et de la vie. Mais ce temps, le temps his- torique des générations humaines, qui se transmettent et partagent en commun la vie, la parole et l’expérience, n’est pas pour Conche un troisième temps, radicalement dif- férent de ce que lui appelle temps humain. Ce temps humain englobe tant le temps de chaque mortel que le temps historique de l’humanité. Et les deux, intimement reliés, sont différents du temps immense de la Nature.
À la fin de Temps et destin, dans la conclusion, il résume avec ces mots clairs et catégoriques sa position: « Le temps en soi est indépendant de nous et de l’esprit. C’est le temps de la nature, la puissance destinale qui entraîne toutes choses, humaines ou non humaines, vers leur néant. Le temps de l’esprit en est la négation, et l’homme, en tant qu’esprit, nie ce qui le nie: la nature, le corps. La nature a cependant le der- nier mot »
Le présent de l’esprit et le présent de la nature, nous dit Conche, sont distincts : « alors que le présent naturel repousse au néant ce qui n’est plus, le présent spirituel, dès lors qu’il enveloppe l’image du passé et de l’avenir, les sauve du néant. Toutefois le présent de l’esprit suppose le présent de la nature, pour le nier »380. Le présent de l’esprit ne peut se décomposer à l’infini, il a nécessaire- ment une durée minimum, puisque l’acte minimum d’attention requiert une durée. Qui plus est, le présent de l’esprit, nous dit-il en se rappelant les réflexions de saint Augustin, est infini : il n’est pas limité par le passé et l’avenir, car il n’a pas de rap- port avec le passé et l’avenir mais plutôt avec les images de ce passé et de cet avenir, qui grâce à la capacité de mémorisation et d’anticipation ou prévision, sont « pré- sentes » dans l’esprit. En ce sens, l’on peut dire qu’il y a trois présents : le présent du passé, le présent du présent, le présent de l’avenir. Le présent de ces trois pré- sents, qui englobe en lui, par représentations, le passé et l’avenir, est nécessairement infini (saint Augustin, Confessions, XI, XX).
aujourd'hui, en lien avec mon cheminement spirituel, donc de plus en plus axé sur le moment présent, je suis tenté de dire où j'en suis du point de vue du temps.
Je partage la distinction entre temps de la Nature, temps infini, éternel (le présent éternel) et temps humain (l'esprit distingue passé, présent, futur); la pratique du moment présent révèle le poids chez beaucoup de gens du passé, comme objectivé, alors qu'il est création de l'esprit, on dit de l'ego; le poids aussi du futur, comme objectivé, alors que lui aussi est création de l'égo; poids du passé, peur du futur peuvent être de sacrés freins à une vie légère, sensible au fait que tout passe, que tout est éphémère et que donc, il n'y a pas de raison (à part la jouissance liée au fait de souffrir) de faire des fixations sur des douleurs passées, des craintes à venir puisque ces douleurs ne sont plus présentes et ces peurs ne sont pas encore advenues; donc la pratique du moment présent est un puissant moteur de guérison et de vie joyeuse ; mais il y a un fait qui n'est pas pris en compte dans ce cheminement, c'est que tout ce qui passe, never more, ne s'efface pas, il sera toujours vrai que cela a eu lieu, for ever; ainsi donc, nous écrivons un livre d'éternité du premier cri à notre dernier souffle, pas écrit d'avance, pas destiné à un jugement dernier, notre livre unique d'être unique singulier, livre qui ne se rend pas à la fin de la vie pour rejoindre une place dans on ne sait quelle bibliothèque mais livre qui se rend instant après instant, devenant éternité dans l'instant c'est-à-dire mémoire, information, rejoignant, participant à la mémoire de la Nature, mémoire agissante, information toujours disponible, comme par exemple l'ADN, mémoire de plusieurs milliards d'années, mémoire agissante, capable de renouveler les mille milliards de cellules constituant les tissus allant de l’oesophage à l’anus détruits et renouvelés tous les 3 jours; il y a chez les praticiens du moment présent ou chez les fans de la superposition quantique, un désir de toute-puissance (pleine conscience) comme co-participant à la Conscience, à l'Être, à la Présence, au Souffle, au Divin. Il y a là un point possible de divergence entre ceux qui pensent par exemple que l'évolution est le fruit du hasard au sens darwinien, c'est-à-dire de mutations aléatoires, infimes et innombrables (comme on le vérifie avec les virus, théorie du clinamen chez Épicure, et chez Anaximandre, la semence universelle, le gonimon, qui se sépare (apokrisis) ou est éjecté (ekkrisis) de l’infini indéterminé, l'apeiron) et ceux qui optent pour une évolution, fruit des croyances et désirs faisant advenir le futur par auto-réalisation, la description-prescription du désiré faisant advenir ce désiré. Je dis cela avec mes mots qui ne sont pas ceux de la tribu des éveillés.
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Temps infini, temps rétréci, nature, Nature, mondes, hasard - Blog de Jean-Claude Grosse
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Et si le hasard était une clé ? - Les agoras d'ailleurs
Textes préparatoires à la soirée-philo du 8 avril 2009 à partir de 19 H 30 aux Chantiers de la Lune à La Seyne. Le thème est: Et si le hasard était une clé ? Gérard Lépinois a écrit prè...
Atelier Jean-Claude Grosse – le 21/10/2018 – Marie-Françoise EVE
TIC-TAC , L'ECOULEMENT DU TEMPS – Contrecarrer le passage du temps
Tic-Tac, il n'y a pas d'urgence,
Tic-Tac, je me love dans le Temps, le temps moelleux, soyeux, lumineux,
Je respire en rythme sourd, tel le ronronnement du chat,
Tic-Tac, atténué, enveloppé, fondant.
Tic-Tac, la spirale du temps m'envoie dans les rêves, ressort magique aux courbes infinies.
Sage Tic-Tac qui m'emmène en ballade, en musique, Tic-Tic, en couleurs, Toc-Toc.
Comme les gouttes d'eau qui miroitent sur la vitre, Tic-Tac, le temps passe.
Il sépare, Tic-Tac, Il rassemble, Tac-Tic, Il ressemble à toi, à nous, à tous.
Multitudes éclairées, à la trame enchevêtrée, au dessin effiloché.
Tic-Tac, la vie file sa corde qui brusquement cassera, Le fil à la patte bientôt cessera.
Qu'en deviendra-t-il de tes soucis ? Qu'en sera-t-il de tes projets ? Tic-Tac, au fond de la mare.
Tic-Tac, avec les têtards, la ronde ne s'arrête pas, Ça naît, ça gigote, ça copule.
Ah, l'air me manque, Tic-Tac, Je veux remplir mes poumons de l'azur impalpable mais si dense.
Respirer avec tout mon corps, mon nez, mes yeux, mes oreilles, ma peau, ma bouche, mon sexe.
Tic-Tac, la spirale s'enroule, devant, derrière, en haut, en bas. Tout s'enveloppe et se fond .
Tic-Tac, sans fin les images pleuvent sur la rétine des déprimés.
Tic-Tac, on n'en peut plus du temps qui passe. Passe-t-il vraiment le temps ?
Va savoir ! Du fond de ses rêves, on n'en voit pas la fin.
Et quand on la verra la fin, Tic-Tac, il sera trop tard.
C'est pourquoi ne remettons pas à demain.
Tic-Tac, soyons présents,Tic-Tac, vivons maintenant, Tic-Tac, savourons aujourd'hui.
La vie est une matière, Tic-Tac qui roule sans s'arrêter. Jamais la même mais toujours sans pitié.
Elle ne cesse de changer, Tic-Tac parfois on se sent ballotté. Faut-il faire la planche ou plonger ?
Tic-Tac, laissons nous aller, Le vent nous emmène, la terre nous retient.
Le soleil nous réchauffe, la nature nous nourrit, On entend même respirer les pierres.
Ti-Tac, que cela est impressionnant. Se savoir partie du temps, seul et multiple, sans début ni fin.
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Les 30 ans des Cahiers de l'Égaré au Bateau Lavoir - Les Cahiers de l'Égaré
les différents moments du Bateau Lavoir, franchissement de la double grille, lectures, ateliers, performances diverses, débat final Les 3 jours du Bateau Lavoir, 19-20-21 octobre pour 31 ans de ...
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14 juillet 1930, rencontre Einstein / Tagore
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Pourquoi Albert Einstein tire la langue sur cette photo ?
Cette photo emblématique fut prise à l'occasion du 72e anniversaire d'Albert Einstein. Mais pourquoi ce dernier a-t-il décidé de tirer la langue de la sorte ? Nous sommes le 14 mars 1951. Aprè...
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histoire d'une photo iconique
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Quand Albert Einstein a refusé la présidence d'Israël
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Qu'est devenu le cerveau d'Albert Einstein après sa mort ?
À peine sept heures après la mort d'Albert Einstein, on lui retira son cerveau pour le conserver dans du formol. L'organe du brillant physicien en fascinant plus d'un, de nombreuses études ...
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Les douces photos d'Albert Einstein durant les années 30/50
Physicien légendaire, Albert Einstein a marqué la science à tout jamais. Actuellement, il est sûrement le scientifique le plus connu à travers le monde. Une photo a aidé à créer ce mythe, c...
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Le 14 juillet 1930, Albert Einstein a accueilli dans sa maison à la périphérie de Berlin, le philosophe indien, musicien, lauréat du prix Nobel 1913, Rabindranath Tagore.
Les deux ont eu une des conversations les plus stimulantes intellectuellement de l’histoire, en explorant le lien entre science et religion, mais surtout qu’est-ce que la réalité et la vérité ?
Le choc entre la spiritualité indienne et le génie d’Einstein…
Voici un extrait de cette conversation : pas une ride: le temps ne passe pas, seul le présent existe, enfin tout dépend sur quel rayon lumineux je voyage, rayon qui n'est pas lumineux tant que tu ne l'as pas vu parce que moi, je ne peux en faire l'expérience;
Un extrait détaillant une conversation entre Albert Einstein et Rabindranath Tagore a été publié. Einstein a invité le philosophe, musicien et lauréat du prix Nobel dans sa maison, à la périphérie de Berlin, le 14 juillet 1930. Ils ont ensuite entamé une conversation intellectuellement passionnante qui a exploré le frottement séculaire entre la science et la religion.
Les rapports ont noté : « ‘La Science et la Tradition indienne : Quand Einstein rencontre Tagore’ raconte la rencontre historique, au milieu d’une discussion plus large de la renaissance intellectuelle qui a balayé l’Inde au début du XXe siècle, faisant germer une osmose curieuse des traditions indiennes et laïque de la doctrine scientifique occidentale ». L’extrait suivant de la conversation entre Einstein et Tagore traite des définitions de la science, de la beauté, de la conscience et de la philosophie précédemment examinées, combinées aux questions de l’existence humaine.
EINSTEIN : Croyez-vous au Divin isolé du monde ?
TAGORE : Pas isolé. La personnalité infinie de l’Homme comprend l’Univers. Il ne peut rien y avoir qui ne puisse être englobé par la personnalité humaine, et cela prouve que la Vérité de l’Univers est la Vérité humaine.
J’ai pris un fait scientifique pour expliquer ceci : la matière est composée de protons et d’électrons, avec des espaces entre eux ; mais la matière peut sembler solide. De même l’humanité est composée d’individus, mais ils ont leur interconnexion de la relation humaine, qui donne l’unité vivante au monde de l’homme. L’univers tout entier est relié à nous de la même manière, c’est un univers humain. J’ai poursuivi cette pensée par l’art, la littérature et la conscience religieuse de l’homme.
EINSTEIN : Il y a deux conceptions différentes sur la nature de l’univers : (1) Le monde comme une unité dépendant de l’humanité. (2) Le monde comme une réalité indépendante du facteur humain.
TAGORE : Quand notre univers est en harmonie avec l’Homme, l’éternel, nous le connaissons comme Vérité, nous le sentons comme beauté.
EINSTEIN : C’est la conception purement humaine de l’univers.
TAGORE : Il ne peut y avoir aucune autre conception. Ce monde est un monde humain, la vision scientifique de celui-ci est aussi celle de l’homme scientifique. Il y a une norme de raison et de jouissance qui lui donne la Vérité, le standard de l’Homme éternel dont les expériences sont à travers nos expériences.
EINSTEIN : Il s’agit d’une réalisation de l’entité humaine.
TAGORE : Oui, une entité éternelle. Nous devons le réaliser à travers nos émotions et nos activités. Nous avons réalisé l’Homme Suprême qui n’a pas de limitations individuelles à travers nos limites. La science s’intéresse à ce qui ne se limite pas aux individus ; c’est le monde humain impersonnel des Vérités. La religion réalise ces Vérités et les relie à nos besoins plus profonds ; notre conscience individuelle de Vérité acquiert une signification universelle. La religion applique des valeurs à la Vérité, et nous connaissons cette Vérité comme bonne par notre propre harmonie avec elle.
EINSTEIN : La vérité, alors, ou la beauté, n’est-elle pas indépendante de l’homme ?
TAGORE : Non.
EINSTEIN : S’il n’y avait plus d’êtres humains, l’Apollon du Belvédère ne serait plus aussi beau.
TAGORE : Non.
EINSTEIN : Je suis d’accord sur cette conception de la Beauté, mais pas sur la Vérité.
TAGORE : Pourquoi pas ? La vérité est réalisée par l’homme.
EINSTEIN : Je ne peux pas prouver que ma conception est juste, mais c’est ma religion.
TAGORE : La beauté est dans l’idéal de l’harmonie parfaite qui est dans l’être universel ; la Vérité est la parfaite compréhension de l’Esprit Universel. Nous, les individus, l’abordons par nos propres erreurs et maladresses, par nos expériences accumulées, par notre conscience illuminée ; comment, sinon, pouvons-nous connaître la Vérité ?
EINSTEIN : Je ne peux pas prouver scientifiquement que la Vérité doit être conçue comme une Vérité qui est valide indépendamment de l’humanité ; mais je le crois fermement. Je crois, par exemple, que le théorème de Pythagore en géométrie indique quelque chose d’approximativement vrai, indépendant de l’existence de l’homme. Quoi qu’il en soit, s’il y a une réalité indépendante de l’homme, il y a aussi une Vérité relative à cette réalité ; et de la même manière la négation de la première engendre une négation de l’existence de celle-ci.
