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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

l.c.

Inventer la démocratie scolaire / Laurent Carle

9 Septembre 2020 , Rédigé par grossel Publié dans #L.C., #agora

Inventer la démocratie scolaire / Laurent Carle

Il y a longtemps que l’école républicaine prépare les générations futures à ce néolibéralisme et à s’en accommoder.

A la lecture des études sociologiques et des informations rapportées par les journalistes, on pourrait croire qu’on ne rencontre des pauvres que dans les immeubles insalubres des centres anciens, dans les HLM, les cités de banlieue et les « quartiers ». Pourtant, bien que la règle d’impartialité « républicaine » impose à l’arbitre de ne pas faire de différence, en plus jeune les pauvres sont aussi nombreux dans les écoles que dans les statistiques démographiques. Mais qu’est-ce qui empêche la maitresse de voir des inégalités, qui font « réussir » ou « échouer » selon l’appartenance sociale, pendant ses dictées ou ses leçons de lecture avec « méthode » ?

 La société se pose les problèmes qu’elle peut résoudre.

« l’Education nationale et ses milliers de professeurs…

…un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, »

Quand on a la culture et la table bien servie, pointer notre ennemi commun avec ceux qu’on exploite, qui végètent, c’est bien. Faire alliance en tous temps et donner aux pauvres la culture, pour commencer, en cessant de pratiquer des méthodes d’enseignement qui trient et sélectionnent en assurant la « réussite » à « ceux qui la méritent » et en éliminant les sans grade dès le CP, c’est mieux.

      Le jour où les journalistes, les célébrités et les médias ne se cantonneront plus à parler avec compassion des mauvaises conditions de travail et de salaire des enseignants mais se poseront aussi des questions sur le sort des enfants scolarisés dans le système français et sur ce qu’ils sont forcés de faire pour fournir la preuve de leur bonne volonté d’apprendre les faux savoirs que l’école leur fait avaler de force tous les jours, de la comédie à laquelle ils doivent se livrer pour montrer à la maitresse qu’ils ont bien appris le leçon, l’enfant ne sera peut-être pas encore au centre du dispositif et au cœur des apprentissages, mais nous saurons que la société française s’en préoccupe et que l’indignation ne se limite plus au cercle réduit des pédagogues. Ce serait déjà une amorce de solution pour sortir l’enfance en général, la pauvre en particulier, de ce dressage collectif d’un autre temps, un pas vers le progrès démocratique à l’école. Et donc l’annonce de la fin future possible de la société de la « réussite » financière avec ses inégalités et ses égoïsmes, l’amorce d’un état démocratique et républicain au sens littéral.  

En lisant la lettre d’Annie Ernaux (sur France Inter) au Président, je fais un rêve et un vœu. Je rêve et je souhaite que les enseignants dans leur ensemble (95%) prennent cette lettre à la lettre par-delà l’effet attendu par son auteur. Jusqu’ici les milliers dont Annie Ernaux célèbre le dévouement ne sont en réalité qu’une poignée de dissidents. Que les autres se lèvent comme un seul homme, même les femmes, et déclarent :

« Désormais l’enfant sera au centre des apprentissages, nous ne consacrerons plus notre temps et notre dévouement à ceux qui n’ont pas besoin de l’école pour apprendre à lire, écrire et compter. L’école ne sera plus le bureau d’homologation des savoirs acquis ailleurs, ni l’Office Central de la Fédération Française de Compétition Scolaire. Nous sommes plusieurs centaines de milliers à refuser désormais de passer notre temps sur les manuels de « lecture », sur les « méthodes » synthétiques, analytiques ou mixtes, syllabiques. Nous ne ferons plus de dictées, ces parodies d’orthographe… Nous ne serons plus les agents d’exécution de la reproduction des inégalités sociales, les évangélistes de l’individualisme, du chacun pour soi. Au contraire, nous serons les éducateurs de la solidarité, de l’échange, de l’entraide, de la coopération, du socio-constructivisme, de la laïcité sociale, les militants de l’école pour tous. La réussite, ce n’est pas l’élévation en prenant l’ascenseur social, c’est la culture pour tous. »

 Les enseignants n’ont pas besoin de la décision du Président pour faire entrer dans les classes la démocratie sociale et solidaire à la place de la gestion loyale de la guerre des classes. Sans le consentement et le concours discipliné des enseignants le président des ultra riches ne peut pas détourner l’argent de la république et le pouvoir du peuple au profit des classes dominantes.

       Si mon rêve ne se réalise pas, cette lettre restera dans les mémoires pour sa beauté littéraire. Un moment d’émotion pure. Une création vaine de plus. 

L’arbitrage impartial de la compétition n’est pas une vocation. C’est du fonctionnariat, voire du mercenariat dont la solde n’est jamais à la hauteur des services rendus aux dominants.

 

 

Laurent CARLE

 

Cergy, le 30 mars 2020

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et  ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts - résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de  chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays :  les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle,  la vie matérielle.  

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas  là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps   pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent  déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde  dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie,  nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » -  chanson, encore, d’Alain  Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui  permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux

Il faut applaudir la presse qui informe les citoyens, enfin, ce qu’il en reste, sur la crise sanitaire et sa gestion. Malheureusement, soit le message est mal entendu, soit vite oublié. Ce dit la presse française des menaces sur la démocratie, pourquoi ne le dit-elle pas du régime autoritaire, antipédagogique et antisocial qui règne dans les classes de notre système scolaire depuis toujours, faisant de nos enfants futurs adultes des exécutants dociles formés à avaler les mensonges d’état et l’enrichissement des gros poissons par prédation de la manne publique ? Pourquoi ce silence pudique ? Quand il est question de l’école, tout esprit critique est enterré au cimetière de l’actualité et des idées progressistes. Silence de nécropole ! La presse est-elle une jeune veuve avant noce, vierge et ingénue ? Edwy Plenel, François Ruffin, Jean Luc Mélenchon, Benoit Hamon, Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, êtes-vous sourds ou myopes ? Vous ne voyez pas que le choix entre la citoyenneté républicaine et le totalitarisme économique se construit à bas bruit dans les écoles de la république, jour après jour, de la maternelle au lycée ? Imposer des apprentissages et des activités scolaires sans aucun sens mais très sélectifs, comme faire « lire » en faisant le bruit des lettres avant de chercher le sens du message que porte l’écrit à « décoder » et ne pas s’interroger sur le sens (l’intention) de cet enseignement, sont la plus efficace formation à la soumission politique. Les enfants de prolétaires qui, par docilité à la méthode enseignée, « déchiffrent » difficilement et douloureusement, croient qu’ils « lisent mal » par déficience intellectuelle ou par paresse. Electeurs adultes, ils voteront conformément à ce qu’ils n’ont pas appris en classe, comme il faut, comme ils lisent.

 Depuis que je participe aux échanges sur le Net, j’écris pour réveiller les morts. Je ne réveille même pas les vivants, car je n’ai pas la force de frappe des médias nationaux ou seulement locaux. En imputant la pathologie aux « dys mauvais élèves », l’école peut passer pour « normale », saine, confiante comme un aveugle avec son chien, c’est à dire aux ordres. Il faut dire que les enfants d’enseignants sont surreprésentés dans la « réussite scolaire » et dans l’effectif des grandes écoles. Pourquoi changer ?

          Je me répète comme un perroquet sans auditeur. 

Les enseignants n’ont pas besoin de la décision du Président pour faire entrer dans les classes la démocratie sociale et solidaire à la place de la gestion loyale de la guerre des classes. Sans le consentement et le concours discipliné des enseignants le président des ultra riches ne peut pas détourner l’argent de la république et le pouvoir du peuple au profit des classes dominantes. S’ils n’étaient plus éduqués à la concurrence libre et non faussée, depuis toujours organisée et arbitrée par les enseignants qui croient en une école juste dans un monde juste où chacun reçoit succès ou défaite à l’aune de son mérite, les écoliers devenus adultes ne se laisseraient pas tromper par les politiciens qui leur promettent la fortune par l’auto entreprenariat. Ils sauraient avec évidence qu’un agneau n’a aucun intérêt à voter pour le loup. Les gagnants de la concurrence libre et non faussée ne sont pas les meilleurs. Ce sont les plus riches, les plus gros, les plus cupides qui, émigrés fiscaux internationaux et internationalistes bénéficiant des privilèges d’état et d’assistanat, absorbent les petits et démultiplient leurs revenus en exploitant la misère des continents pauvres après avoir « délocalisé » leur outil de production, détruisant au passage la planète qui abrite l’humanité tout entière et eux-mêmes. En économie néo-libérale, la concurrence libre et non faussée, affranchie des lois sociales, c’est la liberté de faire rouler dans la ville à leurs risques et périls des cyclistes-livreurs, « auto-entrepreneurs », pour quelques dollars la course. Ou, après avoir mis les ouvriers du Nord au chômage par liquidation de l’industrie textile, celle de payer 30 € un ouvrier polonais pour confectionner un costume vendu 1000 € à Paris. En école du mérite, la nôtre, c’est le droit de collectionner comme trophées les « bons points » quand on est né de parents lecteurs ou d’aller faire soigner sa « dyslexie » avec la « gestuelle phonomimique » de Borel-Maisonny chez l’orthophoniste, si l’on grandit dans une famille d’illettrés. Pour l’Etat, c’est l’obligation de se désengager, de déréguler, de privatiser les services publics, de vendre les bijoux de famille acquis après la guerre, pour éviter de taxer les riches sans déclencher une révolution. Comme l’orientation libérale de la gestion politique que nous connaissons, le choix didactique du recours aux méthodes « qui ont fait leurs preuves » ne participe pas du simple pragmatisme du « faire avec ». Il relève d’une stratégie, apparemment inoffensive, de priorité non contestable naturellement accordée aux non « défavorisés ». En triant selon les « résultats scolaires », on croit participer à la sélection des compétences pour les postes de responsabilité. En fait, on ne fait que de la maintenance en reproduisant les inégalités de naissance pour mettre à disposition des dominants un volant de « défavorisés » de la classe ouvrière et de la classe moyenne. Les pauvres n’échouent pas parce qu’ils ne « suivent » pas, on les fait échouer à coups de syllabation et de dictée à fautes, « pour leur bien ». Cette idéologie néolibérale au service des vainqueurs, endogène dans notre école, guide l’enseignement depuis des lustres derrière une « pédagogie de l’efficacité » affichée en vitrine. La vocation de l’état républicain moderne est d’améliorer le confort fiscal et financier de la bourgeoisie. C’est l’état-providence des dominants. La mission du système scolaire est de préserver la perpétuation de la différence et des inégalités entre les classes, sous la bannière d’une idéologie commune, celle de la collaboration. 

Que le retour d’entre les morts de Jésus rouvre les yeux de ceux qui ne sont pas aveugles mais ne voient rien.

Laurent CARLE

Avec

BLANQUER ministre

maintenir le conformisme et l’illusion de l’ascenseur social 

ou inventer la démocratie scolaire ?

 

La majorité des enseignants de toute fonction et de tout grade (psy, réparateurs et formateurs compris) croient et pensent que la mission des enseignants est de distribuer comme le semeur, à la volée, mais orale, les savoirs scolaires (le « programme ») à des ignorants qui ne viennent pas à l’école de leur plein gré et ne sont pas tous, ou pas toujours, disposés à faire les efforts nécessaires pour enregistrer et mémoriser l’enseignement dispensé. La distribution collective à un public homogène, garantie de « l’égalité des chances », doit donc s’accompagner d’une surveillance vigilante qui ajoute à la fonction de transmetteur la « conscience professionnelle » du Père directeur de conscience qui récompense les méritants et punit les récalcitrants, après avoir fait entrevoir, pour un plus tard proche des lendemains qui chantent, les futurs bénéfices d’un « travail » bien fait. C’est une mission « civilisatrice » de l’ordre du divin, qui fait de chaque enseignant l’équivalent d’un saint laïc promettant la réussite d’un but purement matériel. 

 

Pour la réalisation de cette promesse, l’école à la française est censée instruire par mémorisation sans agir, sans échanger, sans donner, sans partager et sans faire : apprendre à lire sans lire, sans bibliothèque et sans correspondant épistolaire, à écrire sans écrire et sans communiquer avec un interlocuteur distant, à faire des opérations de calcul sans rien produire de quantifiable pour personne. Les règles, définitions, conjugaisons, tables et « récitations » par cœur avec « exercices d’application » dans le « cahier du jour » seraient la recette pour faire entrer dans la connaissance et la culture les plus bêtes des ignorants, les plus crasseux des « paysans ». Cette mission « religieuse » doit donc s’accomplir selon les rites consacrés par la tradition, la liturgie et les superstitions, officiés dans un espace clos, une sorte de petit monastère qui sanctuarise l’école, à l’écart de toute activité sociale et publique. Elle fait du maitre un clerc officiant, exfiltré de la société puis consacré clerc de la connaissance. De leur côté, les théologiens prédicants se mutent en gardiens du temple s’employant à dénoncer les « pédagogistes ». Parfois, maitres et élèves, en phase avec la théorie janséniste, pensent que les « bons élèves » sont prédéterminés à « réussir » parce qu’ils ont reçu la grâce à la naissance, thèse forcément hérétique, puisque, selon le dogme, « la connaissance se mérite par le travail » - hérétique mais admise. En réalité, être bien né, c’est avoir grandi dans un milieu privilégié, source de grâce pour élus. Ce constat n’affaiblit nullement la croyance en la béatification que le « travail » accorderait malgré tout à l’écolier besogneux.

 

C’est dans et par ce travail de l’élève que le paradoxe prend une dimension théologique. « Travailler » pour recevoir ce qui vient d’en haut et s’élever. Dans l’école à la française, rien ne doit être appris qui n’ait d’abord été enseigné. Nul ne doit faire avant d’avoir appris à faire. Aucun enfant ne doit lire avant d’avoir appris à lire. Produire de l’écrit exige d’avoir préalablement acquis en « travaillant » les « règles » de grammaire, d’orthographe et de conjugaison, ces structures destinées à façonner l’inutile dans un lieu où le fait social n’a pas sa place. C’est ainsi que plus d’un élève français sur quatre arrive au collège, illettré. Les petits Français sont censés s’instruire sans faire et sans produire dans une institution d’enseignement « naturellement » désignée « d’apprentissage » qui ne fabrique rien, ne produit rien, ne construit rien, ne livre rien. La transmission se fait entre la parole du maitre évangéliste et l’oreille du catéchumène (celui qui est instruit de vive voix). Si l’école républicaine, rurale, urbaine, communale ou confessionnelle enseignait la marche aux bambins de douze mois, ce serait assis et sans bouger. On y apprendrait à marcher sans se déplacer. Et pourtant, l’élève à qui il est interdit de faire avant de savoir faire est régulièrement récompensé ou puni pour son « travail ». Les théologiens parlent de stimulation, signal de motivation pourtant inefficace qu’il faut très souvent relayer par l’émulation, euphémisme de « compétition ». Ce système de motivation exclut toute idée de coopération et d’entraide, « péchés mortels » pour la doctrine. Cet enseignement du faire-semblant est la manifestation visible d’une idéologie invisible. Sous ses divers noms d’emprunt, Dupont Lajoie représente sans mandat mais sans tricher cette « pensée » pédagogique majoritaire (95%)Quelques rebelles insoumis préfèrent pratiquer la démocratie, seuls et contre tout, là où ils exercent. Ils sont rares. La plupart des plaintes formulées par les alignés à l’encontre du ministre désigné par le cambrioleur de l’Etat, au service de la finance, lui reprochent son mépris négligeant à l’égard des enseignants, comme s’il était le ministre sincère d’un gouvernement démocratiquement élu par la majorité des citoyens. Sincère ou rusé mais mal choisi pour cette fonction et donc à contre-emploi, il nous tromperait par incompétence ou ignorance. Mais pour l’élève, qu’elle soit magistrale, ministérielle ou idéologique, l’obligation de « bien travailler » pour prendre l’ascenseur est une parodie de sélection d’élite qui ne profite qu’aux privilégiés et aux rares gagnants du tirage au sort. L’institution scolaire, financée par le plus gros budget de la nation, état et collectivités réunis, qui dispose des moyens pour émanciper tout un peuple en le libérant de la tutelle des clercs et de l’emprise de la publicité, se contente d’arbitrer la compétition pour désigner les quelques élus qui auront le droit de monter dans l’ascenseur.

 

Majoritaires dans l’enseignement, les femmes, qui, après les peuples indigènes des colonies, souffrirent le plus dans leur âme et dans leur chair de la brutalité de l’exploitation capitaliste, exigent avec rigueur des écoliers l’ascèse du vivre et du savoir scolaires. Elles dirigent et « corrigent » les « devoirs » loin des espérances féministes qu’elles affichent. Du bonheur collectif qu’annonce le féminisme elles ne montrent rien. Gardiennes de la règle grammaticale, gardiennes de l’ordre. Leur enseignement est techniquement exécuté sans humanité. Le féminisme est un humanisme centré sur la femme. A l’école, l’humanisme, ce serait l’élève au centre, une incongruité pour la majorité. De fait, les enfants, qui doivent apprendre par obligation scolaire les règles qui structurent le langage oral et l’écrit, sans écrire et sans parler, n’ont pas la parole. En classe, la langue est une arme factice sans munitions. Parce qu’aucune organisation syndicale ne les représente, ces travailleurs de l’inutile ne profitent jamais des améliorations matérielles ou pédagogiques, accordées parfois par quelque ministre. Déjà « bénéficiaires de conditions excellentes pour bien travailler », mais « plus portés sur les rires et les jeux que sur l’étude et le sérieux », les écoliers français n’ont besoin de rien d’autre que d’exhortations à travailler mieux. La démocratie leur est une promesse pour enfant docile. 

 

Rien n’étonne celles qui réclament égalité et justice sans distinction de sexe. Par le mystère et la magie de la voie indirecte qui oblige les enfants des deux sexes à faire sonner les lettres avant de s’interroger sur le sens des mots, un(e) élève en échec « lecture » en arrive à « lire » sans comprendre ce qu’elle-il « lit ». On distribue religieusement un bon point, hostie scolaire, à celle ou celui qui comprend ce qu’elle-il vient de « lire », quand c’est celle ou celui qu’on a mis en échec qui devrait recevoir réconfort et consolation. Car toutes les pratiques rituelles, héritées de la tradition ou prescrites par instructions officielles, sont destinées à empêcher par l’échec les enfants de pauvres d’entrer dans la culture écrite. Malheureusement, ces pratiques stupides ne heurtent ni la raison, ni le jugement moral des professeur-e-s, même quand la stupidité grimpe jusqu’au chronométrage de la syllabation à haute voix, aujourd’hui recommandé par le ministre, enseigné depuis longtemps par les pédagogues de la méthode. La « globale » rend l’élève dyslexique, dit-on, l’enseignement de la syllabation rend l’enseignant débile, devrait-on dire.

 

Blanquer à point nommé légalise, bon ministre de la bourgeoisie, la débilité à l’école. On le dit piètre ministre, il est loyal envers ses patrons. Macron, président choisi par la finance, refusé par 80% des électeurs, qui se sont abstenus, ont voté contre ou voté blanc, l’a choisi et nommé pour sa capacité à empêcher l’accès de la culture écrite aux classes populaires. Les enseignants, premiers bénéficiaires de « l’ascenseur social », ne l’apprécient pas mais se soumettent à l’idéologie qu’il propage, la même que celle qu’ils ont reçue pendant le parcours scolaire de leur enfance, sous la direction d’un précédent ministre, semblable au présent. Ils exécutent sans savoir ce qu’ils font, ignorant savamment que le système scolaire est l’appareil idéologique d’état, l’appareil de reproduction de la division du travail entre manuels et intellectuels et le fixateur des inégalités sociales entre les deux. Je dis « ignorants savants » parce qu’aucun-e utilisateur-trice de méthode de « lecture », conseillé-e et cautionné-e par des chercheurs en science du neurone, ne se doute que l’enseignement de la méthode conduit tout droit à la pauvreté et la résignation ou précipite parfois, faute de livres et de partis ouvriers, dans les bras des politiciens d’extrême-droite.

 

Les ministres passent… l’école se perpétue. Quand la république française défile, monarque en tête, son école marche au pas. Pourtant le mammouth école est devenu si gigantesque que sa tête ne contrôle plus ses membres. Il n’y a rien à attendre du ministre et de son ministère mais chacun dans son espace et son domaine peut autogérer son activité professionnelle dans le sens du progrès démocratique. L’autogestion née dans l’esprit libertaire de soixante-huit, les enseignants peuvent la pratiquer ici et maintenant. C’est ce que font depuis toujours les démocrates émancipateurs de toute confession (5% de la profession), sans avoir attendu mai 68 et sans permission. Jusqu’ici, aucun chien n’a mordu les mollets de ceux qui s’écartent du troupeau. La liberté pédagogique qui ne s’use que si l’on ne s’en sert pas est possible depuis toujours. Cette liberté n’est pas le libre choix de faire comme on doit et comme il faut, comme tout le monde. C’est celui d’inventer la démocratie scolaire plutôt que de reproduire sans examen les modèles périmés d’une loyale servitude de rigueur. La pédagogie n’est pas la police de la pensée, c’est un art des possibles qui n’est pas du ressort de la prescription scientifique ou de l’ordonnance politique. Elle est « l’obligation scolaire » de l’enseignant. Pour s’y consacrer il faut d’abord résoudre un double conflit : 

  1. le conflit de loyautés entre l’enfance populaire (et familles) auprès de qui on a passé contrat social et moral en choisissant l’éducation scolaire et la classe dominante au pouvoir avec qui on a signé son engagement,

  2. le conflit d’intérêts entre ceux de sa classe, de sa corporation et de ses avantages acquis à défendre et ceux de l’humanité en devenir, l’enfance. 

 

Laurent CARLE (juillet 2020)

 

 

 

 

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du petit crétin au méchant con / Laurent Carle

6 Avril 2016 , Rédigé par grossel Publié dans #agora, #L.C.

Du petit crétin au méchant con

à travers l’enseignement d’un supposé solfège de la lecture

Jean-Paul Brighelli, La Fabrique du Crétin. La mort programmée de l'école, Collection Folio documents, Gallimard

Alain Bentolila, Comment sommes nous devenus si cons ? First Éditions

« Partir de la musique pour en découvrir le langage et ses techniques est plus formateur qu'une étude analytique abstraite, élément par élément, desséchante par définition, dont l'usage démontre qu'elle tourne souvent le dos au but à atteindre : la connaissance et l'apprentissage de la musique » (Ministère de la culture, texte de la réforme du solfège, 1977).

Réussir à l’école. Y réussir sa vie ou s’y perdre.

Appeler les électeurs aux urnes un jour par an ne suffit pas à faire une démocratie. Le droit de vote à 18 ans ne fait pas un démocrate. La démocratie demande des citoyens adultes et formés à la vie sociale. L’école du XXIe siècle est loin d’être devenue ce qu’elle devrait être depuis toujours, une institution où l’on apprend ensemble parce qu’on est plus intelligent à plusieurs et que le but d’une communauté éducative républicaine est de former des citoyens plutôt que des consommateurs. Hélas, pour les prédicateurs de l’élitisme à la française, religieusement écoutés, l’école serait plutôt le temple sacré hors sol de la consécration des concurrents méritants, les premiers de classe, dont la victoire s’arrache dans le silence du travail solitaire, dépouillé de toute interaction entre pairs. « Chacun pour soi, le maitre pour tous » serait la formule appropriée pour un système scolaire public « républicain ». La citoyenneté n’y est pas au programme, la fraternité, encore moins. Elles fausseraient les classements. Quand on exhorte les élèves au travail et à l’effort ce n’est jamais pour les inciter à la recherche en équipe, encore moins au partage. Au sommet du mat de cocagne, l’accès aux privilèges « républicains », promis aux gagnants. Selon ces objectifs on forme des dirigeants et des chefs sélectionnés d’après leurs performances de consommateurs de savoirs. Le système récompense les chalands zélés qui ont su remplir sans aide le chariot de leurs emplettes. Si on est l’heureux élu, de la Grâce, gagnant prédestiné, on y rencontre les dieux et un destin épique, sinon on passe à côté de la chance, nommée ascenseur par les gardiens du temple. Quel que soit le résultat, on n’y rencontre pas ses semblables. Sélection et formation aristocratiques des élites passent avant l’enseignement démocratique pour tous.

