Le manifeste sous-réaliste
LE MANIFESTE SOUS-RÉALISTE
Ce Manifeste n’est pas encore rédigé. Il se présente sous la forme d’un chaos de faits et gestes confondus. Les éléments de ce Manifeste s’agglomèrent et viennent d’un peu partout dans le monde. Dans ses journaux et leurs commanditaires. Sur ses écrans et les radios. Et, un comble, il s’exprime le plus souvent au nom d’un nouveau réalisme.
1929: préface à la réimpression du Manifeste surréaliste, par André Breton, cette remarque autant politique que poétique, nous le savons bien aujourd’hui: “Ne cesse d’être d’actualité la fameuse question posée par Arthur Cravan “d’un ton très fatigué et très vieux” à André Gide: “Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps? - Six heures moins un quart” répondait ce dernier sans y entendre malice. Ah! il faut bien le dire, nous sommes mal, nous sommes très mal avec le temps.”
Puis le temps passa, mais pas pour tout le monde tant existent toujours ces intelligences raides qui ne pensent et ne s’épanouissent qu’à 6 heures moins un quart.
Il en va de tous les styles. Folâtre façon Pourquery, comme dans Libération du 2 septembre et son commentaire sur ce qui se dit donc se fait, “making-of”, en coulisse, côté cour de récrée et côté jardin des délices: ce jour-là “ça vole haut” paraît-il. La question centrale soulevée, vigoureusement débattue “avec le sourire quand même. Nous ne nous prenons pas au sérieux”, était la “réfutation du droit au travail”. D’ailleurs, qui pourrait prendre les idées de ce monsieur au sérieux? Surtout lorsqu’il apporte dix tons en-dessous de toutes les réalités et surréalités du moment, cette réponse glaçante: “Bon d’accord, mais qu’est-ce qu’on met dans le journal”. Car il allait de soi pour ce “paysan du Danube” gascon, comme il se nomme lui-même, qu’un journal ne va pas lancer, sous quelque forme que ce soit, une discussion sur “le droit à la paresse” une bouffonnerie que Paul Lafargue assuma mais qui n’est pas de notre temps.
De même qu’il ne saurait reprendre sérieusement la controverse à propos d’une manchette d’une naïve désinvolture - “Un coup à gauche” à propos du RSA - problème soulevé par Pierre Marcelle, un mauvais sujet qu’on cherche âprement à marginaliser - car comme chacun le sait, le RSA s’inspire d’une analyse de gauche de la société. Pour ne pas dire qu’il s’agit d’une entame révolutionnaire à la domination du Capital... SarkUbu plonge sa pince à Phynance dans le portefeuille des capitalistes: vous, moi, l’épargnant, le gogo qui a acheté des actions, le possesseur d’une assurance vie, les crédules du PEA.
Ah! c’est que vous pensiez à Pineau Valencienne (tiens, que devient-il ce loubard de la haute finance dont la fille elle-même fut condamnée pour quelques grivèleries financières? Bel aréopage où l’on distinguait, entre autres, un nommé Jean Chodron de Courcel, cousin de Bernadette Chirac), à Rotschild, à Lagardère, Dassault... non vous n’y pensiez pas, c’était pour rire! La réalité est ici, sous nos pas, les analystes économiques et politiques, eux, préfèrent manipuler leurs vaticinations de ronds de cuir mécaniques. C’est le Kapital qu’on attaque bougre!
Poisseux, façon Duhamel, Alain. Dans Libération, le 4 septembre - anniversaire de la proclamation d’une III° République asthmatique, ce sont les gens de son gabarit qui nous y font penser. Il observe la crise du socialisme européen, l’Alain, et il apporte sa pierre au Manifeste Sous-Réaliste: “Il y a encore quelques années, au sein de l’Europe des quinze, les gouvernements de gauche socialistes étaient en majorité. Lionel Jospin réformait vigoureusement la France (sic!), Tony Blair enthousiasmait la Grande-Bretagne, Gerhard Schröder modernisait courageusement l’Allemagne, Romano Prodi pilotait habilement l’Italie.”, ce qui fait dire au béotien que je suis: et tout ça pour rien alors, Alain du Modem!
Surtout qu’il n’en reste pas là, il apporte de l’eau au moulin sous-réaliste avec une dévotion touchante: “A aucun moment, les socialistes européens ne se sont montrés capables d’élaborer collectivement - et pourtant, ils sont des internationalistes de toujours - une réplique réellement marquante, audible, identifiable, compréhensible aux dysfonctionnements du capitalisme. C’était l’occasion rêvée, c’était leur vocation naturelle, c’était, quand même, leur sphère de compétence. Tout les poussait à incarner et à exprimer une alternative, une autre réponse aux échecs et aux cruautés des dérèglements à répétition. Leurs experts ont travaillé, leurs leaders ont sûrement réfléchi.” on devine qu’il fait semblant. Il fait semblant d’y croire, il ironise en sourdine, l’Alain; il fait sa coquette avec les idées qu’il diffuse sur le “socialisme” de son cru. Il n’a même pas peur de se contredire sur le fond: même pas mal! Jospin “réforme vigoureusement” la France avec “un programme qui n’est pas socialiste”, tout le monde s’en souvient et ils n’ont pas su faire fonctionner ce qui dysfonctionnait. Car, sous-entend Duhamel, professeur à Science po Paris, le capitalisme fonctionne, ce sont les dysfonctionnements qui le perturbent.
Et, au bouquet, cette fusée éclairante:” Résultat final : un impressionnant silence, comme si la crise du capitalisme financier portait en elle une (crise) intellectuelle du socialisme européen.” voilà qui est intéressant. Qui réclamerait qu’on s’y attarde. Que pourrait-on nommer “crise intellectuelle du socialisme”? La crise du capitalisme on comprend, on a vu, on connaît, mais l’intellectuelle du socialisme on est dans le vertige, l’aléatoire. Bon prince, Alain nous affranchit: “Le New Deal, le plan Marshall, les accords de Bretton-Woods ne sont pas forcément des cadavres exquis, ils peuvent constituer des modèles lointains, des sources d’inspiration. Et ne serait-ce pas aux socialistes réformistes qui ont toujours maudit le communisme et ne se sont jamais résignés à la seule gestion sociale du capitalisme de sortir soudain de leur long sommeil idéologique ?”; le sommeil idéologique peuplé des cauchemars du communisme après de trop lourds gueuletonnes et d’asphyxiants havanes, voilà l’état de santé d’un grand corps malade. Ils se sont endormis sur le bout de gras jauressien par mégarde, ils se réveillent avec la gueule de bois, ils sont considérables, ils ont leur place au firmament politique et ils ne savent plus quoi dire. Aux pauvres, leur gagne-pain. Aux profs, leur fonds de commerce. Quels encouragements fourguer aux chômeurs? A quelle noblesse se vouer pour la défense des immigrés? A quel facteur se raccrocher qui ne soit pas de la Ligue? Quel socialisme vanter à la tête du FMI, au poste de premier Ministre? New-deal, Plan Marshall, Bretton-Woods il y a du grain à moudre sous les cadavres historiques les encourage Alain Duhamel, professeur à Science po Paris. Guy Moquet encore une fois assassiné, Guy Mollet ressuscité. Voilà du sous-réalisme militant.
Et j’en passe, j’y suis obligé... d’ailleurs vous trouverez... vous avez trouvé depuis longtemps...
Rédiger ce manifeste? Qui s’y colle? Peut-être le secrétaire général de la CGT. Bernard Thibault pourrait au moins tenir la plume avec bonheur.
Sur le mode de la compassion: “Nicolas Sarkozy devrait se méfier, la souffrance des salariés est réelle”; ça c’est de la complainte, de la vraie complainte, nuancée dans ses effets, trouble dans ses destinations, chacun y lira ce qui l’intéresse: notre SarKubu y verra un avertissement fraternel, presque paternel - fais gaffe Nico, ça sent le souffre-douleur -; travailleuses ou travailleurs syndiqués ayant lu trop rapidement y verront la poigne du chef - gaffe à toi Sarko, on n’a plus rien à perdre - c’est de la vraie réalité mais de la fausse manœuvre. Lisez ce qui s’ensuit: “La souffrance des salariés est réelle. Plus importante qu’il y a un an. S’y ajoutent les déçus de Nicolas Sarkozy, ceux qui ont cru en son élection (ben, ils n’ont pas eu tort, il est élu, non?) Dans cette situation, l’urgence est à l’action et à l’unité” ( Le Monde, 2 septembre 2008) pour ne pas se laisser déborder, dans “cette situation”, peut-être... je suppute, je suppute. Mais l’action - je suppute encore - quel est son contenu? Exactement: contre? Contre quoi? Ou bien pour ? Pour quoi faire, l’action? Surtout qu’il est urgent d’agir, alors plus urgent de dire pourquoi... Avec qui l’unité? La CFDT? Avec FO? Solidaire? Ou les seuls syndicats dits “représentatifs”, dits “réformistes”? Il ne dit rien à ce sujet mais se replie sur une condamnation urbi et orbi de l’UIMM et de ses pratiques après avoir donné son avis sur le RSA, pas si bon qu’il y paraît, les chèques transports à la condition que le patron ne bénéficie pas d’allégements... Tout raisonnement concernant les capitalistes est désormais centré sur la petite et moyenns entreprise, poumon de la France industrieuse.
Et puis on attendait Le Boucher et on lut Delhommais. Je vous laisse déguster:
“Le déclin de l'empire américain attendra, par Pierre-Antoine Delhommais (LE MONDE 06.09.08)
“{...} Pour les libéraux, le décalage de croissance de part et d'autre de l'Atlantique démontre de façon définitive la supériorité du modèle libéral américain, le pays où le marché du travail est aussi souple que les prélèvements obligatoires sont bas et que le nombre de jours de vacances est faible. Que l'Europe se dote des mêmes fondations économiques - autrement dit fasse ses fameuses réformes structurelles - si elle veut résister comme les Etats-Unis aux chocs et afficher la même résilience.” juste un petit commentaire sur l’emploi du mot “fondations”: ce sur quoi désormais l’édifice capitaliste devrait s’appuyer et se reconstruire, exploitation accrue et ouverte, ouverte surtout, légale, de la main d’œuvre. Si je comprends bien, sapez ces fondations, minez la base et l’ensemble sera parterre. Nos secrétaire nationaux le savent, ils ne sont pas bêtes non plus. C’est donc en aménageant, en contournant les revendications qui pourraient s’en prendre à la “flexicurité”, aux heures supplémentaires (souvent non payées d’ailleurs), à l’allongement du temps de travail et tout ce qui relève de leur compétence syndicale, que nos direction syndicales protègent et confortent les fondations du système tout entier.
Lui, Delhommais, conclut ainsi: “Dans le rebond actuel du dollar face à l'euro, difficile de ne pas y voir ce message : l'Amérique ne va pas si mal qu'on le prétendait, l'Europe se porte nettement moins bien qu'elle avait essayé de s'en convaincre.” en effet l’Amérique va tout aussi bien que la France. Fannie et Freddie viennent d’être adoptées par l’administration américaine sous le regard bienveillant du grand frère Obama et de tonton Cain. L’administration et le Sénat “nationalisent” les pertes abyssales des sociétés privées de crédit, qu’ils feront supporter au cochon de payant à la manière du gouvernement de la France, notamment quand il colmate les effondrements du Crédit lyonnais. Où est l’originalité, sinon dans l’énormité des sommes en jeu et, par conséquent, dans l’ampleur des sacrifices qui seront demandés aux populations.
Morceau de choix dans l’élaboration d’un Manifeste du Sous-réalisme.
PS: il se trouve que Edvige provoque le tollé que l’on sait, on se murmure à soi-même, c’est pas trop tôt... mais quelque chose ne passe pas, quelque chose d’essentiel qui semble avoir été oublié dans ce noble combat... quoi au juste: Edvige sera discutée pour devenir une loi à moins qu’elle ne perde définitivement la vie avant, peu probable. Mais blessée, seulement, la voilà confiée aux urgentistes de l’Assemblée nationale qui sauront bien la remettre sur pied.
Autre chose encore... voilà ce qui gratte vraiment l’occiput méfiant: SarkUbu et ses successeurs resteront bien dépositaires de ce pouvoir énorme que confère le titre de grand chef du renseignement. Donc de cela il ne sera pas question puisque nous serons trop occupés de férailler au nom des grands principes. Or l’un ne devrait pas aller sans l’autre... c’est ça qui ne passe pas! Personne ne s’est encore prononcé sur cet aspect de la sarkUbuserie.
Manifestte du Sous-Comité décentralisé des gardes-barrières en alternance
Textes sur divers enseignements (lecture, poésie)
l'enseignement de la lecture
Un texte excellent sur
l'enseignement de la poésie
Dialogue entre un pédagogue et un épouvantail
Invités :
- Marc Le Bris, enseignant en Bretagne.
Auteur de Et vos enfants ne sauront pas lire, ni compter (Stock).
- Sylvain Grandserre, enseignant en Normandie.
Auteur de Ecole: droit de réponse, lettres d’un jeune maître d’école. (Hachette)
qui pourrait être la vérité !
Après le drame de Meyzieu (un collégien qui a poignardé d'autres élèves), Philippe Meirieu a reçu des mails et une lettre anonyme lui imputant la responsabilité de cet événement... Eh oui ! En ayant participé comme pédagogue à la mise en place des élèves au centre du système scolaire, il aurait fait de ces derniers des petits tyrans que plus rien n'arrête. Sombre crétinerie à laquelle je réponds rapidement en affirmant l'inverse :
"C’est parce que les pédagogues, ont usé à la marge de leur liberté pédagogique pour aller vers une pédagogie de la liberté (circulation, expression, communication, création, tâtonnement, recherche, responsabilité) qu’ils ont patiemment élaboré et mis en place des dispositifs pertinents : code de la classe, permis à points, réglettes, passeports de circulation, ceintures de comportement, monnaie de classe, réunion de coopérative, conseils d’enfants, boîtes aux lettres, brevets, contrats individuels de réussite, « métiers », médiateurs, tutorat, délégués, etc. De Janus Korczak à Fernand Oury, en passant par Célestin Freinet, c’est justement dans des situations où il n’était plus possible de travailler que sont nées les techniques salvatrices. Comment peut-on faire croire que nous aurions abusé de tout cela quand, pour tant d’enseignants, ces pratiques restent totalement inconnues ? "
Libre d'utilisation (même si ça fait plaisir de savoir ce que ça devient !).
Sylvain Grandserre
CM1/CM2 - École Primaire de Montérolier (76)
Auteur de "École : droit de réponses" (Hachette)
Savoir graphier, c'est-à-dire savoir tracer, avec des outils divers, et sur divers supports, les signes de l'écrit de manière à pouvoir être lu, est une activité perceptivo et psycho-motrice.
Savoir produire un écrit dans une situation de communication différée, de façon à transmettre un message à des partenaires absents, est une activité psycho et socio-linguistique.
C'est dire qu'il y a là deux apprentissages différents, qui n'ont que peu à voir l'un avec l'autre, et qui doivent donc occuper des moments distincts de l'emploi du temps.
On a là sans nul doute l'explication de l'extrême faiblesse d'écriture (faiblesse maintes fois dénoncée depuis quarante ans), des adultes d'aujourd'hui, piètres lecteurs, mais plus piètres scripteurs encore. Et si l'on n'est pas convaincu de cette médiocrité, il n'est que de songer à ce qui se passe, par exemple, dans une réunion syndicale, politique ou professionnelle, lorsqu'on demande un secrétaire de séance : si vous voulez perdre deux heures vous n'avez qu'à attendre qu'un volontaire se propose... ! Personne n'est dupe en réalité : par delà les bonnes raisons personnelles invoquées pour décliner l'invitation, c'est le non-maîtrise de la chose qui en est la vraie cause...