TAGORE : La vérité, qui est reliée à l’Etre Universel, doit être essentiellement humaine, sinon ce que les individus réalisent comme vrai ne peut jamais être appelé vérité ; au moins la Vérité qui est décrite comme scientifique et qui ne peut être atteinte que par le processus logique ; en d’autres termes, par un organe de pensées qui est humain. Selon la philosophie indienne, il y a le Brahman, la Vérité absolue, qui ne peut être conçu par l’isolement de l’esprit individuel ou décrit par les mots, mais ne peut être réalisé qu’en fusionnant complètement l’individu dans son infini. Mais une telle Vérité ne peut appartenir à la Science. La nature de la Vérité dont nous discutons est une apparence ; c’est-à-dire ce qui semble être vrai à l’esprit humain et donc humain, et peut être appelé maya ou illusion.
Source : TruthTheory
By Jess Murray Truth Theory An excerpt has appeared detailing a conversation between Albert Einstein and Rabindranath Tagore. Einstein invited the Indian philosopher, musician, and Nobel laureate ...
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Einstein, Tagore, Vernadski : pas de science sans poésie
Les empires s'efforcent de gouverner les populations en les rendant stupides. Pour eux, une découverte scientifique représente toujours une menace, car elle pourrait rendre obsolètes leurs armes et
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Rabindranath Tagore - Wikipédia
Rabindranath Thakur dit Tagore (রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর ( Rabīndranāth Thākur ) ) ( - ), connu aussi sous le surnom de est un compositeur, écrivain, dramaturge, peintr...
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Rabindranath Tagore / citations - Les Cahiers de l'Égaré
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150 citations d'Albert Einstein. Les énoncés courts sont en premier.
Inventer, c'est penser à côté. On n'est intelligent qu'à plusieurs. La créativité est contagieuse, transmets-la. Il n'y a pas d'échec. Il n'y a que des abandons. L'éternel mystère du monde...
Quelle est l'Inde d'aujourd'hui ? A l'heure actuelle, ce pays membre des BRICS, est engagé dans une dynamique de progrès. Cela ne signifie pas que tout va bien.
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le pouvoir de l'univers est en vous/Deepak Chopra - Blog de Jean-Claude Grosse
Le pouvoir de l'univers est en vous Deepak Chopra et Menas Kafatos Deepak Chopra a écrit des livres importants, toujours en collaboration avec d'autres scientifiques, avec Rudolf Tanzi, sur le ...
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Joseph Jacotot / Janusz Korczak
le jeudi 25 mars (2010 ?) de 17 H 30 à 19 H à la médiathèque d'Hyères, la pause-philo sera consacrée à Joseph Jacotot (1770-1840) qui le premier a compris qu'enseigner ce n'est pas expliquer mais mettre les autres en situation d'apprendre par eux-mêmes. On peut dire qu'il est à l'origine de ce qu'on appelle aujourd'hui la pédagogie par situations-impasses; exemple: je ne sais pas faire de vélo mais je peux apprendre à mon enfant à en faire; je lui apprends à marcher autrement qu'en lui expliquant que marcher c'est mettre un pied devant l'autre, il apprend à marcher en marchant, moi avec lui; idem pour apprendre à lire: il apprend autrement qu'avec un soi-disant enseignement de la lecture...
L'autre pédagogue étudié sera Janus Korczak (1878-1942), le père spirituel (avec son texte de 1928: Le droit de l'enfant au respect) de ce qui est devenue la Convention des Nations-Unies relative aux Droits de l'enfant, adoptée le 20 novembre 1989. La vie et l'oeuvre de ce Juif polonais est exemplaire et mérite la plus large audience. On lui doit ce qu'on appelle aujourd'hui la pédagogie institutionnelle ou la pédagogie auto-gestionnaire (faux paradoxe ou fausse opposition).
Très cordialement,
Il a fait ses études au lycée de Dijon où il était un étudiant travailleur et intelligent, mais peu disposé à accepter ce qui ne lui paraissait pas évident et ne reposait que sur l’autorité de la parole du maître, laquelle avait pour lui simple valeur d’opinion. Esprit indépendant, perspicace, épris de discerner le vrai au milieu de tout ce qui a la prétention de l’être, il était docteur ès lettres et professeur d’Humanités à dix neuf ans. Ses anciens maîtres devenus ses collègues, frappés de la fermeté et de la droiture de son caractère, lui confient leurs intérêts. Afin de justifier la confiance dont on l’honore, il étudie le droit et devient avocat et docteur en droit. Puis il entreprend des études mathématiques approfondies que couronne un troisième diplôme de docteur. Professeur, il est aussi patriote attaché à la liberté qui implique l’émancipation politique autant que l’émancipation intellectuelle. En 1788, il organise la fédération de la jeunesse Dijonnaise avec celle de Bretagne et d’autres provinces, pour la défense des principes révolutionnaires
Ces principes étant acquis, les fédérations en viennent à se transformer en bataillons pour la défense de la patrie. C'est alors qu'il est élu capitaine d’une compagnie d'artillerie du bataillon de la Côte d'Or. Sa compagnie demande, en 1792, à aller combattre les ennemis ; le ministre de la guerre l’envoie en renfort à l’Armée du Nord. Elle prend part à la courte campagne de Belgique, assiste au siège de Maëstricht, à plusieurs autres faits d’armes où Joseph Jacotot paie de sa personne et se montre aussi prudent que brave.
En 1795, il devint professeur à l’école centrale de Dijon où il enseigna successivement le latin, les mathématiques et le droit. Il devint sous l’Empire, secrétaire du ministre de la guerre, puis sous-directeur de l’École Polytechnique ; pendant les Cent-Jours, il fut élu membre de la Chambre des Représentants. Il quitta la France lors de la Seconde Restauration et se retira en Belgique. Il y fut nommé professeur de littérature française à l’Université d'État de Louvain, puis directeur de l’École militaire. Il ne rentra en France qu’en 1830 après que la révolution de juillet mit fin à la Seconde Restauration, se fixant quelques années à Valenciennes, avant de s’établir à Paris en 1838.
À Louvain, chargé d’enseigner le français à des étudiants dont il ne comprend pas la langue, il demande à ces derniers d’étudier une édition bilingue du Télémaque de Fénelon. Par l’étude du texte et de sa traduction, et sans explications du maître, les étudiants se révèlent capables d’appréhender le fonctionnement de la phrase en français et de raconter en français ce qu’ils ont compris du roman. Cette expérience conduit Jacotot à proposer une méthode d’enseignement qui s’oppose à la méthode classique en ce qu’elle repose sur la révélation de la capacité d’apprendre par lui-même à l’individu plutôt qu’au transfert du savoir du maître à l’étudiant.
L’annonce de sa nouvelle méthode d’« enseignement universel » par laquelle il se proposait d’« émanciper les intelligences » attire sur lui l’attention à partir de 1818. Théorisant son expérience, il prétendait en effet que tout homme, tout enfant, est en état de s’instruire seul et sans maître, qu’il suffit pour cela d’apprendre à fond une chose et d’y rapporter tout le reste ; que le rôle du maître doit se borner à diriger ou à soutenir l’attention de l’élève. Il proscrivait ainsi les maîtres « explicateurs ». Il proclamait comme bases de sa doctrine certaines maximes paradoxales qui ont été vivement critiquées :
* Qui veut peut
* On peut enseigner ce qu’on ignore
* Tout est dans tout
La méthode Jacotot excita une grande sensation lors de sa publication, et donna lieu à une vive polémique dont Joseph Jacotot rendit compte notamment dans la première partie de son « Enseignement Universel - les mathématiques (1830) » en des textes comme « Voilà le fait », « Rapport fait dans la lune » ou « Exemples de raisonnemens faux », souvent emplis d’un humour féroce vis-à-vis de ceux qui, de son point de vue, contestaient surtout le fait lui-même, à savoir la réussite des élèves ayant utilisé la méthode d’Enseignement Universel.
Dans son ouvrage Le Maître ignorant, Jacques Rancière s’intéresse particulièrement à la méthode introduite par Jacotot. Il en développe les principes tout en les comparant au système éducatif et social moderne essentiellement fondé sur l’inégalité admise de savoir et d’intelligence.
Entretien avec Jacques Rancière à propos de l’ouvrage Le Maître ignorant
A l'occasion de la réédition en livre de poche du Maître ignorant, ouvrage qui brise la distinction habituelle entre le livre d’histoire et l’ouvrage de théorie ou le livre de fiction, nous avons demandé à Jacques Rancière de nous présenter ce personnage méconnu qu'est Joseph Jacotot (1770-1840).
Nouveaux Regards : Comment avez-vous rencontré Jacotot ? Quelles réactions a suscité la parution de l’ouvrage en 1987 ?
Jacques Rancière : Dans les années 1970, je travaillais sur l’émancipation ouvrière au XIXe siècle. Le nom de Jacotot apparaissait dans les textes que j’étudiais. Des ouvriers envoyaient leurs enfants chez Jacotot, certains d’entre eux devenaient eux-mêmes des professeurs jacotistes improvisés. Ma réflexion s’est alors orientée sur le lien entre l’idée d’émancipation ouvrière et l’émancipation intellectuelle dont il était l’apôtre. Ses textes n’avaient pas été réédités depuis les années 1840. Il me fallait faire passer dans notre présent l’actualité intempestive qu’il avait eu dans un contexte intellectuel et politique très éloigné. J’ai donc écrit comme un disciple intemporel de Jacotot qui aurait fait le chemin des années 1830 aux années 1980.
A sa sortie, Le Maître ignorant a été lu mais pas forcément par des enseignants s’intéressant à la question de la pédagogie. A l’époque le discours était polarisé entre d’un côté Bourdieu, la sociologie de l’éducation, la transformation de l’école à partir des conditions sociales, et de l’autre côté Milner, l’enseignement républicain et l’égalité par la diffusion des savoirs. Le livre a été écrit pour sortir de cette configuration ; c’est ce qui précisément a fait qu’il n’a pas été reçu par ce public. Les lecteurs semblent avoir été avant tout des personnes tourmentées par la question de l’égalité intellectuelle. Il n’a pas généré véritablement de débats, mais plutôt des réflexions dans des lieux extrêmement différents, notamment chez les artistes. Mais la traduction portugaise est malgré tout arrivée dans les mains d’éducateurs dans les favelas du Brésil. Le style de Jacotot - et peut-être le mien - expliquent aussi cette réception : c’est un ouvrage qui s’adresse à des individus, non aux acteurs institutionnalisés d’un « débat de société ».
NR : En quoi consiste l’expérience de Jacotot ?
JR : Jacotot est en 1818 un professeur français émigré aux Pays-Bas. Ses étudiants hollandais veulent apprendre le français, mais lui ne connaît pas le hollandais. Il ne dispose que d'une version bilingue du Télémaque de Fénelon et se résout à leur demander d'apprendre le français en s'aidant de la traduction. Au bout d'un certain temps, il leur demande de raconter en français ce qu'ils pensent de ce qu'ils ont lu. Il s'attend à une catastrophe. Or, il est très surpris par la qualité de leurs travaux et tire de l’expérience deux leçons essentielles. La première est celle de la dissociation entre la volonté du maître et l’exercice de l’intelligence de l’élève. Si ces étudiants hollandais ont compris le fonctionnement des phrases françaises uniquement en lisant des phrases françaises, cela signifie qu'ils n'ont pas eu besoin des explications du maître pour comprendre quelque chose. L’égalité des intelligences veut d’abord dire ceci : il y a une autonomie absolument irréductible du travail d’une intelligence que l’on peut mettre en évidence par cette expérience de hasard qui a séparé complètement l’exercice du maître de l’exercice de l’élève. L’idéologie pédagogique normale est de croire que l’élève apprend ce que le maître lui enseigne. L’expérience de Jacotot permet, elle, de penser que le processus d’apprentissage n’est pas un processus de remplacement de l’ignorance de l’élève par le savoir du maître, mais de développement du savoir de l’élève lui-même. Il y a d’abord un travail autonome de l’intelligence, et ce travail va de savoir à savoir et non d’ignorance à savoir. L’égalité des intelligences qu’il professera à partir de là veut d’abord dire ceci : pour que l’apprentissage soit possible, il faut que l’intelligence employée par l’élève soit la même que celle du maître, la même que celle de Fénelon, du traducteur, du typographe, etc.
La deuxième leçon est que l’on peut partir de n’importe où. La règle pédagogique normale veut que l’on parte du « commencement ». Elle suppose qu’il y a deux sortes d’intelligence : celle des ignorants, qui va au hasard, par rapprochement et chance, et celle du maître et des savants qui procède méthodiquement, du plus simple au plus complexe. Cela suppose l’écart d’un langage à un métalangage : il faut traduire les mots de l’écrivain dans un autre langage pour que l’élève arrive à les maîtriser. A l’inverse, Jacotot pose qu’il n’y a pas de différence entre des types d’intelligences. Tous les actes intellectuels s’opèrent de la même façon. Et n’importe quelle intelligence est capable d’effectuer le trajet à partir d’un point quelconque.
L'expérience de Jacotot vérifie donc deux principes : là où on localise l’ignorance, il y a toujours déjà en fait un savoir, et c’est la même intelligence qui est à l’œuvre dans tous les apprentissages intellectuels. Jacotot entrait ainsi en rupture avec le mouvement général de son temps. Sa découverte de l’ « Émancipation intellectuelle » survient après 1815, au moment où l’on se préoccupe de réordonner la société après le grand choc révolutionnaire. On cherche à promouvoir un progrès ordonné basé sur une hiérarchie des formes d’éducation afin d’organiser une société moderne pacifiée. C’est là la grande idée du moment. Passé l’âge critique, on entre dans l’âge organique. La cohésion de la société moderne impose que les inégalités soient un peu réduites, qu’existe un minimum de communauté entre ceux qui sont au sommet de la hiérarchie et ceux qui sont en bas. C’est l’éducation qui est supposée mettre chacun à sa place tout en assurant un minimum de partage des savoirs et des valeurs. Les gens du peuple doivent avoir quelques bases pour progresser dans leur métier et participer aux valeurs communes de la société. En 1833, la loi Guizot sur l’instruction primaire est le premier jalon de ce processus soutenu par une intense littérature. Dans ce contexte, Jacotot intervient absolument à contre-courant. Selon lui, tout cela n’est qu’une machine d’abrutissement : la loi du progrès et l’éducation progressiste sont précisément le contraire de l’émancipation intellectuelle.
NR : Jacotot pose-t-il un antagonisme entre la formation d'un sujet autonome et celle d'un citoyen ?