Dans ce centre commercial distributeur de savoirs, à quel entraineur sélectionneur, sur quel créneau horaire et dans quel espace, confier l’éducation à la citoyenneté et à l’altruisme ? Les moralistes des conduites d’apprentissage nous en dissuadent. Ce serait du pédagogisme, voire du droitdel’hommisme, une insulte intolérable faite aux familles patriciennes qui gèrent en bon père de famille la transmission de leurs privilèges, de génération en génération. Si on confrontait les potaches en général, et en particulier ceux qui se laissent aller, à plus d’exigences, les clercs idéologues nous promettent qu’on augmenterait significativement, par une mystérieuse alchimie mathématique, le nombre de gagnants, comme si le nombre de places de premiers était extensible au-delà de un et si celui des postes aux concours pouvait être défini et adapté en fonction des « résultats scolaires ». Et tant pis si, les mal classés n’étant pas « bons élèves », on produit ainsi une forte culpabilité chez les perdants, ce qui ne change rien à leurs performances mais les plonge dans la confusion de l’ignorance coupable. Tant pis si on pollue l’intelligence à tous les niveaux du système scolaire, y compris chez les bons élèves. Les classes préparatoires ne peuvent accueillir tous les Français. Sinon ce ne serait plus ces aréopages d’excellence que le monde nous envie. Il va de soi que, dans un système ultra sélectif, éliminer les faibles avant le début de la compétition, permet d’effectuer la sélection en fin de tournoi sur un nombre réduit de concurrents. La stratégie consiste donc à fermer la porte du stade aux enfants les moins équipés en compétences de base. Le verrouillage des portes se nomme « méthode de lecture » pour élèves de CP. La « méthode » présente la lecture comme une oralisation, une mise en sons des lettres de l’alphabet que les mots de la langue utilisent comme matériau pour se coucher sur papier. Les manuels de « lecture » scolaires homologués portent en filigrane le sous-titre : « Lire, c’est réveiller les sons dormant sous les signes ». Les professionnels du solfège ne disent pas le nom des consonnes mais leur bruit prononcé dans le souffle afin de persuader le jeune enfant naïf et ses parents crédules que les lettres n’ont pour fonction que l’émission de bruits. Ceux qui se cassent le nez sur ces portes sont, hasard curieux de la naissance, les enfants des classes populaires dont les parents ne maitrisent pas l’écrit en général, la lecture en particulier. Chez les enfants de parents lecteurs, la culture se transmet par héritage. Chez les enfants de pauvres, c’est l’enseignement scolaire de la « lecture » qui propage l’illettrisme. Aucun adulte proche ne pouvant leur souffler comment tricher avec les règles et le « code » de déchiffrage enseignés, on peut leur faire avaler cette énorme couleuvre : « Ne devine pas, déchiffre sans chercher le sens de l’écrit ! Tu comprendras quand tu sauras lire. » Cette injonction lui donne à entendre que :

  1. lire ne peut se faire qu’après avoir appris la « méthode », méthode qui enseigne la lecture comme un procédé d’envoi du signal écrit, de façon mécanique et sous forme sonore, dans les oreilles ;

  2. ce n’est pas le lecteur qui met du sens sur les mots, c’est le bruit de ses lettres.

Car, dans l’école à la française, la lecture s’enseigne mais ne s’apprend pas. Son apprentissage est repoussé à l’extérieur et en dehors des heures de classe, de sorte que les enfants, venus s’instruire, s’égarent dans les consignes de la « méthode », bible officielle de la nomenclature des sons et des règles d’oralisation des signes, excluant la conquête de l’écrit pour ce qu’il est, une langue qui se lit avec les yeux. Devenu à son insu, par obligation professionnelle, censeur de lecture, le maitre, aussi candide que l’enfant, croyant faire la chasse à la « devinette », interdit à l’apprenti de penser l’écrit. Le résultat ne se fait pas attendre, en fin d’école primaire un élève sur quatre ne sait pas lire et, par conséquent, y répugne. L’abus didactique sur mineur de 6 ans est consommé. Plus tard, au collège, le prof de français succédant au censeur, se fera directeur de lecture des textes au programme, réclamant une lecture réfléchie que l’école primaire avait interdite par respect des consignes de déchiffrage. Directeur de conscience naïf du secondaire, il tentera vainement d’imposer la lecture à l’élève qui, ne sachant pas lire, s’affole à la perspective de déchiffrer un livre entier. Qui ne sait pas lire n’accède ni aux savoirs enseignés, ni à la culture des bibliothèques. Éliminé d’office, il est perdant désigné, perdu à l’écrit, exclu du jeu démocratique, futur abonné pour télévision à publicité qui offre des cerveaux réceptifs aux annonceurs.

Cette politique « éducative » ne fait pas que dégager, au profit des privilégiés, les pistes qui mènent à la voie royale du pouvoir, elle prive de culture et de compétence sociale, et politique, les déshérités, un quart de la population. C’est une chose de tenter d’apprendre le déchiffrage au CP, puis de s’embourber jour après jour dans les ornières de la « méthode » jusqu’en dernière année d’école primaire. C’en est une autre d’y entrer lecteur précoce et de se promener avec aisance dans les « livres de lecture » et les leçons quotidiennes données par le maitre. Deux mondes s’y côtoient sans se connaitre. Les premiers, bernés, ne savent pas que les textes, opacifiés par la « méthode », sont lisibles directement à l’œil nu ; les lecteurs ignorent que leurs camarades sont égarés dans un brouillard artificiel. Les uns et les autres ne seront jamais renseignés par l’école sur la fonction de l’intelligence dans l’acquisition de la lecture. Même chez les seconds qui apprennent à lire en lisant, parce qu’ils sont nés dans une famille de lecteurs, avoir été entrainés à mettre leur intelligence en veilleuse pour « installer des mécanismes » laissera des traces psychiques : penser uniquement quand c’est expressément demandé et payé (noté). Et encore… ! Les premiers ne sauront jamais ce qui les a empêchés d’apprendre à lire, les seconds, qu’ils ont appris malgré la méthode. Ces ignorances additionnées partagent les Français entre lecteurs autonomes et déchiffreurs handicapés, dits illettrés, mais les réunissent dans le même brouillard pédagogique que la prolifération des manuels, dits « méthodes », et des publications de travaux « scientifiques », validant a priori leur efficacité didactique, épaissit d’année en année. Dans lequel de ces deux groupes se trouvent les enseignants, les fabricants de méthodes, les conseillers en didactique, les écrivains, les philosophes, les experts, les chercheurs en science de la cognition, les théoriciens de la dyslexie ? La réponse se trouve dans la question. Pourquoi l’enseignement et les pratiques de lecture scolaire n’ont-il pas évolué depuis deux siècles et comment se fait-il que la pédagogie de la lecture, la vraie, soit bannie de l’école ? Même réponse. L’enseignement programmé de la syllabation est plus qu’une source d’échec et d’élimination, c’est une catastrophe nationale. Les médiocres résultats des Français aux tests PISA de l’OCDE ne semblent pourtant pas alerter les gens de pouvoir. L’intérêt national passerait-il après celui des classes dominantes ? Pourquoi la pédagogie de la lecture inspire-t-elle moins les pouvoirs publics que celle de la musique ?

Dans cette brume épaisse où on se perd avec une boussole, on ne distingue pas lire de déchiffrer, ni apprendre d’enseigner. Nul ne sait si la « méthode », choisie par le maitre, est un outil pour celui qui enseigne ou pour celui qui apprend. Quelques opportunistes malins, pas si cons que ça, savent tirer profit de ce flou tenace, des lamentations sur la « baisse du niveau » et la perte des « valeurs », des jugements moraux justificatifs de l’inégalité républicaine, qui enfoncent définitivement dans l’opprobre, par qualificatifs appropriés, les « mauvais élèves ». Les champions de l’égoïsme scolaire, requalifié « élitisme républicain », tirent leur épingle du jeu en se faisant passer pour secouristes. Comment ?

  1. Vendre des méthodes de « lecture », fautrices d’échec, qui servent de béquilles en didactique de la lecture, clefs en mains, aux enseignants sans formation, arnaqués,

  2. Vendre des gadgets pour « mauvais lecteurs » dans la société de consommation, du chacun pour soi, de « l’ascenseur républicain », l’alibi, et du « mérite », la bonne conscience des chantres des inégalités sociales, en rabâchant que celui qui ne fait pas d’effort n’aura rien,

  3. Accepter des « missions d’étude » pour trouver la réponse marchande à l’illettrisme (sans lequel il n’y aurait pas d’élites), agréée par le ministère.

On gagne sur tous les tableaux en faisant commerce de remèdes pour les poisons qu’on commercialise dans la même boutique, avec l’agrément des pouvoirs publics. Trois sources de revenus confortables et de célébrité.

On pourrait penser que les « pédagogues de l’instruction et de l’élitisme pour tous » (tous premiers !), pour qui l’école fut un parcours de gloire, s’emmêlent les pinceaux dans leurs contradictions. Mais non, ils se nourrissent de la confusion qu’ils engendrent. Proposer des solutions de rebouteux aux problèmes que l’on a créés, ça marche toujours. C’est la clef du succès des bateleurs.

Quelle alternative à l’inégalité ?

La vocation première et naturelle, mais ignorée depuis toujours, d’une institution éducative laïque est de fonder sa philosophie et ses pratiques quotidiennes sur ces qualités, spontanées chez les enfants, que sont l’empathie et l’altruisme, sur leur besoin d’aider les camarades et de coopérer à une tâche commune. Développer les compétences sociales des petits humains est la seule parade efficace contre la compétition individuelle stérile et sa conséquence logique, l’échec scolaire de masse, préjudiciable autant à la nation qu’aux perdants. Or, l’école à la française a fait de l’entraide et de la mutualité des délits répréhensibles, des maladies dont il faudrait guérir les enfants. En fait, ce sont simplement des situations pédagogiques contraires aux valeurs bourgeoises. La France serait un immense terrain de sport où les individus s’affrontent à armes égales. On s’y prépare dès le Cours « Préparatoire ».

On pourrait former les enseignants à la socio-pédagogie :

  1. comment gérer sa classe en coopérative de production et de consommation de savoirs

  2. et créer un climat mutualiste d’échanges, d’entraide, de travail en équipe et de travaux de groupe.

Instaurer la démocratie scolaire dans une école sociale : liberté, égalité, fraternité, rien de tel pour prévenir l’échec des plus lents, des plus fragiles, démunis et naïfs ! Oui, mais sans échec, pas d’élimination, pas de sélection, dans un système scolaire où la compétition en vue du recrutement dans les grandes écoles commence à 6 ans. La sélection « au mérite » nécessite la compétition et la compétition interdit le « copiage ». Pour que les gagnants l’emportent, il faut des perdants et un juge arbitre rigoureux. Le plus tôt est le mieux. D’où les méthodes phonologiques de syllabation, avec « bons points », pour ceux qui, par miracle, arriveraient à lire par la voie indirecte : faire le bruit des lettres, comme recommandé par les experts, avant de chercher le sens des mots. Les didacticiens de la « phonologie », du « code » et du « décodage » font croire aux maitres de lecture et aux jeunes enfants que les lettres sont toutes porteuses d’un phonème unique, invariable, antérieur aux mots qui l’utilisent. Dans leurs méthodes de déchiffrage, il n’y a pas de son changeant, qui varierait selon le contexte de la phrase, ici et maintenant. Ni son changeant, ni lettre muette, ni majuscule, ni saut de ligne, ni saut de page. Pas d’implicite, point de « sous-entendu » entre les lignes et sous les mots ! La phonologie commande et passe avant l’intelligence. La lecture scolaire, même « silencieuse » après coupure du volume du son, est exclusivement sonorisée. Penser l’écrit avec les yeux est impensable parce que le cerveau humain, aveugle, ne percevrait que les messages sonores, obligeant le « lecteur » à se faire locuteur et auditeur de sa voix.

  • « Je me demande si les écoliers n’apprennent pas à lire lentement, par l’exercice de lire tout haut… C’est par les yeux qu’il faut penser, non par les oreilles. Il faut donc former l’enfant à cette lecture par les yeux. » Alain, Propos sur l’éducation.

Que lui répondent les savants modernes ? « Seul l’enseignement explicite du décodage graphophonologique est vraiment efficace. En 2000, par exemple, une vaste méta-analyse américaine montre que les enfants à qui on enseigne ces principes parviennent plus vite, non seulement à lire à haute voix, mais également à comprendre le sens de ce qu’ils lisent. » (Sic) Education et sciences cognitives: le coup de gueule

http://moncerveaualecole.com/education-et-sciences-cognitives-le-coup-de-gueule/

L’éducateur donne la priorité à l’enfant, à ses besoins, à ce qu’il sait déjà ; le « formateur », au sens littéral, ne se soucie que de la mise en œuvre de sa méthode sur d’anonymes individus dont il ne sait rien et ne veut rien savoir. Ni citoyen, ni personne, ni enfant, ni humain, juste un cerveau à l’école. Pour les savants à l’esprit « géomètre », réussir, ce n’est pas savoir lire - d’ailleurs, ils ne se posent pas la question : qu’est-ce que lire ? -, c’est être capable de faire ce que leur méthode préférée transmet : un enseignement systématique et structuré des correspondances entre les lettres et les sons. Ils confondent l’ordre et la raison. S’ils étaient experts en didactique de la bicyclette, ils diraient : « Non seulement ils parviennent à nommer toutes les pièces de la bicyclette montrées avec la baguette du magister sur une planche de mécanique, mais également à comprendre la destination de chacune. Faire de la bicyclette, c’est en démonter les pièces et les nommer à voix haute. » La mécanique acquise, ça roule tout seul.

Or, personne, sauf l’enfant floué, ne déchiffre les mots « avant de comprendre ce qu’il lit » comme l’enseignent Alain Bentolila, Stanislas Dehaene et leurs confrères méthodistes. Déchiffrer un écrit est la recette de l’échec en lecture. Car les lettres, enchâssées dans les mots, au service du sens, désobéissent sans vergogne au « code » : « Les vendeurs plient et emballent avec un lien en ruban les achats de leurs clients ». Si j’enlève une lettre à lient, j’ajoute un son : lien. Si j’ajoute une lettre à lient, j’ajoute deux sons : client. Apprendre les « règles de correspondance » entre les signes graphiques et des sons labiles fait dérailler. Naïf est qui s’y fie ! Les enfants égarés par la stupidité de la démarche d’apprentissage, préconisée par les phonistes et approuvée par la plupart des parents, finissent par renoncer à apprendre à déchiffrer… et à lire, puisqu’on leur dit que c’est pareil. L’école leur fournit alors deux réponses :

  • moralisation de l’apprentissage : « Tu ne travailles pas assez ! »,

  • médicalisation des rééducations du déchiffrage (faire plus de la même chose sous caution médicale).

C’est l’art de culpabiliser, puis de pardonner, les victimes de la tromperie, dans le but d’individualiser l’étiologie de l’échec, pour ne pas éveiller de soupçon sur la responsabilité de l’enseignement. Mais la mansuétude des thérapeutes de la « lecture » n’atténue en rien les effets délétères de la rééducation par le déchiffrage. A la satisfaction générale de ceux qui ne voient dans l’école qu’un musée des valeurs et dans l’enseignement de la lecture qu’une alphabétisation, aucune réponse ne met en question la stratégie unique de « lecture » enseignée. Car les idées reçues du XIXe siècle, faisant leur chemin en sous-sol, ont gagné la totalité de l’opinion publique. L’idéologie a fait son œuvre : la syllabation est aujourd’hui l’unique procédé de lecture reconnu par l’école. Pendant les quarante dernières années, dans leurs tentatives de démocratisation de l’école, Rouchette, Haby, Savary, Legrand, Jospin, pour s’en tenir à cinq réformateurs seulement, se sont heurtés successivement aux gardiens de la cité interdite. L’alliance du conservatisme et du corporatisme bloque tout progrès pédagogique quels que soient le contexte historique et la majorité qui gouverne. Si c’est toujours l’obscurantisme qui gagne, soit la démocratie n’est pas le projet social de l’école, soit l’école n’est pas l’émanation de la république, soit les élèves ne sont pas des enfants mais des adultes en miniature en conflit avec l’intérêt des majeurs.

Quand les réformateurs sont mis au ban, déchus de leur légitimité, les marchands installent leurs bancs dans le temple. Vendre des outils de réparation anesthésiants, qui apprennent à perdre plutôt qu’à apprendre, pour concurrents en panne d’apprentissage sur voie de garage, immobilisés sur la touche, à l’infirmerie ou à la porte du stade, est une aubaine pour les entrepreneurs du soin scolaire. Ils perdraient leurs sources de revenus et de popularité si l’école française devenait une institution républicaine, éducative, coopérative, d’entraide entre pairs. Car les enfants coopérateurs auraient tôt fait de s’apprendre à lire ensemble sans déchiffrer, fi des méthodes de « lecture » à l’unité élémentaire de langue, qui ne leur livrent rien, ni identification, ni sens. Identifiez les mots homographes « Nous portions les portions » sans les lire, par le seul bruit des lettres sonorisées avant lecture ! Avec gadgets et sentences morales, les méthodes sont là pour empêcher les enfants de coopérer et de lire.

  • Cette marchandisation de la transmission des savoirs friserait le ridicule si elle ne reproduisait dans un écho sans fin, de haut en bas de la pyramide sociale, les valeurs de l’idéologie dominante et, en bonne place, les préjugés sur l’ « échec » et la « réussite ». L’opinion publique, profane ou professionnelle, est convaincue que « le travail est le secret de la réussite à l’école ». « Travaille bien ! » est le refrain qu’entend tous les jours l’écolier qu’on dépose au portail de l’école. Les performances scolaires seraient la simple résultante de choix éthiques personnels, dont l’effort occupe le premier rang. Comme dans un sport de compétition, l’individu serait intrinsèquement responsable, volontairement ou involontairement, de son parcours scolaire, à la force du poignet. L’école – elle est parfaitement neutre, il n’y a rien à changer - ne ferait qu’enregistrer les conséquences de la volonté et des efforts de chacun, décidés par libre arbitre, en connaissance de cause. Le premier rôle d’un enseignant français pour « prévenir l’échec » serait d’exhorter à l’effort solitaire « l’élève sans volonté », le second, de lui coller « la note qu’il mérite ». Quand les gardiens du temple et leurs fidèles concèdent la part de l’école dans la production de l’échec, ils nous parlent d’enfants qui ont eu « la malchance de tomber sur des pédagogistes » qui pratiqueraient la méthode « globale » et enseigneraient la « théorie des genres » au lieu de faire travailler sur les cahiers d’exercices de la méthode, la bonne, l’alphabétique qui fait déchiffrer lettre après lettre.

  • Voir Bentolila, Brighelli, Onfray: tout fout le camp Véronique Soulé 15 septembre 2014

Telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, dans sa promotion de la compétition comme seul stimulant et unique but de l’apprentissage, dans la sacralisation des valeurs du passé et l’immobilisme de ses « méthodes », l’école reste un frein à l’évolution de l’humanité. Les « valeurs » de la bourgeoisie marchande se sont imposées aux professionnels de l’enseignement aux dépens des valeurs humanistes que défendait Victor Hugo, un « utopiste », droitdel’hommiste, « pédagogiste » avant l’heure, qui réclamait l’éducation laïque pour tous et l’abolition de la peine de mort. Vivant de nos jours, il subirait les sarcasmes qui condamnent les boucs émissaires « responsables de l’échec scolaire ». Petits métiers à succès et produits commerciaux ou médicaux de dépannage fleuriront longtemps rue des écoles. La démocratie sociale, le bonheur d’apprendre en communauté, la vie, la vraie, attendront la disparition des écoles de prestige pour héritiers et de leurs classes prépa. Car, élevés dans le culte de l’égoïsme individuel et/ou de classe, une fois au pouvoir ou aux affaires, fils de bourgeois ou parvenus au mérite, bardés de diplômes, les élites, hostiles au partage, comme appris à l’école, ne ressentant aucune empathie pour ceux qui souffrent, en bas, se refusent à toute réforme qui démocratiserait l’enseignement. Ce serait démolir ce qui permet la reproduction de la division du travail au profit des dominants. Ce serait trahir l’éducation reçue, son clan et ses valeurs, que les politiques, de droite ou de gauche, par ignorance ou opportunisme, reprennent à leur compte de génération en génération. Il y a de l’avenir pour les vendeurs de gadgets et l’égoïsme de classe.

Laurent CARLE (mars 2016)

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Hugo: qu'est-ce qu'une bonne école ? / Laurent Carle

23 Janvier 2016 , Rédigé par grossel Publié dans #L.C., #agora

Hugo: qu'est-ce qu'une bonne école ? / Laurent Carle

pour inaugurer cette année 2016, ce 5 janvier 2016, date du soulèvement spartakiste en Allemagne (Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, 1919), date aussi du massacre de Charlie Hebdo (2015), cet article signé L.C., Laurent Carle

et ces autres mots de Victor Hugo : "Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voila l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise" Victor Hugo,Les Misérables (cité par l'historien Patrick Boucheron, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 17 décembre 2015)

HUGO, QU’EST-CE QU’UNE BONNE ECOLE ?

On sait ce qu’est un « bon » élève. Pour l’école, la question divise. Selon qu’elle s’adresse aux patrons, aux parents, aux formateurs, aux élèves ou aux élus qui nous gouvernent la réponse ne sera pas la même. Au-delà des variations, en général, pour les profanes comme pour les experts, il suffirait d’être savant pour être un bon prof. Je vais tenter, modestement, d’imaginer la réponse de Victor Hugo, au soir de sa vie. Je pense qu’avant de répondre il examinerait avec lucidité les « résultats scolaires », les effets de l’école sur les individus et sur la société, à la lumière des objectifs et missions qui lui furent confiées par la République. Telle école, tel enseignant ! Par quelle pédagogie, avec quel projet, pour quelle destinée d’adulte et vers quelle société en perspective, instruire et éduquer les enfants en contribuant avec succès et satisfaction professionnelle au progrès humain ? La réponse se trouve dans l’histoire. L’école l’enseigne. Qu’enseigne l’histoire de l’école ? Fille « naturelle », spirituelle et légitime de la Révolution (des révolutions) et de la République, porte-t-elle encore en elle leurs idéaux ou les a-t-elle perdus en chemin dans les cahots de l’histoire ? Forme-t-elle des citoyens ou des sujets ?

Depuis la chute de Napoléon III à Sedan en 1870, après avoir vécu plusieurs siècles sous la monarchie, les Français ont découvert, très lentement mais quand même, les avantages de la démocratie et, parmi elles, la liberté de pensée. Jusque là, nos ancêtres priaient, sans trop y croire, pour être gouvernés par un « bon » monarque, clément et paternel. Depuis un peu plus de 140 années, on vit enfin, avec des hauts et des bas, dans une république parlementaire imparfaite, qu’on améliore de législature en législature. Le système scolaire a-t-il évolué en même temps que la société, au rythme des réformes politiques ? L’esprit de réforme bouillonne-t-il dans les esprits ?

Un extraterrestre, qui débarquerait de son vaisseau spatial, aujourd’hui, découvrirait avec étonnement une république démocratique qui, après avoir inventé les droits de l’homme et du citoyen, pour les préparer à devenir des électeurs, entraine ses enfants à se comporter en sujets d’une monarchie. Y a-t-il une réelle différence de statut entre l’écolier de la Russie de Poutine, ou de Staline, et l’écolier français ?