Et de fait où aurait-on appris à faire un rapport de réunion ? On voit mal en quoi le fait de faire, dans une rédaction, le récit d'une promenade en forêt ou la description de son animal favori, aurait pu développer les compétences nécessaires à la rédaction d'un tel rapport !
La question essentielle reste donc : Qu'y a -t-il à apprendre pour devenir capable de produire les écrits, que la vie sociale, scolaire et personnelle exige de nous chaque jour ?
Car il est là, l'objectif : il ne s'agit pas seulement de devenir capable d'aligner quelques paragraphes sur un sujet quelconque, mais bien de pouvoir produire les écrits scolaires (solutions mathématiques, interrogations écrites d'histoire ou de sciences, comptes-rendus de TP, dissertations etc.) et professionnels (rapports, comptes-rendus, synthèses, articles de presse, motions, courrier administratif, etc.), sans oublier tous les écrits d'expression personnelle, littéraire et poétique, qui attendent chaque élève et chacun des citoyens qu'ils deviendront.
Comme pour la lecture, il n'existe aucun apprentissage "avant", qui serait valable pour toutes ces situations. Les compétences qu'elles requièrent ne peuvent être acquises qu'en situations véritables, en écriture de projets sociaux effectifs.
Pour atteindre cet objectif, que propose-t-on ? Un entraînement à la rédaction.
Qu'est-ce qu'une rédaction ?
La production d'un texte à propos duquel on fournit la seule information (son sujet) qui n'aide en rien cette production.
Comme on sait, un texte n'est jamais caractérisé par son sujet, mais par la situation de communication qui l'a rendu nécessaire. Qu'il s'agisse de raconter, d'expliquer ou de décrire, ce qui permet de définir les choix langagiers, et l'organisation du texte, ce ne sont ni les règles de grammaire, ni celles d'orthographe, ni la question de la cohérence, — toutes données qui joueront, certes, un rôle, après, dans un second temps —, mais bien les réponses aux questions suivantes : qui parle, à qui, où et quand et surtout, pour obtenir quel résultat ?.
Apprendre à les poser et à y répondre, ce n'est possible que si les enfants commencent par des situations en vraie grandeur, dont les enjeux sont aisément repérables par eux-mêmes, et s'ils ont pu eux-mêmes découvrir l'importance de ces données et transformer ces découvertes en règles d'écriture archivées dans leurs "outils pour lire et pour écrire".
C'est dans des situations de communication sociale que peut être construite la notion de variations langagières — capitale pour la maîtrise de la langue, dont résonnent pourtant ces "nouveaux" programmes, à grand renfort de formules pompeuses et mensongères.
C'est là seulement que les enfants vont pouvoir apprendre "comment ça fonctionne", pour ensuite pouvoir s'amuser à "faire semblant", c'est-à-dire, à s'entraîner (mais oui !) sur des situations simulées —, non des "rédactions" à sujets, mais des situations-problèmes d'écriture, qui consistent à produire des écrits en imaginant telle ou telle situation, pour tel ou tel destinataire, avec tel ou tel type d'enjeu.
S'entraîner, activité indispensable à la maîtrise, cela fonctionne toujours comme un jeu, où l'on imagine des problèmes à résoudre : qu'il s'agisse du foot, des échecs ou des apprentissages scolaires, la nature des entraînements est toujours la même : reprendre des points précis des situations vraies et imaginer de façon ludique des difficultés particulières, liées à des situations précises, dont il s'agit de trouver les moyens de les surmonter.
En matière d'écriture, il s'agit de s'entraîner à partir d'un même sujet, à écrire des textes différents en faisant varier les destinataires et les enjeux. Par exemple, pour décrire une même forêt, on va inviter les élèves à :
1- en faire une description, telle qu'elle pourrait apparaître au début d'un roman policier en imaginant qu'un crime affreux s'y est produit
2- en faire une description telle qu'elle apparaîtrait dans un prospectus du Syndicat d'Initiatives du coin, pour inviter les touristes à venir la visiter
3- en faire la description que pourrait en donner un ouvrage de géographie qui la trouve représentative des paysages de cette région.
4- en faire la description humoristique d'une personne qui raconte dans une lettre à des amis, comment elle a pu s'y perdre... etc.
Toutes ces situations sont avant tout ludiques (un entraînement doit être une occasion de s'amuser, sinon, c'est un pensum : ce n'est pas un entraînement !) et sont les moments où les stratégies pour surmonter les difficultés rencontrées sont confrontées et analysées ensemble, pour être objets d'appropriation : chacun des élèves est ainsi enrichi par le groupe tout entier.
La notation, les maîtres et la pédagogie
De l’absence à l’ignorance pédagogique
En France, le métier de professeur peut être exercé par tout individu nanti des diplômes universitaires requis. Selon un consensus vieux comme l’école, il ne serait pas nécessaire d’en connaître les règles et les lois, ni d’apprendre l’art de la relation éducative. D’ailleurs, depuis l’entrée massive des enfants du peuple dans le secondaire, la tendance anti-éducative s’est accentuée au point que certains se vantent ou revendiquent de n’être pas éducateurs, comme un jardinier se flatterait de n’être point horticulteur. Dans une profession pourtant fortement féminisée, on peut porter fièrement en sautoir cette dénégation sans déclencher les rires des collègues. L’amateurisme s’affiche comme vertu professionnelle. En position très minoritaire, depuis toujours, en tant que savoir professionnel spécifique, la pédagogie à l’école est une exception. Comme tout ce qui est exceptionnel ou minoritaire, elle est sociologiquement marginale et hors norme, l’enseignement frontal traditionnel en face d’un public d’auditeurs supposé homogène étant défini comme la norme. Cette autre vision de la transmission des savoirs s’accommode mal du conformisme et de l’idéologie dominante. Sa différence n’en est pas moins légitime et respectable. Malheureusement, son originalité et sa marginalité en font un bouc-émissaire facile à pointer et utile à désigner sans risque à la vindicte par les « justiciers », guérisseurs de l’angoisse commune par la mise en examen de suspects minoritaires 1. Comme toutes les minorités, elle suscite chez ceux dont la pensée s’est bâtie sur des préjugés des sentiments négatifs irrationnels oscillant entre mépris et hostilité. Son « anormalité » la condamne dans les périodes calmes à une « anomalie » tolérée bien qu’absente de l’école, dans les périodes incertaines à une « perversion », tout autant absente, habilement nommée « pédagogisme » et dénoncée violemment. Du fait de cette inexistence dans les murs scolaires, aucune véritable information pédagogique ne circule à portée d’oreille. Dans ces conditions, non seulement il n’est pas facile de se former en pédagogie, mais, dans le fatras des idées fausses abondamment développées et entretenues par ses détracteurs, s’en faire une idée juste est impossible. S’il ne va pas chercher information et formation à l’extérieur, l’enseignant ordinaire, archétype du maître traditionnel, ignore qu’il n’a pas plus de savoirs en pédagogie qu’en psychologie, domaine où il se sait ignorant. Il est comme un marin embarqué sur un porte-avions qui, ne sachant rien de la mer, ne saurait pas qu’il ne sait pas nager. A l’institut de formation des marins on enseigne les sciences de la mer mais pas la natation, la plongée et les arts marins. Pour cause, selon une idée reçue, la pédagogie serait une disposition d’esprit de naissance ou un trait de personnalité acquis dans l’enfance au contact de ses professeurs. Cette qualité serait potentiellement présente chez tout candidat qui réussit le concours de recrutement. La préparation du diplôme de certification donnerait forme à cette caractéristique personnelle. A ceux qui ne l’auraient pas au départ, la pédagogie serait livrée en infusion dans les savoirs disciplinaires acquis à l’université. Tous les maîtres titulaires et diplômés au niveau requis en seraient pourvus sans formation spécifique. Ceux qui pensent que la pédagogie n’est pas donnée par la grâce, ni innée, ni infusée, qu’il faut s’y former, seraient des « pédagogistes » dangereux et pervers, mus par des ambitions personnelles sans rapport avec l’éducation et la transmission des savoirs à l’école. Pourtant, affublés d’office et malgré soi de vertus pédagogiques, beaucoup de maîtres aimeraient bien pouvoir acquérir sinon ces vertus du moins ces compétences. Mais, pour l’opinion, se former manifesterait un aveu implicite, une « preuve » d’ignorance, voire d’incapacité et d’imposture. Pour faire entrer la pédagogie dans l’école, il faudrait que l’opinion, profane ou professionnelle, ainsi que les politiques de l’exécutif et du législatif admettent clairement qu’elle n’est pas une vertu mais un savoir-faire à acquérir. 2
De l’ignorance à l’hostilité
En attendant cette renaissance, l’ignorance pousse ceux qui ne savent pas à croire celui qui garde le temple et se drape dans l’infaillibilité dogmatique. Celui-ci porte en écharpe la somme des idées reçues sur l’école et l’enfant certifiées et homologuées historiques, organiques et scientifiques par des chercheurs dont les travaux en général et « par chance » aboutissent « naturellement » à la validation de pratiques traditionnelles. Rien de nouveau dans les labos. Postulant que l’école est rationnelle, objective, neutre et bienveillante, qu’elle ne favorise aucune classe sociale, qu’elle n’élimine personne, qu’elle ne fait que récompenser les talents individuels sans distinction de naissance, les chercheurs imputent l’échec, ou la réussite, à des facteurs intrapsychiques ou familiaux. Ainsi, la recherche valide les pratiques didactiques qui confirment les résultats de la recherche. Cet accord parfait préserve l’école des interrogations et du changement. Quand une science se préoccupe plus de confirmer que d’innover elle s’éloigne de la vérité pour se rapprocher de l’idéologie. 3 Ignorant ou savant, on ne fait généralement pas la distinction entre croyances et savoirs. Dépourvu de savoir de référence, sans possibilité de juger par soi-même, on ne peut pas plus évaluer la pertinence pédagogique d’une pratique didactique que d’une méthode d’enseignement ou d’un ouvrage sur la question. Cette dépendance de jugement oblige à faire confiance d’abord aux manuels et à leurs auteurs, ensuite aux recommandations des universitaires et à leurs mises en garde. La fausse querelle sur les méthodes de lecture qui rebondit tous les dix ans en fournit une illustration caricaturale. Dans tout débat, chaque enseignant se sent « spontanément » porte-parole obligé des sentiments de sa profession, lesquels quand ils sont critiques s’exercent uniquement à l’encontre d’une opinion différente de la norme admise par défaut, jamais contre une opinion conservatrice. L’hostilité « naturelle » de sa corporation contre la pédagogie invite celui qui recherche la conformité à se ranger dans la troupe des pédagophobes. « Informé »sur la pédagogie à travers les reproches invérifiables que lui font les gardiens du temple, il croit savoir et fait confiance à ceux qui disent que les pédagogues sont les ennemis. Dès lors, toute innovation est vécue comme une menace contre l’école, c’est-à-dire contre la tradition qui règne dans le système scolaire français. Ailleurs, du côté de l’éducation animale, on n’observe aucun déni pédagogique. Le prof qui s’inspirerait des maîtres animaliers aurait déjà un début de formation. Les « dresseurs », éducateurs d’animaux domestiques ou sauvages, que ce soit pour la garde, le cirque, l’aide aux handicapés, le secours en montagne, la recherche policière ou la chasse, n’utilisent que les renforcements positifs pour stimuler l’animal et le renseigner sur les sentiments de son maître. La réussite des apprentissages animaliers est tout entière fondée sur le professionnalisme, le « mérite » du « dresseur » et sur la qualité de la relation entre le professeur humain et l’élève animal. Il ne viendrait à l’idée de personne de traiter ces éducateurs de « pédagogistes ». Et pourtant, les compétences acquises par l’animal sont vouées exclusivement au service du maître « humanitaire ». Seuls les animaux scolaires, censés se former pour leur propre bénéfice, font l’objet de renforcements négatifs, de punitions en guise de stimulants, comme si la croissance cognitive avait besoin de bâtons pour se réaliser et s’épanouir. Ce qui est bon et efficace
pour l’animal ne le serait pas pour l’humain.
De la note à la morale scolaire
Dans ce contexte idéologique, la notation, comme les devoirs du soir, la dictée ou les leçons, est une pratique fondée sur une nécessité « biologique ». Le droit à la notation n’est pas acquis mais transmis, droit héréditaire qui remonte aux origines du collège des congrégations religieuses. Les murs, le mobilier et les équipements des écoles où l’on note « normalement » toute la journée sont propriété exclusive des enseignants. Dans cette maison des profs, les élèves, simples invités obligés, soumis autant que possible, ont accès aux savoirs, comme aux installations, sous contrôle et sous certaines conditions restrictives. Le « bon élève » apprend très tôt que trouver gratification et plaisir dans la connaissance est une erreur de sentiment due à sa jeunesse. Toute conquête ne peut apporter une légitime satisfaction que si elle est homologuée et récompensée par le maître. Le « mauvais élève », lui, découvre très tôt que ne pas savoir au jour et à l’heure où il est interrogé est une faute grave. Le risque majeur encouru par l’enfant noté dès 6 ans est la perte de motivation et d’intérêt pour les apprentissages, le désinvestissement du désir de savoir et l’abandon. De sanction en sanction il finit par penser que apprendre à l’école ne lui apporte que des déboires : « à quoi bon ? ». Il était venu pour s’instruire, on lui demande de bachoter pour obtenir LA note, critère de placement dans la course. La motivation intrinsèque pour la connaissance cède la place à la préparation du « travail noté »… ou à la démission. Mais pour les élèves, pas plus que la manifestation syndicale et la grève scolaire, la démission n’est légale au regard de la tradition. On peut avoir tout perdu, n’avoir plus de mise à jouer et sombrer dans le désespoir, mais on n’a pas le droit de quitter la partie. Dans ce jeu à qui perd perd et ne gagnera plus, sans sortir du jeu, la notation est l’outil indispensable de mesure, non des acquis et des réussites, mais du « mérite » des joueurs, de leurs performances et de leurs gains, pour ceux qui gagnent. Outil réservé à l’arbitre notateur et moralisateur qui installe ses élèves dans un jeu sans fin. Face à des élèves qui ne travailleront plus désormais que pour la note, l’arbitre doit toujours noter plus pour obtenir du « travail », de l’émulation et des résultats encore. Mais professeur et élèves ont perdu de vue l’intérêt intellectuel de l’école et le plaisir d’entrer en connaissance. Quand l’intérêt et le plaisir ont disparu d’une activité humaine, il reste la morale et la contrainte. Pour légitimer l’enseignement anonyme, il faut personnaliser la notation, moraliser l’apprentissage. Quand tout est noté, l’échange est jugé immoral, l’entraide est répréhensible et la fraternisation condamnée comme délit. Quand le contrôle est permanent, l’élève ne fait pas la différence entre situation d’apprentissage et situation d’évaluation. Il ignore qu’il y en ait une. Le prof qui occupe la totalité du temps scolaire avec ses leçons ne fait pas la différence entre l’enseignement et l’apprentissage, redoublant la confusion chez l’enfant. En outre, la publication des notes, sans laquelle elles perdraient leur pouvoir « stimulant », porte en elle le mépris pour ceux qui n’ont pas la « moyenne », l’humiliation de ceux qui ne l’ont jamais.