JR: Il n’oppose pas le sujet au citoyen, mais une méthode de l’égalité à une méthode de l’inégalité. L’idée de la « réduction des inégalités » commence à s’imposer à son époque. Elle conduit à établir une homologie entre le modèle pédagogique et le modèle social. Or pour Jacotot, l’idée que l’on va élever le peuple par l’éducation implique un processus d’éternisation de l’inégalité. Si l’on pense que l’égalité adviendra comme le résultat des efforts pour réduire les inégalités, les « réducteurs » d’inégalité maintiendront toujours leur privilège sous couvert de le supprimer. Il faut partir de l’égalité de fait qui est nécessaire pour que le rapport inégalitaire lui-même fonctionne : il faut déjà que l’élève comprenne les mots du maître pour que celui-ci puisse lui enseigner. Dans l’intrication des deux relations – égalitaire et inégalitaire – la question est de savoir lequel sert de principe : le rapport de l’ignorant au savant ou celui de deux intelligences qui veulent se comprendre. Si c’est le rapport inégalitaire qui commande au rapport égalitaire, il se reproduira éternellement. L’émancipation implique, elle, de partir de l’idée de la capacité de n’importe qui. Peu importe ce qu’il apprend, l’essentiel est la révélation de cette capacité à elle-même. Le reste dépend de lui. Cette idée s’oppose de front à l’idéologie progressiste.
NR : Cette méthode ne vise pas l’émancipation sociale et pourtant Jacotot l’appelle « méthode des pauvres »…
JR : C’est la méthode de ceux à qui on a dénié non seulement les moyens mais surtout les capacités de savoir. Mais elle n’oppose pas l’individu à la société. Elle renverse le sens du « connais-toi toi-même » qui lie l’un à l’autre. Le vieil adage grec signifie en fait « reste à ta place ». Le « connais-toi toi-même » de Jacotot, signifie, lui : connais-toi non comme un inférieur ni un supérieur, mais comme un être égal à n’importe quel autre. Ce qui s’oppose, ce sont donc deux types de communauté. Soit on part de l’idée que la société est fondée sur un certain ordre où chacun est à sa place, où les inégalités sont rationalisées en différences des places et des fonctions. Soit on part d’une société, certes virtuelle, mais impliquée dans chaque acte de parole, où n’importe qui peut ce que peut n’importe qui. C’est alors l’adresse d’un individu à un autre qui compte et non la capacité qu’un individu a de donner ou de recevoir du savoir.
Jacotot pense que la rationalité sociale est une rationalité hiérarchique. Un système d’instruction publique, ne peut être qu’un instrument de cette hiérarchie. Un système d’éducation est toujours une manière de rationaliser un ordre social. Aujourd’hui encore, toute réforme de l’éducation est une réforme de la manière dont l’ordre social se représente sa propre rationalité. Il s’agit de faire jouer au sein même de la société régie par cet ordre inégalitaire une autre communauté entre individus. Cette communauté n’est pas utopique, mais plutôt implicite, présupposée. Pour que l’inégalité fonctionne, il faut que l’inférieur comprenne le supérieur, il faut donc qu’il y ait déjà de l’égalité. Par conséquent, on peut toujours actualiser dans les relations sociales cette égalité sous-jacente. Jacotot n’est pas un utopiste, il ne promet rien. Il ne considère pas qu’il puisse exister un système social fonctionnant mieux qu’un autre. Pour lui, le système social est une sorte de mécanique, à l’image de l’attraction terrestre, qu’il est vain de vouloir transformer, améliorer. Il dit simplement que chacun a deux manières d’envisager son rapport aux autres et au savoir. Ce qui revient à affirmer la possibilité d’une communauté d’hommes égaux à l’intérieur d’une société inégale. C’est cela sa position provocatrice.
NR : Quel est alors l'objectif de la "méthode Jacotot" ?
JR : Ce n’est pas une méthode d’enseignement. Il n’a jamais fait de programme d'instruction, même s’il a enseigné plusieurs disciplines. Il n'a jamais voulu se transformer en chef d’institution scolaire. Pour lui, l’important n’est pas d’établir un programme scolaire mais de mettre une intelligence en possession de son propre pouvoir.
On peut partir du Télémaque, d’un texte de prière, etc., mais le principe consiste en une méthode, si méthode il y a, d’exhaustion. On est devant un livre, un texte, comme devant une chose étrangère que l’on peut et doit entièrement s’approprier. D’où la référence à la méthode par laquelle l’enfant s’approprie sa langue maternelle ; en procédant par association de ce qu’il sait à ce qu’il ignore, sans recourir à des explications.
Son idée est orientée vers une fin unique : la révélation d’une capacité intellectuelle. Son enseignement ne vise pas l'apprentissage d’une discipline quelle qu’elle soit. D’où une méthode qui s’arrête sur chaque lettre, chaque mot, chaque phrase, chaque idée. Si on possède bien vingt ou cinquante pages d’un livre quelconque, et si l'on peut en rendre compte avec ses expressions elles-mêmes, on est capable de n’importe quel autre apprentissage. C’est un défi, une provocation, mais aussi quelque chose qu’on vérifie tout le temps. On s’est formé essentiellement à partir des choses que l’on a déchiffrées soi-même, difficilement, laborieusement. La méthode c’est celle de l’aventure. Il faut trouver le chemin. Ce n’est pas la « méthode active », où le maître organise le parcours d’obstacles. Il s’agit de mettre la personne en situation de se servir de sa propre intelligence, non pour arriver au but mais pour se frayer un chemin.
NR : En ce sens, l'utilisation du Télémaque, récit de voyage, est un heureux hasard.
JR : Oui, mais notons qu’au voyage programmé se substitue un voyage aléatoire.
NR : Pour Jacotot apprendre, c'est avant tout traduire.
JR : C’est l’idée qu’il n’y a pas de niveaux où l’on passerait d’une langue à une métalangue. L’appropriation d’un savoir est toujours un mécanisme de traduction. La traduction renvoie à l’idée d’égalité puisqu’elle fait correspondre une aventure intellectuelle à une autre aventure intellectuelle.
NR : Mais comment susciter le désir d'une telle aventure, y compris pour une institution scolaire ?
JR : Ce problème pour Jacotot ne se pose pas sous la forme habituelle : comment motiver celui qui n’est pas motivé, comment l’enfant, l’ignorant va-t-il apprendre quand il n’en voit pas l’intérêt ? Jacotot va au cœur même de cette expression : « ne pas en voir l’intérêt ». Ce qui est en jeu ce n’est pas tant une paresse ou une réticence, mais une structuration symbolique du monde. Parce qu'au fond qu'est-ce que c'est que vouloir ? C’est se reconnaître membre d’un certain type de communauté. Et ce qui fait obstacle au désir d’apprendre c’est le sentiment qu’on a pas besoin d’apprendre, que le savoir que l’on possède est en réalité supérieur à celui qu’on nous propose. L’ « ignorant » qui dit : « c’est trop compliqué pour moi », dit que ce savoir est inutile, et que seul compte pour lui la conduite pratique des affaires.
La paresse est en réalité une vision du monde. Ce que je ne comprends pas, c’est ce dont je n’ai pas besoin. "Je ne comprends pas" n'est pas seulement une antiphrase, cela laisse entendre : j'ai assez de savoir de ce qui est réellement important pour ne pas m'occuper de ces futilités.
Jacotot propose une méthode pour ceux chez qui il est considéré comme normal de ne pas accéder au désir même de savoir. S'il ne nie pas le poids des inégalités sociales, il considère que reconnaître ce poids ne change rien au problème. Sa question est : comment faire que celui qui dit « je ne suis pas capable », se mette à dire « je suis capable ». Poser la question des poids sociaux dans l'éducation c’est y mêler un autre problème : comment faire de l’école un certain modèle de sociabilité ? L’institution scolaire lie le problème des capacités à un autre problème, celui du fonctionnement de la société scolaire dans son rapport à la société qui l’a produite et qu’elle produit. Jacotot, lui, considère que ce qui relève du social relève de l’inégalité. Autrement dit, ce qui relève de l’égalité ne relève pas de l’institution sociale. L’institution sociale poursuivra toujours un autre but que d’actualiser l’égalité. Jacotot se place dans une provocation radicale par rapport à toute institution scolaire. C’est ce qui fait notre distance par rapport à lui.
Il ne s’agit donc pas de savoir ce que Jacotot peut apporter au système d’éducation : la réponse est : rien ! Il s’agit de savoir ce que, en tant qu’acteurs du système d’éducation, on peut retirer de sa pensée. Tout se joue sous la forme pratique du rapport que nous avons avec ceux qui sont en face de nous. L’égalité se joue dans un rapport effectif entre des individus. Or, ce rapport est toujours décalé par rapport à toute programmation sociale, par rapport à tout système. Cela relève plus de la décision individuelle : partir de l’inégalité ou de l’égalité.
C’est là bien sûr la singularité inassimilable de Jacotot. Ce qui l’intéresse, c’est qu’est-ce qui est investi dans l’acte éducatif et non comment faire fonctionner un système d’éducation.
NR : Jacotot s'intéresse donc aux mœurs, aux principes qui fondent les relations entre les individus, entre le maître et ses élèves…
JR : Je ne parlerai pas de mœurs, mais d’attitude. Il faut pouvoir se dissocier de ce qu’on fait. La logique du système d’éducation est toujours d’introduire une convergence des raisons. Elle veut ramener à une seule et même logique l’acte du savant qui sait, de l’enseignant qui enseigne et du citoyen qui œuvre pour l’égalité. Le réformisme sociologique ou la théorie « républicaine » restent prisonniers de cette logique de convergence entre l’acte qui transmet le savoir et l’acte qui établit un certain type de société. Mais il n’y a aucun lien nécessaire entre la transmission d’un savoir de type universel et l’établissement d’une relation égalitaire. Et proposer à des étudiants une aventure intellectuelle n’a rien à voir avec la formation des citoyens. L’égalité vient toujours en surplus de la nature du savoir et de toute finalité sociale, comme une présupposition à actualiser. Pour préserver sa radicalité et son actualité, il faut apprendre à séparer les fonctions. Un acte pédagogique émancipateur est un acte qui tient compte d’une séparation absolue entre ce que fait le maître et ce que fait l’élève, qui prend conscience que l’on a affaire à deux êtres intellectuels entièrement séparés. Tout système agrège et le paradoxe jacotiste est de desserrer, d'isoler pour faire un autre type de communauté. Jacotot nous amène à penser qu’il faut être plusieurs personnages au sein d’une même fonction. Le but de l’égalité ne se confond jamais avec le but de la science ou celui de la société.
Jacotot a écrit à une période où le système éducatif se mettait en place. Et il opposait terme à terme l’émancipation intellectuelle à ce système. J’écris dans un contexte fort différent puisqu’un système d’instruction publique gigantesque existe et que nous ne pouvons plus penser en dehors. Mais on peut pourtant maintenir la radicalité de sa position en mettant l’opposition à l’intérieur même de notre pratique. On peut toujours pratiquer l’égalité au sein du système en y occupant différemment sa place, en dissociant la logique de l’acte égalitaire de celle de l’institution sociale.
NR : Les mouvements d’éducation populaire participent-ils selon vous d'un effort d'émancipation ?
JR : Ils le font s’ils mettent au « poste de commandement » l’exigence du travail par lequel n’importe qui peut entrer en possession de ses propres capacités, pas s’ils se présentent comme étant les bons lieux, comme quand on opposait la libre philosophie « vivante » des cafés-philo à la philosophie « universitaire ». Aucune institution n’est en elle-même émancipatrice. La question est de savoir si l’on y part de l’exigence égalitaire et du travail interminable de son actualisation ou de la concurrence des institutions. Ce qui est positif dans ces mouvements positifs, c’est de multiplier pour des individus la possibilité de révéler leurs propres capacités. Donc il ne faut pas raisonner en termes d’institution. L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout.
Janusz KORCZAK ou le respect de l'enfant : son histoire, son actualité - Ass. Frse Janusz Korczak
L'histoire et l'oeuvre exemplaires de Janusz Korczak (1878-1942), père spirituel des droits de l'enfant ; son héritage pédagogique, son actualité, par l'Association française Janusz Korczak (A...
Korkzack au milieu des enfants qu'il décida d’accompagner sous sa garde au camp d’extermination de Treblinka en août 1942.
Janusz Korczak était en Pologne, avant la guerre, la personnalité scientifique la plus en vue et la plus respectée dans le domaine de l’enfance. Ami des enfants, médecin-pédiatre et écrivain, il est entré dans l’Histoire le jour de sa déportation au camp d’extermination de Treblinka, avec les enfants du ghetto de Varsovie qu’il n’avait pas voulu abandonner (cf. le film de A. Wajda : Korczak, 1989).
« Le fait que Korczak ait volontairement renoncé à sa vie pour ses convictions parle pour la grandeur de l’homme. Mais cela est sans importance comparé à la force de son message », disait Bruno Bettelheim.
Depuis le début du siècle, Korczak œuvrait à une refonte complète de l’éducation et du statut de l’enfant, sur des bases constitutionnelles entièrement nouvelles, privilégiant la sauvegarde et le respect absolu de l’Enfance. Ses multiples écrits pour enfants et pour adultes (Comment aimer un enfant, Le roi Mathias 1er), l’exemple de ses deux orphelinats modèles organisés en républiques d’enfants (« Dom Sierot » créée en 1912 et « Nasz Dom » ; en 1919), ses émissions de radio, son journal national d’enfants (« Maly Przeglad ») ont fait la joie de générations entières de petits polonais.
En artiste tout autant qu'en scientifique et clinicien dévoué, il incarnait une véritable pédagogie du respect, une école de la démocratie et de la participation qui font aujourd’hui universellement référence.
Sur le plan pédagogique, l’œuvre de Korczak s'inscrit dans la lignée de la « pédagogie active » et de « l’École nouvelle », aux côtés de :
* Johann-Heinrich PESTALOZZI, promoteur de l’éducation populaire (1746-1827)
* Maria MONTESSORI et sa méthode d’éducation sensorielle non-directive (1870-1952)
* Ovide DECROLY et son « École de la vie » (1871-1932)
* Fernand DELIGNY (1913-1996), théoricien et éducateur d’enfants autistes
* Alexsander Sutherland NEILL et le self-government de Summerhill (1883-1973)
* Anton Semenovitch MAKARENKO et la réadaptation par le travail (1888-1939)
* Célestin FREINET, promoteur des méthodes actives d’enseignement (1896-1966).