L’humble débutant arrivant dans son premier poste découvre, cela va de soi, une salle de classe meublée et aménagée en auditorium. Le gestionnaire des bâtiments scolaires a donc anticipé sur le choix du régime éducatif et pédagogique de la classe. Ce sera un enseignement magistral frontal. Normal, car conforme à l’idéologie qui inspire le système scolaire dominant. Au pédagogue démocrate débutant, en contradiction avec la « norme » (la tradition), il faudra l’audace et le génie d’un tribun révolutionnaire pour choisir librement.

Liberté, égalité, fraternité

A l’heure où l’élève trouve, en quelques clics, mille fois plus de données que la mémoire d’un prof peut en contenir, apprendre à chercher, trier, choisir, échanger, dialoguer est moins dérisoire et plus formateur que tenter de glaner quelques savoirs scolaires en prêtant l’oreille pendant la « leçon » du maitre. Y a-t-il, existe-t-il, un autre mode d’éducation collective que le modèle monarchique compétitif ? Peu de Français, enseignants ou parents d’élèves, tous enfants de la république, en connaissent ou en imaginent un autre. En parcourant leur scolarité sur la route du « chacun pour soi et que le meilleur gagne », les petits Français ont peu de chances d’approcher l’idéal républicain « Liberté, Egalité, Fraternité ». Ils s’en éloignent. Laisser à l’élève le choix du chemin et des moyens pour acquérir la connaissance au programme serait pourtant la première marche de l’éducation républicaine et la première des libertés, en application de la Convention internationale des Droits de l’enfant et de la Charte des Droits de l’homme.

Le professeur qui ne connait pas d’enseignement autre que magistral frontal se trouve, par l’aménagement de l’espace classe, mécaniquement contraint à diriger ses vingt-cinq élèves comme un monarque omniscient, unique source du savoir, gardien suprême du principe de concurrence non faussée par l’échange et la collaboration. « La parole (et la décision) est au maitre ! » Malgré les apparences, ce n’est pas le rôle le plus confortable, quoique valorisé par la hiérarchie et la tradition. Pendant ses prises de parole, ses exposés et ses explications, surtout quand ils tendent à se prolonger, pour obtenir l’écoute, le silence et l’attention, voire l’intérêt, d’auditeurs inactifs, il va lui falloir exiger, imposer, menacer, réprimer, punir (collectivement, si nécessaire). Il décidera solitairement de la marche à suivre, du tempo des séquences, de la part de travail du maitre et de celle de l’élève, de la méthode, des règles de vie en communauté, du mode de contrôle des acquis, des sanctions, des récompenses. Il « corrigera » seul et, seul, il décidera de ce que vaut un « devoir ». Il fera les règlements, la police, la justice et gouvernera sans consultation, ni approbation, sinon pour la forme, de ses enseignés. Cependant, nanti de pouvoirs régaliens, il ne disposera pas des corps intermédiaires (troupe et fonctionnaires) pour les exercer. Chaque jour nouveau remettra en jeu son crédit et son autorité. Rares sont les personnalités qui ont le charisme nécessaire pour tenir ce rôle avec brio et sans douleur. Pour s’imposer sans vertu charismatique, il faut exercer toutes sortes de contraintes assorties de sanctions, même arbitraires. Sinon, on serait chahuté. Le prof de cours, même tolérant, reste monarque. Et le despote éclairé ou débonnaire reste despote. Mais chacun risque sa santé dans ce rôle émotionnellement couteux, auquel personne n’est vraiment préparé, dont l’inadaptation fondamentale s’aggrave à chaque avancée de la société.

Pas de pédagogie sans démocratie, et réciproquement

Une école (ou une classe) pédagogique en phase avec une société démocratique se donnerait comme objectifs de conduire ses élèves vers l’autonomie dans les démarches d’apprentissage, de leur apprendre l’initiative, l’exercice de la liberté, la coopération avec les camarades, l’entraide et la résolution démocratique des conflits dans le respect du règlement intérieur et du code civil. Ce choix éducatif n’est pas compatible avec la monarchie et l’auditorium. Un débutant qui voudrait choisir son mode d’enseignement et de gestion du groupe classe devrait impérativement bouleverser l’organisation de la salle, redéployer le mobilier pour organiser l’espace en ateliers de production et de recherche artisanaux, déstructurer pour restructurer, prélude à une cogestion de la classe. La parole, l’initiative et l’action seraient données à l’ensemble des apprentis citoyens, selon un tour et une procédure démocratiques. Et tous en profiteraient par l’échange et le partage. Les compétences individuelles et leurs fruits seraient versés dans un panier commun. Pas de concurrence de marché, ni d’entreprise privée réservant l’exclusivité des dividendes à ses actionnaires ! Les progrès profitent à tous. Une petite révolution, pacifique mais subversive. Car, à côté de l’organisation spatiale en auditorium permanent, centrée sur le maitre et son enseignement, il n’y a d’autre alternative que la classe pédagogique structurée en ateliers centrés sur l’élève, l’apprentissage et les travaux de groupe coopératifs. La conquête de l’autonomie individuelle, affective et cognitive, passe par la socialisation au sein d’un groupe de partenaires avec qui on progresse dans les savoirs, tantôt en s’accordant, tantôt en se confrontant ; jamais en compétition censée stimulante, organisée et arbitrée par le maitre. Le lien social enfante les personnalités individuelles. Ce que les enfants des classes dominantes trouvent chez eux à la naissance, l’école républicaine le doit aux enfants du peuple. Il faut donc une organisation fonctionnelle qui donne la parole et l’action aux élèves, permette la mixité culturelle et cognitive et les interactions entre pairs, formellement interdites dans le régime monarchique.

En pédagogie, il n’y a pas de « juste milieu ». La structure détermine le régime. Soit c’est la monarchie, soit c’est le « parlement ». Il y a bien l’oligarchie, cette polyarchie pratiquée au collège, dénommée « conseil de classe » quand elle siège, qui prive tout autant le peuple de son pouvoir. Ce qui ne change rien. De toutes les formes d’enseignement, l’organisation pédagogique démocratique par équipes reste la plus détestée des monarchistes. Ce qui n’a rien d’étonnant, sauf pour un martien tombé du ciel.

Y a-t-il un démocrate dans l’école ?

L’enseignement magistral frontal, forme scolaire moderne, séquelle de l’Ancien Régime, remonte aux origines de l’école primaire dans les années 30 du XIXe siècle, sous le ministère Guizot. Avant Guizot, sous le règne de Louis XVIII, des sociétés philanthropiques avaient créé des écoles élémentaires dont les enseignants, s’inspirant de l’école anglaise, pratiquaient la méthode « mutuelle » (réciprocité entre deux écoliers, le plus avancé servant de moniteur à celui qui l’est moins). La méthode, combattue par la hiérarchie catholique, qui lui reprochait son caractère laïque et démocratique, fut vite remplacée par l’enseignement frontal et l’autorité exclusive du maitre. Nous y sommes encore, plus de 130 ans après l’avènement de l’école laïque de Jules Ferry. Où est passée la démocratie scolaire ? Que serait une société française issue d’une pédagogie mutualiste ?

Pour ne rien changer à l’ordre social dont la bourgeoisie a pris les commandes au XIXe siècle, il suffit de faire fonctionner l’école sur le modèle unique qu’elle voulut alors, légué par nos prédécesseurs. Bien que leurs ancêtres aient obtenu le bannissement des écoles mutuelles (une des formes de la pédagogie démocratique) sous le règne de Charles X, il y aura bientôt deux siècles, les réactionnaires de toute obédience ne cessent de réclamer la tête des rares pédagogues émancipateurs, réfugiés, comme huguenot, dans des écoles de campagne au fin fond d’un bois, et de la « globale », la gueuse, qui n’existe que dans leur détestation délirante de la démocratie. i Ils célèbrent le culte de l’enseignement « normal » selon la liturgie du XIXe qui se décline en dictées, exercices d’ « application », devoirs, notes, classements, bons points, leçons par cœur, lectures syllabées, avec le « ton », de paragraphes DU livre de lecture, et, pour les « 6 ans », initiation à la « lecture » avec un syllabaire dénommé « méthode de lecture ». Au temps de Guizot, ces pratiques directives coïncidaient avec la monarchie et concordaient avec un mode de suffrage électoral réservé aux hommes (humains de sexe masculin) de la noblesse et de la bourgeoisie. Elles « instruisaient » le peuple avec pour finalité de le maintenir dans l’enfance et la soumission et de lui imposer le français qui n’était pas la langue maternelle des petits paysans. Il s’agissait d’apprendre, vite, à « lire » (et à parler) le français à des non francophones (qui n’étaient pas destinés à fréquenter les bibliothèques), de la manière la plus scolaire et sous la forme la plus rudimentaire : déchiffrer à voix haute, sans comprendre, lettres puis syllabes, une à une, des « phrases » simplifiées, dépouillées de signification et des signes idéographiques, particularités de la langue écrite, majuscules, ponctuation, lettres « muettes ». Pour la soumettre aux besoins en main-d’œuvre pressants de l’industrie nouvelle, la doctrine didactique officielle de la lecture au bruit a décomposé le français écrit en unités de « lecture » pour en faire une matière d’enseignement par leçons. Un enseignant magistral frontal, maitre de lecture consciencieux et loyal, ne connait que la voie indirecte, le son d’abord, le sens ensuite accessoirement. Aujourd’hui, les intérêts de classe ont pris le relais des nécessités économiques et les didacticiens « modernes », celui des contremaitres. On a fait de cette aberration pédagogique l’alpha et l’oméga de l’apprentissage de la lecture : l’étude des « mécanismes » (sic). L’enseignement de cette lecture primaire à l’unité de bruit, bien nommé « alphabétisation », permettait au passage d’inculquer le respect des normes, de la langue orale de la bourgeoisie et de la hiérarchie sociale, dans la France des diligences (pour les riches) et des chars à bœufs (pour les pauvres) : « Si tu respectes rigoureusement et docilement les consignes de la méthode (à présent nommées « le code ») : déchiffrer sans chercher à comprendre, tu gagneras un bon point ». Transférer ces compétences antiques, purement scolaires, de la langue des manuels à la vraie langue de la littérature, est impossible. A l’heure du TGV et de l’Airbus, ce mode de passage à l’écrit, résultat d’un choix politique irresponsable, fournit quotidiennement la preuve de son inefficacité à instruire tous les Français, à un point tel qu’on se demande si c’en est le but. N’y a-t-il pas plutôt intention d’empêcher le peuple d’acquérir les savoirs nécessaires à une majorité culturelle et politique qui pourrait perturber l’ordre social fondé sur les inégalités ? Ceux qui, enfants de parents lecteurs, entrent déjà lecteurs au CP commencent la course avec une avance que les autres, freinés par le déchiffrage des « méthodes de lecture », ne rattraperont jamais. En continuant à guerroyer contre l’analphabétisme à coups de méthodes empruntées aux musées et rafraichies, les enseignants d’aujourd’hui poursuivent la croisade de l’« alphabétisation » contre le « patois » des ruraux du début du XIXe siècle déplacés de leur campagne natale vers les usines pour servir d’esclaves à la bourgeoisie. ii Croisade terminée depuis le milieu du XXe siècle ! En propageant innocemment, par tradition, l’oralisation de l’écrit, comme s’il n’était que la transcription graphique de la langue orale, ils contribuent à leur insu à conduire les enfants d’ouvriers vers l’illettrisme en les empêchant d’apprendre à lire et d’accéder à la culture écrite. Un Français sur quatre ne sait pas lire après dix ans d’école. Pour interdire au peuple la lecture des ouvrages séditieux de Marx ou de Zola, les méthodes de « lecture » furent et restent plus efficaces que l’Index du Vatican. Certains gardiens du temple, ne les trouvant pas suffisamment « alphabétiques » et redoutant que des maitres résistants encouragent la pratique démocratique qui consiste à apprendre à lire en lisant, réclament, au nom d’un rationalisme de comptable, des instructions ministérielles contraignantes qui imposeraient l’étude des « mécanismes » qui font lire sans penser. « Si b+a=ba, alors ville=bille, un=in, subi=subit et chocolat=choléra, CQFD ». En ce XXIe siècle, les lobbies reprennent à leur compte les exigences des patrons du XIXe. Les difficultés scolaires ne seraient pas l’effet indésirable de la priorité donnée à l’enseignement magistral sur l’apprentissage actif. Elles résulteraient seulement, nous assurent-ils, d’une erreur dans le choix de la méthode. Ils connaissent les « bonnes ». Mais changer de « méthode » ne met pas fin à l’enseignement d’une fausse lecture, ni ne règle aucun des problèmes résultant de l’esprit de compétition et d’un système scolaire centré sur le maitre. C’est le rôle et la place de l’enseignant qu’il faut changer. iii Pour ne rien changer, les conservateurs se déguisent en lanceurs d’alerte déclarant la guerre à « l’échec scolaire ». Ce sont fanfaronnades de charlatan destinées à promouvoir les méthodes « pour les nuls », à désigner des boucs émissaires et à inciter les crédules à recourir à la médecine « qui soigne les maladies scolaires », nommées « DYS », responsables de « l’échec ». Tout, sauf remettre en question l’idéologie de la soumission ! Malheureusement pour la république et pour les enfants, ils trouvent un écho approbateur à tous les étages du système (des ASEM et AVS jusqu’au ministre, en passant par les IEN et conseillers). Et à l’extérieur. Ces mesures de remédiation, qui n’agissent que sur l’élève et ignorent l’enseignant, ne sont que des feedbacks du type « plus de la même chose », renforçant le statu quo. Paradoxe : on dépiste et soigne les « troubles des apprentissages » dans un système qui donne l’exclusivité à l’enseignement. Cette politique sanitaire postule que l’enseignement ne dysfonctionne jamais et qu’il faut traiter le symptôme plutôt que la cause du problème. iv

« A tous les degrés, l’enseignement méconnait dans l’élève le futur citoyen. Il ne donne pas une importance suffisante à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. Or, cette formation civique de la jeunesse est un des devoirs fondamentaux d’un Etat démocratique… »

Plan Langevin-Wallon, 1947.

Si le grand Hugo, Pair de France devenu républicain, revenait, je me demande s’il parviendrait à distinguer, dans l’obscurité scolaire, la veilleuse vacillante du flambeau de la pensée libératrice éclairant le peuple. Paul Langevin et Henri Wallon percevraient-ils l’ombre pâle d’un commencement de mise en acte de leur plan de réforme ? Dans notre république démocratique, l’école, taillée en 1833 aux mesures de la Monarchie de Juillet, trop parfaitement adaptée au contexte social et politique du XIXe, encore imprégnée aujourd’hui de l’idéologie d’une bourgeoisie en quête de profits et de pouvoirs, confie à l’enseignant solitaire le soin de satisfaire toutes les attentes, multiples et contradictoires. Elle ne peut pas s’adapter au XXIe siècle et servir l’intérêt général. Si les programmes et les conditions d’entrée au collège ont évolué, la méthodologie de la transmission, les méthodes directives et les relations quotidiennes entre profs et élèves au bénéfice des premiers n’ont pas changé. L’antiquité de cet enseignement lui vaut le qualificatif de « traditionnel ». Ses méthodes n’instruisent pas, elles sélectionnent. Les profs entrainent, arbitrent, chronomètrent, jugent et récompensent. Pour ne pas démocratiser l’enseignement on démocratise la sélection, se donnant bonne conscience à bon compte. Tous les cent voyages, les démocrates de la méritocratie offrent une place dans « l’ascenseur social ». Ils parlent « égalité des chances » et pensent par couples : « échec – faute morale », « réussite - mérite », « apprentissage - travail », dévoyant le droit à l’éducation et au savoir, inscrit dans la constitution. A l’école du « mérite » on ne s’instruit pas, on « travaille ». On concourt, on gagne ou on perd. Le « bon » maitre pilote sa classe d’une volonté de fer dont la somme est égale, pour le moins, à l’effectif. C’est nécessaire pour exhorter chacun, lui insuffler la volonté de gagner et « faire monter le niveau » de l’ensemble. L’esprit d’équipe, de solidarité et de recherche en commun ne sera pas son projet. Seul, doit l’animer l’esprit de compétition individuelle, nécessaire pour une sélection « impartiale et objective » des meilleurs. La « main invisible », reine des combats, fera émerger les « talents », révélant leurs mérites. Le hasard ni les déterminants sociaux ne trouvent place dans les calculs statistiques. La classe « normale » est gaussienne. Elle doit se diviser en trois tiers : un petit tiers de « bons », un petit tiers de « nuls », un gros tiers de « moyens ». Dans l’école de la compétition, ces statistiques ne sont pas des données mathématiques objectives, variables dans le temps, mais le produit constant des attentes de l’opinion. Un premier tiers en surnombre, diminuant d’autant le tiers de faibles, serait l’indice d’une indulgence coupable et jetterait le doute sur la conscience morale du prof. Un dernier tiers surchargé, une classe sans véritables « têtes de classe », signalerait un laisser-aller dans le « travail » et les « motivations » de l’entraineur. La culture des paradoxes nourrit l’esprit des traditions scolaires, mais paralyse la réflexion à tous les niveaux de l’institution, ainsi que dans la presse et la littérature.

La liberté de pensée se perd quand on ne s’en sert pas. Hugo nous le rappelle tout au long de son œuvre et de sa vie. Il y aura toujours des idéologues, des religions, des sectes, des prédicateurs du « sacré » et des gourous pour envahir les esprits et les occuper. v La mère des vertus éducatrices, c’est la force et le courage de penser (l’éducation) par soi-même, hors des sentiers battus (ce que fit Hugo, penseur libre), après avoir jeté par-dessus bord les idées reçues, les préjugés et les soupçons qui pleuvent sur la pédagogie depuis le premier jour d’école jusqu’à celui du départ en retraite. Avec Jules Ferry, la République a laïcisé l’école. Mais l’école ne se défait pas volontiers de sa loyauté envers son passé. Un siècle et quatre décennies plus tard, ne pouvant renier, ni oublier ses anciennes missions qui ne furent pas d’émancipation, elle ne peut se démocratiser. Ce n’est pas un ministre qui le fera, c’est un gouvernement d’éducation nationale, malgré les résistances et contre tous les conservatismes. Quand le système scolaire sera bon pour tous les enfants de France, et non pour les seuls héritiers bien nés, gagnants de l’enseignement au « mérite », tous les profs, enfin acquis et formés à la pédagogie démocratique, c’est-à-dire libérés de l’emprise de l’idéologie dominante, seront bons.

Laurent CARLE (janvier 2016)

i Le terme de « globale » pointe une « méthode » qui n’existe que dans les écoles à label Decroly (une en France). Les gardiens du temple, fascinés par la nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas vécue, l’emploient comme épouvantail pour désigner la pédagogie de la lecture qui vise le sens de l’écrit et l’affranchissement du lecteur.

ii Dans les mines et la métallurgie, le travail commençait à l’âge de 8 ans. Pour les faire travailler sept jours sur sept (durée moyenne : 15 heures par jour, 12 heures après 1848), sans vacances et sans congés (loi sur le repos dominical obligatoire : 1906), les patrons du XIXe siècle voulaient des ouvriers francophones et dociles, non des citoyens instruits et critiques. « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remède pour eux que la patience et la résignation ». Casimir Périer.

iii « L’enseignement explicite des sons et mécanismes de lecture » agit comme une dose de curare psychique qui paralyse le jugement, des années après avoir été administrée. Évidemment, la victime n’en a pas conscience. Elle peut croire mais ne peut plus exercer son esprit critique.

iv Autre paradoxe : des femmes, supérieures en nombre dans l’enseignement, plus encore dans les petites classes, sous-hommes de sexe faible sans droits, exploitées et soumises à l’autorité patriarcale pendant des siècles, qui n’obtinrent la citoyenneté qu’en 1945, constituèrent pratiquement le gros de la troupe chargée à coup de punitions :

  1. d’interdire, comme délit, la langue de leurs mères aux petits provinciaux,

  2. de leur imposer le français

  3. et d’exiger, par l’appât de « bons points », le détour par le son pour conquérir le sens de l’écrit.

Aujourd’hui émancipées, « institutrices » ou rééducatrices orthophonistes de la « lecture », soldats du son toujours exposés aux campagnes de persuasion permanentes des nombreux groupes de pression qui se disputent le pouvoir obscurantiste dans l’école, elles ne sont pas près d’envisager de renoncer à la fonction archaïque d’alphabétisation, reliquat de temps révolus, qui leur fut déléguée à l’époque de leur infériorité sociale et politique.

v Luthériens, calvinistes, puis catholiques, et enfin laïques, l’intention première des fondateurs d’école fut de répandre la bonne pensée, la bonne croyance, la bonne parole, les bonnes mœurs, l’orthodoxie des clercs et des idéologues du pouvoir en place. L’apprentissage de la liberté de pensée, même laïque, ne fut jamais leur credo.

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Enseignement de la lecture et abus didactique

4 Octobre 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #L.C.

Bonjour Jean Claude A 6 ans, la pire obligation, véritablement illégitime et fortement abusive, que, malheureusement, nous tolérons tous dans une sorte de complicité innocente de non assistance à personnes vulnérables, c’est celle d’avoir à apprendre à lire selon la méthode préférée de la maitresse – elle-même trompée, et consentante, par le faux choix du plateau de l’offre commerciale -, sans consultation et sans échappatoire, dont je traite une fois encore dans ce papier que je te propose. Ce que je trouve proprement intolérable, c’est le positionnement favorable que prennent des organisations qui ne sont pourtant pas impliquées directement dans le « programme » institutionnel. Comme à chaque rentrée, la propagande médiatique des « scientifiques » de la syllabation m’a sorti de mon fauteuil. Je suis indigné par la complaisance des « journalistes » de radio et de télé. Voici ma réaction. Amitié Laurent Carle

Un mensonge en héritage

La légende des siècles

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Prologue

« Tout ce que vous devez savoir pour que votre enfant sache lire : On sous-estime trop souvent l’importance du choix de la méthode ; de l’avis de tous les spécialistes 95 % des enfants qui fréquentent les orthophonistes ont appris avec des méthodes inappropriées… Pour être efficace une méthode de lecture doit suivre un principe essentiel : ne jamais donner une phrase à lire à un enfant tant qu’il ne peut pas déchiffrer les mots qui la composent. »1

1 SOS Education.

Septembre, le mois des feuilles et des rappels de vaccin antipédagogique

En France, les diplômes des Ecoles Sup conduisent au pouvoir, à la célébrité, avec privilèges républicains attachés. Les CP des écoles de quartier trient pour que les enfants de prolétaires n’aient aucune chance d’entrer un jour en Prépa. Elite exige, oligarchie oblige.

Comment ?

Obliger les élèves de CP qui ne sont pas déjà lecteurs en famille (qui ne savent donc pas ce que lire veut dire) à se casser le nez sur des éléments linguistiques abstraits, syllabes et lettres illisibles, prétendument « unités de lecture ».1 Faire en sorte que l’aridité d’un apprentissage insipide et inutile décourage définitivement ces non lecteurs de succomber à la tentation d’un livre.

Tout lecteur s’approprie son texte activement. La lecture mécanique de routine, l’esprit flottant, en pensant à autre chose, ça n’existe pas. Encore moins, les mécanismes de lecture. Lire, c’est mener une enquête approfondie pour répondre à un projet personnel. A partir des indices prélevés et de ce qu’on sait du contexte, on formule une hypothèse dont on vérifie la pertinence à travers sa concordance avec les données de fin de ligne et alentour. C’est pourquoi le lecteur doit pouvoir porter un regard à la fois vaste et intuitif sur un texte dont la totalité des indices de sens doit être disponible en même temps à l’imagination, à la perspicacité et à la mémoire. Et la capture intuitive des rapports syntaxiques entre les termes est aussi importante que l’identification des mots. Un écrit ne se limite pas aux lettres. Il y a l’implicite que l’on trouve en cherchant entre les lignes, sous les mots, dans le co-texte (taille et police de caractères, mise en page, illustration, ponctuation).