Du nécessaire rachat de la faute
Mais alors, d’institution publique et sociale de formation et d’éducation, l’école républicaine devient maison de l’ennui, parfois de pénitence, où l’on vient gagner son salut avec plus ou moins de « volonté ». Pourtant, la morale et la religion ne devraient avoir aucune implication dans les apprentissages scolaires. On ne vient pas à l’école pour y faire son salut par la contrition, la pénitence et le rachat de sa « faute originelle ». Celui qui apprend vite n’a pas plus de mérite que celui qui peine. C’est ce dernier qu’il faut encourager et soutenir en priorité par l’entraide mutuelle et les renforcements positifs. En posant une étiquette sur le front des mauvais élèves dès le CP, la notation jette l’opprobre sur ceux qu’elle prétend stimuler. Cette stigmatisation, sans intention de nuire, risque de compromettre définitivement toute chance de réussir une scolarité. L’étude active n’est pas synonyme d’ennui. On vient à l’école pour apprendre et s’éduquer avec joie en communauté éducative heureuse. Tous les appelés devraient être élus et s’asseoir à la table de communion des valeurs républicaines. En imposant la compétition entre pairs au détriment de l’entraide, la notation permanente étrangle dans l’œuf l’une des valeurs fondatrices de la république française aussi forte de cœur que de raison mais toujours méprisée, la fraternité, pourtant plus nécessaire que l’esprit de compétition pour obtenir le certificat de citoyenneté républicaine. S’étonnerait-on que le civisme ne soit pas la vertu cardinale des Français ayant été à bonne école ?
Pour le prof notateur, héritier de ses anciens profs gardiens de la tradition religieuse, la notation est une arme d’encouragement, de dissuasion ou de rétorsion, qui signale ou rappelle que « tout savoir se mérite ». Arsenal nécessaire à celui qui, autant que possible, gave le canard pour en faire une oie et pour rappeler au potache que le contenu et la forme de ses apprentissages ne lui appartiennent pas. Car, ayant appris par l’expérience que ce n’est pas pour lui qu’il engraisse, le canard ne s’alimenterait pas s’il n’y était contraint. L’élève de maternelle pas encore apprivoisé ni dressé est « naturellement » rebelle et cancre. La note fera passer le jeune enfant de l’infantile à l’âge de raison scolaire. Baguette sans laquelle Cendrillon resterait souillon, le carrosse courge, elle l’éduquera, le stimulera et le sanctionnera à la fois. Au-dessus de la médiane, annoncée moyenne et modale, elle stimule, en dessous elle sanctionne. La notation est donc le signe et l’insigne de l’élévation morale et de la dignité magistrale. Sans note, le roi serait nu. On lui jetterait des pierres. Le fautif se ferait rappeler à sa dignité par des plaisanteries de bon goût : « Tu as rendu ta copie ? Y a t-il un professeur dans la salle de classe ? »
L’abandon de la notation pour l’évaluation serait le signe d’un changement réfléchi et consenti de statut. Les écoles deviendraient des maisons pour tous où les élèves vivraient locataires de droit comme les professeurs. Qu’y deviendrait la hiérarchie ? Sans la blouse des anciens, c’est la notation qui permet de distinguer le prof de l’élève. Un prof qui ne noterait pas serait un prof noté, un prof diminué, un prof humilié, un prof infantilisé, un prof nié… un élève. Même l’institutrice débonnaire qui ne punit jamais, même le maître fantaisiste dans sa façon de traiter le « programme », de transmettre les savoirs, doivent impérativement noter pour ne pas être déchus. C’est la notation qui indique au profane que l’on passe des fantaisies, jeux et ris de maternelle au travail assidu, obstiné et sérieux de la grande école. On ne rit plus, on bosse et c’est noté. Sans note, pas de travail ! La « récitation » de Hugo, comme le dessin de la poire ou de la feuille selon la saison, comme les couplets du Petit cheval de Brassens et Paul Fort, mérite salaire. 4
Tous ensemble chacun pour soi
Existe-t-il une solidarité professionnelle à l’école ? Parce que pendant son enfance il a été éduqué par une institution qui privilégie la compétition individuelle sur la coopération et l’entraide : chacun pour soi, le maître pour tous et qu’il a gagné seul cette compétition permanente, l’enseignant ordinaire ne sait travailler ni en équipe, ni en groupe. Il traverse sa carrière en travailleur solitaire et individualiste. Mais, paradoxalement, il partage les peurs de son groupe d’appartenance. La recherche et l’innovation effraient collectivement l’ensemble des professeurs, même quand ils sont en rivalité ou en conflit d’intérêts. Avant d’innover en évaluation, il lui faudrait d’abord innover en pédagogie. Non seulement il n’a pas les bases théoriques pour le faire, mais il lui faudrait le courage de se démarquer du groupe par une rupture que la profession qualifierait de déloyale. Le passage de la notation à l’évaluation suppose donc la volonté commune d’une équipe pédagogique qui n’existe pas encore et qu’il faut créer après avoir renoncé à l’individualisme collectif avant d’envisager de nouvelles modalités de mesure des apprentissages. Car sans équipe d’enseignants solidaires la pédagogie dans une seule classe est une aventure à risque que ne peuvent entreprendre que quelques personnalités autonomes résolument en dissidence.
Si en philosophie, en politique ou en art chaque enseignant fait des choix personnels, en situation professionnelle l’enseignant traditionnel pense peu par lui-même. Ses actes professionnels, ses idées sur l’élève et sur le métier lui sont dictées à son insu par le groupe. Dans la vie de la cité chacun se détermine selon ses goûts propres, dans la vie de l’école c’est une ligne de conduite collective qui s’impose. Chacun est libre de penser ce qu’il est normal de penser en accord avec la théorie dominante 5. Des normes strictes plus ou moins explicites régissent les représentations sur le métier et l’enfance à l’école. La profession fait front face aux autres, ministre, direction, hiérarchie, parents, élèves. Mais si le destin et les intérêts corporatifs sont liés, les carrières sont individuelles. Imprégnée d’idéologie chrétienne, l’éthique professionnelle est commune, le salut individuel. Des normes communes pour un destin très personnel façonnent les esprits à l’identique. C’est pourquoi la solidarité s’exerce toujours en négatif, rarement en positif. Dans les luttes corporatives l’union est la règle, au travail c’est la division. On se rassemble spontanément pour se défendre collectivement contre des heures de réunion non rémunérées, contre des réformes qui accorderaient une relative indépendance aux élèves au dépens de la tutelle magistrale et en général contre tout ce qui grignoterait les « avantages acquis » comme le pouvoir absolu de réglementer, juger, récompenser, punir, noter. Bien que se réunir pour travailler ensemble soit vécu douloureusement par beaucoup, on réclame des décharges d’horaire pour pouvoir travailler en équipe. Mais la troupe se disloque quand il s’agit de passer à une solidarité active. Se réunir en équipe de cycle ou de discipline pour harmoniser les contenus d’enseignement et les évaluations, pour s’accorder sur les critères de « correction » des copies déclenche un stress insupportable à la plupart. Se réunir pour échanger, élaborer en commun un projet éducatif de cycle ou d’établissement est une initiative mal vécue. Sa mise en œuvre se heurte à des résistances insurmontables. Après réunion, les décisions prises sont fréquemment dédaignées par ceux qui, rebelles à tout contrôle au-dessus de leur tête, contrôlent pourtant leurs élèves quotidiennement. Paradoxalement, c’est le désir d’échapper aux contrôles professionnels autant informels que formels, aussi bien des collègues que de la hiérarchie, qui incite à sauvegarder obstinément les pratiques de contrôle d’élèves. Ainsi, la boucle se ferme sur la conservation des usages traditionnels du contrôle « continu » et la propagande des gardiens du temple reçoit un accueil favorable là où la défense des droits du prof et la crainte collective de l’évaluation avaient déjà bannie la pédagogie.
A qui profite la note
Si, autrefois, la notation a pu mesurer les acquis, aujourd’hui elle évalue surtout les performances individuelles et les capacités d’adaptation à une école du chacun pour soi. Elle mesure aussi la conformité ou l’écart à la norme. Elle devance les apprentissages plus souvent qu’elle ne leur fait suite. Elle apprécie les requis plus que les acquis. Si elle s’y intéresse aussi, c’est plutôt pour valider les savoirs acquis ailleurs. Elle ne fait pas la somme des acquis de chacun, elle compare chacun à un élève étalon par soustraction des requis mal acquis 6. On pourrait démoraliser la notation, la rationaliser en la critériant, en annonçant à l’avance le programme, les modalités et la date des contrôles, le barème, en notant les réussites et non les échecs. En supprimant les pièges, on jouerait la transparence. On pourrait noter les réussites sur un total de points variant avec le nombre d’items proposés pour mettre fin à l’arithmétique faussement objective de la note sur 10 ou sur 20. L’élève pourrait donc participer à sa notation et apprendre à s’auto-évaluer. Cela suppose que l’élève, au centre du système scolaire, apprenne pour lui-même et soit l’unique bénéficiaire de l’école. Le contrôle personnalisé se ferait uniquement à son profit pour le renseigner sur la distance parcourue et sur le chemin qui reste à faire. Il ne servirait plus à renforcer ce sentiment de toute-puissance du notateur par l’exercice d’un pouvoir arbitraire. Un prof non sélectionneur n’aurait en tête à l’instant de l’évaluation aucun souci de carrière personnelle. Mais on sait que la notation traditionnelle, la « correction magistrale », participe grandement aux gratifications dans un métier difficile psychologiquement, parfois décevant moralement. L’instant de la correction devient parfois celui de la revanche. Beaucoup d’enseignants fragiles, confrontés à des difficultés professionnelles qu’ils ne soupçonnaient pas avant d’entrer dans la carrière, résistent au désespoir en utilisant la notation comme protection contre le chahut, la déprime et la démission. La réputation et l’avenir professionnel des profs traditionnels se bâtissent aussi sur la publication des bulletins de notes. Un prof sans ce pouvoir arbitraire serait-il encore maître incontesté, ou chahuté ? La profession peut-elle renoncer à cet avantage moral sans changer de statut ? Pour tous ceux qui ne savent transmettre les savoirs que par cours magistral la notation est le moyen de pression mécanique qui, en théorie, oblige les élèves à suivre le cours, à écouter la leçon. Cette motivation artificielle a depuis longtemps montré les limites de son efficacité, mais elle reste la seule qui permette d’exercer sereinement le métier quand on n’a pas de formation pédagogique et qu’on n’en veut pas. Ce qui la rend indispensable, c’est que sa disparition entraînerait l’effondrement du système... ou le recours à la pédagogie. Pour les profs pédagogues, la notation traditionnelle troublerait la relation de confiance maître-élève, élèves-élèves et empêcherait l’élaboration interactive et sociale des savoirs au sein de la communauté d’intérêts épistémiques, que la note individualise et moralise.
Pour garantir la réussite des apprentissages dans une école différente, peut-être faudrait-il moraliser l’enseignement ?
Laurent CARLE (janvier 2008)
2 Il faudrait aussi que le pouvoir politique résiste aux pressions des groupements et corporations qui ont un intérêt économique et social dans le statu quo.
3 « La mathématisation et la formalisation ont désintégré les êtres et les existants pour ne considérer comme seules réalités que les formules et équations gouvernant les entités quantifiées. La pensée simplifiante est incapable de concevoir la conjonction de l’un et du multiple. Ou bien, elle unifie abstraitement en annulant la diversité. Ou, au contraire, elle juxtapose la diversité sans concevoir l’unité.
Ainsi, on arrive à l’intelligence aveugle. L’intelligence aveugle détruit les ensembles et les totalités, elle isole tous ses objets de leur environnement. Elle ne peut concevoir le lien entre l’observateur et la chose observée. Les disciplines des sciences humaines n’ont plus besoin de la notion d’homme. Et les pédants aveugles en concluent que l’homme n’a pas d’existence, sinon illusoire. Tandis que les media produisent la basse crétinisation, l’Université produit la haute crétinisation. La méthodologie dominante produit un crétinisme accru…
La connaissance est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulées par les puissances anonymes, au premier chef les Etats. Or, cette nouvelle, massive et prodigieuse ignorance, est elle-même ignorée des savants. Ceux-ci, qui ne maîtrisent pas pratiquement les conséquences de leurs découvertes, ne contrôlent même pas intellectuellement le sens et la nature de leur recherche.
Les problèmes humains sont livrés, non seulement à cet obscurantisme scientifique qui produit des spécialistes ignares, mais à des doctrines obtuses qui prétendent monopoliser la scientificité à des idées clés d’autant plus pauvres qu’elles prétendent ouvrir toutes les portes…comme si la vérité était enfermée dans un coffre-fort dont il suffirait de posséder la clé… » Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF
4 « Une note (en principe, une évaluation) et un salaire, ça n’a rien à voir. Un salaire est une conséquence normale d’une activité, définie préalablement par un contrat dûment explicité, et assortie d’autres conséquences éventuelles, en cas de travail non effectué. La note scolaire est censée évaluer (c’est-à-dire mesurer), non la production de l’élève, mais les progrès que cette production révèle. La mission des enseignants est que les élèves acquièrent de nouveaux savoirs et qu’ils progressent. Ce sont ces progrès que la note (bien ou mal) doit évaluer. » Eveline Charmeux
5 Le maître de CP peut choisir librement la « méthode de lecture », à condition qu’il en choisisse une et qu’elle enseigne le b et a ba, conformément à la théorie traditionaliste. Ne pas utiliser de manuel de lecture serait hérétique.
6 Quand l’écart est trop grand : « il faudrait tout reprendre à la base » se lamente celui qui croit que dans le cerveau les savoirs s’empilent comme des assiettes.
Reste une question très difficile : peut-on imposer aux enseignants une « obligation de résultats » ou les évaluer sur les résultats de leurs élèves ? C’est très difficile et, à mes yeux, ce serait vraiment dangereux. C’est difficile car les résultats ne signifient pas grand chose s’ils ne sont pas rapportés au niveau d’entrée des élèves et à l’environnement familial, social et économique de ces derniers. C’est inquiétant car la mesure des résultats laisse de côté toute la dimension éducative de l’enseignement qui est difficilement évaluable : l’accès à l’autonomie, la curiosité intellectuelle, la créativité ne sont guère chiffrables. C’est dangereux car, avec l’obligation de résultats, on oublie que les enfants ne sont pas des produits qu’on fabrique, mais des libertés qu’on accompagne. Seul le dressage et le conditionnement sont vraiment évaluables… et dans une perspective de normalisation bien éloignée de l’idéal humaniste de notre École. C’est pourquoi je crois que, comme les médecins, les enseignants doivent être astreints à l’obligation de moyens et non à l’obligation de résultats. Ils ont plus besoin d’un code de déontologie que d’un arsenal statistique.