Janusz Korczak lui-même est de plus en plus étudié comme l’un des précurseurs de la pédagogie institutionnelle et de « l’autogestion pédagogique ». Ce n'est pas le cas (par méconnaissance sans doute…), mais il pourrait tout aussi bien être aussi reconnu comme un « pédagogue autogestionnaire », aux côtés de Paul Robin, Sébastien Faure et Francisco Ferrer (1859-1908), anarchiste espagnol qui reste le seul pédagogue avec Korczak à avoir été assassiné pour ses idées (pour ce dernier, en les mettant en actes jusqu'au bout sans chercher à s'enfuir du ghetto de Varsovie).
Dans le domaine des droits de l’enfant, il est aussi le précurseur reconnu de la mise en pratique des droits positifs de l’enfant (droits d’expression, de participation, d’association, etc.) officiellement établis le 20 novembre 1989 par les articles 12 à 17 de la Convention des Nations Unies pour les droits de l’enfant (CIDE, cf. texte multilingue), un texte et un acte politique majeur dont il exigeait l’élaboration depuis la fin du XIXe siècle.
Soixante ans après sa mort, l’histoire et l’œuvre littéraire, pédagogique, philosophique et sociale du « Vieux docteur », encore méconnues en France, interpellent plus que jamais l’ensemble des pratiques et des regards des adultes sur les enfants et les jeunes.
une démarche korczakienne ?
Intervention au colloque « Korczak et la réforme de l’éducation », à l’Université Paris 8 Saint-Denis, du 23 au 27 juin 2003 (AFJK/Université Paris 8, Département des Sciences de l’éducation). — Vous trouverez de nomreux liens sur la philosophie pour les enfants et la philosophie à l’école, pays par pays, à l’adresse suivante (en français - en anglais).
À la demande du Théâtre du Rideau de Bruxelles, L’asbl Philomène s’est associée durant l’hiver 2003 à un projet articulé autour de l’œuvre de Janusz Korczak. Cette collaboration consistait en l’animation de discussions philosophiques avec les enfants des classes ayant assisté à une représentation de « Mathias Ier » ou de « L’exemple du docteur Korczak ». Ainsi, durant les mois de février et mars, c’est dans près de 70 classes et auprès de 1300 enfants que se sont déroulées ces animations philosophiques.
Le principe était simple. Au lendemain du spectacle, un animateur se rendait dans la classe et invitait les enfants à formuler des questions se basant sur la perception qu’ils avaient eue du spectacle, tant sur ce qui les avait étonnés, intrigué, dérangé ou tout simplement interpellé. Ces questions étaient consignées au tableau et, suite à un choix concerté du groupe, une ou deux questions (selon le temps qui était disponible) étaient sélectionnées pour faire l’objet d’une discussion collective. Le rôle philosophique de l’animateur était alors d’aider les enfants à explorer ces questions, en les invitant à mettre en œuvre un certain nombre d’habiletés d’ordre intellectuel, cognitif, voire métacognitif (définir les mots employés, donner des exemples et des contre-exemples, envisager les conséquences des propos avancés, identifier des présupposés, reformuler les propos d’autrui…), mais également d’ordre éthique, social ou socioaffectif (respecter l’opinion d’autrui, ne pas s’interrompre, faire la distinction entre la personne et ses opinions, écouter l’autre sans le juger, appréhender la valeur de l’autre et du groupe dans l’exploration des interrogations subjectives et intersubjectives, etc.). De la sorte, la discussion non seulement prenait appui sur les questions des enfants, mais avait pour objectif de faire discuter les enfants entre eux, afin de leur permettre de construire des réponses qui avaient un sens, une signification, pour eux, et ce sur des interrogations qui leur appartenaient. Ainsi, tant les questions qu’ils formulaient que les réponses vers lesquelles ils s’efforçaient de tendre étaient leurs. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que les enfants firent plus que s’emparer de cette opportunité qui leur était donnée, en formulant parfois des propos dont la maturité aurait surpris plus d’un adulte.
On le concédera aisément, cette démarche pédagogique entretient plus que des accointances avec le projet korczakien. En effet, même si le pédagogue polonais se refusait à se faire affubler du vocable de pédagogue ou de théoricien de l’éducation, on ne peut que constater la parenté au moins idéologique entre ses méthodes et ses objectifs et ceux préconisés par Matthew Lipman[1], instigateur de la discussion philosophique avec des enfants. Ils partagent en effet le souci de considérer les enfants comme des individus à part entière, avec leurs interrogations, leurs doutes, leurs opinions et leur valeur intrinsèque en tant que personne. Ils privilégient également tous deux une relation aux enfants dont les paramètres sont de l’ordre de la pensée et du jugement critiques, de l’autonomie, de la responsabilité et, plus généralement, de ce qu’on pourrait qualifier de pensée par et pour soi-même.
Dans cette perspective, la portée du projet mené en collaboration avec le Rideau de Bruxelles a pu manifester toute la pertinence d’un prolongement discursif et réflexif du spectacle auxquels les enfants avaient assisté. Cette pertinence fut ainsi perceptible à deux niveaux, l’un plutôt de nature pédagogique pour les enfants, l’autre de nature davantage structurelle pour le corps enseignant et l’institution scolaire.
Qu’il s’agisse, comme dans le présent projet, de partir d’une pièce de théâtre, mais également de tout autre support (livre pour enfants, vidéo, photo, article de journal…), la pertinence de la discussion philosophique offre généralement un visage similaire, indépendamment du support utilisé et du public visé. Elle constitue en effet un espace de discussion où l’enfant non seulement peut s’exprimer sans être jugé, mais également se remettre en question, découvrir les interrogations d’autrui, et participer à la résolution collective d’une interrogation qui a du sens pour tous ; le tout sous l’œil attentif et bienveillant d’un adulte animateur qui reconnaît ne pas en savoir plus que l’enfant sur la réponse, pour peu que celle-ci existe, et n’est là que pour aider le groupe à effectuer sa recherche. Il ne faut guère s’aventurer profondément dans les pratiques pédagogiques contemporaines, à moins d’être ignorant ou prodigieusement candide, pour constater que tous ces paramètres sont fort éloignés, sinon diamétralement opposés aux principes qui régissent l’éducation scolaire actuelle des enfants.
Ils sont par contre bien plus proches de ceux qu’affectionnait Korczak, dans la mesure où ils mettent l’accent sur l’enfant en tant que personne, citoyen en puissance et en acte d’une société à laquelle il appartient. Cette société qui l’entoure et qui suscite en lui des interrogations, des réactions, des comportements et des réflexes dont il a parfois du mal à saisir le sens. Et ce n’est pas faire preuve de prétention que d’affirmer que la discussion philosophique avec des enfants vient consacrer dans une communauté de recherche et de dialogue nombre de principes et de priorités qui sont autant d’enjeux pédagogiques, politiques, sociaux et plus globalement humains — sinon humanistes — qui habitaient la démarche tant de Janusz Korczak que celle de Matthew Lipman.
Dans un second temps, la pertinence de cette discussion philosophique avec des enfants s’inscrit dans un contexte plus structurel d’un système scolaire qui, on l’a signalé précédemment, ne repose que trop peu sur des fondations faites d’esprit critique, de responsabilité, de curiosité et de solidarité. Ainsi, les relations nouées avec les enseignants en charge des classes bénéficiaires des animations ont permis de mettre en évidence le profond décalage entre la démarche inscrite au cœur de l’animation philosophique et les présupposés du système scolaire dans lequel elles prenaient place. Il n’est nullement ici question, bien entendu, d’incriminer les enseignants mais davantage la structure institutionnelle et politique à laquelle ils appartiennent. Car celle-ci représente en effet l’antichambre, sinon l’incubateur, de la société à laquelle elle prépare les enfants dont elle a la charge. À ce titre, on peut légitimement s’interroger sur l’esprit, la mentalité et la valeur de cette société en devenir si la place réservée à l’autonomie, la responsabilité et l’esprit critique se réduit à la portion congrue, à l’endroit même où celle-ci devrait être prépondérante, à savoir l’école.
Si la mise en lumière de cette contradiction — que connaissait déjà Korczak à son époque — a connu des destins et des fortunes diverses dans l’accueil qui fut fait aux animations philosophiques, il faut néanmoins insister sur le rôle précieux et courageux de nombreux enseignants rencontrés qui, malgré des exigences et des contraintes au moins programmatiques, pratiquaient déjà les prémisses d’une pédagogie dont ni Korczak ni Lipman n’auraient eu à se plaindre.
C’est pourquoi, en finale, il convient de reconnaître que, malgré des frustrations, des préoccupations et des interrogations bien légitimes dans l’impact qu’a produit le projet mené conjointement par le Rideau de Bruxelles et l’asbl Philomène, dans les animations philosophiques en classes primaires, le bilan est plus que positif. Ce projet fut en effet l’occasion d’incarner, dans un projet ambitieux, novateur et cohérent, les préceptes d’un pédagogue et humaniste polonais qui, plus que n’importe qui, avait su reconnaître la prodigieuse richesse que recèle l’enfant. À l’heure où se multiplient les raisons de s’interroger sur une société à laquelle sont confrontés des enfants alertes, vifs et concernés, force est de reconnaître le bien-fondé de la démarche initiée par le Rideau de Bruxelles. Et d’en saluer humblement la pertinence et la valeur exemplaire.
Notes
[1]Mathew Lipman est le directeur, à la Montclair State University (USA), de l’IAPC (Institute for the Advancement of Philosophy for Children). Il a créé dans les années 60 le programme de Philosophie pour enfants, actuellement pratiqué dans le monde entier.
Korkzack au milieu des enfants qu'il décida d’accompagner sous sa garde au camp d’extermination de Treblinka en août 1942.
Par Michel Lobrot
Professeur émérite de l’Université Paris 8 Saint-Denis (Sciences de l’éducation), Michel Lobrot avait accepté de jouer le rôle du Candide au colloque « Korczak et la réforme de l’éducation » que nous avions organisé avec cette université du 23 au 27 juin 2003. Du premier jour au dernier jour, ses analyses pour mettre en perspective l’œuvre de Janusz Korczak avaient retenu l’attention des présents.
Reprenant ici ses propos, l’auteur apporte une brillante mise en perspective et un éclairage original sur les apports spécifiques de Janusz Korczak dans le domaine de l’éducation.
Dès que j’ai connu la vie et l’entreprise pédagogique de Korczak, j’ai tenté de le resituer dans le mouvement pédagogique, apparu à la fin du 19e siècle et qui a influencé fortement ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine de l’éducation.
Ce mouvement, déjà bien parti au 18e siècle grâce aux apports de Rousseau et d’autres, prend de l’ampleur à la fin du siècle suivant, durant la « belle époque », sous l’impulsion d’hommes et de femmes, nés dans cette période charnière située entre les années 1850 et 1880. C’est en effet entre ces dates que naissent Maria Montessori (1870), Ovide Decroly (1871), John Dewey (1859), Francisco Ferrer (1859), Adolphe Ferrière (1879), Roger Cousinet (1881), Édouard Claparède (1873). Quant à Korczak, il naît à Varsovie en 1878 dans un milieu juif de la bourgeoisie polonaise.
Cette génération, qui s’épanouit dans une époque de paix et de prospérité, entre la fin des régimes victorien, napoléonien et bismarckien et la première guerre mondiale, est suivie d’une autre, qui s’épanouit dans un contexte entièrement différent. Celle-ci est formée de gens nés à l’extrême fin du 19e siècle et qui connaissent leur maturité entre 1914 et 1945, époque troublée s’il en est, marquée par l‘avènement du communisme, les fascismes, les totalitarismes, le colonialisme. On peut citer, comme appartenant à cette seconde génération : Célestin Freinet (né en 1896), A.S. Neill (né en 1883), Bruno Bettelheim (né en 1903), Anton Makarenko (né en 1888).
Les uns et les autres sont influencés par le message de Rousseau, c’est-à-dire plus profondément par un état d’esprit apparu au 18e siècle et qui, d’après Jacques Bousquet (Le 18e siècle romantique, 1972), explique aussi la formidable poussée de romantisme de cette époque. Cet état d’esprit éclate dans l’Émile. Il s’agit d’un mélange plus ou moins heureux de sentimentalisme et de redécouverte de l’enfant, considéré comme porteur de toutes les valeurs fondamentales de l’homme, à savoir spontanéité, ouverture, enthousiasme, etc, d’un côté, et, de l’autre, d’une théorisation sur ce même enfant, avec une approche qui se veut scientifique, qui a la prétention de fonder une méthode et de justifier des techniques. Ainsi Rousseau veut qu’on laisse Émile libre de ses mouvements, loin de l’atmosphère délétère des grandes villes, qu’on fasse confiance à ses capacités de découverte et d’invention, mais quand, au chapitre 3, il aborde l’adolescence, il interdit qu’on montre à Émile des connaissances sophistiquées et gratuites et enjoint qu’on ne lui apprenne que des choses utiles. « Il y a un choix, dit-il, dans les choses qu’on doit enseigner, ainsi que dans le temps propre à les apprendre […] Il ne s’agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile. »
Ceci est ordonné au bien de l’enfant, donc semble respecter son vouloir, dans une vision qu’on pourrait qualifier de « non-directive ». Mais cela est sujet à caution et le résultat frise la manipulation. On le sent bien dans le texte suivant. « […] Songez bien, dit-il, que c’est rarement à vous de lui proposer ce qu’il doit apprendre, c’est à lui de le désirer, de le chercher, de le trouver ; à vous de le mettre à sa portée, de faire naître adroitement ce désir et de lui fournir les moyens de le satisfaire. Il suit de là que vos questions doivent être peu fréquentes mais bien choisies et que, comme il en aura beaucoup plus à vous faire que vous à lui, vous serez toujours moins à découvert, et plus souvent dans le cas de lui dire : en quoi ce que vous me demandez est-il utile à savoir ? ».
En réalité, l’adulte reste le maître du jeu, même s’il accepte de tenir compte de certaines particularités de l’enfant. Il adapte et modère son action, prend des voies détournées pour arriver à son but, intègre dans sa conduite un amour incontestable de l’enfant, mais ne remet en aucune manière en question son statut d’être supérieur et directeur. Nous sommes en présence d’un adulto-centrisme renforcé, dans lequel l’enfant reste assujetti et soumis, malgré les apparences Le projecteur est dirigé vers lui, ce qui est nouveau, et non sur l’adulte ou le maître, mais c’est pour mieux protéger celui-ci, pour éviter d’avoir à réviser la vision qu’on se fait de lui.