Laissez le GR continuer sur votre droite afin d’atteindre un carrefour où il faudra prendre à gauche.

Laissez le GR, continuez sur votre droite afin d’atteindre un carrefour où il faudra prendre à gauche.

Tous ces apprentissages à compétences multiples, les trouve-t-on dans les manuels vendus dans le commerce, les « méthodes » ?

Pour apprendre la bicyclette à un enfant de 5 ans, on lui confie une bicyclette entière, pas des unités élémentaires de bicyclette démontée. On l’aide, on le tient, on l’accompagne, on le soutient pour éviter les chutes. Pour le reste, pour l’essentiel, c’est lui seul qui apprend par l’action et la fonction, en pédalant. On ne démonte pas la bicyclette en pièces pour les lui faire identifier une à une, en lui promettant qu’il roulera comme un grand quand il saura les reconnaitre et les nommer. Là-dessus, tous les adultes sont unanimes, il faut se jucher sur une bicyclette intégrale pour apprendre à rouler en roulant, sur une surface cyclable et non dans un atelier de mécanique.

Pourtant, quand il s’agit d’apprendre à lire à cet enfant, la raison s’égare dans la légende et le bon sens dégringole en chute libre. On le dissuade de tenter de lire avant d’avoir écouté et appris les leçons de lecture de la méthode. « Apprends d’abord, tu liras après ! » Avant de lire, la méthode fait mémoriser, sans lire, les « règles de lecture ». Vieille de plusieurs siècles, la légende raconte aux enfants et à leurs maitres qu’on apprend à lire sur des particules de langue élémentaires, détachées de tout contexte. Il faut, dit-on, acquérir, hachées menues, ces unités atomisées, à l’aide d’un recueil nommé « syllabaire », réactualisé « méthode ». Les intégristes affirment même que les syllabes sont trop complexes pour être accessibles.2 Pour commencer, il faudrait lire de simples lettres. Cette théorie surréaliste séduit par son apparence logique. L’apprentissage progresserait du simple au complexe et le « code de correspondance » serait la clef USB qui transporte le sens de l’écrit. C’est l’assomption de l’esprit dans l’éther de l’irrationnel. En vérité, on s’applique à faire apprendre des savoirs élémentaires compliqués. Et les « méthodes », outils d’enseignement, ne sont pas des manuels d’apprentissage. Premier mensonge. La lecture n’est pas une matière scolaire qui s’ingurgiterait par exposition à la leçon du maitre et révision solitaire en devoir du soir. Ce n’est pas une technique à imprimer sur un cortex passif, cire vierge. C’est un comportement élaboré, fait de savoirs et savoir-faire bien trop complexes pour être acquis, dans la solitude du quant à soi, avec une petite cuillère. Il se construit en intégralité dans l’échange, dans l’action et les interactions sociales, par essais et erreurs comme rouler à bicyclette.

Cependant, le mensonge a fait fortune pendant les siècles de l’alphabétisation. Il repose sur un postulat théorique auquel la tradition scolaire a donné force de loi, comme les statistiques dans les sondages d’opinion : « La langue écrite n’est rien de plus que la notation des sons de la langue parlée. C’est pourquoi, apprendre à lire, c’est s’entrainer à faire le bruit des lettres avec sa bouche, comme en solfège. Les élèves qui font le bon bruit méritent d’être récompensés par des « bons points ».

Cette théorie s’est traduite ainsi dans la didactique officielle :

« La langue écrite est trop complexe pour être appréhendée telle quelle à travers les textes existants. Pour la mettre à portée des élèves qui n’ont pas la chance de lire en famille, il faut la disséquer au scalpel linguistique sous forme de phrases didactiques courtes, de mots simples isolés de tout contexte, de pseudo-mots, de non-mots (sic) qui ne transportent que du son et ne veulent rien dire, de syllabes simplifiées pour les faire sonoriser à l’aide d’un code. La lecture doit être enseignée à l’unité de son élémentaire, dépouillée du sens, forcément secondaire. Bien entendu, on ne peut apprendre à lire que dans un livre de lecture. »

Une unique conclusion didactique s’impose alors, allant de soi. À l’école primaire, la langue écrite n’existe pas en tant qu’outil de pensée, ni au titre d’une quelconque autre fonction cognitive, d’ailleurs. L’écrit élémentaire, objet d’enseignement, ne serait que l’enregistrement sur papier de la langue parlée. Cette langue orale enregistrée ne serait pas, c’est logique, accessible sans la bouche. Pour y entrer, il faudrait passer par la maitrise des « mécanismes ». Qui peut acquérir une conduite intelligente en se soumettant à des montages réflexes qui ne sollicitent que la moelle épinière ?3

Ce mensonge a servi de théorie fondamentale à la création de l’école primaire en France. Les experts en sciences du neurone, convertis au phonisme syllabique et auto déclarés pédagogues, en ont fait une « science » et une doctrine, qui, au XXIe siècle, prescrit toujours la lecture à l’unité. A chaque rentrée scolaire, résonnent les rappels d’injonction des Docteurs de la syllabation : « Syllabe, syllabons, syllabez ! » Ils ne savent pas comment un enfant s’y prend pour devenir lecteur, mais ils décident comment les maitres doivent le lui enseigner. En science de la persuasion leur expertise est nettement supérieure à leurs connaissances pédagogiques. D’autant qu’ils s’adressent à une opinion publique acquise. Mieux vaut prêcher à des convaincus que dans le désert ! Et les enseignants les plus intelligents – parfois aussi, leurs mutuelles nationales - sont trop crédules, trop soumis ou pas assez curieux pour questionner les dogmes et faire la différence entre un idéologue des sciences de l’éducation et un vrai pédagogue.

La foi dans l’absurde, garanti scientifique par des savants de laboratoire, auto définis didacticiens, et les soupçons de complot, entretenus par les gardiens du temple dans un épais brouillard idéologique, conduisent les esprits à ignorer :

1. que le premier ne se soucie que de soumettre l’école et l’enfance à sa « science », afin d’assurer sa carrière de guide en excellence intellectuelle et morale, comme les auteurs et éditeurs de « méthodes »,

2. que le second n’a d’autre souci que d’émanciper l’élève en le plaçant au centre d’un dispositif éducatif socialisé après avoir transformé l’école ou la classe en communauté d’apprentissage, usant de l’écrit comme d’un moyen de communication visuel à distance et différé, sans audio et sans bruit.

Les savants de l’alphabétisation moderne ne voient dans le cursus scolaire qu’un parcours individuel et dans la classe, qu’une assemblée d’auditeurs solitaires en compétition. C’est pourquoi les outils didactiques issus de leur recherche visent à donner au meilleur la certitude de gagner, aux faibles, l’espoir de ne pas perdre. Ils nomment cette complémentarité dissymétrique, « l’égalité des chances ». A l’opposé, l’intention de mettre la culture écrite à la portée de toutes les classes sociales est vilipendée par le front conservateur comme une entreprise « pédagogiste », donc démagogique. Cette religion des sons de l’écrit n’a jamais connu autant de fidèles et de grands prêtres. L’un des exercices préférés des enseignants du CP est la « dictée de sons », sous les applaudissements de la caste des intellectuels. En gros, hormis les photos en couleurs, les manuels scolaires qui enseignent la « lecture », pièces de musée repeintes aux couleurs vives de jouets sacralisés, sont les mêmes qu’il y a deux siècles. Comme au XIXe, la définition de la lecture, figée pour l’éternité dans les ouvrages dits « méthodes de lecture », petits missels d’école, autorise à affirmer sans rire, à propos d’élèves déchiffreurs non lecteurs, « qu’ils savent lire mais ne comprennent pas ce qu’ils lisent ». Au bout de longues et fructueuses recherches, la science du déchiffrement découvre, « eurêka », que, au siècle de la bougie et des diligences, avant l’invention de la science des neurones, la « pédagogie » avait scientifiquement vu juste. Il faut, comme il fallait, apprendre à lire avec les oreilles. Leur prescription est sans ambigüité : « Conservons le passé et interdisons le progrès pédagogique pour crime contre la tradition ! » Et, bien sûr, les petits lecteurs du CP méritent d’être payés avec cette monnaie de singe que les prêtres de l’école d’antan nomment toujours « bons points », aujourd’hui.

Pour capter les messages transmis par un moyen essentiellement visuel, on pourrait penser qu’il faut ouvrir grand l’œil, et le bon. Mais non ! L’orthodoxie nous dit qu’il faut prêter l’oreille. Or, les lauréats de bons points n’en croient rien. Ils ne « méritent » pas vraiment leurs « bons points » pour le motif allégué quotidiennement dans les classes traditionnelles : « Tu as chanté juste. Très bien ! ». Ils ont le mérite, si de mérite on peut parler, de piétiner sans vergogne les règles du « code de correspondance ». Ils passent directement au sens des phrases et des mots, visuellement, sans détour par l’oral, sans se livrer à la pieuse oralisation de l’orthodoxie phoniste. Lecteurs clandestins, pour lire « oiseau », ils trichent. Ils gagnent leurs bons points en transgressant le « code ». Ils ne sonorisent aucune lettre. Ils reconnaissent le mot à son visage, l’orthographe, et en perçoivent le sens à l’aide du contexte. Ils pensent le signifié « oiseau », comme on pense « oiseau » à la vue de « bird » sans qu’il soit nécessaire de sonoriser ses lettres dans le respect de la phonologie anglaise. Ils lisent « dans leur tête » sans bruiter, sans subvocaliser, sans les oreilles, sans les lèvres. Quand leurs camarades tentent vainement d’entendre ce qu’ils voient (sic), ils pensent ce qu’ils voient. Ainsi, ils ne confondent pas « de bonne heure » et « de bonheur », qui « sonnent » pareil à l’oreille, parce que, lecteurs tricheurs, ils ne déchiffrent pas. Leur regard capte en premier les dernières lettres « muettes ». Car, ce n’est pas le « son » que l’œil du lecteur perçoit, le relevé d’indices se fait sur l’orthographe. Pendant ce temps, les enfants du peuple, pauvres de culture, dociles, s’échinent à sonoriser littéralement « oiseau ». Ils y parviennent après de longs « efforts » de « lecture » pour découvrir au bout qu’aucune des six lettres ne se prononce conformément au « code ». Il en faut du temps pour déchiffrer une phrase entière en déjouant les fausses règles de « correspondance ». Il en faut tant qu’à la fin on ne se sait plus par quoi elle commence. Mais leurs efforts ne méritent pas un quart de bon point. Alors que l’anticipation sur les lignes est aussi indispensable au lecteur que l’air à la vie, la « méthode » fait piétiner le regard de l’enfant sur les deux ou trois lettres du début de chaque mot, en les essorant pour en extraire un son. Elle lui promet que l’exercice répété et laborieux du déchiffrage va en accélérer la vitesse jusqu’au décollage et à la « compréhension ». Le sens illuminera le déchiffreur crédule. Nouveau mensonge : le débit du langage oral ne dépassant pas le plafond de 9000 mots/heure, le déchiffrage est inaccélérable. Alors que l’environnement contextuel et la mise en page sont les projecteurs qui éclairent le texte à lire, cette didactique contraint le déchiffreur à concentrer son regard sur quelques lettres, les indicateurs de sens cachés par des œillères. Elle impose une procédure longue, laborieuse, compliquée, inefficace et épuisante intellectuellement, et conduit les maitres à récompenser les petits futés qui ont coupé court, sans détour. Et donc, en récompensant les vrais lecteurs qui lisent toute une phrase sans déchiffrer, on encourage, sans le savoir, la tricherie méthodologique.4 On donne ainsi une confortable avance supplémentaire aux enfants des classes favorisées dont les parents sont bons lecteurs. Par contre, on entrave l’acquisition de la lecture chez les enfants de parents déchiffreurs non lecteurs ou petits lecteurs, qui ne peuvent pas lire en famille et n’ont que l’école pour apprendre. En alphabétisant, on illettrise. Les enfants lecteurs malgré la méthode entrent dans les librairies, les narines frémissant sous le parfum du papier imprimé, comme ils entrent dans une pâtisserie, en salivant. Les enfants déchiffreurs, empoisonnés par les « méthodes », quand ils passent devant la vitrine du libraire, s’écartent prudemment en frissonnant, comme le diabétique devant une pâtisserie.

Et le recours aux centres pour « dyslexiques », aux soignants de la « lecture », n’arrange rien. Au contraire. On noie les naufragés. En faisant subir aux rééduqués une des nombreuses variantes d’application de la théorie « C’est le son qui donne le sens », avec laquelle on les a empêchés d’apprendre à lire au CP, on leur assène le coup de grâce. C’est comme faire avaler une purge à l’enfant victime de coliques et le désigner responsable de sa maladie, s’il n’apprend pas avec la « nouvelle » méthode de rééducation du déchiffrage.5 Car, en France, à part quelques rares pédagogues de la lecture, tous les acteurs du système scolaire et parascolaire, de l’universitaire à l’assistante de maternelle en passant par l’aidant aux « devoirs du soir », s’en remettent à la théorie dominante, fondement de l’enseignement par « méthodes ». Le choix du bulletin au moment d’un vote politique ne se signale en aucune façon par un quelconque clivage pédagogique entre les votants. La préférence scolaire est unanime : « L’école doit enseigner et éduquer pour toujours, sur le modèle des temps d’avant le siècle de Victor Hugo ». « Toute connaissance est due au mérite. Et le savoir-lire, plus que tout ! » De la droite à la gauche et d’une extrémité à l’autre de l’arc politique, toute la France se retrouve unie en un même chœur autour d’une conception archaïque de l’enseignement scolaire de la lecture, rebaptisée science du neurone de cerveau gauche. Parce que ce cerveau est celui de l’analyse, les méthodes de déchiffrage, les seules à le solliciter, seraient plus efficaces pour faire acquérir la « lecture ». Mais justement, en lui distribuant un catalogue des unités élémentaires, lettres, phonèmes ou syllabes, des pièces de puzzle à assembler, elles imposent à l’enfant un travail cognitif de synthèse.6

La rhétorique scolaire des idéologues des classes supérieures vise à préserver la foi collective dans les « exercices » de faire-semblant de lecture, en séance d’interrogation orale, hors de toute situation authentiquement sociale ou humaine, sans nécessité autre que le « programme ». Elle est implicitement destinée à empêcher les enfants des classes populaires de découvrir, serait-ce par hasard, qu’on apprend à lire, en situation de lecture, en lisant avec ses pairs et ses ainés, en compagnonnage – et non en concurrence. Pour plus de vraisemblance, elle couronne son discours de termes empruntés à des scientifiques peu regardants et complaisants. La morale scolaire du XIXe exigeait des enfants qu’ils apprennent par cœur des éléments de langue insensés dans des abécédaires, genre album de la Comtesse de Ségur, avant de comprendre éventuellement le sens de l’écrit. Des lustres plus tard, cette morale de directeur de conscience n’a pas disparu. Elle revendique toujours son pouvoir de coercition sur l’esprit enfantin. Pour ne pas tomber en désuétude, elle a fait une place à une science de l’éducation qui impose aux maitres d’enseigner des unités de deuxième articulation insensés, censés conduire au sens. Autrefois, on pouvait contester la morale des contremaitres affichée au vu et au su de tous : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! ». Allez passer au crible des « vérités » scientifiques qui ne sont accessibles qu’aux spécialistes de laboratoire ! Morale et science font la paire scolaire. La première sermonne la conscience de l’écolier pour qu’il tremble, l’autre annexe son cerveau pour le soumettre. La raison est hors jeu. La science valide les pratiques traditionnelles éliminatoires. La moralisation des conduites d’apprentissage persuade l’élève qu’il est personnellement responsable de ses « mauvais résultats ». Jadis, pour ne pas tomber dans l’immoralité, l’écolier devait syllaber sans comprendre. Aujourd’hui, pour être le professeur moderne d’une école « scientifique », le maitre doit enseigner des unités d’absurdité « scientifiquement » prescrites comme portes d’entrée dans l’écrit. Si ces prescriptions ne suffisent pas, la médicalisation de l’échec de masse rappelle que l’exclusion scolaire est une pathologie individuelle à caractère épidémique, dont les pédagogues sont les agents pathogènes.

La légende des siècles anciens est si profonde, depuis si longtemps, dans l’opinion, donc dans les croyances collectives, que professionnels et profanes, proclament publiquement, sur le ton de la désapprobation, que celui qui n’utilise aucune méthode commerciale pratique forcément la « méthode globale », l’Arlésienne. C’est devenu un tic de langage, une banalité oratoire, un cliché affublé du statut de vérité avérée. Ce qui dispense chacun de chercher plus loin, pour le malheur des enfants mis en échec par les méthodes. Une fois jeté l’anathème, toutes les issues sont fermées à double tour. Le doute n’est plus permis. Aucune possibilité d’ouverture au changement, aucune perspective d’émancipation par la recherche-action ne s’offrent aux enseignants fascinés et à leurs élèves, otages. Dans les classes où la science de l’illusoire s’impose comme directrice pédagogique, l’intelligence éducative est enfermée sous clef.

Epilogue

Combien de manuels, dits méthodes, vendus pour combien d’enfants à l’âge du CP en France ? Combien savent lire en entrant au CP ? Combien à l’entrée en 6e ? Quelles différences réelles, dans les faits, entre une « méthode syllabique » et une « méthode mixte » ?

L’illusion est la concurrente la plus sérieuse de la réalité. Elle n’exige aucune vérification, aucune réflexion, aucune étude pour s’inscrire dans le psychisme de ses victimes. Elle séduit l’esprit au premier regard. Mais elle peut se dissiper aussi rapidement qu’elle est apparue. Pour que la mystification soit totale et durable, pour qu’elle résiste à l’usure du temps, pour qu’elle structure en profondeur et définitivement les représentations, les mentalités et les comportements, pour qu’elle traverse quelques siècles de plus sans faiblir, il ne suffit pas de faire avaler des couleuvres à de jeunes enfants. Il faut surtout rallier leurs maitres à la doctrine et les y maintenir. Les éditeurs scolaires leur vendent déjà les outils didactiques « tout-en-un », clefs en mains, qui leur fournissent la théorie et le « programme d’enseignement de la lecture », non questionnables. « Un son par jour et toute la classe saura lire en 6 mois, si tout le monde fait des efforts, parents inclus ». Ni doute, ni questionnement, ni inadéquation de la méthode à la réalité : si échec, la faute en incombe entièrement à l’enfant « qui ne travaille pas bien » et à ses parents négligents. Faille probable du système, des maitres, libres penseurs audacieux, risqueraient, après avoir questionné leurs pratiques « librement consenties » mais peu éclairées, de procéder à des études comparatives pouvant les mener à découvrir :

  1. que les bons lecteurs de la classe ont appris à lire sans la méthode, hors de la méthode, avant la méthode ou malgré la méthode,

  2. que, par conséquent, le déchiffrage enseigné n’est pas un procédé d’apprentissage de la lecture,

  3. que les enfants lecteurs, invités à déchiffrer à haute voix, lisent d’abord le sens des yeux pour ensuite émettre les vocalises attendues,

  4. que la lecture nommée silencieuse par les experts est du déchiffrage labial subvocalisé,

  5. que, dernière conséquence, le déchiffrage n’est pas un procédé de lecture.

Cela les conduirait à considérer l’outil « pédagogique » mis à leur disposition par les éditeurs comme un document d’archive du patrimoine historique. Ils risqueraient d’envisager une année d’enseignement à l’essai avec de vrais textes sociaux, sans méthode commerciale. Pour protéger le dogme de la subversion de ces apostats sans foi, les savants de laboratoire ont imaginé des procédures d’exploration du cerveau enfantin, « en situation de lecture », propres à écarter le doute scientifique avant même qu’il ne germe dans leur esprit. Leur rhétorique de la « vérité avérée », vaccin diffusé en continu par perfusion médiatique, rend impensable l’idée d’enseigner et d’apprendre à lire sans manuel de déchiffrage. Les lectures nourrissent l’âme. Les mécanismes de lecture nourrissent les clercs et les marchands du temple.

Laurent CARLE (septembre 2014)

Eveline Charmeux, Lire ou déchiffrer ?, ESF éditions, 2013

1 C’est donc plus facile de leur faire croire que lire, c’est « faire le bruit des lettres » (sic).

2 Ce n’est pas faux, d’ailleurs. Ce qui n’a aucun sens ne peut être compris, ni appris, sauf par dressage. Ni la syllabe, ni la lettre.

3 Les méthodes : « Au sens premier, lire consiste à retrouver dans les mots et les phrases écrites les conventions de l'écriture pour les traduire en sons afin de prononcer à haute voix ou mentalement. C'est le déchiffrage ou décodage de l'écrit, que notre cerveau exécute à très grande vitesse lorsqu'il a mémorisé la « combinatoire ». »

4 Les pires tricheurs sont sourds. Ils n’écoutent jamais la leçon de son du jour et lisent avec obstination sans prêter l’oreille au bruit des lettres.

5 Les Frères de la congrégation du phonisme intégral se nomment orthophonistes. Certains poussent le perfectionnisme jusqu’à « faire lire » les trois seules lettres visibles à travers la fenêtre découpée dans un carton de « lecture » glissant sur le papier pour cacher les lettres et les mots « parasites ».

6 • « En GS, pour la phonologie, l'apprentissage est entièrement oral. » (sic)

• « En CP, c'est le temps où l'élève est personnellement engagé sur le code, ce qui dans la méthode alphabétique, implique des activités d'écriture. L'élève peut aussi être actif lorsqu'il écoute attentivement le travail du Maître avec d'autres élèves. » (sic)

« Critères pour obtenir un certificat de phonologie en Grande Section :

  • capacité de segmenter un mot en syllabes

  • capacité de fusionner 2 syllabes pour former un mot

  • capacité de segmenter une syllabe en 2 phonèmes

  • capacité de fusionner 2 ou plusieurs phonèmes pour former une syllabe. »

C’est du diamant. L’opulence intellectuelle de l’enseignement du déchiffrage est sans limite. La profondeur de sa réflexion touche au génie. Transposons à la bicyclette. Pour obtenir un certificat de mécanique bicyclique :

  • capacité de démonter les roues

  • capacité de remonter les 2 roues

  • capacité de démonter les pneus et la selle

  • capacité de remonter les pneus et la selle.

L’apprentissage des syllabes est à la lecture réelle, ce que l’étude des pièces mécaniques est à la circulation à bicyclette. Le cynique déni du sens dans l’un, une idée de scénario pour cinéma burlesque dans l’autre.

Enseignement de la lecture et abus didactique
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Pédagogie de compétition pour société de marché

8 Avril 2010 , Rédigé par grossel Publié dans #L.C.

Pédagogie de compétition
pour société de marché ?


Si on pense qu’apprendre est une obligation morale qui fait devoir de travailler à l’école, on aboutit logiquement à considérer l’échec scolaire comme la conséquence d’un défaut moral et, à la rigueur, d’une défaillance intellectuelle, dont l’individu porte, seul, la responsabilité. Si on pense qu’apprendre est une nécessité sociale et acquérir des savoirs scolaires, un droit, on considérera l’échec comme un dysfonctionnement scolaire, facteur d’injustice à réparer collectivement. La première théorie, séduisante et dominante dans l’opinion française, induit un modèle d’enseignement « individualiste », magistral, classique et traditionnel, majoritaire. La deuxième théorie, peu attractive, peu partagée et peu connue, produit un modèle d’enseignement « socialiste », pédagogique et innovant, minoritaire. Chaque maitre, comme chaque profane, peut se situer dans l’un des deux sous-ensembles. Pour penser la deuxième théorie, il faut la choisir délibérément. Pour la première, il suffit de se laisser porter sans résister, poussé par la foule, comme un esquif, sur le flot de la doxa. Pour atteindre la deuxième, il faut nager, comme un saumon, à contre-courant des idées reçues, en rare compagnie.