Un établissement scolaire n’est pas une entreprise. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas astreint à la qualité, bien au contraire. Mais la qualité d’un service public ne s’obtient pas par la mise en concurrence des personnes mais par la mobilisation des acteurs.
in "Rémunération au mérite et obligation de résultats pour les enseignants"
3 questions à Jacques-Alain Miller

3 questions à Jacques-Alain Miller
La Lettre en ligne (LEL) : Vous avez annoncé un grand Meeting à la Mutualité, les 9 et 10 février prochains, pour la défense et la promotion de la psychanalyse partout où elle est mise en cause, en particulier à l’Université. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Jacques-Alain Miller (JAM) : Je suis content de deux choses. D’abord, d’avoir réussi cette fois à annoncer une réunion bien à l’avance, deux mois, alors qu’entre le moment où j’ai inventé le Forum extraordinaire et sa tenue, il s’est écoulé moins de quinze jours. Deuxièmement, de tenir la semaine précédente un Colloque on ne peut plus officiel, “sous le Haut Patronage du Ministère de la Santé”, pour un public restreint de 250, sur invitation uniquement, tandis que le Meeting de la Mutualité réunira 1000 personnes, sous le Haut Patronage, si je puis dire, de BHL et de Sollers. Dans ce meeting, on reprendra, en haussant le ton, certains des thèmes du Forum : l’étouffement de la Culture par les bureaucrates de l’évaluation forcenée, fanatique ; la recherche fondamentale en biologie étranglée par la folie NeuroSpin ; d’une façon générale, les ravages dus au culte imbécile du chiffre. Mais aussi on informera le public et on le mobilisera contre l’opération en cours dans l’Enseignement supérieur et la Recherche. Cette opération, c’est une “nuit des longs couteaux”, ou, disons, pour être plus exact, une “année des longs couteaux”. Lors de conciliabules animés par Jean-Marc Monteil, longtemps chef de la DES (Direction de l’Enseignement supérieur), aujourd’hui conseiller du Premier ministre, il a été décidé de ne pas attendre plus longtemps pour liquider la psychanalyse et la clinique à l’Université. Les cognitivistes veulent en finir une fois pour toutes avec les cliniciens, dont les cours drainent les flux étudiants les plus importants. Partout en France, les départements de psychologie clinique se voient malmenés, on leur refuse des habilitations, on leur colle des rapports défavorables, on leur supprime des enseignements, on les vexe systématiquement, on leur fait sentir qui tient le manche. L’équipe de recherche du département de psychanalyse, que je dirige, est elle-même dans le collimateur, elle est supposée être “visitée” en janvier sous la houlette d’un maître du cognitivisme français, grand évaluateur devant l’Éternel. J’ai déjà eu l’occasion de le moucher personnellement à deux reprises, il m’a fait ses excuses, oralement et par écrit, c’est oublié, je ne suis pas rancunier, – mais je n’avais pas encore connaissance du panorama d’ensemble : ce que je prenais pour un incident mineur était la pointe de l’iceberg. En un mot, c’est l’offensive générale des cognitivistes, longuement méditée, réalisée en forme de Blitzkrieg, visant notre éradication. Ils se sont installés d’emblée dans la phase d’élimination sans phrase : notre ami Roland Gori, à la tête d’un syndicat réunissant plus de 200 psychologues cliniciens universitaires, et fort des milliers de signatures (plus de 8 000) réunis par son manifeste “Sauvons la clinique”, a sollicité un entretien auprès de Mme Valérie Pécresse ; au bout d’un mois, celle-ci lui a fait répondre que son agenda était trop chargé pour lui permettre de le recevoir dans des délais convenables, et lui a signifié qu’elle ne le recevrait pas. Donc, hautement représentatif de la psychologie clinique universitaire, Gori, avec lequel nous faisions jadis, Roger Wartel et moi, la revue Cliniques, ne sera pas même reçu par un membre du cabinet. Le message est clair, il est univoque : vous êtes déjà morts.
Or, je vais sans doute vous étonner, je ne crois pas du tout que Valérie Pécresse soit personnellement engagée dans cette opération d’extermination. Je sais par Catherine Clément, qui la connaît, que la ministre, alors qu’elle était simple députée, ne manquait pas de sympathie pour notre combat contre l’amendement Accoyer, car elle avait dû s’opposer à ce que l’on fasse bouffer de la Ritaline à ses enfants, et elle a une petite idée des excès où conduit l’idéologie cognitivo-comportementaliste. Non, Mme Pécresse est actuellement l’otage de la politique – qui n’a rien de libéral, qui est d’inspiration PS – que suit depuis plusieurs années la DES. Toute la question pour moi est de savoir si elle aura la force de caractère et l’acuité politique qui lui permettront de s’extraire de cette politique. Celle-ci, qui s’est imposée sous l’impulsion de Monteil, se présente comme moderniste et seule capable de dynamiser l’Université et la recherche en mettant au pas les universitaires et les chercheurs, leurs hiérarques, leurs féodalités, leurs jardins secrets. En vérité, c’est une politique parfaitement ringarde, celle d’une bureaucratie qui ne se sent plus, qui croit que son heure est venue, qui fait preuve d’un autoritarisme hyper-napoléonien, et qui croit ce faisant singer les Américains. Rions ! Ce sont nos mêmes vieux hauts fonctionnaires de toujours, la même morgue, la même arrogance, doctrinant urbi et orbi sur des domaines dont ils ne connaissent rien. Le recteur Monteil est un psychologue social cognitiviste de petite envergure, dont l’épistémologie est celle d’un manager, non celle d’un savant. C’est un fonctionnaire d’autorité, qui parle en maître aux universitaires, qui veut “décloisonner” les disciplines, et ne plus voir qu’une seule tête, habitée de la même “méthodologie”. Centralisation, homogénéité, nivellement, ignorance, tous les ingrédients sont là pour produire un désastre de type nouveau, exponentiel par rapport à celui qui prévaut présentement. Le combat va être dur, car leur dispositif est en place, consolidé, accroché au terrain. Le niveau Premier ministre est tenu par l’adversaire. Nous n’avons rien vu venir, rien préparé. Mais ce combat est gagnable, je vous l’assure. L’excès même de cette offensive, son ampleur sans précédent, cette volonté manifeste de liquidation sans phrase de la psychanalyse à l’Université, alors que Lacan continue d’être en France comme à l’étranger un phare de l’intelligence française, si je puis dire – et quel département universitaire a la projection internationale du département de psychanalyse ? – l’hubris du cognitivisme triomphant, tout cela le promet à la Roche Tarpéienne. Depuis bientôt 30 ans, les cognitivistes terrorisent l’Université, influencent l’administration, les médias, le public. Ils ont vaincu d’innombrables adversaires, les ressentiments se sont accumulés, ils se sont cru tout permis. Eh bien, c’est terminé. Le drapeau de la résistance est levé. Les psychanalystes ne plieront pas. D’abord, désigner l’offensive ennemie : ce sera LNA 9, qui sortira fin janvier. Ensuite, lui opposer une force de frappe à déploiement rapide : ce sera le Meeting de la Mutualité, avec BHL et avec Sollers, et les principales figures des victimes du cognitivo-évaluationnisme. Et après, la guerre de reconquête, qui sera longue et acharnée. Évidemment, je m’amuse à utiliser ce vocabulaire guerrier. Mais tout de même, les cognitivistes nous ont déclaré une guerre qui, intellectuellement, professionnellement, est une guerre à mort. Donc, nous sommes contraints de suivre, et de les rejoindre aux extrêmes. Donc, il ne s’agit pas d’une guerre défensive, mais bien d’une contre-offensive, visant la déroute de l’adversaire. Elle se déploiera sur plusieurs fronts. Il y a le front psy, certes, mais il y a aussi les biologistes non cognitivistes, il y a les humanités, il y a aussi les mathématiciens. En date du 21 mai dernier, trois institutions représentant la communauté mondiale des mathématiciens et statisticiens, ICIAM, IMS, et IMU (The International Council of Industrial and Applied Mathematics ; the Institute of Mathematical Statistics ; the International Mathematical Union) ont établi une Commission conjointe sur “l’évaluation quantitative de la Recherche”, mettant en question la “culture of numbers” qui s’est progressivement imposée devant l’impuissance à mesurer adéquatement la qualité. Qui m’a fait connaître ce texte précieux, que je vais traduire et publier ? Bernard Monthubert, professeur à l’Institut mathématique de Toulouse, successeur de Trautmann au CA de “Sauvons la recherche”, qui me l’a adressé à l’occasion du Forum extraordinaire. Nous ne sommes pas seuls. Nous sommes loin d’être seuls. Nous sommes plus nombreux et bien plus savants et bien plus agiles que la secte cognitiviste. Celle-ci n’a prospéré que par notre négligence, par notre dispersion, elle a surfé sur le mépris intellectuel que nous avions pour cette doctrine d’imposture, elle a gagné les esprits de nos gouvernants en leur promettant, tel l’esprit malin, qu’ils seraient comme des Dieux. C’est fini, tout ça. Nous sommes réveillés. Nous allons réveiller les autres. Et le cauchemar finira par se dissiper. Et, une fois dessoulés, ils diront : “Comment avons-nous pu ?” Écoutez-moi bien : le reflux du cognitivisme a commencé.
LEL : Il semble qu’à l’origine des attaques que vous dénoncez, on trouve une agence dépendant de l’État : l’AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement). Pouvez-vous nous en dire plus sur cet organisme ?
JAM : L’AERES est l’usine à gaz inventée par les cognitivo-évaluationnistes pour mettre l’Université française en coupe réglée, et accomplir le programme apocalyptique de la secte. Qui l’a conçue ? L’inévitable Monteil. Il en a été nommé président le 21 mars dernier. Il a quitté ce poste le 11 juillet suivant, quand il a été appelé au cabinet de François Fillon. C’est lui qui continue de tirer les ficelles, comme d’ailleurs à la DES. Qui traite le secteur psy à l’AERES ? Le Pr Fayol, de Clermont-Ferrand. Qui est leur correspondant à la DES ? Le président de la FFP (Fédération française de psychologie), Lécuyer. C’est le trio de la mort, les concepteurs de l’opération “Zéro psychanalyse à l’Université”. LNA 9 les présentera un par un au public : l’homme et l’œuvre. Le style sera froid, chirurgical. Les faits parlent d’eux-mêmes. C’est maintenant à Valérie Pécresse de savoir si elle veut rester dans l’Histoire comme la ministre qui aura laissé assassiner la psychanalyse. Mais quoi qu’il en soit de sa décision, la psychanalyse aura sa revanche, et avec elle, les discours et les personnes que le cognitivisme a ravagés.
LEL : Outre le forum, quels sont vos projets ?
JAM : Oui… Trop nombreux pour que je les énumère ce matin. Revenez à la charge durant la trêve des confiseurs, il y aura une petite accalmie.
Si la tristesse est une maladie, alors...
paru dans le Charlie Hebdo N°805, du mercredi 21 novembre.
alors c'est l'humanité qui est une maladie »
Comment une campagne sur la dépression démontre l'incapacité présidentielle à appréhender le réel. Un entretien avec le philosophe et psychanalyste Jacques-Alain Miller.
" Je veux parler de la dépression, du regard que la société porte sur cette souffrance qui n'est pas matérielle. Je veux engager puissamment la recherche médicale française vers le soulagement de ce mal ", a déclaré Nicolas Sarkozy le 11 février dernier dans un discours à la Mutualité.
Il y a quelques semaines, le ministère de la Santé lançait une campagne sur la dépression. On a demandé à Jacques-Alain Miller ce qu'il en pensait.
Philosophe, psychanalyste, il est le responsable de la publication des Séminaires de Lacan. Jacques-Alain Miller a fondé l'Association mondiale de psychanalyse (AMP) et dirige la revue Le Nouvel Âne dont le dernier numéro est consacré à une critique virulente de la campagne contre la dépression initiée par le ministère de la Santé. Car s'il existe des formes graves de « maladies de l'âme » - qu'on l'appelle comme autrefois mélancolie ou qu’on la vulgarise aujourd’hui sous le terme de “dépression” - la tentation est grande de considérer la moindre fatigue, tristesse ou petit bobo existentiel en pathologie qu’il faut soigner d’urgence avant de repartir au combat...

CHARLIE HEBDO: Que pensez-vous du combat présidentiel contre la dépression?
Jacques-Alain Miller: Que le président est un homme de bonne volonté. Qu'il admet que la souffrance psychique n'est pas matérielle, pas objectivable. Mais, parce qu'il n'est pas bien conseillé sur le sujet, il met tous ses espoirs dans la médecine sans songer à la psychanalyse.
CH- Il est mal conseillé, ou il pense profondément que la recherche médicale peut guérir la dépression?
JAM- Qui veut éradiquer médicalement la dépression? La bureaucratie sanitaire internationale. Elle a réussi à mettre au service de cette idée loufoque les autorités politiques d'un nombre considérable de pays développés. Nicolas Sarkozy est influencé, comme l’est la majorité des Français, par l'intense lobbying d'une partie de l'establishment sanitaire national, qui s'exerce dans le sens cognitiviste et pharmaceutique.
“Si on ne veut pas déprimer, il faut assumer la vérité.”
CH- Mais comment expliquer cet Intérêt de l'État, du pouvoir pour notre santé?
JAM- Ce n'est pas d'aujourd'hui. La Sécurité sociale date de 1945. Bien avant, dès les débuts de l'époque moderne, le pouvoir va inéluctablement vers le biopouvoir, Michel Foucault l’a démontré. Actuellement, la santé est en France un problème aigu pour tous les gouvernements qui se succèdent, en raison du fameux « trou de la Sécu ». Tout un petit peuple d'experts cherche à « rationaliser » le système. [Institut national de la prévention et de la santé (INPES), créé en 2002, a brillamment remporté la palme avec sa campagne antitabac, et, sur la liste de ses prochaines victimes, il a inscrit la dépression. Mais si les méfaits du tabac ont une certaine objectivité, ce n'est pas le cas avec la dépression: tout dépend de la définition que vous en donnez. Avec l'une, vous pouvez démontrer que les 95 % de la population sont atteints.
CH- Quelle est cette définition?
JAM- 95 % des gens connaissent une moyenne annuelle de six épisodes de tristesse et de perte de l'estime de soi. Si l’on décide de médicaliser tout ça, alors la croissance exponentielle du nombre de dépressifs s'explique. Pas étonnant que l'OMS prédise que, en 2020, la dépression sera la seconde cause d'invalidité dans le monde après les maladies cardiovasculaires. Rions! Ce qui est grave pourtant, c'est que la consommation d'antidépresseurs, qui avait baissé, va exploser à nouveau. Or la France est déjà le pays qui consomme le plus de psychotropes au monde.
CH- La campagne dépression risque-t-elle d'accentuer ce phénomène?
JAM- C'est du Molière, Le Malade imaginaire, ou Knock: [INPES persuade les gens que s'ils sont tristes, c'est qu'ils sont malades, et les incitent à bouffer du médicament. Ce qui était considéré autrefois comme un mauvais moment à passer, un coup de pompe, un deuil difficile, est désormais « une maladie ». La brochure dépression, diffusée à r million d'exemplaires, est une tentative d'endoctrination massive, parfaitement irresponsable. [ambition est de remodeler vos émotions les plus intimes. C'est un « alien » qui s'insinue au plus profond de vous -même pour saboter tout ce que vous éprouvez. Il vous oblige à interpréter vos sentiments les plus humains dans le sens de la maladie.
CH- Vous mettez en cause l'Industrie pharmaceutique?
JAM- Dans tout le monde développé, l'influence idéologique des laboratoires est énorme. Ça ne m’indigne pas : c'est une industrie, elle doit faire face à la compétition internationale, maximiser ses parts de marché, et donc se battre auprès des pouvoirs publics, former l'opinion publique, convaincre tout un chacun qu'avaler ses produits, c'est nécessaire, ça fait du bien. Rien de plus normal, de plus logique. Mais alors, il faut pouvoir leur opposer des contre-pouvoirs, qui fassent barrage à leurs excès de zèle. Nous avons affaire à un phénomène de civilisation.
CH- De quel phénomène s'agit-il?