Le cadre rousseauiste ainsi défini restera, jusqu’à notre époque, jusqu’à la naissance du mouvement institutionnaliste après la deuxième guerre mondiale, la référence unique et intangible de tous les réformateurs pédagogiques. Ceci explique aussi leur peu d’impact sur la vie sociale, ce qu’il faut bien appeler leur échec.
Dans cette perspective, il faut faire une différence entre les deux générations nées au 19e siècle.
La première pousse au plus haut point la contradiction qui vient d’être signalée. Très favorable à l’enfant, qu’elle entend laisser libre et autonome, elle élabore cependant des structures auxquelles elle prétend le soumettre, soi-disant pour son bien. La distance qu’elle établit par rapport à lui est considérable. Ces structures, telles que les méthodes sensori-motrices de Maria Montessori, le syncrétisme de Decroly, le contrat de John Dewey, les méthodes actives de Ferrière, etc, ne sont pas sans valeur, si elles sont réutilisées dans un autre contexte. Telles qu’elles sont, elles restent a priori et non soumises à l’accord de l’enfant.
La seconde génération est plus proche de l’enfant dans la réalité. Souvent plus marquée par la guerre, elle est d’avantage à l’écoute de l’enfant réel, à qui elle offre des moyens d’expression, comme « le dessin libre », le « texte libre » de Freinet. Cependant elle n’est pas capable de revoir en profondeur l’institution éducative qui lie l’enfant à l’adulte, d’inventer un nouveau type d’institution.
La vision politique de Korczak
Korczak tient dans cet ensemble une place à part. Sa vision est plus politique que celle de la plupart de ses contemporains. Il insiste plus que les autres sur le besoin qu’a l’enfant de justice et d’équité. C’est pourquoi, il invente tout un système judiciaire complexe et sophistiqué, dans lequel l’enfant occupe lui-même les principaux postes de représentants de la justice. La manière dont il se soumet lui-même aux règles de cet organisme est exemplaire. Son amour de l’enfant, qui se traduit dans des pièces de théâtre et des productions littéraires remplies de lyrisme et de générosité, nous touche profondément, nous fait entrevoir une autre époque où le rapport des générations sera modifié. Cela ne suffit malheureusement pas à adoucir ou à freiner la formidable machine de guerre, la force monstrueuse mise en place contre lui et contre son peuple et qui le fait périr.
L’échec de Korczak est d’une certaine façon notre échec, à nous tous éducateurs. Il est difficile d’oser penser et réaliser des institutions nouvelles, dans lesquelles l’adulte, le maître, le parent se remettront eux-mêmes en cause et établiront avec les jeunes une véritable égalité, permettant les échanges à tous les niveaux, une véritable circulation des idées et des affects. Aussitôt se présentent des objections, qui paraissent insurmontables : l’enfant n’est-il pas « par nature » sous la dépendance et la responsabilité de l’adulte ? L’idée d’un monde où l’enfant s’exprimerait complètement lui-même, avec l’aide de l’adulte, tout en restant soumis, comme tout le monde, à certaines règles de cohabitation, nous fait frémir et nous donne envie de sortir l’arsenal de nos armes de destruction. Il semblerait que nous atteignions ici une limite. Mais est-ce vraiment une limite ? Et le défi du monde contemporain n’est-il pas justement de nous obliger à dépasser cette limite ?
Professeur de Sciences de l'éducation de l'Université Paris 8 Saint Denis
Paris, le 14 juillet 2003.
"Korczak" d'Andrzej Wajda il décida d’accompagner les enfants sous sa garde au camp d’extermination de Treblinka en août 1942.
LEMONDE.FR | 02.04.10 | 18h44
L'équipe pédagogique nommée suivant un protocole particulier est composée de 9 enseignants volontaires appartenant à l'ICEM (Institut coopératif de l'école moderne).
L'originalité supplémentaire, c'était d'accepter que l'expérience puisse être mesurée dans ses effets et fonctionnements et être évaluée par un laboratoire de recherche (laboratoire Théodile-université Lille-III avec une sociologue du Cesdip-CNRS). Les résultats sont parus dans deux livres : Une école Freinet (sous la direction d'Yves Reuter, L'Harmattan, 2007) et Violences à l'école élémentaire, de Cécile Carra, PUF, 2009).
Le défi était important en arrivant : violences et incivilités, retards scolaires importants, résultats aux évaluations préoccupants, effectifs en chute, conflits nourris par les "grands frères", conflits entre parents, et un certain fatalisme sociologique. Praticiens de la pédagogie Freinet depuis plusieurs années, nous avions des outils et des techniques qui avaient fait leurs preuves : travail en équipe, correspondance scolaire, individualisation du travail, apprentissage par "tâtonnement expérimental" qui est le principe de la "méthode naturelle", expression libre et créativité, conseils d'enfants, recherches libres en mathématiques et en étude du milieu… Nous avons fait le pari qu'il fallait transformer la nature du travail à l'école, créer une rupture forte pour ces enfants qui ne croyaient plus en eux.
Dès la première rentrée, nous avons dans un premier temps refermé l'école, nous l'avons "sécurisée" pour mieux la rouvrir avec l'aide des enfants devenus auteurs… Notre premier souci a donc été de faire en sorte qu'ils puissent s'exprimer, créer, produire, parler de leur vécu dans des entretiens du matin et rentrer ainsi dans des apprentissages, sans avoir peur de l'erreur. Nous leur avons permis d'écrire, d'éditer des recueils de textes et recherches, des lettres à des correspondants, de démarrer des recherches mathématiques, de créer en musique, danse, expression corporelle, théâtre, de préparer des exposés en partant de leur milieu proche puis lointain… Nous avons mis toute notre énergie pour que des "patrimoines culturels de proximité" se construisent, se croisent dans un espace coopératif où le respect de l'autre, l'écoute, seraient garantis par l'autorité du maître et les règles construites en conseils d'enfants.
Ce qui nous a surpris nous-mêmes, c'est que les enfants se sont vite emparés de ces possibles, tant leur puissance de vie était intacte… Ils ont appris à chuchoter, à se mettre au travail long, à être autonomes. Très vite, ils ont tenu à leur travail, ils l'ont revendiqué parce que celui-ci permettait de retrouver une estime de soi, une confiance, une reconnaissance… et au bout d'un mois seulement, il est devenu nécessaire à leurs yeux de construire des règles, indispensables pour pouvoir gagner de l'autonomie et encore mieux s'exprimer, communiquer, coopérer… tout cela sans note, ni classement, ni stigmatisation des erreurs. Chaque enfant, même en souffrance scolaire, a été maintenu dans le groupe classe dans des dispositifs partagés de construction des savoirs… sans avoir à être soutenu en dehors des processus communs d'apprentissage.
Il nous a fallu encore expliquer notre travail aux parents, les associer aux progrès de leur enfant, travailler avec eux et l'association de quartier voisine dans des ateliers du soir. Des "heures des parents" hebdomadaires chaque samedi permettaient par exemple aux enfants de présenter leur travail à leurs parents, devenus destinataires de leurs œuvres, même humbles.
Dès 2006, il est noté par l'Inspection que "dans les champs d'étude des universitaires, comme dans les observations réalisées au niveau de la circonscription, l'expérimentation de Mons-en-Barœul atteint des résultats qui étaient inespérés dans les évaluations nationales et locales au vu de la situation initiale (...). Les résultats les plus notables ont été obtenus dans la réduction des actes de violence, le rapport des élèves et des parents à l'école, et dans les acquisitions analysées par des chercheurs du laboratoire Théodile".
De son côté, l'équipe de recherche universitaire notait des effets positifs au travers d'une dizaine de dimensions.
Et aujourd'hui ? Le climat, profondément changé, nous permet d'affirmer qu'il n'y a plus aucune violence ni dans l'école, ni autour de l'école, et que les parents sont redevenus des acteurs attachés à l'école. Ce qui frappe d'ailleurs les "visiteurs", c'est le calme, le silence et l'ambiance sereine de travail, l'autonomie. On peut dire sans crainte que les enfants "tiennent" à leur école, à leur travail émancipateur… Les grands frères viennent parfois écouter leur "petits", des lieux de parentalité se développent avec l'aide de la municipalité qui, elle aussi, a noté des effets très positifs autour de l'école jusque dans le quartier... avec des résultats scolaires (évaluations nationales) en forte croissance, même si nous en mesurons encore toute la fragilité … Mais pour que cela réussisse encore mieux, pour que cela soit possible ailleurs, comment faire ?
- Permettre des équipes pédagogiques recrutées à partir d'une cohérence de projet et d'action éducative, pédagogique,
- Initier une formation initiale et continue forte aux pédagogies actives et alternatives,
- Se centrer sur le travail … émancipateur, libérateur : l'enfant auteur (donc acteur),
- Prendre en compte les enfants en souffrance sans mise à l'écart, en les maintenant tous dans les processus d'apprentissages au sein d'une classe coopérative,
Et aussi… pour un autre statut de l'erreur à l'école, pas de compétition, pas de classement ; pour un respect-accueil fort (élèves, adultes) ; pour une construction progressive de règles … appliquées par tous, enfants et adultes ; pour des temps longs d'apprentissages ; pour une sécurisation des enfants, parents, enseignants…
Sylvain Hannebique est directeur d'une école expérimentale.
L'excès et ses danseurs/ Salah Stétié

c'était le 11 novembre 1991 à Alès dans l'atelier du peintre, Michel Bories.
L’EXCÈS ET SES DANSEURS
Tout commence avec le Péché originel. Il avait été dit au couple premier de ne pas approcher de tel arbre et de ne pas en cueillir le fruit. Ce couple-là n’a pas compris que la volonté de Dieu, fût-elle inexplicable, que l’ordre de Dieu, fût-il injustifié et à la limite absurde, que cette volonté et que cet ordre n’étaient pas matière à négociation. A deux, ils s’avancèrent donc vers l’arbre ; ils en cueillirent le fruit. Ève le fit, aidée du susurrement du vieux Serpent selon la Bible, et partagea ensuite avec Adam le résultat de sa fatale inconséquence. Dans le Coran, Adam et sa compagne se partagent à égalité le mauvais geste et son résultat néfaste. Dans le premier cas, c’est le péché contre l’esprit, péché ontologique par excellence, péché à jamais marquant, de l’homme, son histoire et sa transhistoire. Dans le second cas, c’est la faute contre la raison, cette balance intérieure dont le Créateur dota sa créature pour lui permettre de distinguer le bien du mal, le convenable de l’inconvenable, le juste de l’injuste, – et cette faute-là, pour n’être pas ontologique, n’engage pas moins la responsabilité de l’homme et n’entraîne pas moins, le concernant, l’inexorable exil accompagné de la non moins terrible mise à l’épreuve que l’on sait. Dans l’un et l’autre cas, que ce soit de péché qu’il s’agisse ou de faute, l’acte de l’homme en réponse à l’interdiction divine est un acte de démesure, ce que les Grecs avaient déjà surnommé dans leur propre contexte civilisationnel l’hybris, autrement dit la transgression délibérée, concertée, volontaire. Le franchissement d’une frontière interdite désigne celui ou celle qui s’y livre à une exposition négative : de s’être ainsi placé hors du consensus sur qui repose le double contrat social et divin – social dans sa dimension horizontale, divin dans sa dimension verticale, l’un servant de soubassement à l’autre –, l’homme se condamne à l’opprobre, à la solitude, à l’exclusion et désormais à tous les périls attachés à sa condition déconcertée et déconcertante. Prométhée, voleur de feu, est chassé du Paradis terrestre par l’Ange au glaive. L’excès, qui est la mise en cause de la mesure imposée et son dépassement, est mis au centre de la tentation de l’homme. Les plus audacieux veulent bâtir sur le non. La tragédie humaine peut commencer.
C’est de modernité, et même de contemporanéité qu’il s’agit dans cette réflexion. Mais j’ai la faiblesse de penser qu’à un certain niveau de profondeur et d’altitude de la création humaine, celle-ci jouit d’une forme de modernité éternelle. Il peut arriver, en des périodes dites classiques, que la règle soit la mesure reconnue et consentie par tous, mais même alors, sous le revêtement de surface, on entend le choc profond du pouls contredit, le contre-pouls en quelque sorte, la pulsion qui, à la façon de la lave, se cherche une issue. Et quand la règle s’épuise et que s’amenuise le revêtement de surface, alors, en effet, c’est l’irruption incontrôlée de forces longtemps jugulées, c’est l’invention du feu, c’est le bonnet rouge sur le vieux dictionnaire, c’est Hugo mais c’est aussi, deux siècles avant lui, Rabelais, c’est, pour Rimbaud, « le bond sourd de la bête féroce » sur toute joie pour l’étrangler mais, bien avant Rimbaud, et outre l’immense Dante de la plus haute tradition de voyance italienne, c’est dans notre seul étroit domaine français, Jodelle et ses Contr’Amours et, en prose, ce que j’appellerai la “folie Pascal”.
Il y aurait sur ce rythme en deux temps – apaisement, essoufflement ; harmonisation puis délire – beaucoup à dire. Ce rythme est celui de l’exercice de la créativité dans l’ensemble des fonctions et fictions de celle-ci. Nous-mêmes, modernes et post-modernes, nous avons accompagné, de près et de loin, et ne fût-ce qu’en nous en tenant à notre seul domaine français, la stérilisation extrême de la parole et son inscription dans une forme de néantisation philosophique chez Mallarmé d’abord, ensuite chez Valéry puis, soudainement, son retour en puissantes vagues océaniques porteuses d’une volonté de sens et de substance chez Claudel et, plus tard, bien autrement certes, mais selon le même processus d’investissement de l’espace poétique et respiratoire par la parole incendiée et incendiaire, chez les surréalistes, qui, d’ailleurs, sont tous anti-claudéliens. La retenue est la porte étroite que vient faire sauter avec violence, survenu le moment de l’étouffement, les impératifs de la “liberté libre”, celle-là même que nous surnommerons, faute de mieux, l’excès. Et quand l’excès en vient, comme toujours, à s’épuiser dans son propre effort à la façon dont une dernière vague tempétueuse finit par s’allonger et s’alanguir sur la plage, alors se réinstalle le règne de la réserve, du savoir-vivre, du savoir-penser et c’est sans aucun signe d’affectation négative que je fais appel, dans mon type de description clinique, à de tels termes qui simplement décrivent un état de restabilisation affective, éthique et esthétique, conscience et cœur, les deux postulations, d’ailleurs, se croisant et n’hésitant pas, ici ou là, à se soutenir l’une l’autre.