On ne peut exercer le métier selon une approche pédagogique qui place l’enfant au centre, sans l’avoir voulu avec détermination, en résistance et en rupture avec l’idéologie dominante. Or, l’offre pédagogique n’est pas visible. Les pratiques et les théories pédagogiques ne sont disponibles, ni dans la panoplie des outils didactiques commerciaux, ni dans le registre institutionnel de l’offre de formation professionnelle. Il faut donc se risquer, chercher, tâtonner, se tromper, corriger, innover, seul dans sa classe et, hors de la classe, se rapprocher de mouvements pédagogiques, mal connus, parfois contre la mauvaise réputation que leur fait la rumeur et malgré l’hostilité que leur manifestent les penseurs de l’enseignement « reconnus ». On peut donc traverser une carrière entière sans en avoir eu vent. Car, pour apprendre le métier en conformité avec la pensée dominante et en concordance avec la tradition, à l’abri du risque pédagogique, il suffit, quand on débute, d’observer autour de soi « ce qui se fait », d’écouter les aphorismes des anciens, de ceux qui ont de la bouteille, qui, autrefois débutants, avaient appris le métier de leurs anciens, qui l’avaient, eux-mêmes, appris… On peut aussi se référer aux méthodes des maitres qui nous ont éduqués pendant notre propre scolarité. La boucle est automatiquement fermée par transmission orale et contagion de croyances, par promiscuité.

Le maitre traditionnel :

Il est soumis à des contraintes institutionnelles historiques, spécifiques, qui n’existent pas hors de l’école. Elles lui sont « livrées » par la  tradition. Entre autres, il respecte des normes morales qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Dans sa classe, apprendre est un devoir, ne pas apprendre est une faute ou une défaillance. Il doit exhorter, « stimuler » par de mauvaises notes, houspiller et menacer les élèves négligents ou rétifs, pour qu’ils apprennent leurs leçons.

Son souci historique de départ : contrôler et modérer l’effervescence des rentrées de classe ; asseoir son autorité en repérant les leaders qui risqueraient d’entrainer le groupe dans l’indiscipline ; gagner la confiance inconditionnelle des élèves ; installer une discipline rigoureuse par des mises en garde, des règles de vie déjà libellées, annoncées dès le premier jour, avec présentation de l’arsenal des sanctions, récompenses-punitions, qui accompagneront les notes ; faire planer la menace du redoublement sur la tête de ceux qui ne seraient pas assez attentifs, disciplinés, appliqués et travailleurs. 1

En bref,

1-rappeler aux élèves que chacun obtiendra, par son seul mérite, dans un labeur solitaire, de bons résultats et les récompenses qui vont avec,

2-en même temps que la « conduite », moraliser aussi les conduites d’apprentissage.
Son souci historique à long terme : asseoir sa réputation professionnelle sur sa diligence à respecter la tradition et sur sa loyauté envers elle, à savoir, créer dans la classe, au quotidien, les comportements et le climat studieux des examens et concours ; réunir les conditions matérielles et morales d’une compétition interindividuelle impartiale, où chacun aurait sa chance, afin que le meilleur gagne (interdiction d’échanger et de copier ; ne devoir « sa note » qu’à soi-même ; apprendre seul ; faire peu, même faux, mais tout seul) ; contrôler la conformité ; persuader chacun que la mutualité est un défaut ; boucler le programme afin d’être en règle avec ses obligations institutionnelles et les attentes supposées ou fantasmées de « l’inspecteur » ; fournir au collègue du niveau supérieur, qui accueillera les élèves dans un an, un bon pourcentage de bons élèves.

Le maitre pédagogue :

Il se donne des objectifs éducatifs universels, pensés et analysés, non scolaires, valables partout. Dans sa classe, apprendre est un droit, ne pas apprendre est une injustice sociale. Il lui faut faire en sorte de donner à tous les moyens de s’instruire, de trouver pour chacun le chemin de la connaissance.

Son souci original de départ : travailler, dès les premiers jours de classe, avec des élèves actifs, interactifs et autonomes ; les déranger dans leurs postures habituelles d’attente et de soumission aux décisions de l’adulte ; leur donner le sens de l’initiative, de la solidarité entre pairs, du projet personnel et collectif ; faire émerger un sentiment d’appartenance sociale.

Son souci innovant à long terme : apprendre à vivre ensemble, créer une dynamique d’élaboration collective de la vie quotidienne, d’organisation du travail en classe et de construction des savoirs, un système socialisant de cogestion élèves-maitre ; faire acquérir par chacun, en collectivité, le sens social, le sens critique, le sens du partage et l’empathie. En bref, pour apprendre ensemble, créer une microsociété, organisée sur un modèle coopératif, une petite entreprise de production et de consommation des savoirs élaborés et acquis en groupe ; apprendre à penser par soi-même, à ne pas faire confiance à tout ce qu’on entend, même si c’est dans la bouche du maitre.

Les objectifs éducatifs et la finalité sociale des deux théories, conscientes ou inconscientes, sont si contradictoires qu’aucun moyen terme, ni rencontre n’est possible. Beaucoup de traditionnels aiment leur métier et l’enfance, développent des relations de confiance et de respect, voire d’amitié, sur le plan interindividuel, maitre-élève. Cette qualité de la relation peut passer pour une pédagogie éducative. Quand les élèves ont de mauvaises notes, les bons maitres traditionnels les consolent, charitablement : « les notes, c’est pas important, il faut travailler pour toi, pas pour la note ! si tu continues tes efforts, la prochaine fois, tu en auras une bonne...», comme le prêtre absout le pécheur et l’exhorte dans la voie du salut. Mais leur pédagogie s’arrête à la compassion. Elle ne va pas jusqu’à renoncer à la notation, renoncement qui signerait le reniement de l’orthodoxie, le sacrilège de la liturgie et des sacrements scolaires. 2
Ce sont bien deux métiers différents et incompatibles. On ne peut être enseignant à dominante traditionnelle avec un peu de pédagogie, ou pédagogue convaincu avec un peu d’enseignement traditionnel, sans déclencher un conflit avec soi-même. 

Les premiers arbitrent
, en juges impartiaux et souverains, un concours scolaire blanc permanent, en guise de préparation et d’entrainement. Dans le viseur du programme éducatif, ils pointent les futurs examens et la compétition économique et sociale entre individus, adultes, mais gouvernés par des politiques, qui les considèreront comme les enfants dépendants d’un pouvoir tout-puissant : chacun pour soi, que le meilleur gagne ! Ce sont de loyaux serviteurs de l’état, parfois syndiqués, souvent électeurs de gauche, qui ne mettent jamais l’institution scolaire en question, même pendant une grève. La liturgie, les faire-semblant, la compétition entre pairs, avec récompenses, punitions et carnets de notes de la pédagogie traditionnelle, leur conviennent. Volontairement et en toute bonne conscience, pour quelques-uns, involontairement et sans le savoir, pour la majorité, ils apprennent aux enfants les vertus d’une pensée conforme qui ne pose pas de question à l’idéologie. Ils les préparent à vivre, en consommateurs fidélisés, « récompensés », tenus en laisse par la publicité télévisée, dans une société de marché, de compétition et de lutte de classes, une société qui exploite et humilie les classes inférieures, broie les individus les plus vulnérables et garantit aux plus favorisés le maintien de leurs privilèges. Pour fonder ces pratiques, pour en justifier la finalité, ils n’ont pas besoin d’un questionnement et d’une théorie. La tradition qui leur fait faire ce qui se fait partout, depuis toujours, suffit.

Les seconds éduquent
à la citoyenneté active pour une société démocratique et solidaire : un pour tous, tous pour un ! Ils ont rompu avec l’apprentissage scolaire passif, la pédagogie compétitive traditionnelle et l’idéologie dominante. Ce sont des serviteurs de l’enfance, pour ce qu’elle porte en germe, la société de demain, promoteurs d’une vraie vie sociale en classe, structurée par les échanges, l’entraide, la collaboration et le débat démocratique. Ce sont des chercheurs perpétuels, en quête de pratiques innovantes et concordantes avec leur éthique morale et sociale, qu’ils n’adoptent jamais sans examen. Quand leurs collègues conduisent les élèves vers la réussite aux examens, chacun pour soi, eux, ils guident et accompagnent les leurs dans la construction de savoir sociaux à partager. Sans attendre un monde meilleur, ils introduisent en avant-première, dans l’école, un modèle social idéal qui n’existe pas encore dans la société des adultes. A savoir, la mise en œuvre du triptyque des fondements de la république, liberté, égalité, fraternité. Considérant que la démocratie n’est pas définitivement donnée, ni achevée, ils la construisent et l’améliorent, dès l’école. Ils la consolident et la préservent. Ce ne sont pas des surdoués, génétiquement dotés de qualités personnelles, intellectuelles ou morales, supérieures. Ils ne sont pas meilleurs, ils sont différents. Ils n’ont pas reçu en naissant des talents professionnels exceptionnels. Ce sont surtout de « libres penseurs » non conformistes, des « incroyants » refusant idées reçues, vérités révélées et avérées. Ils ne se lancent pas dans une pratique, si répandue soit-elle, les yeux fermés, simplement parce que la corporation et l’opinion l’approuvent. Ils interrogent la théorie qui s’y blottit discrètement.

Leurs paradigmes étant contradictoires, les deux ne peuvent ni collaborer dans le temps, ni se rencontrer sur l’agora pour débattre. On ne peut comparer leurs résultats respectifs, puisqu’ils ne poursuivent pas le même but. On peut seulement les questionner. Pour préparer de futurs demandeurs d’emploi à vivre dans un monde impitoyable, vaut-il mieux les former ou les conformer ? 3 Lequel des deux modèles arme-t-il le mieux les individus pour « réussir sa vie » ou pour subir les outrages du productivisme industriel, du harcèlement moral et du licenciement économique, sans sombrer dans la dépression ? Interroger le passé scolaire des employés de France Telecom qui se défénestrent et des spéculateurs qui ont déclenché le crash boursier de 2009, nous apporterait peut-être un début de réponse. 4

Laurent CARLE (février 2010)

1-  A propos de ce qui « motive » : Bâton, carotte et motivation
recompense-et-motivation
 2- La notation est la religion de l’école.
« Dis, donc… C’est à l’école que tu apprends ces vilaines  manières ? » Charles Pepinster
http://www.meirieu.com/FORUM/Disdonc_pepinster.pdf
 3- Extrait d’un blog sur la « récompense » : Maintenant... elle me paraît en même temps une bonne manière d'armer (...un peu plus...) les élèves au monde futur qu'ils devront intégrer une fois les diplômes (enfin je l'espère) obtenus : dans ce monde là (... le monde du travail, enfin je l'espère), la récompense est monnaie courante ! Ils sont nombreux, les salariés qui vivent cela difficilement, parce qu'ils n'y ont pas été rodés ! Alors, pourquoi ne pas s'y entraîner AVANT ?
 4- Un enfant en situation d’apprentissage est un chercheur. Il devrait bénéficier des mêmes conditions psychologiques et sociales qu’un chercheur en laboratoire : droit à l’erreur,  travail en équipe, entraide, solidarité et coopération entre pairs. Pour mieux comprendre la nocivité du système récompenses-punitions, on devrait aussi interroger le passé et le présent de chercheurs réputés, aujourd’hui maitres en excellence scientifique :
ces-chercheurs-qui-refusent-des-primes-de-milliers-deuros-

Alphan Manas:
Semaine du 25/03/10 NouvelObs
Notation : une absurde loterie

Voilà un siècle et demi qu'on évalue les élèves de façon inefficace et arbitraire. Mais il ne faut surtout pas le dire.

Les notes sont injustes. Flanquées à la tête du client, selon l'humeur du capitaine ou la vitesse du vent. Mauvaise excuse de potache ? Pas du tout. Conclusion de nombreux chercheurs. Et cela ne date pas d'aujourd'hui : «Dès les années 1920, les docimologues ont mis en évidence le manque de fiabilité des notes, leur caractère souvent arbitraire», dit Sylvène Kitabgi, qui vient de réaliser une étude sur cette question pour la chambre de commerce de Paris ( (1)). Même s'ils ont à coeur d'être impartiaux, les enseignants sont, à leur insu, influencés par toutes sortes de choses. Le niveau de la classe, le sexe de l'élève, son origine sociale ou encore... l'ordre de correction des copies. Sans parler de l'effet bien connu du niveau de l'établissement. Les plus élitistes mettant un point d'honneur à être particulièrement secs. C'est si vrai qu'à Paris le rectorat « pondère » selon les collèges les notes prises en compte pour affecter les élèves dans tel ou tel lycée...
« Ces biais ont été démontrés par des études scientifiques très sérieuses, mais on fait toujours comme s'ils n'existaient pas ! On ne change rien au système », constate la spécialiste. Bruno Suchaut, directeur de l'Institut de Recherche sur l'Education, confirme : «Cette façon d'évaluer les connaissances des élèves est aléatoire et biaisée de multiples façons. Les spécialistes le savent depuis longtemps, mais pas le grand public. Cela reste tabou. » Ce chercheur parle d'expérience. En 2008, il met discrètement en ligne une étude intitulée : la loterie des notes au bac. Celle-ci montre qu'une même copie du bac soumise à trente correcteurs peut voir son score varier de dix points. Et elle fait aussitôt scandale. «J'ai été très surpris ! dit son auteur. Il s'agissait juste d'une illustration très banale de faits déjà mis en évidence par de nombreux travaux. » Notamment une étude qui remonte à 1962 et qui concluait que, pour obtenir une note «juste» aux épreuves du bac, il faudrait faire la moyenne de celles données par 13 correcteurs en maths, 78 en français et 127 en philo...
Plus grave : ces notes si peu fiables que nous pratiquons sans rien y changer ou presque depuis 1880 sont le pilier même de l'orientation. « C'est absurde, on décide du devenir de jeunes en s' appuyant sur un outil obsolète, peu fiable, au lieu de s'intéresser à leurs différentes compétences, aptitudes, aspirations. Il s'agit juste de les trier», regrette Michèle Dain, directrice du Biop, le centre d'orientation de la chambre de commerce de Paris. Ce centre reçoit chaque année plus d'un millier de jeunes, premiers de classe ou exclus de l'école. Michèle Dain est frappée par leur désarroi grandissant : « On parle beaucoup du stress des salariés, de la souffrance au travail, de harcèlement, mais on ne réalise pas que tout cela existe plus encore à l'école. » En cause notamment ces contrôles «à l'ancienne», inefficaces, qui «ne donnent pas aux élèves des outils pour progresser », étroits dans les compétences évaluées et, de surcroît, bien plus fréquents chez nous que chez nos voisins. Dans certains pays - Finlande, Suisse, Danemark, mais oui, c'est possible ! -, on se passe tout simplement de notes !
(1)«L'évaluation scolaire est-elle au service de l'orientation ?»


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Quelle école voulons-nous ?/ Philippe Meirieu

9 Novembre 2008 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #L.C.


Entre l’école des marchands
et l’École des pédagogues :
quelle École voulons-nous ?


Pour peu qu’ils soient attentifs à la politique éducative, les Français doivent commencer à perdre totalement leurs repères. Chaque matin, en effet, ils se lèvent avec une école différente de celle avec laquelle ils s’étaient couchés...

Après les coups médiatiques sur Guy Môquet, la Shoah et l’esclavage, ils se demandent ce que le président de la République va bien pouvoir inventer : une journée Clovis dans les maternelles, la lecture obligatoire des attendus du procès de Louis XVI à l’entrée au collège, la récitation du discours de Lamartine sur le drapeau français en seconde, un hommage obligatoire à Louis Papin dans tous les lycées professionnels ? Rien de cela, d’ailleurs, ne serait totalement absurde ! Mais cette juxtaposition n’aurait d’autre sens que de faire croire à la possibilité d’une éducation réduite à des commémorations. Comme si l’inscription dans une histoire et l’enracinement dans une tradition porteuse d’avenir pouvaient se réduire à des injonctions ! Il faut un vrai travail pédagogique en profondeur qui ressaisisse tout cela, fasse émerger les valeurs fondatrices et les relie avec ce qui se vit dans la classe. Il faut des professeurs qui puissent incarner, dans les exigences quotidiennes de l’École, un rapport exigeant à la justice, à la vérité, à la résistance aux préjugés. Il faut des adultes qui tiennent parole dans des établissements à taille humaine, avec des institutions lisibles et équitables : loin des coagulations d’élèves indifférenciés qui errent dans des couloirs anonymes, voient fondre sur eux des orientations trop prévisibles et ne rencontrent que des interlocuteurs si occupés à remplir des enquêtes administratives qu’ils n’ont plus de temps pour les écouter…

Mais, nous dit-on, on y travaille. Et, effectivement, la réformite est à l’œuvre. Après la suppression progressive de la carte scolaire, après l’amputation de deux heures de la semaine scolaire et « le recentrage sur les fondamentaux » à l’école primaire, après la publication annoncée des résultats des évaluations des écoles sur Internet dès la prochaine rentrée, après l’annonce de la mise en place d’un « lycée à la carte » et de la suppression de l’année de formation professionnelle des enseignants, après la création d’une agence de remplacement des enseignants faisant appel à des personnels non fonctionnaires, on se demande bien ce que le ministre va encore inventer ! Mais rassurons-nous, le collège qui, nous dit-on au ministère, va très bien, ne risque pas d’être touché : la gare de triage continuera à fonctionner avec la même efficacité ! Un bon tiers des élèves continuera à s’y perdre dans les dix-huit premiers mois, incapables de s’y repérer, d’organiser leur travail, de préparer leur avenir…

« Maintenir le cap des réformes » fonctionne ainsi aujourd’hui comme une formule magique, permettant de donner aux Français le sentiment qu’on s’occupe de leur École. Certes, on s’en occupe, et de manière systématique. Mais comment ? En inscrivant cette École dans la logique marchande dont il faut tenter de comprendre le fonctionnement.

Le principe : on améliore la qualité de l’éducation en mettant en concurrence les acteurs – professeurs et cadres éducatifs –, les établissements – du premier et du second degré, au sein de l’enseignement public comme entre l’enseignement public et l’enseignement privé – et les institutions – l’Éducation nationale, les collectivités territoriales, les associations.

La conséquence : l’État n’a pas à garantir la qualité du service public, mais doit se contenter de faire jouer les rivalités. Ce qu’on nous présente ici comme le fin du fin de la modernité n’est, en réalité, que le ripolinage de la vieille formule de Mandeville (1670-1733) dans la Fable des abeilles : « Les vices privés font les vertus publiques ».

La méthode : pour accorder le vieux libéralisme à la montée des individualismes, le pouvoir politique doit développer une technocratie évaluative. Il faut fixer des standards, multiplier les tests de toutes sortes, rendre publics les résultats et laisser les parents – dont on fait ainsi des « consommateurs d’école » – développer leurs stratégies personnelles afin de trouver les meilleurs établissements pour leurs enfants.

Le point d’appui : quand les parents ne sont pas contents de ce qu’ils vivent dans une école, de la manière dont ils sont écoutés et pris au sérieux, de l’encadrement et de l’accompagnement de leurs enfants, au lieu de s’impliquer et de militer pour améliorer la situation, ils sont simplement invités à changer d’établissement.

Le gain : plus besoin d’investir dans notre École, ni même d’en former les enseignants car le marché stimule les initiatives et permet d’optimiser le rapport qualité / prix. Plus besoin, non plus, de financer des aides et des dispositifs spécifiques pour permettre aux acteurs de faire face aux difficultés qu’ils rencontrent : on se recentre sur « le cœur du système » – les classes et les cours « normaux » – et l’on réduit drastiquement tout le reste.

L’implicite : il y aura des gagnants et des perdants, tant du côté des familles que du côté des élèves et des enseignants. Mais, après tout, il en a toujours été ainsi. Et, de plus, l’État, dans sa volonté de soutenir les efforts méritoires, organise la concurrence entre les exclus afin de désigner ceux et celles qui pourront échapper aux ghettos dont ils sont originaires.

La justification : il faut bien que la réussite se mérite d’une manière ou d’une autre. Une École où tout le monde réussirait et serait capable d’accéder aux fondamentaux de la citoyenneté se discréditerait vite aux yeux de ceux – majoritaires, dit-on – qui sont persuadés que le petit nombre des élus garantit la béatitude au paradis. Le « socle commun » ne garantit qu’une insertion a minima ; en le distinguant des objectifs de la scolarité obligatoire, on a institué l’école à deux vitesses dès le plus jeune âge.

La pédagogie : on n’en a pas besoin, car ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas apprendre, c’est leur problème. Ainsi le « pédagogisme » est-il stigmatisé pour son obstination à poser des questions impertinentes. En affirmant qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent, il fait entrer en compte des variables ni quantifiables ni mesurables : le sujet et son désir, la capacité de l’École à instituer le premier et à susciter le second.

Le corollaire : face aux rancoeurs de ceux qui se sentent abusés ou humiliés, il faut développer un discours autoritariste qui les assigne à une sage résignation. En effet, le discours sur l’égalité des chances a engendré des espérances très largement déçues. Les élèves en échec, de victimes, se retrouvent coupables et, incapables de métaboliser leur exclusion en militantisme social, syndical ou politique, s’expriment par la violence ou les replis identitaires qu’il faut réprimer.

L’avenir : il se conçoit à partir de la vision libérale de la dette, sans aucune considération pour les coûts sociaux à moyen et à long terme de l’échec scolaire. La notion d’investissement est rabattue sur une vision productiviste à court terme. On fait la même erreur que celle qui, en matière d’écologie et d’environnement durable, compromet l’existence de notre planète. Mais, ici, il ne s’agit plus de se demander quel monde nous laisserons à nos enfants – ce que, malheureusement, nous savons –, mais quels enfants nous laisserons au monde – ce qui reste notre dernière responsabilité.

La prévention : dans la conception du libéralisme technocratique et autoritaire, c’est une illusion soixante-huitarde car, par définition, on ne peut pas en mesurer les effets immédiats. Puisque prévenir, c’est empêcher des choses d’avoir lieu, on ne trouve jamais de « raison objective » capable d’en justifier la dépense. La prévention, en effet, ne peut relever que d’un choix politique volontariste, d’un pari sur le futur irréductible à toutes les arguties comptables.

Face à cette logique d’une extrême cohérence, il convient, plus que jamais de travailler à une alternative crédible. Il nous faut une École où l’État garantisse que les missions de service public de tous les établissements sont bien assurées. Une École qui associe véritablement les professeurs et les familles à la définition de l’intérêt collectif. Une École qui promeuve l’inventivité pédagogique au service de tous les élèves. Une École qui promette à ceux qui s’y investissent, quelles que soient leurs origines, des satisfactions intellectuelles de haut niveau. Une École ambitieuse. Une École pour la République et la démocratie.