JAM- L’homme contemporain se pense lui-même comme une machine. Si ça ne va pas , c'est que ça dysfonctionne, et il doit y avoir un traitement hyper rapide. On croit que, normalement, on a droit à l'euphorie, à la pilule du bonheur. C'est de la science-fiction réalisée. On enseigne désormais la science du bonheur en Grande-Bretagne et en Allemagne. Lord Layard, économiste distingué, ex conseiller de Tony Blair, le pape de cette nouvelle science, considère que la dépression est l’un des freins principaux à la croissance économique.
CH- En finir avec la maladie, n'est-ce pas un moyen de relancer la croissance?
JAM- Mais, en l'occurrence, la tristesse est inhérente à l'espèce humaine. Si c'est une maladie, alors c'est l'humanité elle-même qui est une maladie! Il est très possible que nous soyons une infection de la planète. C'était d'ailleurs l'idée de Lacan. Depuis l'origine des temps, nous nous détruisons nous-mêmes, et notre environnement par-dessus le marché. Si on veut guérir ça, on entre dans la biotechnologie, on va essayer de produire une autre espèce, bien meilleure. Une espèce asexuée et muette. À ce moment-là, on se tiendra comme il faut!
CH- Quand on est dépressif, on se tient mal?
JAM- On déprime quand on est malade de la vérité. Si on ne veut pas déprimer, il faut assumer la vérité, sa vérité. J'ai été touché par la phrase de Cécilia qui faisait la une d'un magazine au moment de l'annonce du divorce: « Je veux vivre ma vie sans mentir. » Voilà l'antidépresseur le plus puissant.
Sarkozy a été victime du matraquage sur la dépression.
CH- Nicolas Sarkozy est-il dépressif?
JAM- Il a été au contraire la victime de cette atmosphère de matraquage autour de la dépression. Souvenez-vous de ces photos qui le montraient l'œil vitreux, mal rasé après l'annonce de la séparation... C'est de l'intoxication. Ce type, c'est une dynamo, qui prend à bras-le-corps la réalité, la secoue, cherche le problème et promet la solution. C'est une première. Avec Mitterrand, c'était la morale de la fin du Cid: « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. » Avec Chirac, c'était la Corrèze, le père Queuille: « Il n'y a pas de problème qu'une absence de solution ne saurait résoudre. » Et le sarkozysme, c'est un bel effort, mais ça ne va pas marcher: « Ensemble, tout devient possible »? D'abord, Sarkozy a dû constater que, dans son « ensemble» avec Cécilia, tout n'a pas été possible. Et puis, il va découvrir que, si la réalité est bonne fille, sa plasticité n'est pas infinie : elle ne se laisse faire que ce qui lui plaît. Le réel fait barrage. Soit on se fracasse dessus, soit on cherche la meilleure façon de faire avec. Et en ce mois de novembre, on voit les efforts prodigieux de notre Hercule politique achopper de toutes parts. Espérons qu'il se réveille...
Pour bien rire, une comédie musicale.
Ce vidéo montage, mixte de guignol et d’air d’opérette – sur l’air le plus connu de Gilbert & Sullivan, le Major-General’s Song de leur Pirates of Penzance –, nous présente le professeur Stephen M. Stahl, sommité de la psychopharmacologie états-uniennes, et donc mondiale, sous un jour méconnu.
On se rappelle qu’il a publié en France en janvier dernier son fameux Psychopharmacologie essentielle. Guide du prescripteur. Encore un guide...
Quand les pauvres votent riche et catholique...
du président de la République
Par Henri Pena-Ruiz, philosophe, professeur, écrivain, ancien membre de la commission Stasi sur l'application du principe de laïcité dans la République. Derniers ouvrages parus : Qu'est-ce que la laïcité_? (Gallimard) et Leçons sur le bonheur (Flammarion).
Nicolas Sarkozy a prononcé au Vatican, un discours (le discours est publié sur ce blog, article: réponse au chanoine Sarkozy, note de grossel) choquant à plus d'un titre. Soutenir, en somme, que la religion mérite un privilège public car elle seule ouvrirait sur le sens profond de la vie humaine est une profession de foi discriminatoire. Il est regrettable qu'à un tel niveau de responsabilité cinq fautes majeures se conjuguent ainsi.
Une faute morale d'abord. Lisons : «Ceux qui ne croient pas doivent être protégés de toute forme d'intolérance et de prosélytisme. Mais un homme qui croit, c'est un homme qui espère. Et l'intérêt de la République, c'est qu'il y ait beaucoup d'hommes et de femmes qui espèrent.»
Dénier implicitement l'espérance aux humanistes athées est inadmissible. C'est montrer bien peu de respect pour ceux qui fondent leur dévouement pour la solidarité ou la justice sur un humanisme sans référence divine. Ils seront nombreux en France à se sentir blessés par de tels propos. Était-ce bien la peine de rendre hommage au jeune communiste athée Guy Môquet pour ainsi le disqualifier ensuite en lui déniant toute espérance et toute visée du sens ? En fait, monsieur le président, vous réduisez indûment la spiritualité à la religion, et la transcendance à la transcendance religieuse. Un jeune héros de la Résistance transcende la peur de mourir pour défendre la liberté, comme le firent tant d'humanistes athées à côté de croyants résistants.
Une faute politique. Tout se passe comme si M. Sarkozy était incapable de distinguer ses convictions personnelles de ce qui lui est permis de dire publiquement dans l'exercice de ses fonctions, celles d'un président de la République qui se doit de représenter tous les Français à égalité, sans discrimination ni privilège. Si un simple fonctionnaire, un professeur par exemple, commettait une telle confusion dans l'exercice de ses fonctions, il serait à juste titre rappelé au devoir de réserve. Il est regrettable que le chef de l'État ne donne pas l'exemple. Curieux oubli de la déontologie.
Une faute juridique. Dans un État de droit, il n'appartient pas aux tenants du pouvoir politique de hiérarchiser les options spirituelles, et de décerner un privilège à une certaine façon de concevoir la vie spirituelle ou l'accomplissement humain. Kant dénonçait le paternalisme des dirigeants politiques qui infantilisent le peuple en valorisant autoritairement une certaine façon de conduire sa vie et sa spiritualité. Des citoyens respectés sont assez grands pour savoir ce qu'ils ont à faire en la matière, et ils n'ont pas besoin de leçons de spiritualité conforme.
Lisons à nouveau : «Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur.» On est surpris d'une telle hiérarchie éthique entre l'instituteur et le curé. L'école de la République a été inventée pour que les êtres humains puissent se passer de maître. Tel est l'honneur des instituteurs et des professeurs.
Grâce à l'instruction, l'autonomie éthique de chaque personne se fonde sur son autonomie de jugement. Elle n'a donc pas à être jugée moins bonne que la direction de conscience exercée par des tuteurs moraux. Étrange spiritualité que celle qui veut assujettir la conscience à la croyance !
Une faute historique. L'éloge du christianisme comme fondement de civilisation passe sous silence les terribles réalités historiques qui remontent à l'époque où l'Église catholique disposait du pouvoir temporel, puisque le pouvoir politique des princes était alors conçu comme son «bras séculier».
L'Occident chrétien peut-il s'enorgueillir du thème religieux du «peuple déicide» qui déboucha sur un antisémitisme particulièrement virulent là où l'Église était très puissante ? Les hérésies noyées dans le sang, les guerres de religion avec le massacre de la Saint-Barthélemy (3500 morts en un jour : autant que lors des attentats islamistes du 11 Septembre contre les Twin Towers), les croisades et les bûchers de l'Inquisition (Giordano Bruno brûlé vif en 1600 à Rome), l'Index Librorum Prohibitorum, censure de la culture humaine, l'anathématisation des droits de l'homme et de la liberté de conscience (syllabus de 1864) doivent-ils être oubliés ? Les racines de l'Europe ? L'héritage religieux est pour le moins ambigu…
L'approche discriminatoire est évidente dès lors que le christianisme est invoqué sans référence aux atrocités mentionnées, alors que les idéaux des Lumières, de l'émancipation collective, et du communisme sont quant à eux stigmatisés à mots couverts au nom de réalités contestables qu'ils auraient engendrées. Pourquoi dans un cas délier le projet spirituel de l'histoire réelle, et dans l'autre procéder à l'amalgame ? Si Jésus n'est pas responsable de Torquemada, pourquoi Marx le serait-il de Staline ? De grâce, monsieur le président, ne réécrivez pas l'histoire à sens unique !
Comment par ailleurs osez-vous parler de la Loi de séparation de l'État et des Églises de 1905 comme d'une sorte de violence faite à la religion, alors qu'elle ne fit qu'émanciper l'État de l'Église et l'Église de l'État ? Abolir les privilèges publics des religions, c'est tout simplement rappeler que la foi religieuse ne doit engager que les croyants et eux seuls. Si la promotion de l'égalité est une violence, alors le triptyque républicain en est une. Quant aux droits de l'homme d'abord proclamés en Europe, ils proviennent de la théorie du droit naturel, elle-même inspirée de l'humanisme de la philosophie antique et notamment de l'universalisme stoïcien, et non du christianisme. Si on veut à tout prix évoquer les racines, il faut les citer toutes, et de façon équitable.
Une faute culturelle. Toute valorisation unilatérale d'une civilisation implicitement assimilée à une religion dominante risque de déboucher sur une logique de choc des civilisations et de guerre des dieux. Il n'est pas judicieux de revenir ainsi à une conception de la nation ou d'un groupe de nations qui exalterait un particularisme religieux, au lieu de mettre en valeur les conquêtes du droit, souvent à rebours des traditions religieuses. Comment des peuples ayant vécu avec des choix religieux différents peuvent-ils admettre un tel privilège pour ce qui n'est qu'un particularisme, alors que ce qui vaut dans un espace politique de droit c'est justement la portée universelle de conquêtes effectuées souvent dans le sang et les larmes ?
Si l'Europe a une voix audible, ce n'est pas par la valorisation de ses racines religieuses, mais par celle de telles conquêtes. La liberté de conscience, l'égalité des droits, l'égalité des sexes, toujours en marche, signent non la supériorité d'une culture, mais la valeur exemplaire de luttes qui peuvent affranchir les cultures, à commencer par la culture dite occidentale, de leurs préjugés. Simone de Beauvoir rédigeant Le Deuxième Sexe pratiquait cette distanciation salutaire pour l'Occident chrétien. Taslima Nasreen fait de même au Bangladesh pour les théocraties islamistes. La culture, entendue comme émancipation du jugement, délivre ainsi des cultures, entendues comme traditions fermées. Assimiler l'individu à son groupe particulier, c'est lui faire courir le risque d'une soumission peu propice à sa liberté. Clouer les peuples à des identités collectives, religieuses ou autres, c'est les détourner de la recherche des droits universels, vecteurs de fraternité comme d'émancipation. Le danger du communautarisme n'est pas loin.
La laïcité, sans adjectif, ni positive ni négative, ne saurait être défigurée par des propos sans fondements. Elle ne se réduit pas à la liberté de croire ou de ne pas croire accordée avec une certaine condescendance aux «non-croyants». Elle implique la plénitude de l'égalité de traitement, par la République et son président, des athées et des croyants. Cette égalité, à l'évidence, est la condition d'une véritable fraternité, dans la référence au bien commun, qui est de tous. Monsieur le président, le résistant catholique Honoré d'Estienne d'Orves et l'humaniste athée Guy Môquet, celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas, ne méritent-ils pas même considération ?
Article paru le 27 décembre 2007 dans L'Humanité
Entretien réalisé par Grégory Marin
« La spiritualité est irréductible à la religion »
Henri Pena-Ruiz, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur agrégé de philosophie, décrypte les ressorts du discours de Latran prononcé par Nicolas Sarkozy.
Durant la campagne présidentielle, le candidat Sarkozy n’a eu de cesse de revendiquer son appartenance religieuse : « Je suis de culture catholique, de tradition catholique et de confession catholique », déclarait-il en novembre 2004, à la veille de la parution de son livre la République, les religions et l’espérance. Jeudi 20 décembre, Nicolas Sarkozy s’est rendu au Vatican pour sa première visite officielle au pape Benoît XVI. Sa rencontre avec le chef suprême de l’Église catholique romaine a été l’occasion pour le président de la République laïque de « redire son respect et son attachement à la question spirituelle », que le chef de l’État a « toujours considérée » comme étant « au coeur de la vie de nos concitoyens ». Fait « unique chanoine d’honneur de la basilique Saint-Jean-de-Latran », Nicolas Sarkozy y a tenu un discours inquiétant pour la laïcité.
Qu’est-ce qui vous a frappé dans le discours de Nicolas Sarkozy, qui déclare, parlant de la visite du pape en France l’an prochain :
« Je suis comptable de tous les espoirs que cette perspective suscite chez mes concitoyens catholiques » ?
Henri Pena-Ruiz.
Le premier choc, c’est le non-respect de la déontologie, de la part d’un président de la République qui se déclare « président de tous les Français » mais qui, ostensiblement, accorde un privilège public de reconnaissance à ceux des Français qui sont croyants. Cela veut dire que les athées ou les agnostiques sont moins bons que les autres, qu’ils n’ont pas bien compris ce qu’est la vie, n’ont pas choisi la bonne spiritualité ? C’est très choquant du point de vue de la citoyenneté. L’exigence qui incombe à un président de la République, certes élu par une majorité des Français, est de les représenter tous. Nicolas Sarkozy ne le fait pas.
La deuxième chose, c’est une transgression de la limite privé-public. Le croyant Nicolas Sarkozy est tout à fait libre de croire, et personne ne lui conteste cela. Mais il n’a pas à ériger sa croyance personnelle en référence obligatoire de toute la France, de toute la République. C’est une faute grave du point de vue de la déontologie politique : le président ne respecte pas l’exigence d’universalité, de représentativité de tous les Français.
C’est ce qui apparaît dans le passage où le chef de l’État évoque sa « conviction profonde » d’une « frontière entre la foi et la non-croyance », qui ne serait pas « entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas » mais « traverse(rait) chacun de nous » ?
Henri Pena-Ruiz.
Le problème avec Nicolas Sarkozy c’est justement que ce qu’il appelle sa « conviction profonde » est érigé en voie officielle de la France. Visiblement il est incapable de tracer la ligne de démarcation entre ce que personnellement il croit et ses fonctions de président de la République. À cet égard, son attitude tranche avec celle de ses prédécesseurs : jamais le général de Gaulle, François Mitterrand ou même Jacques Chirac n’ont confondu leurs croyances personnelles et leurs fonctions officielles. Dans une République, les personnes qui représentent la nation, à un titre ou un autre, doivent observer un devoir de réserve. Professeur dans un établissement public, je n’ai pas à faire état de mes croyances personnelles dans l’exercice de mes fonctions. Ce qui s’applique aux enseignants, aux fonctionnaires, doit s’appliquer au premier magistrat de la République.
La « République laïque » a-t-elle vraiment « sous-estimé l’importance de l’aspiration spirituelle », comme le pense Nicolas Sarkozy ?
Henri Pena-Ruiz.
Il alimente une confusion constante entre spiritualité et religion. La spiritualité, c’est la vie de l’esprit, la vie de la conscience humaine qui s’affranchit de l’immédiat. Elle est irréductible à la religion. La religion est une forme de spiritualité parfaitement respectable, mais il y en a d’autres. Un artiste qui crée des oeuvres qui dépassent les limites du vécu immédiat, de l’utilité immédiate, fait oeuvre spirituelle.
Un savant qui élucide les lois du réel ou un philosophe qui réfléchit sur les principes de la lucidité et de la sagesse font aussi oeuvre spirituelle.