Usons d’une approche plus concrète du phénomène ici décrit, et cela en partant d’un exemple. Il est peu de natures aussi opposées que celles de Marcel Proust et d’André Gide. Le premier, c’est manifestement, sa phrase aquatique à l’appui, l’inondation, le débordement, avec, dans les coulisses de l’œuvre, la plus complexe machinerie d’érudition classique qui soit : tout le XVIIe siècle français, Racine, Retz, La Bruyère, Madame de la Fayette, Madame de Sévigné et surtout le savoureux, l’irritant, l’incontournable Saint-Simon et, à côté de tous ceux-là, il y a, pour Marcel Proust, les très longs romanciers anglais, à quoi s’ajoute la passion religieusement esthétique de John Ruskin et, dans un tout autre domaine, ce recueil étrange et mystérieux dans ses croisements d’excès érotiques, politiques, sociaux et poétiques qu’est Les Mille et Une Nuits. Le second des deux écrivains que j’ai dit souhaiter évoquer est l’anti-Proust par vocation : André Gide.
Chez celui-ci, ce sera, quoique inversée, la même contradiction que chez Proust. Lui, ce à quoi il aspire, c’est à une forme de retranchement de la langue, à une psychologie calculée lors même qu’elle est imprégnée occasionnellement de nihilisme dostoïevskien, à une forme de maîtrise, fût-elle exclamative, de l’émotion. Mais, en sous-bois, ce qui court et ravage les berges gidiennes, c’est, depuis les Nourritures terrestres et les Nouvelles Nourritures, la libération de la chair et des mœurs, « l’inversion des valeurs morales » comme l’écrira plus tard Marcel Jouhandeau, le romantisme érotique et son expression ardemment lyrique. Chez Gide et chez Proust, qui sont parmi les pères décisifs de la littérature contemporaine, l’excès est la règle mais ce sont, chez l’un et l’autre, deux excès de sens contraires nés d’une double nécessité intérieure ; chez Gide, il s’agit de coloniser et sans doute de parvenir à civiliser cet excès de désir inavouable et de le civiliser, précisément, en faisant de lui, à travers le scandale, l’objet d’un aveu existentiel ; chez Proust, c’est l’excès du vécu anarchique le problème et, pour lui, c’est l’œuvre d’art qui sera la canalisatrice et la régulatrice de ce débordement d’une réalité autrement factice et inutile, réalité vaine que seule viendra à légitimer, tous artifices dénoncés, son dépouillement par la mort. Ce sont là deux cas typiques de fous littéraires, comme le sont d’ailleurs, je veux dire fous, tous les écrivains qui comptent. Les deux œuvres de Gide et de Proust, de valeur inégale, sont placées sur les rayons de nos bibliothèques et, paradoxalement, c’est la même leçon, me semble-t-il, qui se dégage de ces expériences contrastées qui vont avoir une si remarquable influence sur les générations suivantes, jusqu’à nous : la littérature ne vaut que si elle est plus et autre chose que de la littérature : le temps, la vie. Le temps retrouvé. La vie reconquise. L’œuvre écrite n’aura été, fût-ce à travers l’acte de beauté qu’elle figure, et même s’aidant de lui pour séduire et convaincre, que le lieu de passage de la conviction que c’est par la littérature que l’homme se sauve et que c’est par son écrit qu’il porte témoignage, celui d’être un authentique voleur de feu. Le salut se fait non avec Dieu ou les dieux et dans l’intention de leur complaire, mais contre eux et dans l’intention d’affirmer haut et clair la primauté de l’humain. L’homme ne saurait pécher que contre Dieu, contre l’ordre de Dieu, réducteur impitoyable de la liberté de l’homme. Le péché, ce qu’on appelle le péché, débute avec l’usage conscient et immodéré du libre-arbitre. Et, du coup, on se rend compte que la finalité du libre-arbitre est de mettre un terme à tout ce qui prétend ou prétendrait le limiter. La finalité du libre-arbitre est le tout-pouvoir de l’homme. Qui n’est plus, ce faisant, que le prophète de lui-même, qui n’est plus que le poète de lui-même. A l’orée de cette liberté pressentie, réclamée, revendiquée, dressée avec son homme comme l’ajustement même des vertèbres de notre posture verticale, retentit le cri de Nietzsche : « Dieu est mort ! »
On n’imagine pas plus excessif que ce cri-là, – et c’est excès logique. Il y avait une revanche à prendre sur les millénaires de malheur, sur le Paradis dérisoirement perdu, sur le foie toujours dévoré et toujours renaissant de Prométhée. Puisque la Divinité, quelle qu’elle soit, s’est exprimée par des livres, que c’est dans des livres qu’elle a consigné les excès de sa Loi, c’est à des écrits que l’homme aura recours pour mettre à bas, dans tous les domaines où elle s’exerce, le règne de cette loi, et pour affirmer, dans une sorte d’ébrouement jubilatoire, le déni de ce règne et l’expression de son propre esseulement ébloui. Plus tard, il rationalisera tout cela, il conquerra parcelle après parcelle, selon la diversité de ses arts et de ses techniques, les raisons et les légitimations de cette liberté, leur enracinement dans l’unité, – cette unité entr’aperçue de son être, jamais acquise, toujours à reconquérir. Il faut ici laisser parler Nietzsche, qui veut faire entendre la parole d’un absolu, mais cet absolu lui-même ne peut se libérer entièrement de la dialectique déjà évoquée, dialectique qu’il faut réussir à dépasser totalement si l’on veut que prenne forme la dilatation par l’excès ou, à l’inverse, la densité que cet excès sait prendre, mesure improbable du démesuré. Gide, le subtil Gide, avait astucieusement réussi à dominer le paradoxe en usant de l’une de ces formules à double fond sémantique dont il a la maîtrise : « Les extrêmes me touchent », a-t-il écrit et c’est dire, d’un extrême l’autre, la féconde contradiction et, à ses yeux du moins, la complémentarité souhaitée. Nietzsche, quant à lui, n’est dans ses textes majeurs les plus significatifs de son ambition finale, tendu que vers les accomplissements de l’excès, ceux-mêmes que lui inspirent Dionysos, mais il ne peut pour autant ni ne veut occulter le pouvoir formateur et régulateur d’Apollon, second terme de l’alternative instituée, et sans doute même institutionnelle, inscrite de la sorte dans la nature des choses. La nature des choses, la nature tout court, c’est elle, bien sûr, qui est la direction aimantant toute la quête. Il n’en reste pas moins vrai que cette nature ne saurait être identifiée que par contraste et par opposition, nature contre culture, démesure face à mesure, désordre impliquant un ordre, anarchie panique déstabilisant une instance d’harmonie, hybris menaçant telle justice ou telle justesse acquise. S’impose, en effet, l’évidence : Dionysos n’a d’existence ontologique ni de fonction philosophique et vitale que de se confronter avec ce maître de la lyre et des oracles qu’est – concrétisation de la beauté sage et suprême rayonnant sur le cirque des hommes – le divin Apollon. « Apparence de l’apparence » est la beauté sous forme apollinienne, apparence reflétée fallacieusement dans une autre apparence, telle est l’étrange analyse que donne Nietzsche du tableau de Raphaël, “La Tranfiguration”, – texte resté inachevé et où, mystérieusement, à l’heure de Freud et de Jung, le philosophe met en cause la beauté et la révoque en doute comme une ruse du rêve de l’homme qui, pour échapper à sa condition, s’invente un contrepoids illusoire, ce que la psychanalyse aura baptisé bientôt “compensation” ou, mieux encore, “sublimation”. L’art étant pour Nietzsche, prophète en cela de Proust et de Malraux, l’activité la plus digne d’exister qui soit, tout ce qui concerne la pensée nietzschéenne en la matière est à considérer comme formant le noyau central de cette pensée, dont tout le reste dépend. Ce sera aussi l’attitude de bien des philosophes, d’écrivains et d’artistes qui auront puisé dans le legs : d’Ernst Jünger à Julien Gracq, du premier Claudel (celui de Tête d’Or) à Pavese, de Joyce à Beckett et à Ionesco, d’Antonin Artaud à Georges Bataille et, paradoxalement, à Paul Celan, de Kafka et Sartre à, non moins paradoxalement, Jean Genet. Mais aussi – l’a-t-il lu, quelle importance ? Nietzsche fait partie intégrante de l’air du temps – je vois le prophète de Sils Maria qui inspire ce destructeur implacable d’Apollon au profit de Dionysos qu’est Picasso. Aussi bien quand André Breton écrit avec autorité dans Nadja « la beauté sera convulsive ou ne sera pas », fait-il autre chose que de procéder délibérément à l’assassinat, selon lui définitif, de Mallarmé et de Valéry qui lui furent des maîtres ? Et de fait, lui aussi, dans le sillage de Nietzsche, veut se libérer radicalement du jeu d’apparence, étrangler la rationalité d’Aristote, libérer les forces incontrôlées et profondes dont Dionysos soulève le couvercle. L’art – la poésie en général selon Breton – étant, pour reprendre la formule célèbre retenue dans la préface de Naissance de la tragédie – « la tâche la plus haute et l’activité essentiellement métaphysique de cette vie », nous voici en pleine mobilisation créatrice, l’effort entièrement assujetti à la règle de la démesure “dionysiaque” qui, et quoi qu’il en semble de prime abord, s’oppose comme le terme d’“apollinien”, à la démesure stérile, à l’excès meurtrier et tueur que définit l’hybris : « Le mot “dionysiaque”, écrit Nietzsche dans un fragment de 1888, exprime un besoin d’unité, un dépassement de la personne, de la banalité quotidienne, de la réalité franchissant l’abîme de l’éphémère, l’épanchement d’une âme passionnée et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts, plus pleins et plus légers ; un acquiescement extasié à la propriété qu’a la Vie d’être la même sous tous les changements, également puissante, également enivrante ; la grande sympathie panthéiste de joie et de souffrance, qui approuve et sanctifie jusqu’aux caractères les plus redoutables et les plus déconcertants de la Vie : l’éternelle volonté de génération, de fécondation, de Retour : le sentiment d’unité embrassant la nécessité de la création et celle de la destruction ». Contradiction ? Nietzsche est un génie : le génie se définit prioritairement par le droit à la contradiction qui est sa forme de lucidité logique.
Le couple création/destruction – l’une dans l’autre, l’une par et pour l’autre – est le rythme binaire de ce dionysisme complexe et en qui tout l’art et bien des aspects de notre philosophie en viennent à se reconnaître, du nihilisme de certains à la déconstruction positive de certains autres. La destruction est une vieille obsession humaine dont on retrouve l’écho dans bien de nos mythes, dans bien de nos récits sacrés. « L’appareil sanglant de la Destruction », évoqué par Baudelaire dans Les Fleurs du Mal projette, illustré par des événements aussi énormes que sinistres, son ombre longue et tragique au fil de l’histoire, – ancienne, moderne et contemporaine. Mais dans le binôme création/destruction, c’est pour Nietzsche (celui de La Naissance de la tragédie, de Par-delà le bien et le mal, d’Ainsi parlait Zarathoustra, d’Ecce Homo, du Crépuscule des idoles, de l’inachevé Volonté de puissance), la création qui est primordiale et c’est elle qui fait son lit de la destruction recherchée et obtenue. L’excès est considéré comme doublement créateur : créateur d’un vide purificateur et, du sein de ce vide réduit à son pouvoir d’exaltation et d’amplification, création d’un surplus d’être ou d’étant, d’une surabondance de vie, de présence à soi et au monde ; excès de conscience marié à un excès d’inconscience – ou de ce qui en tient lieu – par la remontée brutale des forces refoulées. Freud n’est pas loin. Rimbaud non plus. Le superbe poète allemand pourrait dire comme le suprême poète français, son quasi-contemporain : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse »[1]. Commentant son Zarathoustra, Nietzsche écrit, allant dans le sens même de Rimbaud, – qu’il ne connaissait pas et qui ne le connaissait pas non plus : « Les forces les plus hautes et les plus basses de la créature humaine, ce qu’il y a de plus léger et de plus terrible jaillit d’une seule source avec une immortelle certitude […] Zarathoustra est un danseur – ; comment celui qui procède à l’examen le plus dur et le plus terrible de la réalité, qui a imaginé l’idée la plus vertigineuse, n’y trouve néanmoins pas d’argument contre l’existence et pas même contre l’éternel retour de celle-ci […] mais ceci, encore une fois, c’est l’idée même de Dionysos »[2].
La danse est une forme de libération : de libération par le bas, de régression. L’excès, qui met en péril tous les modes d’équilibrage, interne et externe, et de rééquilibrage, individuel et social, systèmes patiemment élaborés et mis au point par l’homme, est une remise en cause de ces suprastructures qui demeurent fragiles, objets d’artifices éthiques et mentaux dont nous aurons réussi à faire, face aux pressions et aux pulsions qui nous terrorisent, internes fussent-elles ou externes, ce que nous appelons des “valeurs”. « Il faut beaucoup de temps pour que les vérités que nous nous sommes faites deviennent notre chair même », écrit judicieusement Georges Bernanos. Apollon, au regard de Nietzsche, est un créateur de valeurs et c’est signifier aussi qu’il est, je l’ai dit, le maître de toute mesure. La démesure – qui peut être valeur, et même valeur suprême, si elle parvient à tenir “en respect”, comme on dit, tout l’appareil de ces autres valeurs qui lui sont nécessairement subordonnées –, la démesure tend à ruiner, par interruption de tous les liens imposés, l’édifice rationalisé, le corps civilisé. Retour à la violence du désir est l’excès. La danse certes, mais plus primitive et plus régressive encore que la danse, l’ivresse. Je reviendrai plus loin sur ce que j’appelle la régression, ainsi que sur le rapport au désir. Non pas ce désir affecté et tout compte fait limité et médiocre, épuisé, essoufflé, dont nous rebattent les oreilles tant de petits romans excités de notre modernité pauvrement désirante et souffreteusement érotique, bien éloignée, en tout état de cause, de la tentation panique et de l’intensité imaginative, seuls moteurs de la vie en poésie et de sa haute projection symbolique. C’est dans cette sorte de serre contrôlée mondainement que la nouvelle fleur d’excès, fleur mineure, provocatrice d’un style de scandale somme toute acceptable et intégrable, peut pousser sagement et, ce faisant, tourner au tic social. Notre modernité littéraire est ravagée de tics, – comme un visage témoigne des complexes de son propriétaire. On me permettra de ne pas citer de noms : ils sont peu significatifs, même s’ils sont passablement connus. Excès en chambre, comme on parle de musique de chambre, – la musique en moins. « Oui, l’heure nouvelle est au moins très sévère », aurait pu dire Rimbaud, ajoutant : « Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs »[3]. Mais laissons-là ces billevesées. « Les humains ont de la peine à reconnaître les purs », affirme, dans La Mort d’Empédocle, Hölderlin.