Philippe Meirieu

La réaction d'André Ouzoulias

Merci à Philippe Meirieu pour son texte clair, profond et mobilisateur. Une remarque toutefois : il me semble dommage que ce texte n'évoque pas plus explicitement la fin annoncée des IUFM. En effet, Nicolas Sarkozy croit avoir trouvé là le moyen le plus efficace d'en finir avec la pédagogie (1) et les "pédagogistes" : supprimer la formation pédagogique des maîtres. Cette annonce me paraît éclairer la politique qui est conduite depuis un an. J'aurais envie de dire, en effet, que ce qui se joue dans le champ de l'école témoigne de l'entreprise de contre-révolution générale qui a été vendue aux français sous le terme de "rupture" (2) .
Je m'explique. Le chef de l'État et les forces qui le soutiennent veulent effacer de nos frontons le triptyque "Liberté, Égalité, Fraternité", principes organisateurs auxquels la République associe les deux principes régulateurs d'Éducation (ou de prévention) et de Laïcité. Ils veulent les remplacer par le triptyque "Libre concurrence, Égalité des chances, Charité", auquel les chantres de cette contre-révolution ajoutent les principes régulateurs d'Ordre et de Religiosité :
- Ordre (répression et contention chimique) plutôt que prévention ou éducation, car une telle société produit nécessairement du désordre et une explosion de la petite délinquance (3) qui lui renvoient son exacte image, qu'elle dénie ;
- Religiosité car, selon eux, la société laïque ne doit plus chercher dans la culture ni un sens historique et éthique (l'idée d'un progrès moral et politique ne nous a apporté que la barbarie), ni la source d'une spiritualité : le curé, le pasteur, le rabbin, l'imam, voire le scientologue, ont seuls une intimité avec le sens de l'existence, l'instituteur transmettant des valeurs qui — c'est désolant pour lui mais c'est ainsi — ne sont pas autofondées.
Sur le chemin de cette contre-révolution, le principal rempart idéologique, c'est l'école publique… car celle-ci incarne la résistance d'une société qui fait vivre et transmet encore ces valeurs aux jeunes générations : égalité des esprits dans la raison, dignité humaine, grandeur du citoyen, coopération… La suppression des IUFM permet d'en finir avec ces résistances tout en se donnant une image libérale et moderne (la formation par compagnonnage est celle des professions libérales, l'Université verra son rôle augmenté, les maîtres seront mieux payés…), tout en faisant une colossale économie de postes sans conséquence politique immédiate dans l'électorat et tout en divisant le groupe social des enseignants : comme on ne pourra pas recruter tous les enseignants à BAC + 5 (niveau de l'agrégation !), car le vivier sera très insuffisant, il faudra recourir à des recrutements "par la petite porte" d'une bonne moitié des enseignants, lesquels seront sous-payés et infériorisés. Et qui s'opposera à ce que les formateurs qui assureront le compagnonnage soient recrutés parmi les maîtres qui auront "les meilleurs résultats" dans les évaluations nationales ? D'autres maîtres ? Dans deux ans, l'école que nous connaissons depuis 1882 aura disparu, la contre-révolution ultralibérale aura renversé son principal obstacle.
Je souscris totalement à l'idée qui conclut le texte : "Face à cette logique d’une extrême cohérence, il convient, plus que jamais de travailler à une alternative crédible". La question que je me pose c'est : avec qui et sous quelle forme ? Bien qu'il nous faille aussi tenir ce front de l'école et de la pédagogie, l'échec est certain si nous restons entre pédagogues ou même entre professionnels. Je ne pense pas que nous puissions séparer cette question de celle des services publics (l'égalité des droits), de l'idée de solidarité (la fraternité), de la promotion de la prévention et de la défense de la laïcité, de la renaissance de la démocratie…

(1) Comme si on pouvait en finir avec l'éducation comme problème !

(2) On trouve une présentation pleinement assumée de ce plan dans un article de Denis Kessler, ex n° 2 du MEDEF, publié par le magazine Challenges du 4/10/2007, sous le titre : "ADIEU 1945, RACCROCHONS NOTRE PAYS AU MONDE !" En voici le texte :
"Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s’y emploie.
Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme…
A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !
A l’époque se forge un pacte politique entre les gaullistes et les communistes. Ce programme est un compromis qui a permis aux premiers que la France ne devienne pas une démocratie populaire, et aux seconds d’obtenir des avancées - toujours qualifiées d’«historiques» - et de cristalliser dans des codes ou des statuts des positions politiques acquises.
Ce compromis, forgé à une période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.
Cette «architecture» singulière a tenu tant bien que mal pendant plus d’un demi-siècle. Elle a même été renforcée en 1981, à contresens de l’histoire, par le programme commun. Pourtant, elle est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. Elle se traduit par un décrochage de notre nation par rapport à pratiquement tous ses partenaires.
Le problème de notre pays est qu’il sanctifie ses institutions, qu’il leur donne une vocation éternelle, qu’il les « tabouise » en quelque sorte. Si bien que lorsqu’elles existent, quiconque essaie de les réformer apparaît comme animé d’une intention diabolique. Et nombreux sont ceux qui s’érigent en gardien des temples sacrés, qui en tirent leur légitimité et leur position économique, sociale et politique. Et ceux qui s’attaquent à ces institutions d’après guerre apparaissent sacrilèges.
Il aura fallu attendre la chute du mur de Berlin, la quasi-disparition du parti communiste, la relégation de la CGT dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du Parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce.
Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et que ceux qui croyaient pouvoir continuer à rafistoler sans cesse un modèle usé, devenu inadapté, laissent place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse."

(3) On ne parle jamais de la grande délinquance "légale". Dans l'affaire Kirviel, j'ai toujours été étonné par la façon dont les médias ont réagi : ils se sont seulement demandés si oui on non J. Kirviel avait commis des fautes ou était un fraudeur, s'il avait des complices, quelle était sa personnalité, etc. Mais le vrai scandale n'est-il pas qu'un courtier d'une des 5 ou 6 plus grandes banques françaises puisse jouer, en toute légalité, en trois mois, le presque équivalent du budget de l'éducation nationale (= 58 milliards d'euros) sur les marchés boursiers européens ? Combien de milliards d'euros la Société Générale peut-elle mobiliser ainsi chaque trimestre, à travers les opérations de l'ensemble de ses courtiers, dans la spéculation boursière ou monétaire ? Et combien les autres banques ? Et pour quels effets : empêchent-ils ou favorisent-ils le saccage de la Terre, le licenciement de milliers de salariés, la précarisation des milliers d'autres, le dumping social, la course au moins d'impôts, l'appauvrissement des États, la casse des services publics, l'explosion des prix du foncier et de l'immobilier qui met à la rue des milliers de sans logis (explosion alimentée par le retrait de l'État du logement social et la subvention massive à l'accession à la propriété, ouvrant ainsi aux banques l'énorme marché du crédit immobilier)…
Il faudrait pouvoir affirmer, sans avoir à s'excuser de dire la même chose que Besancenot ou le PCF, que le problème n'est pas la mauvaise gestion de la Société Générale et le remplacement de Daniel Bouton, son PDG, mais la gestion normale, légale et quotidienne de la finance privée et son remplacement par un autre système.


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Textes sur divers enseignements (lecture, poésie)

14 Mai 2008 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #L.C.

Un dialogue intéressant sur
l'enseignement de la lecture

Un texte excellent sur
l'enseignement de la poésie

Dialogue entre un pédagogue et un épouvantail

Invités :

- Marc Le Bris, enseignant en Bretagne.
Auteur de Et vos enfants ne sauront pas lire, ni compter (Stock).

- Sylvain Grandserre, enseignant en Normandie.
Auteur de Ecole: droit de réponse, lettres d’un jeune maître d’école. (Hachette)

 
Un texte d'actualité qui dit quelque chose
qui pourrait être la vérité !
 

Après le drame de Meyzieu (un collégien qui a poignardé d'autres élèves), Philippe Meirieu a reçu des mails et une lettre anonyme lui imputant la responsabilité de cet événement... Eh oui ! En ayant participé comme pédagogue à la mise en place des élèves au centre du système scolaire, il aurait fait de ces derniers des petits tyrans que plus rien n'arrête. Sombre crétinerie à laquelle je réponds rapidement en affirmant l'inverse :
 
"C’est parce que les pédagogues, ont usé à la marge de leur liberté pédagogique pour aller vers une pédagogie de la liberté (circulation, expression, communication, création, tâtonnement, recherche, responsabilité) qu’ils ont patiemment élaboré et mis en place des dispositifs pertinents : code de la classe, permis à points, réglettes, passeports de circulation, ceintures de comportement, monnaie de classe, réunion de coopérative, conseils d’enfants, boîtes aux lettres, brevets, contrats individuels de réussite, « métiers », médiateurs, tutorat, délégués, etc. De Janus Korczak à Fernand Oury, en passant par Célestin Freinet, c’est justement dans des situations où il n’était plus possible de travailler que sont nées les techniques salvatrices. Comment peut-on faire croire que nous aurions abusé de tout cela quand, pour tant d’enseignants, ces pratiques restent totalement inconnues ? "
 
 
Libre d'utilisation (même si ça fait plaisir de savoir ce que ça devient !).
 
Bien cordialement.
Sylvain Grandserre
CM1/CM2 - École Primaire de Montérolier (76)
Auteur de "École : droit de réponses" (Hachette)

 
Peut-on apprendre à écrire en faisant des rédactions ?
 
Réponse d'Eveline Charmeux :
 
Savoir graphier, c'est-à-dire savoir tracer, avec des outils divers, et sur divers supports, les signes de l'écrit de manière à pouvoir être lu, est une activité perceptivo et psycho-motrice.
Savoir produire un écrit dans une situation de communication différée, de façon à transmettre un message à des partenaires absents, est une activité psycho et socio-linguistique.
C'est dire qu'il y a là deux apprentissages différents, qui n'ont que peu à voir l'un avec l'autre, et qui doivent donc occuper des moments distincts de l'emploi du temps.
 
On a là sans nul doute l'explication de l'extrême faiblesse d'écriture (faiblesse maintes fois dénoncée depuis quarante ans), des adultes d'aujourd'hui, piètres lecteurs, mais plus piètres scripteurs encore. Et si l'on n'est pas convaincu de cette médiocrité, il n'est que de songer à ce qui se passe, par exemple, dans une réunion syndicale, politique ou professionnelle, lorsqu'on demande un secrétaire de séance : si vous voulez perdre deux heures vous n'avez qu'à attendre qu'un volontaire se propose... ! Personne n'est dupe en réalité : par delà les bonnes raisons personnelles invoquées pour décliner l'invitation, c'est le non-maîtrise de la chose qui en est la vraie cause...
Et de fait où aurait-on appris à faire un rapport de réunion ? On voit mal en quoi le fait de faire, dans une rédaction, le récit d'une promenade en forêt ou la description de son animal favori, aurait pu développer les compétences nécessaires à la rédaction d'un tel rapport !
La question essentielle reste donc : Qu'y a -t-il à apprendre pour devenir capable de produire les écrits, que la vie sociale, scolaire et personnelle exige de nous chaque jour ?

Car il est là, l'objectif : il ne s'agit pas seulement de devenir capable d'aligner quelques paragraphes sur un sujet quelconque, mais bien de pouvoir produire les écrits scolaires (solutions mathématiques, interrogations écrites d'histoire ou de sciences, comptes-rendus de TP, dissertations etc.) et professionnels (rapports, comptes-rendus, synthèses, articles de presse, motions, courrier administratif, etc.), sans oublier tous les écrits d'expression personnelle, littéraire et poétique, qui attendent chaque élève et chacun des citoyens qu'ils deviendront.
Comme pour la lecture, il n'existe aucun apprentissage "avant", qui serait valable pour toutes ces situations. Les compétences qu'elles requièrent ne peuvent être acquises qu'en situations véritables, en écriture de projets sociaux effectifs.
Pour atteindre cet objectif, que propose-t-on ? Un entraînement à la rédaction.
Qu'est-ce qu'une rédaction ?
La production d'un texte à propos duquel on fournit la seule information (son sujet) qui n'aide en rien cette production.
Comme on sait, un texte n'est jamais caractérisé par son sujet, mais par la situation de communication qui l'a rendu nécessaire. Qu'il s'agisse de raconter, d'expliquer ou de décrire, ce qui permet de définir les choix langagiers, et l'organisation du texte, ce ne sont ni les règles de grammaire, ni celles d'orthographe, ni la question de la cohérence, — toutes données qui joueront, certes, un rôle, après, dans un second temps —, mais bien les réponses aux questions suivantes : qui parle, à qui, où et quand et surtout, pour obtenir quel résultat ?.
Apprendre à les poser et à y répondre, ce n'est possible que si les enfants commencent par des situations en vraie grandeur, dont les enjeux sont aisément repérables par eux-mêmes, et s'ils ont pu eux-mêmes découvrir l'importance de ces données et transformer ces découvertes en règles d'écriture archivées dans leurs "outils pour lire et pour écrire".
C'est dans des situations de communication sociale que peut être construite la notion de variations langagières — capitale pour la maîtrise de la langue, dont résonnent pourtant ces "nouveaux" programmes, à grand renfort de formules pompeuses et mensongères.
C'est là seulement que les enfants vont pouvoir apprendre "comment ça fonctionne", pour ensuite pouvoir s'amuser à "faire semblant", c'est-à-dire, à s'entraîner (mais oui !) sur des situations simulées —, non des "rédactions" à sujets, mais des situations-problèmes d'écriture, qui consistent à produire des écrits en imaginant telle ou telle situation, pour tel ou tel destinataire, avec tel ou tel type d'enjeu.
S'entraîner, activité indispensable à la maîtrise, cela fonctionne toujours comme un jeu, où l'on imagine des problèmes à résoudre : qu'il s'agisse du foot, des échecs ou des apprentissages scolaires, la nature des entraînements est toujours la même : reprendre des points précis des situations vraies et imaginer de façon ludique des difficultés particulières, liées à des situations précises, dont il s'agit de trouver les moyens de les surmonter.
En matière d'écriture, il s'agit de s'entraîner à partir d'un même sujet, à écrire des textes différents en faisant varier les destinataires et les enjeux. Par exemple, pour décrire une même forêt, on va inviter les élèves à :
1- en faire une description, telle qu'elle pourrait apparaître au début d'un roman policier en imaginant qu'un crime affreux s'y est produit
2- en faire une description telle qu'elle apparaîtrait dans un prospectus du Syndicat d'Initiatives du coin, pour inviter les touristes à venir la visiter
3- en faire la description que pourrait en donner un ouvrage de géographie qui la trouve représentative des paysages de cette région.
4- en faire la description humoristique d'une personne qui raconte dans une lettre à des amis, comment elle a pu s'y perdre... etc.
Toutes ces situations sont avant tout ludiques (un entraînement doit être une occasion de s'amuser, sinon, c'est un pensum : ce n'est pas un entraînement !) et sont les moments où les stratégies pour surmonter les difficultés rencontrées sont confrontées et analysées ensemble, pour être objets d'appropriation : chacun des élèves est ainsi enrichi par le groupe tout entier.

 
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La notation, les maîtres et la pédagogie

26 Février 2008 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #L.C.

La notation, les maîtres et la pédagogie

De l’absence à l’ignorance pédagogique


En France, le métier de professeur peut être exercé par tout individu nanti des diplômes universitaires requis. Selon un consensus vieux comme l’école, il ne serait pas nécessaire d’en connaître les règles et les lois, ni d’apprendre l’art de la relation éducative. D’ailleurs, depuis l’entrée massive des enfants du peuple dans le secondaire, la tendance anti-éducative s’est accentuée au point que certains se vantent ou revendiquent de n’être pas éducateurs, comme un jardinier se flatterait de n’être point horticulteur. Dans une profession pourtant fortement féminisée, on peut porter fièrement en sautoir cette dénégation sans déclencher les rires des collègues. L’amateurisme s’affiche comme vertu professionnelle. En position très minoritaire, depuis toujours, en tant que savoir professionnel spécifique, la pédagogie à l’école est une exception. Comme tout ce qui est exceptionnel ou minoritaire, elle est sociologiquement marginale et hors norme, l’enseignement frontal traditionnel en face d’un public d’auditeurs supposé homogène étant défini comme la norme. Cette autre vision de la transmission des savoirs s’accommode mal du conformisme et de l’idéologie dominante. Sa différence n’en est pas moins légitime et respectable. Malheureusement, son originalité et sa marginalité en font un bouc-émissaire facile à pointer et utile à désigner sans risque à la vindicte par les « justiciers », guérisseurs de l’angoisse commune par la mise en examen de suspects minoritaires 1. Comme toutes les minorités, elle suscite chez ceux dont la pensée s’est bâtie sur des préjugés des sentiments négatifs irrationnels oscillant entre mépris et hostilité. Son « anormalité » la condamne dans les périodes calmes à une « anomalie » tolérée bien qu’absente de l’école, dans les périodes incertaines à une « perversion », tout autant absente, habilement nommée « pédagogisme » et dénoncée violemment. Du fait de cette inexistence dans les murs scolaires, aucune véritable information pédagogique ne circule à portée d’oreille. Dans ces conditions, non seulement il n’est pas facile de se former en pédagogie, mais, dans le fatras des idées fausses abondamment développées et entretenues par ses détracteurs, s’en faire une idée juste est impossible. S’il ne va pas chercher information et formation à l’extérieur, l’enseignant ordinaire, archétype du maître traditionnel, ignore qu’il n’a pas plus de savoirs en pédagogie qu’en psychologie, domaine où il se sait ignorant. Il est comme un marin embarqué sur un porte-avions qui, ne sachant rien de la mer, ne saurait pas qu’il ne sait pas nager. A l’institut de formation des marins on enseigne les sciences de la mer mais pas la natation, la plongée et les arts marins. Pour cause, selon une idée reçue, la pédagogie serait une disposition d’esprit de naissance ou un trait de personnalité acquis dans l’enfance au contact de ses professeurs. Cette qualité serait potentiellement présente chez tout candidat qui réussit le concours de recrutement. La préparation du diplôme de certification donnerait forme à cette caractéristique personnelle. A ceux qui ne l’auraient pas au départ, la pédagogie serait livrée en infusion dans les savoirs disciplinaires acquis à l’université. Tous les maîtres titulaires et diplômés au niveau requis en seraient pourvus sans formation spécifique. Ceux qui pensent que la pédagogie n’est pas donnée par la grâce, ni innée, ni infusée, qu’il faut s’y former, seraient des « pédagogistes » dangereux et pervers, mus par des ambitions personnelles sans rapport avec l’éducation et la transmission des savoirs à l’école. Pourtant, affublés d’office et malgré soi de vertus pédagogiques, beaucoup de maîtres aimeraient bien pouvoir acquérir sinon ces vertus du moins ces compétences. Mais, pour l’opinion, se former manifesterait un aveu implicite, une « preuve » d’ignorance, voire d’incapacité et d’imposture. Pour faire entrer la pédagogie dans l’école, il faudrait que l’opinion, profane ou professionnelle, ainsi que les politiques de l’exécutif et du législatif admettent clairement qu’elle n’est pas une vertu mais un savoir-faire à acquérir. 2


De l’ignorance à l’hostilité


En attendant cette renaissance, l’ignorance pousse ceux qui ne savent pas à croire celui qui garde le temple et se drape dans l’infaillibilité dogmatique. Celui-ci porte en écharpe la somme des idées reçues sur l’école et l’enfant certifiées et homologuées historiques, organiques et scientifiques par des chercheurs dont les travaux en général et « par chance » aboutissent « naturellement » à la validation de pratiques traditionnelles. Rien de nouveau dans les labos. Postulant que l’école est rationnelle, objective, neutre et bienveillante, qu’elle ne favorise aucune classe sociale, qu’elle n’élimine personne, qu’elle ne fait que récompenser les talents individuels sans distinction de naissance, les chercheurs imputent l’échec, ou la réussite, à des facteurs intrapsychiques ou familiaux. Ainsi, la recherche valide les pratiques didactiques qui confirment les résultats de la recherche. Cet accord parfait préserve l’école des interrogations et du changement. Quand une science se préoccupe plus de confirmer que d’innover elle s’éloigne de la vérité pour se rapprocher de l’idéologie. 3 Ignorant ou savant, on ne fait généralement pas la distinction entre croyances et savoirs. Dépourvu de savoir de référence, sans possibilité de juger par soi-même, on ne peut pas plus évaluer la pertinence pédagogique d’une pratique didactique que d’une méthode d’enseignement ou d’un ouvrage sur la question. Cette dépendance de jugement oblige à faire confiance d’abord aux manuels et à leurs auteurs, ensuite aux recommandations des universitaires et à leurs mises en garde. La fausse querelle sur les méthodes de lecture qui rebondit tous les dix ans en fournit une illustration caricaturale. Dans tout débat, chaque enseignant se sent « spontanément » porte-parole obligé des sentiments de sa profession, lesquels quand ils sont critiques s’exercent uniquement à l’encontre d’une opinion différente de la norme admise par défaut, jamais contre une opinion conservatrice. L’hostilité « naturelle » de sa corporation contre la pédagogie invite celui qui recherche la conformité à se ranger dans la troupe des pédagophobes. « Informé »sur la pédagogie à travers les reproches invérifiables que lui font les gardiens du temple, il croit savoir et fait confiance à ceux qui disent que les pédagogues sont les ennemis. Dès lors, toute innovation est vécue comme une menace contre l’école, c’est-à-dire contre la tradition qui règne dans le système scolaire français. Ailleurs, du côté de l’éducation animale, on n’observe aucun déni pédagogique. Le prof qui s’inspirerait des maîtres animaliers aurait déjà un début de formation. Les « dresseurs », éducateurs d’animaux domestiques ou sauvages, que ce soit pour la garde, le cirque, l’aide aux handicapés, le secours en montagne, la recherche policière ou la chasse, n’utilisent que les renforcements positifs pour stimuler l’animal et le renseigner sur les sentiments de son maître. La réussite des apprentissages animaliers est tout entière fondée sur le professionnalisme, le « mérite » du « dresseur » et sur la qualité de la relation entre le professeur humain et l’élève animal. Il ne viendrait à l’idée de personne de traiter ces éducateurs de « pédagogistes ». Et pourtant, les compétences acquises par l’animal sont vouées exclusivement au service du maître « humanitaire ». Seuls les animaux scolaires, censés se former pour leur propre bénéfice, font l’objet de renforcements négatifs, de punitions en guise de stimulants, comme si la croissance cognitive avait besoin de bâtons pour se réaliser et s’épanouir. Ce qui est bon et efficace
pour l’animal ne le serait pas pour l’humain.

De la note à la morale scolaire

Dans ce contexte idéologique, la notation, comme les devoirs du soir, la dictée ou les leçons, est une pratique fondée sur une nécessité « biologique ». Le droit à la notation n’est pas acquis mais transmis, droit héréditaire qui remonte aux origines du collège des congrégations religieuses. Les murs, le mobilier et les équipements des écoles où l’on note « normalement » toute la journée sont propriété exclusive des enseignants. Dans cette maison des profs, les élèves, simples invités obligés, soumis autant que possible, ont accès aux savoirs, comme aux installations, sous contrôle et sous certaines conditions restrictives. Le « bon élève » apprend très tôt que trouver gratification et plaisir dans la connaissance est une erreur de sentiment due à sa jeunesse. Toute conquête ne peut apporter une légitime satisfaction que si elle est homologuée et récompensée par le maître. Le « mauvais élève », lui, découvre très tôt que ne pas savoir au jour et à l’heure où il est interrogé est une faute grave. Le risque majeur encouru par l’enfant noté dès 6 ans est la perte de motivation et d’intérêt pour les apprentissages, le désinvestissement du désir de savoir et l’abandon. De sanction en sanction il finit par penser que apprendre à l’école ne lui apporte que des déboires : « à quoi bon ? ». Il était venu pour s’instruire, on lui demande de bachoter pour obtenir LA note, critère de placement dans la course. La motivation intrinsèque pour la connaissance cède la place à la préparation du « travail noté »… ou à la démission. Mais pour les élèves, pas plus que la manifestation syndicale et la grève scolaire, la démission n’est légale au regard de la tradition. On peut avoir tout perdu, n’avoir plus de mise à jouer et sombrer dans le désespoir, mais on n’a pas le droit de quitter la partie. Dans ce jeu à qui perd perd et ne gagnera plus, sans sortir du jeu, la notation est l’outil indispensable de mesure, non des acquis et des réussites, mais du « mérite » des joueurs, de leurs performances et de leurs gains, pour ceux qui gagnent. Outil réservé à l’arbitre notateur et moralisateur qui installe ses élèves dans un jeu sans fin. Face à des élèves qui ne travailleront plus désormais que pour la note, l’arbitre doit toujours noter plus pour obtenir du « travail », de l’émulation et des résultats encore. Mais professeur et élèves ont perdu de vue l’intérêt intellectuel de l’école et le plaisir d’entrer en connaissance. Quand l’intérêt et le plaisir ont disparu d’une activité humaine, il reste la morale et la contrainte. Pour légitimer l’enseignement anonyme, il faut personnaliser la notation, moraliser l’apprentissage. Quand tout est noté, l’échange est jugé immoral, l’entraide est répréhensible et la fraternisation condamnée comme délit. Quand le contrôle est permanent, l’élève ne fait pas la différence entre situation d’apprentissage et situation d’évaluation. Il ignore qu’il y en ait une. Le prof qui occupe la totalité du temps scolaire avec ses leçons ne fait pas la différence entre l’enseignement et l’apprentissage, redoublant la confusion chez l’enfant. En outre, la publication des notes, sans laquelle elles perdraient leur pouvoir « stimulant », porte en elle le mépris pour ceux qui n’ont pas la « moyenne », l’humiliation de ceux qui ne l’ont jamais.