À entendre Nicolas Sarkozy, il n’y aurait de spiritualité que religieuse, puisqu’à aucun moment il ne cite d’autre forme. Il alimente également la confusion entre religion et pouvoir spirituel. Si la religion est respectable, c’est en tant que démarche spirituelle, pas en tant que credo obligé, imposé par le pouvoir temporel. Il fait vivre une confusion que l’émancipation laïque avait brisée, entre la libre spiritualité et le privilège public, officiel, de la religion.
N’existe-t-il pas un risque, lorsque le président d’une République laïque souligne la « désaffection des paroisses rurales », le « désert spirituel des banlieues », la « disparition des patronages », de le voir confier à la religion un rôle de régulateur social ?
Henri Pena-Ruiz.
Le « désert spirituel des banlieues » instille l’idée que l’on peut avoir une politique sociale catastrophique, par la disparition des services publics, par le retrait de l’État de ses fonctions sociales de production d’égalité, etc. ; à condition de confier à la religion un rôle de lien social. De « supplément d’âme d’un monde sans âme », comme disait Marx. On reconnaît là cette idéologie très typique qui associe l’ultralibéralisme et le complément caritatif. Mais les banlieues n’ont pas besoin de plus de religion, de plus de charité, elles ont besoin d’une véritable politique de promotion de l’égalité sociale. Ce qui ne veut pas dire égalitarisme, mais renforcement de la présence de l’État. On sait que le projet européen actuel prévoit la concurrence privée de tous les services publics, ce qui sera une dénaturation, car lorsqu’un service public n’est plus assujetti qu’à l’impératif de compétitivité économique, sa finalité sociale est reléguée au second plan. Comme on a par ailleurs une mondialisation capitaliste tout à fait indifférente à l’humanité, la seule solution qui restera sera « le supplément d’âme d’un monde sans âme », l’aspiration à l’infini : dans le monde fini, vous êtes malheureux, dans le monde infini, vous serez heureux. C’est la réapparition, très naïve, de la fonction qui était dévolue à la religion dans les sociétés traditionnelles, de compensation par la référence à un au-delà après la vie temporelle. C’est un retour à une formule éculée. Alors que la religion pourrait être une forme d’interrogation sur la condition humaine, qui interviendrait sur la base d’une vie accomplie. Que les hommes, une fois assurée leur dignité dans la vie concrète, temporelle, se tournent librement vers la religion comme réflexion sur la finitude humaine, c’est très respectable.
De la même façon, d’autres peuvent conclure, comme Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, à l’humanisme athée, où, tout en étant conscient de sa finitude, l’homme produit quelque chose qui le dépasse. Avec Nicolas Sarkozy, on n’est pas du tout dans cette perspective. On est dans l’idée bushienne, ou thatchérienne, d’une religion qui joue un rôle d’intégration sociale. On n’a pas à déléguer la paix des banlieues à l’intervention des responsables religieux locaux. La paix des banlieues se construit par la justice sociale, le développement des services publics, la construction de logements sociaux, le désenclavement des cités… Ce n’est pas du tout la direction que l’on prend.
C’est une constante chez lui : Nicolas Sarkozy a une fois de plus adapté son discours à l’auditoire.
Henri Pena-Ruiz.
Absolument. Mais là il dit des choses scandaleuses, choquantes à tous égards. Sarkozy parle du respect des racines chrétiennes de la France et évoque pêle-mêle l’art, les traditions populaires, l’activité intellectuelle… Il ne cite d’ailleurs que des intellectuels catholiques. C’est scandaleusement discriminatoire : on passe sous silence Sartre, Camus, etc. Monsieur Sarkozy réécrit singulièrement l’histoire.
Je pense par exemple à ce héros que fut le jeune communiste athée Guy Môquet, qui n’hésita pas à engager sa vie pour défendre la liberté de notre pays. Il doit se retourner dans sa tombe d’entendre Nicolas Sarkozy dire que, quand on ne croit pas en Dieu, on n’a pas d’espérance, parce qu’on ne s’adosse pas à une perspective de l’infini. Alors que Guy Môquet avait des valeurs, était capable de dépasser l’immédiateté de sa condition de jeune homme pour penser
le devenir de l’humanité. Ce qu’il dit aujourd’hui est insultant pour Guy Môquet comme pour toutes les personnes qui agissent dans notre monde pour plus d’humanité et de justice, mais qui ne croient pas en Dieu. D’un seul coup, ils se retrouvent relégués à la condition d’hommes n’ayant pas compris ce qui est bon, ce qui est important pour la spiritualité. C’est très choquant, politiquement et moralement.
Un passage du discours de Latran fait écho à celui de Constantine, dans lequel Nicolas Sarkozy ne voit les civilisations qu’à travers le filtre de leurs religions dominantes : le Maghreb c’est l’islam, l’Europe c’est la chrétienté. À Latran, il reprend à son compte la possibilité d’un « choc des civilisations ». Y voyez-vous une dérive ?
Henri Pena-Ruiz.
On est en pleine confusion idéologique. Ce qui est dramatique, c’est qu’il reprend à son compte la thèse de Samuel P. Huntington, auteur de The Clash of Civilizations (le Choc des civilisations - NDLR), de façon communautariste, en réduisant les civilisations à leurs religions dominantes. Mais la civilisation française, ce n’est pas seulement les racines chrétiennes. Qu’est-ce qui a permis de déboucher sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 26 août 1789 ? La philosophie des Lumières. Or elle véhicule la thèse du droit naturel, qui vient du droit romain, distinguant res privata et res publica. Ce droit vient de la philosophie stoïcienne préchrétienne.
Les idéaux de la modernité, comme la démocratie, inventée en Grèce au VIe siècle avant Jésus-Christ, ne viennent pas du christianisme.
Mais il est une composante de notre identité française ?
Henri Pena-Ruiz.
Évidemment que le christianisme a joué un rôle dans le développement de l’Occident !
Pas seulement positif d’ailleurs.
C’est en Occident qu’on a inventé le thème du peuple déicide créant l’antisémitisme, la notion d’hérésie et les bûchers de l’Inquisition, l’index des livres interdits… Giordano Bruno brûlé vif en place de Rome en 1600, Galilée obligé de se rétracter sur le mouvement de la Terre en 1632 sous peine d’être condamné à mort, les 3 500 protestants massacrés à Paris lors de la nuit de la Saint-Barthélémy, les assassinats légaux du chevalier de La Barre, de Callas…
Se placer uniquement du point de vue des catholiques est donc une erreur. ?
Henri Pena-Ruiz.
Tout ce qui est partiel est partial. C’est une lecture à sens unique de l’histoire de parler de « souffrance des catholiques » et de passer sous silence les violences innombrables de 1 500 ans, non pas de catholicisme, mais de pouvoir temporel de l’Église. On ne compte pas le nombre de victimes du cléricalisme politique. Les vraies violences sont là. En 1864 encore, dans le Syllabus, le pape Grégoire XVI lance l’anathème contre la liberté de conscience et les droits de l’homme…
Peut-on parler de « souffrance des catholiques » à propos de la loi du 9 décembre 1905 instaurant la séparation de l’Église et de l’État ?
Henri Pena-Ruiz.
C’est invraisemblable ! D’abord cette loi a été faite par des gens qui n’étaient pas forcément athées : Jean Jaurès, Aristide Briant ou Ferdinand Buisson ont certes évolué vers la libre-pensée, mais même chez Jaurès il y a des accents quasiment déistes dans certains textes. La seule « violence » a été la neutralisation des édifices publics, c’est-à-dire qu’on a enlevé les crucifix des palais de justice, des mairies… C’est une façon pour la République de dire
que la croyance n’engage que les croyants et que ses symboles doivent être communs à tous les hommes.
Les historiens, de quelque bord que ce soit, sont d’accord pour reconnaître que cette loi a été équitable et généreuse. On a même laissé à la disposition des croyants leurs lieux de culte alors qu’ils étaient propriété de l’État !
On n’attendait aucun loyer pour la jouissance de ces lieux, alors que les municipalités sont chargées de les entretenir lorsqu’ils existaient avant 1905. En principe, si l’Église veut construire un nouveau lieu, c’est à elle de le financer.
Ce discours, et les écrits précédents de Nicolas Sarkozy, montre-t-il que la loi de 1905 pourrait, sinon être réécrite, du moins être aménagée ? Est-ce la fin de la laïcité à la française ?
Henri Pena-Ruiz.
Le risque est présent, malgré la réaffirmation par Nicolas Sarkozy de son souci de ne pas y toucher. On ne peut pas être complètement rassuré par cette affirmation, dans la mesure où l’ancien ministre de l’Intérieur et des Cultes, Nicolas Sarkozy, avait mis sur pied et approuvé
les conclusions de la commission Machelon, qui propose une révision de la loi, pudiquement baptisée « toilettage ». Si on réécrit l’article 2, ce n’est pas un toilettage, c’est une destruction : l’État ne doit pas subventionner la construction de lieux de culte. Or Nicolas Sarkozy, qui ne cesse de dire qu’il veut redonner plus d’importance publique à la religion, a des projets qui reviennent constamment, comme le financement de la construction de mosquées, au motif que les musulmans n’ont pas assez de lieux de culte. Mais si on le fait pour une religion, il faudra le faire pour toutes les autres, au nom du principe d’égalité républicaine. La vraie solution est sociale.
Toutes les personnes issues de l’immigration maghrébine ou turque, celles qui comptent
le plus de musulmans, doivent jouir de la plénitude de leurs droits sociaux. Si les biens publics (santé, culture, logement…) leur sont accessibles, sans discrimination, les croyants, faisant des économies sur ces budgets, que l’État assumerait, pourraient d’autant plus librement se cotiser pour financer leurs lieux de culte.
Selon une enquête conjointe du CEVIPOF et de Sciences Po, seulement 17 % des personnes se reconnaissant dans l’islam pratiquent dans des lieux de culte. Faut-il financer uniquement cette minorité ?
Excellent démontage de l'alliance des pouvoirs ! Mais je suis plus pessimiste que Pena-Ruiz. Sarkozy ne se contente pas de faire une entorse à la déontologie des Chefs de l'état républicain. Quand un président va chercher la bénédiction du pape, c'est que ses intentions politiques à l'égard de ceux qui l'ont élu ne sont pas bien catholiques. Ceux qui croient à la vie éternelle et ceux qui n'y croient pas peuvent se préparer à une vie ici-bas encore plus difficile.
Quand le pouvoir politique sert les intérêts bassement capitalistes, matérialistes et financiers de la minorité riche, il lui faut donner le change à la majorité qui souffre. Il prépare le peuple à avaler son amère potion en faisant la promotion des religions maquillée en démarche "spirituelle". Sachant que le prochain train de mesures va augmenter la pauvreté en France, pour mieux le faire accepter et faire prendre leur malheur en patience aux pauvres il a intérêt à promettre un bonheur intemporel garanti éternel par le clergé. Alliance du micro et du goupillon. "Je te donne mon credo en promo, tu m'accordes ta bénédiction pour tromper le peuple en tous temps et en tous lieux." En démontant calmement l'escroquerie intellectuelle, Pena-Ruiz fait plaisir aux intellectuels. Il faudrait mettre en garde les autres contre des projets de nouveaux cadeaux aux riches et d'appauvrissement des pauvres. Il faudrait réveiller les crédules bernés par la pub télévisuelle. La vie terrestre risque d'être encore plus rude qu'aujourd'hui pour les smicards, les bas salaires, les malades et les nouveaux chômeurs. En faisant croire qu'on croit au ciel, on fait mieux porter la croix de bois de chêne.
Malheureusement, si une toute petite minorité des Français pratique un culte, 80% croient en un monde parfait dans l'au-delà ou du moins redoutent une disparition définitive sans lendemain. Pour un pauvre qui vote riche et catholique, mieux vaut parier sur une improbable éternité. ça ne coûte rien. Pour un tribun opportuniste, il n'y a pas d'hésitation, on conduit le peuple par le bout de ses croyances. La majorité qui croit fournit plus de bulletins de vote que la minorité des incroyants. Sarkozy prend modèle sur la politique médiatique des présidents américains. Il sait que pour endormir les électeurs, les religieux sont les meilleurs anesthésistes. L'opium dans l'encensoir reste la meilleure recette pour maintenir le peuple dans sa candeur politique. Quand la majorité des électeurs confond rituel et spirituel, on peut lui servir du religieux et un président laïque gagne à aller à la messe ou à la Mecque.
La leçon magistrale de Daniel Pennac
paru chez Gallimard
Daniel Pennac nous révèle, côté face, qu’un mauvais élève peut devenir un bon prof . Envers de son témoignage : être bon élève facilite l’accès à la profession mais ne donne pas automatiquement une bonne formation pédagogique.
Contrairement au professeur Pennacchioni, ancien cancre ayant vécu la galère scolaire et la honte qui va avec, la majorité des profs anticancres qui enseignent ont connu plus de joies que de peines pendant leurs années d’école. Parfois, pour certains, une difficulté spécifique dans une matière sans que cela ne devienne un obstacle insurmontable. Le futur enseignant parcourt ses années de scolarité dans le petit groupe des cinq bons élèves de sa classe. A ce titre, il développe des relations privilégiées avec ses maîtres auxquels il s’identifie sans le savoir. Il les admire, ils l’apprécient. L’amour magistral est un amour de satisfaction, un amour conditionnel : je t’aime si tu me mets en valeur par tes exploits d’écolier. En retour, quoiqu’il le recherche, le maître sélectif ne reçoit pas toujours un hommage unanime. Il y a souvent des récalcitrants. Le bon élève n’en sait rien et, tout à son plaisir, ne cherche pas à savoir. De ces joies scolaires enfantines resteront, souvenirs élogieux dans les bulletins scolaires, des bonnes notes, des félicitations, des encouragements. Ce n’est pas le bonheur mais ça y ressemble. On ne sort pas neutre de cette dépendance récompensée et prolongée. Une respectueuse amitié s’est nouée avec certains maîtres, une passion pour l’enseignement qu’on a reçu, un fort désir de prolonger cette idylle à vie, une vénération sacrée pour l’institution, mais aussi un attachement fidèle et irrationnel aux méthodes du mentor, non discutables. Peut-on penser de nouvelles formes de relation pédagogique sans se libérer de ce passé ? Pennac, qui n’est pas lié par la loyauté des gagnants, brocarde joyeusement ces attitudes magistrales qui ne lui ont valu que du déshonneur. Pennac prof, ancien exclu de l’intérieur, s’empresse d’aimer sans exclusive, inconditionnellement. S’il aime la culture, il aime encore plus sa transmission. L’important n’est pas le cours lui-même mais le rapport des élèves aux savoirs et leur appropriation. Il aime parler et il a le talent pour se faire entendre. Mais à l’élève qui écoute il préfère l’élève qui agit. C’est pourquoi il le met au centre. Ses élèves le recentrent en retour. Il n’enseigne pas aux élèves, il apprend en mutualité avec eux.
Pour les gagnants, le revers de la médaille d’honneur, c’est de n’avoir pas connu cet envers du décor décrit malicieusement par Pennac. Après les maîtres, on s’est lié aux quatre autres camarades de l’échappée. N’ayant fréquenté ni les mauvais, ni les élèves ordinaires qui rament à longueur d’année, on ne connaît rien de la vie de galère, même par ouie-dire. On ne connaît pas leurs doutes, leurs peurs, leurs angoisses, seulement leur honte au moment du rendu des copies, des bulletins et des commentaires peu flatteurs qu’ils ont subis en cranant comme tout cancre, et tout élève ordinaire, qui « se respecte ». Par l’évitement de l’effort ces recalés ont-ils peut-être mérité leur honte ? Les gagnants se font du métier une idée fort sympathique, germée dans ces rapports flatteurs avec des professeurs qui semblaient si heureux d’échanger avec eux.