Je veux me retourner vers le Désir. Une page cueillie dans les Dialogues de Gilles Deleuze avec Claire Parnet, éclairera mon jugement et nous conduira à ce sommet de vérité existentielle et philosophique que signifie pour Nietzsche, chevalier élu de l’Excès, l’abandon à cet excès tout à la fois spécifique et total qu’est, à travers ou bien au-delà de la danse, l’ivresse, célébration dionysiaque par excellence : « Plan de consistance, plan d’immanence, répond Deleuze à une question de Parnet, c’est déjà ainsi que Spinoza concevait le plan contre les tenants de l’Ordre et de la Loi, philosophes ou théologiens. C’est déjà ainsi que la trinité Hölderlin-Kleist-Nietzsche concevait l’écriture, l’art, et même la nouvelle politique : non plus un développement harmonieux de la forme et une formation bien réglée du sujet, comme le voulaient Goethe ou Schiller, ou Hegel, mais des successions de catatonies et de précipitations, de suspens et de flèches, des coexistences de vitesses variables, des blocs de devenir, des sauts par-dessus des vides, des déplacements d’un centre de gravité sur une ligne abstraite, des conjonctions de lignes sur un plan d’immanence, un “processus stationnaire à vitesse folle” qui libère particules et affects. (Deux secrets de Nietzsche : l’éternel retour comme plan fixe sélectionnant les vitesses et les lenteurs toujours variables de Zarathoustra ; l’aphorisme, non pas comme une écriture parcellaire, mais comme agencement qui ne peut être lu deux fois, qui ne peut pas repasser sans que changent les vitesses et les lenteurs entre ses éléments. C’est tout cela, c’est tout ce plan qui n’a qu’un nom, Désir, et qui n’a certes rien à voir avec le manque ni avec la “loi”. Comme dit Nietzsche , qui voudrait appeler cela loi, le mot a trop d’arrière-goût moral ? »[4].
Un problème se pose cependant. En termes généraux comme en termes nietzschéens. Si, comme je le pense, l’art (la poésie) est ce « retour amont » qu’évoque René Char, régression fondatrice vers l’élémentaire et le primaire au sens “premier” du terme (« Être / le premier venu », dit encore Char) – c’est donc d’originaire et d’originel dont je parle – cela ne donnerait-il pas à la loi, à la règle, à l’ordre, une manière de prédominance sur tout ce qui constitue leur contraire et, semblable à Prométhée inévitablement enchaîné, Dionysos, comme cela a été énoncé quelquefois, ne serait-il pas, selon ce qu’en dit la section 7 de La Naissance de la tragédie, le torrent endigué par Apollon, “sublime” d’ainsi maîtriser, par l’exercice de son art souverain, “l’horrible”. Plutarque ne pensait pas autrement, ni Rousseau qui avait bien identifié le paradoxe, ni Kant, ni Michelet, ni même sans doute celui qui fut longtemps l’ami intime de Nietzsche, Richard Wagner. La musique joue, de fait, un rôle majeur dans ce débat majeur, elle qui, par l’exaltation et l’extase qu’elle procure, abolit toutes les frontières, à commencer par celles de l’individuation trop précise. A lire le chapitre VIII de Crépuscule des Idoles, on croirait définitivement perdue la cause d’Apollon au bénéfice d’on ne sait quel esprit panique de la fête et, derrière les mots de Nietzsche, on croirait deviner comme un écho des premiers grands romantiques français, dans leurs débordements, et, notamment un souvenir de la voix orageuse et multiple de notre Victor Hugo : « Pour qu’il y ait de l’art – écrit Nietzsche –, pour qu’il y ait d’une façon quelconque une activité et une vision esthétique, une condition physiologique est inéluctable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait intensifié l’excitabilité de toute la machine : point d’art avant cela. Toutes les sortes d’ivresses, si diversement conditionnées soient-elles, ont pareille vertu : avant tout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme la plus ancienne et la plus originelle de l’ivresse. De même l’ivresse qui accompagne toutes les grandes convoitises, tous les puissants affects ; l’ivresse de la fête, de la compétition, du morceau de bravoure, de la victoire, de tout mouvement extrême ; l’ivresse de la cruauté ; l’ivresse de la destruction ; […] enfin l’ivresse d’une volonté débordant d’énergie accumulée ».
Bien évidemment, ce n’est pas là, dans ces lignes flamboyantes, l’ivresse du désastre que prône Baudelaire dans le poème « Enivrez-vous », numéro XXXIII du Spleen de Paris. C’est une ivresse exaltante et positive, et toute mélangée au réel que celle de Nietzsche : une ivresse non de démission mais de conquête. Ivresse réelle au regard d’un réel enivrant. Ce réel tout d’énergie oppose sa densité au rêve d’apparence, idéal apollinien ; c’est un “réel plus-de-force” comme dit elliptiquement Nietzsche, – nous fournissant ainsi une définition magnifique de l’excès. Excessif est donc le réel, spontanément excessif bien qu’idéalisé par l’excès même qui l’habite ; voici comment Heidegger le commente : « Dans une formidable exagération des traits principaux [de la réalité] – écrit-il –, la réalité foncière pour l’art, Nietzsche la reconnaît dans l’ivresse. Contrairement à Wagner, il entend ce déploiement des forces de l’intensification de toutes les facultés en tant que le fait d’être par-delà soi-même et, ce faisant, en tant que le venir à soi-même dans la suprême transparence de l’Être, – et non pas en tant que l’aveugle évaporation dans le vertige ».[5]
Le dernier mot de ce débat et la résolution de l’ambiguïté, je la demanderai à Nietzsche lui-même en l’une des pages parmi les plus éclairantes de La Naissance de la tragédie. Parlant d’Apollon comme personnification divine du principe d’individuation, il écrit, magnifiquement : « Pensée sur le mode impératif et normatif, cette individuation divinisée ne connaît qu’une seule loi, le respect des limites de l’individualité, la mesure au sens hellénique. Apollon, dieu éthique, réclame des siens la mesure et, pour qu'ils puissent s'y tenir, la connaissance d'eux-mêmes. C'est pourquoi le « connais-toi toi-même » et le « rien de trop » font pendant à l'exigence esthétique, tandis que l'excès d'orgueil et la démesure, démons entre tous ennemis de la sphère apollinienne, furent considérés comme l'apanage des temps pré-apolliniens, de l’âge des Titans, ou du monde extra-apollinien, c'est-à-dire barbare. C'est pour avoir aimé les hommes comme un Titan que Prométhée fut déchiré par les vautours, pour avoir fait preuve, en résolvant l'énigme du Sphinx, d'une sagesse plus qu'humaine qu'Œdipe s'égara dans un enchevêtrement de crimes. Ainsi le dieu de Delphes interpréta-t-il le passé grec ». Et il poursuit : « Le Grec apollinien dut ressentir également comme “titanesque” et “barbare” l’action du dionysiaque, sans toutefois pouvoir se dissimuler qu'au fond de son être il était apparenté a ces Titans et ces héros déchus. Davantage : il dut comprendre que son existence tout entière, avec sa beauté et sa mesure, reposait sur un fonds caché de souffrance et de connaissance que le dionysiaque lui faisait redécouvrir Et voici qu'Apollon ne pouvait vivre sans Dionysos ! L’élément titanesque et barbare était en définitive aussi nécessaire que l'apollinien. Imaginons l'effet que la fête dionysienne et ses ensorcelantes musiques produisirent sur ce monde artificiellement protégé, édifié sur l'apparence et la mesure, la puissance avec laquelle toute la démesure de la nature, douleur, joie et connaissance mêlées, retentit dans ces hymnes en s'exaspérant jusqu'au cri... Imaginons ce que pouvait signifier, en face de ces démoniaques chants populaires, l'artiste apollinien avec sa psalmodie et les exsangues sonorités de sa harpe… Les muses des arts de l’“apparence” pâlirent devant un art qui, dans l'ivresse, prononçait la vérité, la sagesse de Silène proclama « hélas ! hélas ! » à la face des lumineux olympiens. L'individu s'abîma en Dionysos, avec ses limites et sa mesure, et oublia la règle d'Apollon. La démesure se révéla comme vérité, la contradiction, la joie née de la douleur parlèrent un langage jailli du cœur de la nature. De sorte qu'en tous lieux conquis par le dionysiaque, l'apollinien fut aboli et détruit. Mais il est non moins certain que chez les peuples qui résistèrent au premier assaut, la souveraineté et la majesté du dieu de Delphes s'exprimèrent sous une forme plus rigide et plus menaçante que jamais ».
L’histoire de la littérature française est riche d’excès. Bien moins, cependant, que celle des littératures du nord et de l’est de l’Europe, non marquées par la rationalité grecque ni par le sens méditerranéen de la mesure. Reste que la France est au XVIe siècle – si éloignée parût-elle des légendes et des mythes incontinents du Nord – la patrie de cet ogre littéraire, magnifiquement excessif, qu’est Rabelais dans son œuvre. Pascal, au XVIIe siècle, est lui aussi excessif, excessif autrement, livré qu’il est de toute son âme au silence éternel d’espaces aussi infinis qu’effrayants. Le rationalisme aussi, celui du XVIIIe siècle aura ses excès qui aboutiront à la grande fête tragique de la Révolution puis de la Terreur. Mais, malgré ces exceptions considérables, la France, la pensée française, même celle du romantisme – jamais trop relâché quant à lui, rarement débondé – demeure, pensée et sensibilité, une France bridée. Exception faite, bien évidemment, de Baudelaire. Exception faite surtout de l’énorme Hugo. Voici Baudelaire parlant de Hugo, non sans quelque exagération calculée : « De cette faculté d’absorption de la vie extérieure, unique par son ampleur, et de cette autre faculté puissante de méditation, est résulté, dans Victor Hugo, un caractère poétique très particulier, interrogatif, mystérieux et, comme la nature, immense et minutieux, calme et agité. Voltaire ne voyait de mystère en rien, ou qu’en bien peu de choses. Mais Victor Hugo ne tranche pas le nœud gordien des choses avec la pétulance de Voltaire, ses sens subtils lui révèlent des abîmes ; il en voit le mystère partout. Et, de fait, où n’est-il pas ? De là dérive ce sentiment d’effroi qui pénètre plusieurs de ses plus beaux poèmes ; de là ces turbulences, ces accumulations, ces écroulements de vers, ces masses d’images orageuses, emportées avec la vitesse d’un chaos qui fuit, de là ces répétitions fréquentes de mots, tous destinés à exprimer des ténèbres captivantes ou l’énigmatique physionomie du mystère ». Et plus loin, dans le même texte, intitulé Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, Baudelaire ajoute : « L’excessif, l’immense sont le domaine naturel de Victor Hugo ; il s’y meut comme dans son atmosphère natale. Le génie qu’il a de tout temps déployé dans la peinture de toute la monstruosité qui enveloppe l’homme est vraiment prodigieux. Mais c’est surtout dans ses dernières années qu’il a subi l’influence métaphysique qui s’exhale de toutes ces choses, curiosité d’un Œdipe obsédé par d’innombrables Sphinx ».
Et il est vrai que Hugo nous fournit lui-même, avec une lucidité exceptionnelle, la clé de sa démesure, de son refus de cette mesure ou de cette demi-mesure que certains ont baptisé “sagesse” : « Quand l’impuissance écrit, elle signe : Sagesse », affirme-t-il dans Les Contemplations. On croirait entendre Nietzsche. Hugo, certes, n’a rien d’un impuissant. Et, pour myope qu’il fût, il voit avec lucidité et précision, dans une forme d’attenance avec Nietzsche, toutes les choses en couple : « Ève, Adam, flux, reflux, blanc et noir, bien et mal » (“Océan”). Cette énormité même de l’ambition hugolienne, cette faim ogresque qui est celle du poète, véritable Gargantua de l’élaboration et de la formulation, robuste consommateur de thèses et d’antithèses, d’oxymorons et de métaphores, fait de lui, qu’on le veuille ou non, une sorte de convive assez redoutable, et parfois même un peu grossier, à la table des dieux. Redoutable parce qu’il ne cesse de parler, et souvent la bouche pleine. Grossier, parce qu’il ne recule devant rien ni surtout devant le fait d’occuper tout le devant de la scène et d’y produire de l’effet. Nous, qui sommes de la famille, nous avons un peu honte devant tant de débordements, tant d’étalage de soi, en un mot tant d’impudeur. On venait écouter, sur son immense réputation, un grand orchestre, dirigé par un chef à la baguette dorée d’enchanteur, ou bien encore un soliste hors pair, pianiste ou violoniste et c’est, hélas, à de l’accordéon qu’on assiste. On attendait, romantisme aidant, et à travers Hugo, le ténébreux et dangereux Nerval (dangereux pour lui-même) ; on attendait, tant de deuils ayant brisé le cœur du poète, l’immense mélancolie qui tombe sur les foudroyés du destin, sur les exilés de l’intérieur à l’intimité ravagée : Baudelaire, par exemple, est de cette race, race de Caïn aux nerfs infiniment sensibles, et qui vibrent de spleen à la moindre alerte, et qui s’étirent jusqu’au point de rupture, là où la mélancolie devient insupportable, où le désir de mort obscurcit tous les niveaux de la conscience et où le naufrage guette. Hugo n’est ni Baudelaire ni Nerval alors qu’il partage avec ce dernier plus qu’avec aucun autre poète du XIXe siècle l’instinct du gouffre et sa fascination. Il est encore moins Rimbaud, l’implacable Rimbaud, avec qui il a en commun le rêve oriental qu’Arthur accomplira, lui, jusqu’à sa propre destruction programmée ; il n’a rien non plus, cet invocateur de la mer, d’un autre médusé de la mer, “horrible travailleur” au sens rimbaldien du terme, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. Hugo n’est pas non plus Mallarmé, le si pur et si exigeant Mallarmé qui se compare à un alchimiste capable de brûler son mobilier et les poutres de son toit pour alimenter le fourneau du Grand Œuvre[6]. Le Grand Œuvre hugolien, on finit par se convaincre qu’il se fait tout seul, comme celui de ce Dieu dont l’atelier nous est décrit en deux vers :
C’est dans les monts, ceux-ci glaciers, ceux-là fournaises,
Qu’est le grand sanctuaire effrayant des genèses
(Les Contemplations)
J’en arrive au terme de cette réflexion et c’est, houspillant Hugo comme je viens de le faire, pour mettre en accusation moins le principe d’excès qui l’anime et qui souffle sur toute l’œuvre, vers et prose, que l’impossibilité, pour cet excès, d’enraciner son arborescence fastueuse dans une exigence d’art, principe nécessairement apollinien dont Hugo n’a que faire. Cela ne le simplifie pas pour autant ni n’est chez lui un choix délibéré, aboutissement de sa complexité surmontée. Ainsi est Hugo et il le sait. Plus que n’importe qui, plus que n’importe quel critique de son œuvre, Hugo avait le sens – l’instinct – de sa dualité. Ici, l’homme ; là, le poète, semble-t-il sans cesse nous dire. Avec lui, c’est déjà Rimbaud et son décisif « JE est un autre » : « Il serait singulier et peut-être vrai – souligne-t-il – que l’on est parfois étranger comme homme à ce que l’on écrit comme poète. Cette idée paraîtra sans doute paradoxale au premier aperçu. C’est pourtant une question de savoir jusqu’à quel point le chant appartient à la voix et la poésie au poète ».[7] Et ailleurs : « Tout grand esprit fait dans sa vie deux œuvres : son œuvre de vivant et son œuvre de fantôme ».7 Le chant dont Hugo nous parle pourrait bien être l’œuvre de Dionysos : sans doute est-il la voix du fantôme, ce survivant excessif, ce fou, cet anti-sage pour reprendre la formule méprisante de Hugo à l’égard de toute sagesse. Cioran, notre immédiat contemporain, n’est pas loin de partager ce même mépris et, contre tous les modes de la sagesse, il n’est pas loin non plus de privilégier l’excès : « Si, parmi les facteurs de stérilité, écrit-il, la sagesse vient en tête, c’est parce qu’elle s’emploie à nous réconcilier avec le monde et avec nous-mêmes, elle est le plus grand malheur qui puisse s’abattre sur nos ambitions et nos talents, elle les assagit autant qu’elle les tue. […] Avons-nous attenté à nos désirs, brimé et étouffé nos attaches et nos passions ? Nous maudirons ceux qui nous y ont encouragé, en premier lieu le sage en nous, notre plus redoutable ennemi, coupable de nous avoir guéris de tout sans nous avoir ôté le regret de rien. Le regret est sans limite de celui qui soupire après ses emballements d’autrefois et qui, inconsolé d’en avoir triomphé, se voit succomber au poison de la quiétude. […] Maintenant nul intérêt, nul point d’appui. Le véritable vertige, c’est l’absence de la folie… »[8] Cioran semble ici prendre ironiquement le contre-pied d’Albert Camus, futur Prix Nobel, dans l’Homme révolté [9], livre d’un futur Prix Nobel où l’auteur du Mythe de Sisyphe se rallie à une forme de consentement démissionnaire.