Du nécessaire rachat de la faute


Mais alors, d’institution publique et sociale de formation et d’éducation, l’école républicaine devient maison de l’ennui, parfois de pénitence, où l’on vient gagner son salut avec plus ou moins de « volonté ». Pourtant, la morale et la religion ne devraient avoir aucune implication dans les apprentissages scolaires. On ne vient pas à l’école pour y faire son salut par la contrition, la pénitence et le rachat de sa « faute originelle ». Celui qui apprend vite n’a pas plus de mérite que celui qui peine. C’est ce dernier qu’il faut encourager et soutenir en priorité par l’entraide mutuelle et les renforcements positifs. En posant une étiquette sur le front des mauvais élèves dès le CP, la notation jette l’opprobre sur ceux qu’elle prétend stimuler. Cette stigmatisation, sans intention de nuire, risque de compromettre définitivement toute chance de réussir une scolarité. L’étude active n’est pas synonyme d’ennui. On vient à l’école pour apprendre et s’éduquer avec joie en communauté éducative heureuse. Tous les appelés devraient être élus et s’asseoir à la table de communion des valeurs républicaines. En imposant la compétition entre pairs au détriment de l’entraide, la notation permanente étrangle dans l’œuf l’une des valeurs fondatrices de la république française aussi forte de cœur que de raison mais toujours méprisée, la fraternité, pourtant plus nécessaire que l’esprit de compétition pour obtenir le certificat de citoyenneté républicaine. S’étonnerait-on que le civisme ne soit pas la vertu cardinale des Français ayant été à bonne école ?

Pour le prof notateur, héritier de ses anciens profs gardiens de la tradition religieuse, la notation est une arme d’encouragement, de dissuasion ou de rétorsion, qui signale ou rappelle que « tout savoir se mérite ». Arsenal nécessaire à celui qui, autant que possible, gave le canard pour en faire une oie et pour rappeler au potache que le contenu et la forme de ses apprentissages ne lui appartiennent pas. Car, ayant appris par l’expérience que ce n’est pas pour lui qu’il engraisse, le canard ne s’alimenterait pas s’il n’y était contraint. L’élève de maternelle pas encore apprivoisé ni dressé est « naturellement » rebelle et cancre. La note fera passer le jeune enfant de l’infantile à l’âge de raison scolaire. Baguette sans laquelle Cendrillon resterait souillon, le carrosse courge, elle l’éduquera, le stimulera et le sanctionnera à la fois. Au-dessus de la médiane, annoncée moyenne et modale, elle stimule, en dessous elle sanctionne. La notation est donc le signe et l’insigne de l’élévation morale et de la dignité magistrale. Sans note, le roi serait nu. On lui jetterait des pierres. Le fautif se ferait rappeler à sa dignité par des plaisanteries de bon goût : « Tu as rendu ta copie ? Y a t-il un professeur dans la salle de classe ? »
L’abandon de la notation pour l’évaluation serait le signe d’un changement réfléchi et consenti de statut. Les écoles deviendraient des maisons pour tous où les élèves vivraient locataires de droit comme les professeurs. Qu’y deviendrait la hiérarchie ? Sans la blouse des anciens, c’est la notation qui permet de distinguer le prof de l’élève. Un prof qui ne noterait pas serait un prof noté, un prof diminué, un prof humilié, un prof infantilisé, un prof nié… un élève. Même l’institutrice débonnaire qui ne punit jamais, même le maître fantaisiste dans sa façon de traiter le « programme », de transmettre les savoirs, doivent impérativement noter pour ne pas être déchus. C’est la notation qui indique au profane que l’on passe des fantaisies, jeux et ris de maternelle au travail assidu, obstiné et sérieux de la grande école. On ne rit plus, on bosse et c’est noté. Sans note, pas de travail ! La « récitation » de Hugo, comme le dessin de la poire ou de la feuille selon la saison, comme les couplets du Petit cheval de Brassens et Paul Fort, mérite salaire. 4

Tous ensemble chacun pour soi


Existe-t-il une solidarité professionnelle à l’école ? Parce que pendant son enfance il a été éduqué par une institution qui privilégie la compétition individuelle sur la coopération et l’entraide : chacun pour soi, le maître pour tous et qu’il a gagné seul cette compétition permanente, l’enseignant ordinaire ne sait travailler ni en équipe, ni en groupe. Il traverse sa carrière en travailleur solitaire et individualiste. Mais, paradoxalement, il partage les peurs de son groupe d’appartenance. La recherche et l’innovation effraient collectivement l’ensemble des professeurs, même quand ils sont en rivalité ou en conflit d’intérêts. Avant d’innover en évaluation, il lui faudrait d’abord innover en pédagogie. Non seulement il n’a pas les bases théoriques pour le faire, mais il lui faudrait le courage de se démarquer du groupe par une rupture que la profession qualifierait de déloyale. Le passage de la notation à l’évaluation suppose donc la volonté commune d’une équipe pédagogique qui n’existe pas encore et qu’il faut créer après avoir renoncé à l’individualisme collectif avant d’envisager de nouvelles modalités de mesure des apprentissages. Car sans équipe d’enseignants solidaires la pédagogie dans une seule classe est une aventure à risque que ne peuvent entreprendre que quelques personnalités autonomes résolument en dissidence.

Si en philosophie, en politique ou en art chaque enseignant fait des choix personnels, en situation professionnelle l’enseignant traditionnel pense peu par lui-même. Ses actes professionnels, ses idées sur l’élève et sur le métier lui sont dictées à son insu par le groupe. Dans la vie de la cité chacun se détermine selon ses goûts propres, dans la vie de l’école c’est une ligne de conduite collective qui s’impose. Chacun est libre de penser ce qu’il est normal de penser en accord avec la théorie dominante 5. Des normes strictes plus ou moins explicites régissent les représentations sur le métier et l’enfance à l’école. La profession fait front face aux autres, ministre, direction, hiérarchie, parents, élèves. Mais si le destin et les intérêts corporatifs sont liés, les carrières sont individuelles. Imprégnée d’idéologie chrétienne, l’éthique professionnelle est commune, le salut individuel. Des normes communes pour un destin très personnel façonnent les esprits à l’identique. C’est pourquoi la solidarité s’exerce toujours en négatif, rarement en positif. Dans les luttes corporatives l’union est la règle, au travail c’est la division. On se rassemble spontanément pour se défendre collectivement contre des heures de réunion non rémunérées, contre des réformes qui accorderaient une relative indépendance aux élèves au dépens de la tutelle magistrale et en général contre tout ce qui grignoterait les « avantages acquis » comme le pouvoir absolu de réglementer, juger, récompenser, punir, noter. Bien que se réunir pour travailler ensemble soit vécu douloureusement par beaucoup, on réclame des décharges d’horaire pour pouvoir travailler en équipe. Mais la troupe se disloque quand il s’agit de passer à une solidarité active. Se réunir en équipe de cycle ou de discipline pour harmoniser les contenus d’enseignement et les évaluations, pour s’accorder sur les critères de « correction » des copies déclenche un stress insupportable à la plupart. Se réunir pour échanger, élaborer en commun un projet éducatif de cycle ou d’établissement est une initiative mal vécue. Sa mise en œuvre se heurte à des résistances insurmontables. Après réunion, les décisions prises sont fréquemment dédaignées par ceux qui, rebelles à tout contrôle au-dessus de leur tête, contrôlent pourtant leurs élèves quotidiennement. Paradoxalement, c’est le désir d’échapper aux contrôles professionnels autant informels que formels, aussi bien des collègues que de la hiérarchie, qui incite à sauvegarder obstinément les pratiques de contrôle d’élèves. Ainsi, la boucle se ferme sur la conservation des usages traditionnels du contrôle « continu » et la propagande des gardiens du temple reçoit un accueil favorable là où la défense des droits du prof et la crainte collective de l’évaluation avaient déjà bannie la pédagogie.

A qui profite la note


Si, autrefois, la notation a pu mesurer les acquis, aujourd’hui elle évalue surtout les performances individuelles et les capacités d’adaptation à une école du chacun pour soi. Elle mesure aussi la conformité ou l’écart à la norme. Elle devance les apprentissages plus souvent qu’elle ne leur fait suite. Elle apprécie les requis plus que les acquis. Si elle s’y intéresse aussi, c’est plutôt pour valider les savoirs acquis ailleurs. Elle ne fait pas la somme des acquis de chacun, elle compare chacun à un élève étalon par soustraction des requis mal acquis 6. On pourrait démoraliser la notation, la rationaliser en la critériant, en annonçant à l’avance le programme, les modalités et la date des contrôles, le barème, en notant les réussites et non les échecs. En supprimant les pièges, on jouerait la transparence. On pourrait noter les réussites sur un total de points variant avec le nombre d’items proposés pour mettre fin à l’arithmétique faussement objective de la note sur 10 ou sur 20. L’élève pourrait donc participer à sa notation et apprendre à s’auto-évaluer. Cela suppose que l’élève, au centre du système scolaire, apprenne pour lui-même et soit l’unique bénéficiaire de l’école. Le contrôle personnalisé se ferait uniquement à son profit pour le renseigner sur la distance parcourue et sur le chemin qui reste à faire. Il ne servirait plus à renforcer ce sentiment de toute-puissance du notateur par l’exercice d’un pouvoir arbitraire. Un prof non sélectionneur n’aurait en tête à l’instant de l’évaluation aucun souci de carrière personnelle. Mais on sait que la notation traditionnelle, la « correction magistrale », participe grandement aux gratifications dans un métier difficile psychologiquement, parfois décevant moralement. L’instant de la correction devient parfois celui de la revanche. Beaucoup d’enseignants fragiles, confrontés à des difficultés professionnelles qu’ils ne soupçonnaient pas avant d’entrer dans la carrière, résistent au désespoir en utilisant la notation comme protection contre le chahut, la déprime et la démission. La réputation et l’avenir professionnel des profs traditionnels se bâtissent aussi sur la publication des bulletins de notes. Un prof sans ce pouvoir arbitraire serait-il encore maître incontesté, ou chahuté ? La profession peut-elle renoncer à cet avantage moral sans changer de statut ? Pour tous ceux qui ne savent transmettre les savoirs que par cours magistral la notation est le moyen de pression mécanique qui, en théorie, oblige les élèves à suivre le cours, à écouter la leçon. Cette motivation artificielle a depuis longtemps montré les limites de son efficacité, mais elle reste la seule qui permette d’exercer sereinement le métier quand on n’a pas de formation pédagogique et qu’on n’en veut pas. Ce qui la rend indispensable, c’est que sa disparition entraînerait l’effondrement du système... ou le recours à la pédagogie. Pour les profs pédagogues, la notation traditionnelle troublerait la relation de confiance maître-élève, élèves-élèves et empêcherait l’élaboration interactive et sociale des savoirs au sein de la communauté d’intérêts épistémiques, que la note individualise et moralise.

Pour garantir la réussite des apprentissages dans une école différente, peut-être faudrait-il moraliser l’enseignement ?

Laurent CARLE (janvier 2008)

1 Ces dernières années, on a vu entrer dans le débat quelques philosophes antipédagogues ! Dans l’ordre alphabétique ils se classent entre mères infanticides et pompiers pyromanes.
2 Il faudrait aussi que le pouvoir politique résiste aux pressions des groupements et corporations qui ont un intérêt économique et social dans le statu quo.
3 « La mathématisation et la formalisation ont désintégré les êtres et les existants pour ne considérer comme seules réalités que les formules et équations gouvernant les entités quantifiées. La pensée simplifiante est incapable de concevoir la conjonction de l’un et du multiple. Ou bien, elle unifie abstraitement en annulant la diversité. Ou, au contraire, elle juxtapose la diversité sans concevoir l’unité.
Ainsi, on arrive à l’intelligence aveugle. L’intelligence aveugle détruit les ensembles et les totalités, elle isole tous ses objets de leur environnement. Elle ne peut concevoir le lien entre l’observateur et la chose observée. Les disciplines des sciences humaines n’ont plus besoin de la notion d’homme. Et les pédants aveugles en concluent que l’homme n’a pas d’existence, sinon illusoire. Tandis que les media produisent la basse crétinisation, l’Université produit la haute crétinisation. La méthodologie dominante produit un crétinisme accru…
La connaissance est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulées par les puissances anonymes, au premier chef les Etats. Or, cette nouvelle, massive et prodigieuse ignorance, est elle-même ignorée des savants. Ceux-ci, qui ne maîtrisent pas pratiquement les conséquences de leurs découvertes, ne contrôlent même pas intellectuellement le sens et la nature de leur recherche.
Les problèmes humains sont livrés, non seulement à cet obscurantisme scientifique qui produit des spécialistes ignares, mais à des doctrines obtuses qui prétendent monopoliser la scientificité à des idées clés d’autant plus pauvres qu’elles prétendent ouvrir toutes les portes…comme si la vérité était enfermée dans un coffre-fort dont il suffirait de posséder la clé… » Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF
4  « Une note (en principe, une évaluation) et un salaire, ça n’a rien à voir. Un salaire est une conséquence normale d’une activité, définie préalablement par un contrat dûment explicité, et assortie d’autres conséquences éventuelles, en cas de travail non effectué. La note scolaire est censée évaluer (c’est-à-dire mesurer), non la production de l’élève, mais les progrès que cette production révèle. La mission des enseignants est que les élèves acquièrent de nouveaux savoirs et qu’ils progressent. Ce sont ces progrès que la note (bien ou mal) doit évaluer. » Eveline Charmeux

5 Le maître de CP peut choisir librement la « méthode de lecture », à condition qu’il en choisisse une et qu’elle enseigne le b et a ba, conformément à la théorie traditionaliste. Ne pas utiliser de manuel de lecture serait hérétique.
6 Quand l’écart est trop grand : « il faudrait tout reprendre à la base » se lamente celui qui croit que dans le cerveau les savoirs s’empilent comme des assiettes.




Un avis pertinent


Un des derniers blocs de Meirieu :

Reste une question très difficile : peut-on imposer aux enseignants une « obligation de résultats » ou les évaluer sur les résultats de leurs élèves ? C’est très difficile et, à mes yeux, ce serait vraiment dangereux. C’est difficile car les résultats ne signifient pas grand chose s’ils ne sont pas rapportés au niveau d’entrée des élèves et à l’environnement familial, social et économique de ces derniers. C’est inquiétant car la mesure des résultats laisse de côté toute la dimension éducative de l’enseignement qui est difficilement évaluable : l’accès à l’autonomie, la curiosité intellectuelle, la créativité ne sont guère chiffrables. C’est dangereux car, avec l’obligation de résultats, on oublie que les enfants ne sont pas des produits qu’on fabrique, mais des libertés qu’on accompagne. Seul le dressage et le conditionnement sont vraiment évaluables… et dans une perspective de normalisation bien éloignée de l’idéal humaniste de notre École. C’est pourquoi je crois que, comme les médecins, les enseignants doivent être astreints à l’obligation de moyens et non à l’obligation de résultats. Ils ont plus besoin d’un code de déontologie que d’un arsenal statistique.

Un établissement scolaire n’est pas une entreprise. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas astreint à la qualité, bien au contraire. Mais la qualité d’un service public ne s’obtient pas par la mise en concurrence des personnes mais par la mobilisation des acteurs.

in "Rémunération au mérite et obligation de résultats pour les enseignants"


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Quand les pauvres votent riche et catholique...

12 Janvier 2008 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #L.C.

 
Laïcité : les cinq fautes
du président de la République


03/01/2008 | le figaro.fr  Mise à jour : 14:18 |

Par Henri Pena-Ruiz, philosophe, professeur, écrivain, ancien membre de la commission Stasi sur l'application du principe de laïcité dans la République. Derniers ouvrages parus : Qu'est-ce que la laïcité_? (Gallimard) et Leçons sur le bonheur (Flammarion).


Nicolas Sarkozy a prononcé au Vatican, un discours (le discours est publié sur ce blog, article: réponse au chanoine Sarkozy, note de grossel) choquant à plus d'un titre. Soutenir, en somme, que la religion mérite un privilège public car elle seule ouvrirait sur le sens profond de la vie humaine est une profession de foi discriminatoire. Il est regrettable qu'à un tel niveau de responsabilité cinq fautes majeures se conjuguent ainsi.


Une faute morale d'abord. Lisons : «Ceux qui ne croient pas doivent être protégés de toute forme d'intolérance et de prosélytisme. Mais un homme qui croit, c'est un homme qui espère. Et l'intérêt de la République, c'est qu'il y ait beaucoup d'hommes et de femmes qui espèrent.»
Dénier implicitement l'espérance aux humanistes athées est inadmissible. C'est montrer bien peu de respect pour ceux qui fondent leur dévouement pour la solidarité ou la justice sur un humanisme sans référence divine. Ils seront nombreux en France à se sentir blessés par de tels propos. Était-ce bien la peine de rendre hommage au jeune communiste athée Guy Môquet pour ainsi le disqualifier ensuite en lui déniant toute espérance et toute visée du sens ? En fait, monsieur le président, vous réduisez indûment la spiritualité à la religion, et la transcendance à la transcendance religieuse. Un jeune héros de la Résistance transcende la peur de mourir pour défendre la liberté, comme le firent tant d'humanistes athées à côté de croyants résistants.

Une faute politique. Tout se passe comme si M. Sarkozy était incapable de distinguer ses convictions personnelles de ce qui lui est permis de dire publiquement dans l'exercice de ses fonctions, celles d'un président de la République qui se doit de représenter tous les Français à égalité, sans discrimination ni privilège. Si un simple fonctionnaire, un professeur par exemple, commettait une telle confusion dans l'exercice de ses fonctions, il serait à juste titre rappelé au devoir de réserve. Il est regrettable que le chef de l'État ne donne pas l'exemple. Curieux oubli de la déontologie.

Une faute juridique. Dans un État de droit, il n'appartient pas aux tenants du pouvoir politique de hiérarchiser les options spirituelles, et de décerner un privilège à une certaine façon de concevoir la vie spirituelle ou l'accomplissement humain. Kant dénonçait le paternalisme des dirigeants politiques qui infantilisent le peuple en valorisant autoritairement une certaine façon de conduire sa vie et sa spiritualité. Des citoyens respectés sont assez grands pour savoir ce qu'ils ont à faire en la matière, et ils n'ont pas besoin de leçons de spiritualité conforme.
Lisons à nouveau : «Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur.» On est surpris d'une telle hiérarchie éthique entre l'instituteur et le curé. L'école de la République a été inventée pour que les êtres humains puissent se passer de maître. Tel est l'honneur des instituteurs et des professeurs.
Grâce à l'instruction, l'autonomie éthique de chaque personne se fonde sur son autonomie de jugement. Elle n'a donc pas à être jugée moins bonne que la direction de conscience exercée par des tuteurs moraux. Étrange spiritualité que celle qui veut assujettir la conscience à la croyance !

Une faute historique. L'éloge du christianisme comme fondement de civilisation passe sous silence les terribles réalités historiques qui remontent à l'époque où l'Église catholique disposait du pouvoir temporel, puisque le pouvoir politique des princes était alors conçu comme son «bras séculier».
L'Occident chrétien peut-il s'enorgueillir du thème religieux du «peuple déicide» qui déboucha sur un antisémitisme particulièrement virulent là où l'Église était très puissante ? Les hérésies noyées dans le sang, les guerres de religion avec le massacre de la Saint-Barthélemy (3500 morts en un jour : autant que lors des attentats islamistes du 11 Septembre contre les Twin Towers), les croisades et les bûchers de l'Inquisition (Giordano Bruno brûlé vif en 1600 à Rome), l'Index Librorum Prohibitorum, censure de la culture humaine, l'anathématisation des droits de l'homme et de la liberté de conscience (syllabus de 1864) doivent-ils être oubliés ? Les racines de l'Europe ? L'héritage religieux est pour le moins ambigu…
L'approche discriminatoire est évidente dès lors que le christianisme est invoqué sans référence aux atrocités mentionnées, alors que les idéaux des Lumières, de l'émancipation collective, et du communisme sont quant à eux stigmatisés à mots couverts au nom de réalités contestables qu'ils auraient engendrées. Pourquoi dans un cas délier le projet spirituel de l'histoire réelle, et dans l'autre procéder à l'amalgame ? Si Jésus n'est pas responsable de Torquemada, pourquoi Marx le serait-il de Staline ? De grâce, monsieur le président, ne réécrivez pas l'histoire à sens unique !
Comment par ailleurs osez-vous parler de la Loi de séparation de l'État et des Églises de 1905 comme d'une sorte de violence faite à la religion, alors qu'elle ne fit qu'émanciper l'État de l'Église et l'Église de l'État ? Abolir les privilèges publics des religions, c'est tout simplement rappeler que la foi religieuse ne doit engager que les croyants et eux seuls. Si la promotion de l'égalité est une violence, alors le triptyque républicain en est une. Quant aux droits de l'homme d'abord proclamés en Europe, ils proviennent de la théorie du droit naturel, elle-même inspirée de l'humanisme de la philosophie antique et notamment de l'universalisme stoïcien, et non du christianisme. Si on veut à tout prix évoquer les racines, il faut les citer toutes, et de façon équitable.

Une faute culturelle. Toute valorisation unilatérale d'une civilisation implicitement assimilée à une religion dominante risque de déboucher sur une logique de choc des civilisations et de guerre des dieux. Il n'est pas judicieux de revenir ainsi à une conception de la nation ou d'un groupe de nations qui exalterait un particularisme religieux, au lieu de mettre en valeur les conquêtes du droit, souvent à rebours des traditions religieuses. Comment des peuples ayant vécu avec des choix religieux différents peuvent-ils admettre un tel privilège pour ce qui n'est qu'un particularisme, alors que ce qui vaut dans un espace politique de droit c'est justement la portée universelle de conquêtes effectuées souvent dans le sang et les larmes ?
Si l'Europe a une voix audible, ce n'est pas par la valorisation de ses racines religieuses, mais par celle de telles conquêtes. La liberté de conscience, l'égalité des droits, l'égalité des sexes, toujours en marche, signent non la supériorité d'une culture, mais la valeur exemplaire de luttes qui peuvent affranchir les cultures, à commencer par la culture dite occidentale, de leurs préjugés. Simone de Beauvoir rédigeant Le Deuxième Sexe pratiquait cette distanciation salutaire pour l'Occident chrétien. Taslima Nasreen fait de même au Bangladesh pour les théocraties islamistes. La culture, entendue comme émancipation du jugement, délivre ainsi des cultures, entendues comme traditions fermées. Assimiler l'individu à son groupe particulier, c'est lui faire courir le risque d'une soumission peu propice à sa liberté. Clouer les peuples à des identités collectives, religieuses ou autres, c'est les détourner de la recherche des droits universels, vecteurs de fraternité comme d'émancipation. Le danger du communautarisme n'est pas loin.

La laïcité, sans adjectif, ni positive ni négative, ne saurait être défigurée par des propos sans fondements. Elle ne se réduit pas à la liberté de croire ou de ne pas croire accordée avec une certaine condescendance aux «non-croyants». Elle implique la plénitude de l'égalité de traitement, par la République et son président, des athées et des croyants. Cette égalité, à l'évidence, est la condition d'une véritable fraternité, dans la référence au bien commun, qui est de tous. Monsieur le président, le résistant catholique Honoré d'Estienne d'Orves et l'humaniste athée Guy Môquet, celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas, ne méritent-ils pas même considération ?
 



Article paru le 27 décembre 2007 dans L'Humanité
Entretien réalisé par Grégory Marin

« La spiritualité est irréductible à la religion »

Henri Pena-Ruiz, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur agrégé de philosophie, décrypte les ressorts du discours de Latran prononcé par Nicolas Sarkozy.