C’est pendant ses propres années d’école qu’un futur prof, même celui qui ne le sait pas encore, même celui qui s’orientera vers une autre activité, apprend le métier par imprégnation. C’est aussi pendant ces années de réussite qu’on engrange les dogmes scolastiques de la tradition « formatrice », à travers les attitudes de nos profs. C’est là aussi qu’on accumule bon nombre d’idées reçues et de préjugés. Il y a quelques fausses vérités qui durent.
« Il suffirait qu’on leur enseigne et qu’ils écoutent avec attention pour que les élèves s’instruisent. A l’école, on ne réussit bien que dans la souffrance, comme un bon chrétien gagne son salut après la vie ! Chacun pour soi doit travailler seul pour réussir seul, sans tricher ! La coopération est un délit ! Certains élèves ne méritent même pas l’école qu’on leur offre. Ou encore, la note serait à la fois :
∑ l’évaluation précise et exacte des savoirs acquis, de la valeur personnelle et du mérite de l’élève,
∑ la motivation qui le fait apprendre,
∑ la récompense de la soumission aux us et coutumes. »
Pennac, qui a fini par en obtenir des bonnes en fin de course, en fait encore le « juste salaire » du travail d’élève ! Quelle erreur d’intelligence sociale chez un penseur si doué !
Tout prof est un gagnant qui fait carrière là où il a réussi, son statut de bon élève en médaillon sur la couverture de son CV. Il était le bon élève qui travaille bien et apprend bien, il deviendra le bon élève supérieur qui sait tout, le meilleur à vie des classes qu’il fera dos au tableau. Le futur prof bon élève ne connaît de la profession que les bons aspects. Il découvrira avec surprise, dépit ou désespoir que le métier se heurte à l’absence de désir de la majorité d’une classe. Réalité qui s’accompagne de l’impuissance professionnelle acquise avec les savoirs usés transmis par ses anciens profs. Cette impuissance conduit beaucoup de maîtres à s’obstiner à faire la leçon de morale en même temps que la leçon de français pour tenter de faire croire aux potaches que, l’apprentissage étant toujours douloureux, il faut se résigner à l’effort sans plaisir.
Seul, le mauvais élève futur prof – Pennac nous apprend que ça existe – pataugeant dans des flaques de gadoue parmi ses semblables en échec, imagine les éventuelles attitudes magistrales qui permettraient à tous d’apprendre. Le mauvais élève Pennac, futur prof, n’apprend pas le métier par imprégnation mais par invention pour corriger les aberrations qu’il a observées ou subies. Avant d’entrer dans la profession, il est déjà pédagogue. Il ne connaît pas encore les savoir-faire pédagogiques mais, sachant qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et que celles des profs qui l’ont sermonné, puni et humilié « pour le stimuler » ne permettent pas d’apprendre, il a déjà l’attitude qui permet de les chercher et de les acquérir. Il sait d’intuition que l’école est le lieu commun de tous les enfants de France, de toutes les réussites, qu’elle appartient à tous, que tout le monde peut apprendre, que chacun est éducable, que personne n’est indigne de fréquenter l’école. L’élitisme n’encombrant pas sa pensée, il peut consacrer toute son intelligence à trouver des solutions aux problèmes. Sachant trop bien leurs failles, il n’ira pas chercher plus tard les recettes que lui appliquèrent ses professeurs.
Avoir fait un parcours sans fautes ne forme donc pas les vainqueurs de la compétition scolaire à transmettre sans peine et sans douleur de la connaissance magistrale. Sauf pour ceux qui, parce qu’ils exercent dans une grande école, une université ou un lycée de prestige, peuvent se contenter de faire un cours magistral pour sélectionner ensuite, sans autre forme de procès, l’excellence universitaire est loin d’être une garantie de compétence professionnelle. Si on enseigne dans un établissement populaire, transmettre de la connaissance ne rime jamais avec sélectionner de l’élite. L’un exclut l’autre. Vouloir marier la carpe et le lapin est la première source de déboire des professeurs de l’Education Nationale, quel que soit leur niveau d’enseignement. Un bon rameur qui n’a connu que la voile entre 5 et 21 ans risque donc de ramer en galère pendant quarante années, s’il ne renonce pas aux dogmes. Il ne s’agit pas de faire table rase des siècles d’histoire et du patrimoine culturel de l’humanité, ni d’oublier les savoirs acquis, mais seulement de se défaire intentionnellement des préjugés, idées carrées et lieux communs qu’on a reçus inconsciemment pendant sa tendre enfance, tandis qu’on s’instruisait. Il s’agit d’ouvrir cette boucle d’interaction dans laquelle ne tournent que des élus. Car, l’institution, plus que de transmettre, a besoin de se perpétuer, éternellement telle qu’en elle-même. Se libérer soi-même est indispensable pour changer l’école dans sa classe. Certes, Pennac a dû se reconstruire après sa traversée scolaire destructrice. Mais, en contrepartie, pour n’avoir jamais été admis dans le Club des Cinq il n’a pas eu à résister volontairement contre la tentation élitiste, qui dégénère parfois en racisme. Rejeté par le système plus que résistant, il n’a contracté aucune dette scolaire d’enfance. Il n’a donc rien de conforme à rembourser. Libre-penseur libre de pensée, il n’a pas eu à s’engager dans un combat de libération contre une idéologie dont il n’a pas été imprégné. Pour n’avoir pas connu son chagrin, beaucoup n’ont ni sa chance… de cancre, ni le courage de rompre avec l’éducation reçue.
Avec Isabelle Stengers et Jacques Testart
au Théâtre des Doms en Avignon,
le samedi 6 octobre 2007
14h Jacques Testart
Le scientifique, l’éthique et le pouvoir
Directeur de recherches à l’inserm, pionnier de la procréation artificielle. “Critique de sciences”, il est président de l’association Sciences Citoyennes et partisan d’une maîtrise démocratique de la technoscience.
Depuis que la science, moyen de connaissance, s’est muée en technoscience, moyen de maîtrise, le savant, cet ancestral curieux, est devenu un chercheur, professionnel de l’innovation. La population est parfois inquiète mais demeure fascinée par ces magiciens d’essence ordinaire que sont les chercheurs, tandis que les puissants misent en bourse sur les promesses des plus audacieux. Alors les réussites de la recherche sont appréciées pour leur compétitivité économique plutôt que pour leur contribution au bonheur ou au savoir, et leurs défaillances sont compensées par le bluff ou même la fraude. Finalement, quand la recherche est guidée par la rentabilité immédiate, l’éthique du chercheur est, au mieux, conforme à un inventaire de bonnes pratiques, sans que soit interrogé le sens des actions.
Cette normalisation de la profession (chercheur devient un métier comme un autre) s’opère au moment où la recherche influe plus que jamais sur le monde (de la technoscience dépend notre façon de vivre) et où on la missionne pour des projets souvent utopiques (seule la technoscience pourrait inventer des parades aux désastres qu’elle a induits).
Il est possible et nécessaire que les savoirs comme les pouvoirs soient enfin partagés grâce à l’ouverture de la recherche à la société, et à la reconnaissance du droit des citoyens à choisir ce qu’ils en attendent et ce qu’ils sont disposés à en subir…
16h Isabelle Stengers
Nos démocraties ont les sciences qu'elles méritent
Philosophe, enseigne à l'Université Libre de Bruxelles. Depuis son premier livre avec Ilya Prigogine, La Nouvelle Alliance, elle n'a cessé d'explorer les questions posées par les sciences et leurs rôles dans nos sociétés. Dernier livre : La Vierge et le neutrino (Les Empêcheurs de penser en rond, 2006)
On nous annonce aujourd'hui que nous sommes entrés dans l'ère de l'économie de la connaissance. La recherche scientifique serait devenue trop importante pour être laissée aux mains des seuls scientifiques. Rien d'étonnant à ce que beaucoup parmi les scientifiques se réfèrent avec nostalgie, comme à un Age d'Or révolu, à l'époque où l'on respectait l'autonomie de la science, où l'on comprenait que seule une science libre peut servir de moteur au progrès humain.
Cependant, il faut le remarquer, ce respect de la science a coïncidé avec un rôle fort peu démocratique conféré à l'argument scientifique. Affirmer "c'est scientifique" permettait d'accuser les contestataires d'irrationalité et de faire la différence entre les questions laissées au politique et celles dont le politique n'était pas censé se mêler.
Les scientifiques ont certes profité du rôle conféré à "la science", mais ce rôle doit d'abord nous faire penser à la faiblesse de ce que nous appelons démocratie. Et peut-être aussi au développement inégal des sciences, à la manière dont elles ont été marquées par leurs relations exclusives avec l'Etat et l'industrie. Aujourd'hui, alors que les chercheurs sont ramenés au lot commun (eux aussi doivent désormais être "flexibles"), il s'agit peut-être de les aider à se débarrasser de leur nostalgie pour le passé, et à chercher leurs alliés parmi ceux qui luttent pour une société démocratique.
Invités par la fondation belge Olam, fondation pour la recherche fondamentale, présidée par Edgard Gunzig, pour la 7° journée thématique organisée en partenariat avec le Théâtre des Doms en Avignon, Jacques Testart et Isabelle Stengers firent deux exposés remarquables sur la responsabilité politique des scientifiques.
Le scientifique, biologiste célèbre, à la fois pour être le père du 1° bébé français in vitro et pour être celui qui a fait passer ses considérations éthiques avant sa passion scientifique en renonçant à ses recherches biologiques suite aux dérives possibles de la fécondation artificielle, Jacques Testart a dressé un état des lieux sans complaisance de la situation de la recherche à l’échelle de la planète dans le domaine de ce qu’on appelle aujourd’hui la techno-science, notion que l’on doit à Castoriadis entre autres.
Ce qui ressort de cet état des lieux, c’est comment le capital a mis la main sur la recherche et sur les chercheurs, particulièrement contrôlés, mis en compétition entre eux, entre laboratoires, entre pays ce qui a pour effet de réduire la recherche à un petit nombre d’objets, de projets dont le capital espère tirer le plus de profit à court terme. S’adaptant sans état d’âme particulier à cette situation de compétition internationale, les chercheurs, quémandeurs de fonds, vont dans le sens des désirs des gens car le profit suppose de la demande massive à laquelle on va répondre par le produit, l’innovation adaptée. On est dans l’ingénierie et le marketing. La connaissance est devenue le moindre des soucis de la recherche. Face à cette situation qui conduit des chercheurs à des trucages et à tout un tas de comportements cyniques, face aux menaces et aux mensonges organisés par les laboratoires, les industriels, les états même, comment faire pour que les citoyens prennent le contrôle de ce qui leur échappe et qui pourtant conditionne leur quotidien. La description faite par Jacques Testart des conférences citoyennes qui vont s’appeler conventions de citoyens avec leur protocole très précis, scientifique permettant l’évaluation de techniques est une des pistes ouvertes par ce chercheur engagé.
Avec la philosophe belge, ce fut à une pensée en mouvement, une pensée en construction que nous eûmes droit, avec ses hypothèses, ses doutes, ses choix. En tentant de répondre à la question : comment en est-on arrivé là, à savoir passer d’une sorte d’âge d’or de la science soucieuse de connaissance à l’âge de l’économie de la connaissance avec une recherche soucieuse avant tout d’efficacité et de profit. Avec en parallèle la montée citoyenne de la demande démocratique comme l’a montré le mouvement contre les OGM, mouvement qui a surpris les concepteurs, initiateurs, chercheurs, industriels engagés dans la fabrication de ces semences destinées à régler le grave problème de la famine pour le plus grand bien de l’humanité. D’ailleurs aujourd’hui, ce n’est plus cette finalité qui est mise en avant mais la fabrication massive des biocarburants pour pallier la disparition annoncée des ressources pétrolières toujours pour le plus grand bien de l’humanité ne pouvant renoncer à la bagnole.
On a pu suivre pas à pas comment une démarche critique met à jour des présupposés, ceux des chercheurs, ceux du public, ceux des pouvoirs publics et des industriels. On a pu suivre pas à pas comment s’est mise en place cette économie de la connaissance, cette montée en puissance de la mise en compétition, de la productivité attendue des chercheurs. Avec entre autres, la possibilité accordée aux universités américaines de breveter leurs recherches. Aujourd’hui, c’est la brevetabilité tous azimuts, la guerre des brevets, et les tentatives de préserver, de sauver de cette fièvre ce que l’on présente comme patrimoine mondial, biens communs… Comme le scientifique engagé, la philosophe engagée a ouvert des pistes pour permettre aux citoyens de s’approprier ce qui leur échappe souvent avec leur consentement, pris qu’ils sont dans la contradiction entre leurs désirs égoïstes de consommateurs et l’envie de se mêler de ce qui ne les regarde pas, à savoir l’intérêt général.
J'ai filmé les deux intervenants avec leur accord et les vidéos de leurs exposés sont mises en ligne également avec leur accord.
L'exposé d'Isabelle Stengers est en ligne sur ce blog.
L'exposé de Jacques Testart est en ligne sur le blog des 4 Saisons du Revest:
Responsabilité politique des scientifiques ?

QUELLE RESPONSABILITE POLITIQUE
POUR LES SCIENTIFIQUES ?
au Théâtre des Doms à Avignon
Pour le plaisir de l'esprit, nous continuons avec Olam, association pour la Recherche fondamentale, à creuser le thème des valeurs en croisant les points de vue de deux nouveaux invités: Jacques Testart, directeur de recherches de l'Insem, pionnier de la procréation artificielle et Isabelle Stengers, philosophe.
14h Jacques Testart
Le scientifique, l’éthique et le pouvoir
Depuis que la science, moyen de connaissance, s’est muée en technoscience, moyen de maîtrise, le savant, cet ancestral curieux, est devenu un chercheur, professionnel de l’innovation. Chercheur devient un métier comme un autre alors que la recherche influe plus que jamais sur le monde (de la technoscience dépend notre façon de vivre) et où on la missionne pour des projets souvent utopiques (seule la technoscience pourrait inventer des parades aux désastres qu’elle a induits).Il est possible et nécessaire que les savoirs comme les pouvoirs soient enfin partagés grâce à l’ouverture de la recherche à la société, et à la reconnaissance du droit des citoyens à choisir ce qu’ils en attendent et ce qu’ils sont disposés à en subir…
16h Isabelle Stengers
Nos démocraties ont les sciences
qu'elles méritent
On nous annonce aujourd'hui que nous sommes entrés dans l'ère de l'économie de la connaissance. La recherche scientifique serait devenue trop importante pour être laissée aux mains des seuls scientifiques. Rien d'étonnant à ce que beaucoup parmi les scientifiques se réfèrent avec nostalgie, comme à un Age d'Or révolu, à l'époque où l'on respectait l'autonomie de la science, où l'on comprenait que seule une science libre peut servir de moteur au progrès humain. Cependant, il faut le remarquer, ce respect de la science a coïncidé avec un rôle fort peu démocratique conféré à l'argument scientifique. Affirmer "c'est scientifique" permettait d'accuser les contestataires d'irrationalité et de faire la différence entre les questions laissées au politique et celles dont le politique n'était pas censé se mêler.Les scientifiques ont certes profité du rôle conféré à "la science", mais ce rôle doit d'abord nous faire penser à la faiblesse de ce que nous appelons démocratie.
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Théâtre des Doms
La Vitrine Sud de la Création en Belgique francophone
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Tél +33 (0)4 90 14 07 99 - Fax -33 (0)4 90 85 53 95 -
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Faire réussir tous les élèves ?