La cause peut sembler désormais entendue : l’excès, c’est la vie. D’autant plus que la science la plus récente, en la multiplicité de ses disciplines, en vient à confirmer que c’est dans l’excès qu’elle puise, fût-ce pour y découvrir ses limites provisoires. Souvent la littérature ne fait pas autre chose. Comme l’indique Cioran, chantre épisodique du dionysiaque, elle tient en réserve ses mots pour en préserver la richesse sémiotique. Il existe également une ivresse du peu, comme les mystiques qui sont les fous de Dieu, aventuriers de l’infini, le savent. Apollon et Dionysos se surveillent du coin de l’œil : le plus souvent, ils forment couple. L’ambiguïté fait partie de l’art d’écrire. « Entre deux mots, il faut choisir le moindre », dit, usant d’un calembour bienvenu, Paul Valéry. Cela n’exclut pas le grand flux langagier chez certains des meilleurs écrivains d’hier et d’aujourd’hui. « Mettre un point à la fin d’une phrase évite l’inondation », ai-je noté dans l’un de mes Carnets[10]. Le point mérite mille fois d’être emporté si l’inondation est grandiose, si, par exemple, elle est signée Proust ou Faulkner ou Céline. Mais ce qui doit rester intact, aussi préservé que possible, c’est le mystère, celui de l’homme et celui de l’Être, mystère dont tout est parti dès l’origine et dont toute la création humaine, sous ses nombreuses formes, est la projection signifiante. « Ne dis pas ce que tu ne sais pas et, quant à ce que tu sais, dis-le à peine » : c’est là propos d’un penseur musulman du VIIer siècle[11].
[1] Arthur Rimbaud : Les Illuminations, XII, “Phrases”.
[2] Frédéric Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra.
[3] Arthur Rimbaud : Une Saison en enfer : “Adieu”.
[4] Gilles Deleuze – Claire Parnet : Dialogues, Flammarion, 1977.
[5] Heidegger : Nietzsche, tome 1.
[6] Stéphane Mallarmé : Lettre autobiographique du 16 novembre 1885 à Paul Verlaine.
[7] Cité par Albert Béguin dans L’Âme romantique et le rêve, José Corti.
[8] E.M. Cioran : La Chute dans le temps, Gallimard, 1964.
[9] Albert Camus : L’Homme révolté, Gallimard, 1951.
[10] Salah Stétié : Carnets du méditant, Albin Michel, 2003.
[11] Imâm Ali : La Voix de la rhétorique, classique arabe.
La Méditerranée de Salah Stétié
L'AUTRE SEL

une des dix gouaches de Medhi Qotbi pour L'autre sel
On appréciera l'actualité d'un texte vieux déjà de 16 ans mais la Méditerranée est si vieille et si actuelle.
Contrairement à ce que plusieurs en dirent, la Méditerranée n'est pas une mer heureuse. Elle est bleue, et c'est là, selon ses médecins, symptôme avant-coureur de sa mort. Les jeunes mers sont vertes. Elle n'est plus jeune, et cela commence à se savoir, l'antique maîtresse ruisselante de tant de ruffians et de rois. Le premier qui la découvrit dans toutes ses ruses et tous ses pièges et qu'elle mena en bateau pendant vingt ans était un roi, justement, et quel roi !
L'un des plus sages et de meilleur conseil qui fussent, dont le grand Homère lui-même prît sur lui de consigner les éphémérides et de conter les mille péripéties et hasards, Ulysse, et précisément le sage Ulysse, comme s'il fallait à la mer habile en mensonges et en songes ; ah! que cependant jeune elle était encore ! ah ; le plus équilibré des hommes pour exercer sur lui toute l'étendue de sa feinte. Circé, Calypso, les sirènes, ce n'est rien d'autre que Méditerranée dans certains de ses états : noire charmeuse. Car, de préférence, elle a l'oeil liquide des femmes afin de réussir à surprendre, à suspendre et à tenter de paralyser durablement la fébrilité voyageuse et conquérante de ceux sur qui elle a jeté son dévolu.
Cléopâtre, Zénobie, la Kahena, Méditerranée encore que celles-là qui sont les héritières d'Hélène de Troie et de Didon de Tyr, superbes et sanglantes. Poppée, Messaline... ah ! que de vierges folles et, d'ailleurs, ces filles de chez nous, ont-elles jamais été vierges ? Isis, peut-être... Car la Méditerranée, dès toujours et si loin que remonte notre mémoire, est ce profond labour des hommes qui fit d'elle, radieuse et échevelée, celle qui se tourne et se retourne dans sa couche pour de puissantes sueurs partagées. Non point avec Ulysse partagées seulement, mais aussi avec Alexandre et César, et avec ceux qui eurent nom Ramsès, et ceux qui eurent nom Hannibal, et ceux qui eurent nom Tarek, et ceux qui eurent nom Napoléon. Et où donc leurs conquêtes et où leurs empires ? Mieux que quiconque la femme du plus vaste accueil sait que le matin des nocturnes sueurs est le plus triste : comment la Méditerranée ignorerait-elle que ses villes sont de celles que les marins quittent à l'aube à la façon des voleurs ? Elle n'aura donc été que lit et que draps de passage pour tous ceux qu'elle crut qu'ils l'aimaient, qui crurent qu'elle les aimait, qu'elle crut qu'elle aimait. Ô folie de la plus sage des mers!
Reste qu'on lui doit, cette folle, quelques-unes des figures les mieux achevées de notre art intellectuel. Au-dessus du berceau de cette fée délirante, de cette magicienne aboyeuse aux orages, luisent nos plus parfaites constellations mentales, filles de la mathématique vivante en qui cette chair hasardeuse qui est la nôtre sait reconnaître, projection de la nécessité qui l'anime, l'une de ses fins dernières et l'un de ses gués vers l'éternel. Car les fils de la Méditerranée sont les premiers à l'avoir démontré : à travers symétrie et syllogisme, nombre et règle, abstractions et codifications, c'est bien de permanence que l'homme rêve, c'est d'invariants qu'il a besoin parmi tant de variables qui l'entraînent, c'est de manque d'absolu qu'il souffre. La Méditerranée est pierre d'angle en ce voeu d'éternel. Comme d'autres construisent sur le sable, les Méditerranéens, d'un rivage à l'autre de la mer commune, c'est sur l'élément que, chaque fois, ils jouent et jouèrent leur va-tout. L'éternité, depuis l'Égypte rose et noire, basalte et granit, c'est ici, au point géométrique de tout cela, passions et songes, qu'elle a été trouvée une première fois, avant que d'être retrouvée. " La mer allée avec le soleil ", un homme du Nord, qui a tout vu et tout dit, choisira, l'ayant à son tour parcourue en vue d'y découvrir, lui aussi, sa part de vérité, choisira, dis-je, au bout de sa course essoufflée sur une seule jambe, de revenir mourir sur son bord - car où mourir ailleurs quand on est Arthur Rimbaud ? Mer de mensonge, mer de vérité, elle est la totalité du mensonge quand elle ment et la totalité de la vérité quand elle dit vrai. Ulysse lui-même s'y perdit qui se boucha les oreilles pour ne pas risquer de s'y perdre. Il y a parfois sur la Méditerranée, là où l'eau ne se confond plus qu'avec l'eau, loin des rivages et loin des îles, comme le passage d'un reflet terrible réverbéré par l'acier de l'air et qui est de nature froide et bleue comme le fer de la guillotine. J'ai vu ce reflet-là, métallique, en pleine mer, dans le tremblement distraitement Joyeux de la lumière. J'ai compris que, quelque part, cette mer fertile en dieux et féconde en hommes, toute réalité et tout faux-semblant enfin écartés d'un geste dur comme on fait d'un rideau de théâtre, savait ne réserver nul pardon aux hommes ni aux dieux. Ils y passèrent tous, qu'elle fêta et cajola, bâtisseurs d'empires ici et au-delà, jouets choyés puis brisés rageusement contre les mille âpres rochers, milliers de Charybde et de Scylla, car cette mer, sur le rivage de qui tant de philosophes et tant de prophètes et tant de poètes et tant de mathématiciens et tant d'architectes brillèrent et scintillèrent, pourquoi voudrait-on qu'elle choisît telle scintillation plutôt que telle autre, telle doctrine, telle pensée, telle créance, tel énoncé, tel mode ou tel style ? " II faut toujours avoir deux idées, l'une pour tuer l'autre ", un philosophe l'a dit qui n'est pas Héraclite. Héraclite a raison contre tous les Méditerranéens réunis. Et la Méditerranée, mer et marâtre, aura raison contre ce même Héraclite.
Alors, mer de tous les naufrages ? Oui, de tous. Le fouet de la colère de la vieille catin fit voler en poussière les pierres et les marbres. Les idées se fanèrent lorsqu'une après l'autre et, assure Paul Valéry, qui est l'une des dernières incarnations d'Ulysse, les civilisations surent enfin qu'elles étaient mortelles, elles aussi. Telle est l'amère leçon dictée au voyageur par toute colonne encore debout, de Louxor à Corinthe, de Volubilis à Baalbeck. Et pourtant... Pourtant sur toutes ces colonnes d'amertume le soleil de la Méditerranée, qui est rusé comme Ulysse, met son miel et voici que des chapiteaux condamnés s'échappe une ultime colombe. Rien jamais ne meurt complètement où le sel veille. Les jarres des grands naufrages remontées au jour respirent encore l'esprit du vin. Les doctrines servent encore pour peu que les hommes s'y prêtent. Les grands linceuls de pourpre où dorment les dieux morts, déroulés, on y taille encore fanions et bannières pour de nouvelles causes déjà resplendissantes. Elles finiront, ces causes, en tragédie ? Soit : elles auront resplendi. Telle est la sagesse ou la ruse de l'esprit qu'il fait litière de son propre doute, qu'il fait de son malheur de demain le surplus d'éclat de son aujourd'hui.
Truismes que tout cela ? La Méditerranée, au fil de ses vagues, n'a fait que rabattre l'une sur l'autre les évidences. Evidemment cruelle, puisqu'elle nie tout et que de chaque chose, si belle et substantielle soit-elle, elle extrait avec une Jalouse minutie la rigueur du néant, elle est tout aussi évidemment balsamique puisqu'elle n'a de cesse d'affirmer que la mort est un tour de passe-passe parmi d'autres, que la sirène d'Ulysse est aussi poisson et donc l'enfant naturel de la mer, que là où ne peut la sagesse la malice y pourvoie, que Circé est châtiée par là même où elle a péché, que le Cyclope est vaincu et ridiculisé pour ne savoir pas lutter d'intelligence avec la plus intelligente de ses prises, qu'Ulysse enfin, réussissant par force habiletés et caresses et patiences et impatiences a dit la Méditerranée me dominer moi-même, mère et marâtre, qu'Ulysse, se glissant entre les mailles de mes filets, trouve enfin la porte de sortie du délicieux labyrinthe que je lui aurai été pour aller rejoindre dans Ithaque la paisible et l'ennuyeuse Pénélope. Tant pis, dit-elle, tant pis pour ceux que je n'aurai pas assez charmé pour qu'ils devinent que mon azur est du noir. Mystère des couleurs : sait-on qu'en langue arabe, langue paradoxale, la Méditerranée n'est ni bleue ni noire, qu'elle est " blanche "?
(Texte extrait du numéro 13 de la revue Aporie, Salah Stétié et la Méditerranée noire, été-automne 1990).
N° épuisé après 2 éditions, la 1° en 1990, la 2° en 1997. Ce N° avait été conçu en 1987 à Rabat dans la résidence de l'ambassade du Liban au Maroc. Il fallut 3 ans pour le réaliser.

juillet 1992






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