TOUS LES ÉLÈVES ?


Si réussir c’est être le meilleur pour gagner contre les autres, la question ne se pose pas. Comment faire 25 vainqueurs sur 25 élèves quand deux c’est déjà un de trop ? En ce cas, il faut vraiment interdire la pédagogie qui fausse les résultats quand on l’introduit dans les classes qui proposent la compétition comme ressort unique de la motivation à « travailler ». Mais est-ce vraiment nécessaire ? Qui voit de la pédagogie ailleurs qu’à la marge dans l’enseignement de masse ? Dans le système compétitif actuel, la pédagogie mettrait fin à l’humiliation qui inhibe toujours les mêmes éternels perdants. Mince bénéfice ! Elle ferait courir le risque aux éternels gagnants de perdre quelque chance de vaincre brillamment. Car c’est la longueur de l’écart qui couronne d’insolence la victoire. Au contraire, si c’est instruire tous les élèves, alors il faut éliminer les éliminatoires et la compétition dans les classes, de la maternelle à la 3e. En ce cas, la pédagogie devient indispensable. Il faut choisir entre une école sport de compétition individuel et une école maison d’éducation pour tous. Il n’y a pas place pour les deux dans la psychologie d’un enfant qui apprend. Brillants ou défaillants, là où la compétition et la sélection dominent, les concurrents n’ont pas droit à l’erreur. Toute la problématique de la transmission des savoirs dans l’école à la française se résume dans cette question : réussir à l’école est-ce synonyme de vaincre ? A cela près que là où il y a compétition il n’y a pas apprentissage. Dans l’état actuel du progrès moral et de la conscience collective, aux yeux de l’opinion soumise aux idéologues de la pensée dominante, il est évident que réussir c’est gagner. L’issue à cette impasse ne peut être que la pédagogie.
Natacha Polony, chroniqueuse scolaire de droite, idéologue du retour à l’école de jadis, dans un hebdomadaire du centre, neutre politiquement et indépendant financièrement, pour penseurs libres et libres penseurs, réclame la restauration de la discipline à l'école. Elle parle d'autorité, jamais du respect de la loi qui pourrait concerner aussi les adultes qui y travaillent. Elle confond son cursus scolaire personnel de première de classe avec le parcours de la totalité des élèves de sa génération. Elle fait comme si elle ne savait pas que les maîtres du "temps béni" de la méritocratie - répliques tièdes des contremaîtres d'usine qui réveillaient les enfants en manque de sommeil à coups de nerf de bœuf – maîtres d’école en blouse noire puis grise, enseignaient les règles à coups de règle, assoyaient leur "autorité" en claquant et en pinçant les joues des élèves indisciplinés, extorquaient les "bonnes réponses" en tordant les oreilles et en tirant les cheveux des « mauvais élèves ». Instrument de dressage radical conforme à l’idéologie du mérite que tout bon élève devait rechercher en apprenant dans la douleur, cette méthode avait l’avantage de convaincre cancres et parents qu’ils étaient bien les seuls responsables de leurs échecs. De nos jours, la « pédagogie » traditionnelle a évolué vers une didactique spécifique à chaque discipline. Dans cette logique de repli sur son domaine et sa corporation, le bon professeur maîtrise avec érudition les contenus à transmettre et se documente sur la méthode la plus appropriée à la matière qu’il enseigne. Ce que chaque élève, réduit à une outre vide à remplir, fera du cours dispensateur de savoirs pour son édification personnelle ne relève pas de ses attributions, sauf à prendre la mesure par notation continue – dite contrôle - de ce que chaque potache conserve des cours entendus. Pour la « pédagogie » traditionnelle et pour Polony, restituer par cœur jour après jour, c’est savoir. Cela suffit à occuper les élèves, leurs familles et les maîtres, agents de transmission d’une idéologie qu’ils n’ont pas choisie délibérément ! Chacun pour soi, le maître pour tous ! Que le meilleur gagne ! Cette politique réussit aux 30% des élèves d’une classe ordinaire (7 ou 8 par effectif de 25). Les enfants de bonne famille, pas forcément riches mais propres, bien élevés, bénéficiaires d’une culture familiale littéraire et artistique, dotés d’un riche lexique personnel et déjà lecteurs à leur entrée au CP lisent la leçon une seule fois pour la dégorger impeccablement sur un ton récitatif qui contente le maître. Le bon élève d’école traditionnelle est d’abord un expert relationnel. Il connaît les goûts, les faiblesses, les tics et tocades du maître. Il sait comment et avec quoi lui plaire, quand se montrer savant, quelle question lui poser pour le mettre en valeur sur le devant de la scène. Il sait même jouer l’ignorance pour fournir à son maître l’opportunité de lui enseigner quelque chose. Mais dans une classe, « le bon élève » est rare. Ses camarades tentent de suivre avec beaucoup d’innocence, sans savoir que l’école les fait « marcher ». En effet, la tradition scolaire française depuis toujours traite le jeune enfant comme un être inférieur dénué d’intelligence à induire en erreur pour l’inciter à plus de perspicacité. Pour ne pas surcharger ses neurones, elle lui présente une réalité incompréhensible parce que déformée par excès de simplification, quand elle n’est pas purement artificielle pour simplifier la tâche d’enseignement. Elle invite l’élève à se livrer à des simulacres d’activités intellectuelles, simulacres de lecture, simulacres d’écriture, simulacres de calcul avec promesse de bons points pour avoir joué le jeu avec docilité. Rien n’est simple ni évident, nous dit sans cesse Philippe Meirieu avec une obstination admirable. L’élève dont la naïveté est abusée ne sera pas prêt pour aborder la complexité de la littérature, de la communication écrite ou parlée, des mathématiques et des sciences enseignées au collège. Il y a dans ces pratiques traditionnelles rituelles qui s’imposent et sont imposées comme légitimes, scientifiques même, un abus didactique notoire, aussi condamnable que l’abus sexuel. Une nation qui réserve ce sort à ses enfants a beaucoup de chemin à faire en démocratie et… en pédagogie.
Mais cette stratégie permet la sélection, le tri et l’élimination précoces, avant l’acquisition de l’esprit critique. Parallèlement, les futurs champions sont repérés et confirmés pour leur excellence. Alors qu’acquérir de l’expertise à l’école suffirait amplement à remplir les heures scolaires, l’école traditionnelle confond cette expertise avec l’excellence, l’excellence avec le don, le don avec l’avance sur les camarades, le tout avec la génétique. Elle incite les enseignants à rechercher un poste dans les beaux quartiers, loin des cités populaires surpeuplées, là où le pourcentage de bonnes notes monte à 70%. S’il suffisait d’être excellent pour être expert, les grands dirigeants auraient conduit le pays et son école vers un progrès humain qu’on espère et qui se fait attendre. Durant ces récentes décennies, combien de PDG diplômés en excellence des Grandes Ecoles, membres de l’élite sélectionnée par le système, couverts d’honneur et de primes, ont mené leur entreprise à la faillite ou gravement compromis la santé des Français autant que l’économie du pays, sans être sanctionnés, pendant que de petits écoliers étaient punis pour avoir fait trop de fautes dans leurs dictées ? Les descendants de paysans de la IIIe République ont migré en masse vers les villes pour y grossir le prolétariat. Des bonnes classes, il n’y en a pas pour tout le monde. Enseigner magistralement dans les beaux quartiers est fortement gratifiant. Enseigner magistralement ailleurs est source de déboire professionnel et de désappointement. Que faire dans une classe de quartier difficile où cette méthode réussit avec 2% des élèves ? On a beau moraliser les leçons de grammaire et menacer les élèves de redoublement, le pourcentage n’augmente pas. Dans ses appels à la répression, Natacha Polony dénonce le complot « pédagogiste » qui ferait sombrer 98% de ces élèves. « Autrefois, on enseignait méthodiquement à des élèves qui travaillaient et qui, en conséquence, savaient. Depuis que les pédagogistes se sont emparé de l'institution, dit-elle, on les fait jouer et ponctuellement on organise des simulacres de débat. On travaille dans le temps restant. Bref, on pratique l'enseignement de l'ignorance. » Faut-il être poison télétoxique ou invisible pour nuire efficacement sans être présent ? Il y a peu, sont-ce les « pédagogistes » ou la tradition qui conseillait aux institutrices de CP d’attacher la main des gauchers pour les obliger à écrire avec la droite et les deux mains des malentendants pour les empêcher de communiquer par le langage des signes ? Quand un ministre prend des mesures béabatifiantes, est-ce par respect de la psychologie de l’enfant ou de la tradition ?
Pourtant, dans son parti de la dénonciation, Natacha Polony appelle l'école à sélectionner l'élite tout en déplorant la baisse du niveau général et l’échec massif de 20 % des écoliers français. "C'est la faute aux pédagogues !" Elle reproche au bouc émissaire la casse des pots que son système scolaire provoque. Car si les coups ne pleuvent plus sur les têtes, le système n'a pas changé pour autant. Le maître traditionnel d'aujourd'hui, au féminin comme au masculin, sans blouse et sans l'arsenal agressif d'antan est un despote impuissant, mais despote tout de même, contre son gré ou de plein gré. Juge et législateur, contrôleur de résultats et directeur de conscience, vigile et sélectionneur, entraîneur et arbitre. Tout en un. Quand on est investi de trop nombreux pouvoirs, l’autorité personnelle ne suffit plus. Il faut de nombreuses forces de police pour les exercer. Dans cet encombrement permanent de rôles contradictoires, y a-t-il place pour la pédagogie ? Le mouvement anti-pédagogique s’est constitué en groupe de pression pour l’interdiction d’une pédagogie… qui n’a jamais eu sa place dans l’école à la française. On fabrique un coupable mythique en désignant quelques têtes connues du public (celle de Meirieu est leur préférée) et on le combat pour le « salut de la république » et la « sauvegarde » de la culture en péril. Comment pourrait-on sélectionner si tous arrivaient en tête, si personne n'abandonnait après s'être fait distancé et classé dernier dans la compétition ? L'outillage de base de la sélection chère aux défenseurs de l'école de papa est la bascule, le chrono et le balai. Gare à qui ne fait pas le poids dans les temps (la leçon à peine terminée, on en contrôle les acquis avalés non digérés sur la balance Roberval) ! La citation à l’ordre du mérite ou du déshonneur reste le stimulant favori. Mieux vaut savoir avant d'apprendre !
Toutes les époques ont connu des éducateurs théoriciens et pédagogues, blasphémateurs ou apostats, qui mettaient l’élève au centre du système. Mais au temps de Cousinet, Freinet et Piaget, le lycée était réservé à « l’élite », on ne s’y mêlait pas, on n’y brouillait pas les œufs. Aujourd’hui, si les enfants du peuple restaient « à leur place » dans l’enseignement primaire, les gardiens du temple manifesteraient moins bruyamment leur hostilité à l’égard de la pédagogie. Mais il y aurait beaucoup de chômage chez les professeurs de l’enseignement secondaire. Le problème qui se pose n'est pas du domaine des techniques d'enseignement mises en œuvre, comme le prétend Polony qui voudrait que l'élève soit instruit malgré lui… par sa bonne volonté. S’il suffisait d’arroser les enfants de savoirs par simple exposé magistral ou à l’aide d’une méthode rigoureuse comme Léo et Léa (rigoureuse selon leurs auteurs mais parfaitement inutile sinon nocive ), tous les savants seraient pédagogues et Polony pourrait se présenter le jour de la rentrée pour « enseigner » la lecture aux petits débutants du CP avec 100% de réussite garantie (mais alors comment désigner le gagnant de cette course sans élimination ?). Depuis que l’école existe les résultats ont montré en tous temps qu’il ne suffit pas d’enseigner pour « remplir des têtes vides ». Tout est complexe et les explications univoques trompent l’opinion. La faute jetée sur un coupable désigné bouc émissaire occulte les problèmes, elle ne les résout pas. La définition d'un statut pour l'élève, sa place et ses droits dans l'école, notamment en ce qui concerne sa qualité de nature comme interlocuteur valable du maître, la définition de l'école comme maison de l'enfance, le droit de coopérer avec ses pairs, le droit à l'erreur, le droit de regard sur les méthodes... sont beaucoup de questions occultées par le faux débat sur le sabotage de l'école traditionnelle par les « pédagogistes », qu'entretiennent conservateurs et réactionnaires, tous zélateurs de l’ordre.
Le point commun à ces soi-disant penseurs des valeurs de la droite humaniste et de l’âge d’or de l’école est qu'ils ne cherchent pas. Ils ont trouvé. "Arrêtons les horloges !" Ce qu'ils croient avoir pensé se trouvait en filigrane dans les leçons que leur ont faites leurs bons maîtres quand ils étaient écoliers. Aujourd'hui, ils formulent en termes savants les idées rebattues qu'ils ont reçues quand ils étaient petits premiers de classe, enfants d'école comme enfants de chœur ou enfants de troupe. A présent que les voilà officiers supérieurs, ils ne peuvent renier le système qui les a haussés au-dessus du bidasse de deuxième classe. Trop occupés à vanter les avantages d'une doctrine pédagogique pour aristocrates, ils n'ont pas l'idée d'y réfléchir quelques minutes pour comprendre en quoi et comment ils se trompent. Qu'ils ne pensent pas pareil, mais qu'au moins ils pensent ! Qui ne cherche plus et ne s'instruit plus ne mérite pas d'enseigner !
Texte écrit à la suite de l’émission de France-Culture "Du grain à moudre" avec Philippe Meirieu, Natacha Polony et Michel Delord sur le thème "Peut-on faire réussir tous les élèves?"
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/grain/
d'après Raoul Vaneigem et François Rabelais


L'homme politique énergique et gâteux (gravure attribuée à Rabelais)


notes:
Exemple de supercherie par simplification méthodique : l’enseignement de la langue écrite. Comme son nom l’indique, elle est une langue en soi, une langue pour les yeux qui a son propre code et son propre usage, une langue autonome, indépendante de l’oral. Si elle était langue orale, langue pour les oreilles, les nombreuses techniques modernes d’enregistrement l’auraient depuis longtemps réduite à une langue morte. Comme l’anglais, l’allemand ou le russe, elle est une langue vivante, une langue faite d’assemblages de signes visuels dont la composition porte du sens, directement et sans détour sonore. Elle s’écrit et se lit, ne se parle pas et ne s’entend pas. L’aveugle ne peut pas lire le journal, le sourd si. Elle s’apprend en se pratiquant par la lecture-écriture. La tradition scolaire la présente à l’enfant de 6 ans comme une simple technique de notation des sons de la langue orale. Elle lui fait croire que, de ce fait, il existerait une correspondance phonographique terme à terme, comme en notation musicale. Elle persuade l’élève qu’en apprenant par cœur ces correspondances et leur prétendu code il apprend à lire et à écrire. Ainsi dans un CP conforme au dogme, l’élève passe un an de sa vie à apprendre par cœur des « règles » et des « unités élémentaires », dites de lecture, simplifiées jusqu’à l’essence la plus abstraite par des didacticiens fabricants de manuels dits de lecture. Résultat : 20% des élèves entrant en 6e ne savent pas lire. Et les idéologues de la tradition attribuent cet échec aux pédagogues, dont le pourcentage dans l’effectif des enseignants de CP est inférieur à 10.
A lire : Un témoignage en vaut un autre…ou « Histoire d’un aller et retour » par B. Melia Mora http://www.meirieu.com/FORUM/meliamora.pdf
voir la 1 page 2