Durant la campagne présidentielle, le candidat Sarkozy n’a eu de cesse de revendiquer son appartenance religieuse : « Je suis de culture catholique, de tradition catholique et de confession catholique », déclarait-il en novembre 2004, à la veille de la parution de son livre la République, les religions et l’espérance. Jeudi 20 décembre, Nicolas Sarkozy s’est rendu au Vatican pour sa première visite officielle au pape Benoît XVI. Sa rencontre avec le chef suprême de l’Église catholique romaine a été l’occasion pour le président de la République laïque de « redire son respect et son attachement à la question spirituelle », que le chef de l’État a « toujours considérée » comme étant « au coeur de la vie de nos concitoyens ». Fait « unique chanoine d’honneur de la basilique Saint-Jean-de-Latran », Nicolas Sarkozy y a tenu un discours inquiétant pour la laïcité.

Qu’est-ce qui vous a frappé dans le discours de Nicolas Sarkozy, qui déclare, parlant de la visite du pape en France l’an prochain :
« Je suis comptable de tous les espoirs que cette perspective suscite chez mes concitoyens catholiques » ?

Henri Pena-Ruiz.
Le premier choc, c’est le non-respect de la déontologie, de la part d’un président de la République qui se déclare « président de tous les Français » mais qui, ostensiblement, accorde un privilège public de reconnaissance à ceux des Français qui sont croyants. Cela veut dire que les athées ou les agnostiques sont moins bons que les autres, qu’ils n’ont pas bien compris ce qu’est la vie, n’ont pas choisi la bonne spiritualité ? C’est très choquant du point de vue de la citoyenneté. L’exigence qui incombe à un président de la République, certes élu par une majorité des Français, est de les représenter tous. Nicolas Sarkozy ne le fait pas.
La deuxième chose, c’est une transgression de la limite privé-public. Le croyant Nicolas Sarkozy est tout à fait libre de croire, et personne ne lui conteste cela. Mais il n’a pas à ériger sa croyance personnelle en référence obligatoire de toute la France, de toute la République. C’est une faute grave du point de vue de la déontologie politique : le président ne respecte pas l’exigence d’universalité, de représentativité de tous les Français.

C’est ce qui apparaît dans le passage où le chef de l’État évoque sa « conviction profonde » d’une « frontière entre la foi et la non-croyance », qui ne serait pas « entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas » mais « traverse(rait) chacun de nous » ?

Henri Pena-Ruiz.
Le problème avec Nicolas Sarkozy c’est justement que ce qu’il appelle sa « conviction profonde » est érigé en voie officielle de la France. Visiblement il est incapable de tracer la ligne de démarcation entre ce que personnellement il croit et ses fonctions de président de la République. À cet égard, son attitude tranche avec celle de ses prédécesseurs : jamais le général de Gaulle, François Mitterrand ou même Jacques Chirac n’ont confondu leurs croyances personnelles et leurs fonctions officielles. Dans une République, les personnes qui représentent la nation, à un titre ou un autre, doivent observer un devoir de réserve. Professeur dans un établissement public, je n’ai pas à faire état de mes croyances personnelles dans l’exercice de mes fonctions. Ce qui s’applique aux enseignants, aux fonctionnaires, doit s’appliquer au premier magistrat de la République.

La « République laïque » a-t-elle vraiment « sous-estimé l’importance de l’aspiration spirituelle », comme le pense Nicolas Sarkozy ?

Henri Pena-Ruiz.
Il alimente une confusion constante entre spiritualité et religion. La spiritualité, c’est la vie de l’esprit, la vie de la conscience humaine qui s’affranchit de l’immédiat. Elle est irréductible à la religion. La religion est une forme de spiritualité parfaitement respectable, mais il y en a d’autres. Un artiste qui crée des oeuvres qui dépassent les limites du vécu immédiat, de l’utilité immédiate, fait oeuvre spirituelle.
Un savant qui élucide les lois du réel ou un philosophe qui réfléchit sur les principes de la lucidité et de la sagesse font aussi oeuvre spirituelle.
À entendre Nicolas Sarkozy, il n’y aurait de spiritualité que religieuse, puisqu’à aucun moment il ne cite d’autre forme. Il alimente également la confusion entre religion et pouvoir spirituel. Si la religion est respectable, c’est en tant que démarche spirituelle, pas en tant que credo obligé, imposé par le pouvoir temporel. Il fait vivre une confusion que l’émancipation laïque avait brisée, entre la libre spiritualité et le privilège public, officiel, de la religion.

N’existe-t-il pas un risque, lorsque le président d’une République laïque souligne la « désaffection des paroisses rurales », le « désert spirituel des banlieues », la « disparition des patronages », de le voir confier à la religion un rôle de régulateur social ?

Henri Pena-Ruiz.
Le « désert spirituel des banlieues » instille l’idée que l’on peut avoir une politique sociale catastrophique, par la disparition des services publics, par le retrait de l’État de ses fonctions sociales de production d’égalité, etc. ; à condition de confier à la religion un rôle de lien social. De « supplément d’âme d’un monde sans âme », comme disait Marx. On reconnaît là cette idéologie très typique qui associe l’ultralibéralisme et le complément caritatif. Mais les banlieues n’ont pas besoin de plus de religion, de plus de charité, elles ont besoin d’une véritable politique de promotion de l’égalité sociale. Ce qui ne veut pas dire égalitarisme, mais renforcement de la présence de l’État. On sait que le projet européen actuel prévoit la concurrence privée de tous les services publics, ce qui sera une dénaturation, car lorsqu’un service public n’est plus assujetti qu’à l’impératif de compétitivité économique, sa finalité sociale est reléguée au second plan. Comme on a par ailleurs une mondialisation capitaliste tout à fait indifférente à l’humanité, la seule solution qui restera sera « le supplément d’âme d’un monde sans âme », l’aspiration à l’infini : dans le monde fini, vous êtes malheureux, dans le monde infini, vous serez heureux. C’est la réapparition, très naïve, de la fonction qui était dévolue à la religion dans les sociétés traditionnelles, de compensation par la référence à un au-delà après la vie temporelle. C’est un retour à une formule éculée. Alors que la religion pourrait être une forme d’interrogation sur la condition humaine, qui interviendrait sur la base d’une vie accomplie. Que les hommes, une fois assurée leur dignité dans la vie concrète, temporelle, se tournent librement vers la religion comme réflexion sur la finitude humaine, c’est très respectable.
De la même façon, d’autres peuvent conclure, comme Albert Camus ou Jean-Paul Sartre, à l’humanisme athée, où, tout en étant conscient de sa finitude, l’homme produit quelque chose qui le dépasse. Avec Nicolas Sarkozy, on n’est pas du tout dans cette perspective. On est dans l’idée bushienne, ou thatchérienne, d’une religion qui joue un rôle d’intégration sociale. On n’a pas à déléguer la paix des banlieues à l’intervention des responsables religieux locaux. La paix des banlieues se construit par la justice sociale, le développement des services publics, la construction de logements sociaux, le désenclavement des cités… Ce n’est pas du tout la direction que l’on prend.

C’est une constante chez lui : Nicolas Sarkozy a une fois de plus adapté son discours à l’auditoire.

Henri Pena-Ruiz.
Absolument. Mais là il dit des choses scandaleuses, choquantes à tous égards. Sarkozy parle du respect des racines chrétiennes de la France et évoque pêle-mêle l’art, les traditions populaires, l’activité intellectuelle… Il ne cite d’ailleurs que des intellectuels catholiques. C’est scandaleusement discriminatoire : on passe sous silence Sartre, Camus, etc. Monsieur Sarkozy réécrit singulièrement l’histoire.
Je pense par exemple à ce héros que fut le jeune communiste athée Guy Môquet, qui n’hésita pas à engager sa vie pour défendre la liberté de notre pays. Il doit se retourner dans sa tombe d’entendre Nicolas Sarkozy dire que, quand on ne croit pas en Dieu, on n’a pas d’espérance, parce qu’on ne s’adosse pas à une perspective de l’infini. Alors que Guy Môquet avait des valeurs, était capable de dépasser l’immédiateté de sa condition de jeune homme pour penser
le devenir de l’humanité. Ce qu’il dit aujourd’hui est insultant pour Guy Môquet comme pour toutes les personnes qui agissent dans notre monde pour plus d’humanité et de justice, mais qui ne croient pas en Dieu. D’un seul coup, ils se retrouvent relégués à la condition d’hommes n’ayant pas compris ce qui est bon, ce qui est important pour la spiritualité. C’est très choquant, politiquement et moralement.

Un passage du discours de Latran fait écho à celui de Constantine, dans lequel Nicolas Sarkozy ne voit les civilisations qu’à travers le filtre de leurs religions dominantes : le Maghreb c’est l’islam, l’Europe c’est la chrétienté. À Latran, il reprend à son compte la possibilité d’un « choc des civilisations ». Y voyez-vous une dérive ?

Henri Pena-Ruiz.
On est en pleine confusion idéologique. Ce qui est dramatique, c’est qu’il reprend à son compte la thèse de Samuel P. Huntington, auteur de The Clash of Civilizations (le Choc des civilisations - NDLR), de façon communautariste, en réduisant les civilisations à leurs religions dominantes. Mais la civilisation française, ce n’est pas seulement les racines chrétiennes. Qu’est-ce qui a permis de déboucher sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le 26 août 1789 ? La philosophie des Lumières. Or elle véhicule la thèse du droit naturel, qui vient du droit romain, distinguant res privata et res publica. Ce droit vient de la philosophie stoïcienne préchrétienne.
Les idéaux de la modernité, comme la démocratie, inventée en Grèce au VIe siècle avant Jésus-Christ, ne viennent pas du christianisme.

Mais il est une composante de notre identité française ?

Henri Pena-Ruiz.
 Évidemment que le christianisme a joué un rôle dans le développement de l’Occident !
Pas seulement positif d’ailleurs.
C’est en Occident qu’on a inventé le thème du peuple déicide créant l’antisémitisme, la notion d’hérésie et les bûchers de l’Inquisition, l’index des livres interdits… Giordano Bruno brûlé vif en place de Rome en 1600, Galilée obligé de se rétracter sur le mouvement de la Terre en 1632 sous peine d’être condamné à mort, les 3 500 protestants massacrés à Paris lors de la nuit de la Saint-Barthélémy, les assassinats légaux du chevalier de La Barre, de Callas…

Se placer uniquement du point de vue des catholiques est donc une erreur. ?

Henri Pena-Ruiz.
Tout ce qui est partiel est partial. C’est une lecture à sens unique de l’histoire de parler de « souffrance des catholiques » et de passer sous silence les violences innombrables de 1 500 ans, non pas de catholicisme, mais de pouvoir temporel de l’Église. On ne compte pas le nombre de victimes du cléricalisme politique. Les vraies violences sont là. En 1864 encore, dans le Syllabus, le pape Grégoire XVI lance l’anathème contre la liberté de conscience et les droits de l’homme…

Peut-on parler de « souffrance des catholiques » à propos de la loi du 9 décembre 1905 instaurant la séparation de l’Église et de l’État ?

Henri Pena-Ruiz.
C’est invraisemblable ! D’abord cette loi a été faite par des gens qui n’étaient pas forcément athées : Jean Jaurès, Aristide Briant ou Ferdinand Buisson ont certes évolué vers la libre-pensée, mais même chez Jaurès il y a des accents quasiment déistes dans certains textes. La seule « violence » a été la neutralisation des édifices publics, c’est-à-dire qu’on a enlevé les crucifix des palais de justice, des mairies… C’est une façon pour la République de dire
que la croyance n’engage que les croyants et que ses symboles doivent être communs à tous les hommes.
Les historiens, de quelque bord que ce soit, sont d’accord pour reconnaître que cette loi a été équitable et généreuse. On a même laissé à la disposition des croyants leurs lieux de culte alors qu’ils étaient propriété de l’État !
On n’attendait aucun loyer pour la jouissance de ces lieux, alors que les municipalités sont chargées de les entretenir lorsqu’ils existaient avant 1905. En principe, si l’Église veut construire un nouveau lieu, c’est à elle de le financer.

Ce discours, et les écrits précédents de Nicolas Sarkozy, montre-t-il que la loi de 1905 pourrait, sinon être réécrite, du moins être aménagée ? Est-ce la fin de la laïcité à la française ?

Henri Pena-Ruiz.
Le risque est présent, malgré la réaffirmation par Nicolas Sarkozy de son souci de ne pas y toucher. On ne peut pas être complètement rassuré par cette affirmation, dans la mesure où l’ancien ministre de l’Intérieur et des Cultes, Nicolas Sarkozy, avait mis sur pied et approuvé
les conclusions de la commission Machelon, qui propose une révision de la loi, pudiquement baptisée « toilettage ». Si on réécrit l’article 2, ce n’est pas un toilettage, c’est une destruction : l’État ne doit pas subventionner la construction de lieux de culte. Or Nicolas Sarkozy, qui ne cesse de dire qu’il veut redonner plus d’importance publique à la religion, a des projets qui reviennent constamment, comme le financement de la construction de mosquées, au motif que les musulmans n’ont pas assez de lieux de culte. Mais si on le fait pour une religion, il faudra le faire pour toutes les autres, au nom du principe d’égalité républicaine. La vraie solution est sociale.
Toutes les personnes issues de l’immigration maghrébine ou turque, celles qui comptent
le plus de musulmans, doivent jouir de la plénitude de leurs droits sociaux. Si les biens publics (santé, culture, logement…) leur sont accessibles, sans discrimination, les croyants, faisant des économies sur ces budgets, que l’État assumerait, pourraient d’autant plus librement se cotiser pour financer leurs lieux de culte.
Selon une enquête conjointe du CEVIPOF et de Sciences Po, seulement 17 % des personnes se reconnaissant dans l’islam pratiquent dans des lieux de culte. Faut-il financer uniquement cette minorité ?


Commentaire de Laurent Carle

Excellent démontage de l'alliance des pouvoirs ! Mais je suis plus pessimiste que Pena-Ruiz. Sarkozy ne se contente pas de faire une entorse à la déontologie des Chefs de l'état républicain. Quand un président va chercher la bénédiction du pape, c'est que ses intentions politiques à l'égard de ceux qui l'ont élu ne sont pas bien catholiques. Ceux qui croient à la vie éternelle et ceux qui n'y croient pas peuvent se préparer à une vie ici-bas encore plus difficile.
 
Quand le pouvoir politique sert les intérêts bassement capitalistes, matérialistes et financiers de la minorité riche, il lui faut donner le change à la majorité qui souffre. Il prépare le peuple à avaler son amère potion en faisant la promotion des religions maquillée en démarche "spirituelle". Sachant que le prochain train de mesures va augmenter la pauvreté en France, pour mieux le faire accepter et faire prendre leur malheur en patience aux pauvres il a intérêt à promettre un bonheur intemporel garanti éternel par le clergé. Alliance du micro et du goupillon. "Je te donne mon credo en promo, tu m'accordes ta bénédiction pour tromper le peuple en tous temps et en tous lieux." En démontant calmement l'escroquerie intellectuelle, Pena-Ruiz fait plaisir aux intellectuels. Il faudrait mettre en garde les autres contre des projets de nouveaux cadeaux aux riches et d'appauvrissement des pauvres. Il faudrait réveiller les crédules bernés par la pub télévisuelle. La vie terrestre risque d'être encore plus rude qu'aujourd'hui pour les smicards, les bas salaires, les malades et les nouveaux chômeurs. En faisant croire qu'on croit au ciel, on fait mieux porter la croix de bois de chêne.
 
Malheureusement, si une toute petite minorité des Français pratique un culte, 80% croient en un monde parfait dans l'au-delà ou du moins redoutent une disparition définitive sans lendemain. Pour un pauvre qui vote riche et catholique, mieux vaut parier sur une improbable éternité. ça ne coûte rien. Pour un tribun opportuniste, il n'y a pas d'hésitation, on conduit le peuple par le bout de ses croyances. La majorité qui croit fournit plus de bulletins de vote que la minorité des incroyants. Sarkozy prend modèle sur la politique médiatique des présidents américains. Il sait que pour endormir les électeurs, les religieux sont les meilleurs anesthésistes. L'opium dans l'encensoir reste la meilleure recette pour maintenir le peuple dans sa candeur politique. Quand la majorité des électeurs confond rituel et spirituel, on peut lui servir du religieux et un président laïque gagne à aller à la messe ou à la Mecque.
 
Laurent Carle


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La leçon magistrale de Daniel Pennac

9 Novembre 2007 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #L.C.

La leçon magistrale de Daniel Pennac
Chagrin d'école
paru chez Gallimard


Daniel Pennac nous révèle, côté face, qu’un mauvais élève peut devenir un bon prof  . Envers de son témoignage : être bon élève facilite l’accès à la profession mais ne donne pas automatiquement une bonne formation pédagogique.

Contrairement au professeur Pennacchioni, ancien cancre ayant vécu la galère scolaire et la honte qui va avec, la majorité des profs anticancres qui enseignent ont connu plus de joies que de peines pendant leurs années d’école. Parfois, pour certains, une difficulté spécifique dans une matière sans que cela ne devienne un obstacle insurmontable. Le futur enseignant parcourt ses années de scolarité dans le petit groupe des cinq bons élèves de sa classe. A ce titre, il développe des relations privilégiées avec ses maîtres auxquels il s’identifie sans le savoir. Il les admire, ils l’apprécient. L’amour magistral est un amour de satisfaction, un amour conditionnel : je t’aime si tu me mets en valeur par tes exploits d’écolier. En retour, quoiqu’il le recherche, le maître sélectif ne reçoit pas toujours un hommage unanime. Il y a souvent des récalcitrants. Le bon élève n’en sait rien et, tout à son plaisir, ne cherche pas à savoir. De ces joies scolaires enfantines resteront, souvenirs élogieux dans les bulletins scolaires, des bonnes notes, des félicitations, des encouragements. Ce n’est pas le bonheur mais ça y ressemble. On ne sort pas neutre de cette dépendance récompensée et prolongée. Une respectueuse amitié s’est nouée avec certains maîtres, une passion pour l’enseignement qu’on a reçu, un fort désir de prolonger cette idylle à vie, une vénération sacrée pour l’institution, mais aussi un attachement fidèle et irrationnel aux méthodes du mentor, non discutables. Peut-on penser de nouvelles formes de relation pédagogique sans se libérer de ce passé ? Pennac, qui n’est pas lié par la loyauté des gagnants, brocarde joyeusement ces attitudes magistrales qui ne lui ont valu que du déshonneur. Pennac prof, ancien exclu de l’intérieur, s’empresse d’aimer sans exclusive, inconditionnellement. S’il aime la culture, il aime encore plus sa transmission. L’important n’est pas le cours lui-même mais le rapport des élèves aux savoirs et leur appropriation. Il aime parler et il a le talent pour se faire entendre. Mais à l’élève qui écoute il préfère l’élève qui agit. C’est pourquoi il le met au centre. Ses élèves le recentrent en retour. Il n’enseigne pas aux élèves, il apprend en mutualité avec eux.

Pour les gagnants, le revers de la médaille d’honneur, c’est de n’avoir pas connu cet envers du décor décrit malicieusement par Pennac. Après les maîtres, on s’est lié aux quatre autres camarades de l’échappée. N’ayant fréquenté ni les mauvais, ni les élèves ordinaires qui rament à longueur d’année, on ne connaît rien de la vie de galère, même par ouie-dire. On ne connaît pas leurs doutes, leurs peurs, leurs angoisses, seulement leur honte au moment du rendu des copies, des bulletins et des commentaires peu flatteurs qu’ils ont subis en cranant comme tout cancre, et tout élève ordinaire, qui « se respecte ». Par l’évitement de l’effort ces recalés ont-ils peut-être mérité leur honte ? Les gagnants se font du métier une idée fort sympathique, germée dans ces rapports flatteurs avec des professeurs qui semblaient si heureux d’échanger avec eux.

C’est pendant ses propres années d’école qu’un futur prof, même celui qui ne le sait pas encore, même celui qui s’orientera vers une autre activité, apprend le métier par imprégnation. C’est aussi pendant ces années de réussite qu’on engrange les dogmes scolastiques de la tradition « formatrice », à travers les attitudes de nos profs. C’est là aussi qu’on accumule bon nombre d’idées reçues et de préjugés. Il y a quelques fausses vérités qui durent.

« Il suffirait qu’on leur enseigne et qu’ils écoutent avec attention pour que les élèves s’instruisent. A l’école, on ne réussit bien que dans la souffrance, comme un bon chrétien gagne son salut après la vie ! Chacun pour soi doit travailler seul pour réussir seul, sans tricher ! La coopération est un délit ! Certains élèves ne méritent même pas l’école qu’on leur offre. Ou encore, la note serait à la fois :
∑ l’évaluation précise et exacte des savoirs acquis, de la valeur personnelle et du mérite de l’élève,
∑ la motivation qui le fait apprendre,
∑ la récompense de la soumission aux us et coutumes. »


Pennac, qui a fini par en obtenir des bonnes en fin de course, en fait encore le « juste salaire » du travail d’élève ! Quelle erreur d’intelligence sociale chez un penseur si doué !

Tout prof est un gagnant qui fait carrière là où il a réussi, son statut de bon élève en médaillon sur la couverture de son CV. Il était le bon élève qui travaille bien et apprend bien, il deviendra le bon élève supérieur qui sait tout, le meilleur à vie des classes qu’il fera dos au tableau. Le futur prof bon élève ne connaît de la profession que les bons aspects. Il découvrira avec surprise, dépit ou désespoir que le métier se heurte à l’absence de désir de la majorité d’une classe. Réalité qui s’accompagne de l’impuissance professionnelle acquise avec les savoirs usés transmis par ses anciens profs. Cette impuissance conduit beaucoup de maîtres à s’obstiner à faire la leçon de morale en même temps que la leçon de français pour tenter de faire croire aux potaches que, l’apprentissage étant toujours douloureux, il faut se résigner à l’effort sans plaisir.

Seul, le mauvais élève futur prof – Pennac nous apprend que ça existe – pataugeant dans des flaques de gadoue parmi ses semblables en échec, imagine les éventuelles attitudes magistrales qui permettraient à tous d’apprendre. Le mauvais élève Pennac, futur prof, n’apprend pas le métier par imprégnation mais par invention pour corriger les aberrations qu’il a observées ou subies. Avant d’entrer dans la profession, il est déjà pédagogue. Il ne connaît pas encore les savoir-faire pédagogiques mais, sachant qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre et que celles des profs qui l’ont sermonné, puni et humilié « pour le stimuler » ne permettent pas d’apprendre, il a déjà l’attitude qui permet de les chercher et de les acquérir. Il sait d’intuition que l’école est le lieu commun de tous les enfants de France, de toutes les réussites, qu’elle appartient à tous, que tout le monde peut apprendre, que chacun est éducable, que personne n’est indigne de fréquenter l’école. L’élitisme n’encombrant pas sa pensée, il peut consacrer toute son intelligence à trouver des solutions aux problèmes. Sachant trop bien leurs failles, il n’ira pas chercher plus tard les recettes que lui appliquèrent ses professeurs.

Avoir fait un parcours sans fautes ne forme donc pas les vainqueurs de la compétition scolaire à transmettre sans peine et sans douleur de la connaissance magistrale. Sauf pour ceux qui, parce qu’ils exercent dans une grande école, une université ou un lycée de prestige, peuvent se contenter de faire un cours magistral pour sélectionner ensuite, sans autre forme de procès, l’excellence universitaire est loin d’être une garantie de compétence professionnelle. Si on enseigne dans un établissement populaire, transmettre de la connaissance ne rime jamais avec sélectionner de l’élite. L’un exclut l’autre. Vouloir marier la carpe et le lapin est la première source de déboire des professeurs de l’Education Nationale, quel que soit leur niveau d’enseignement. Un bon rameur qui n’a connu que la voile entre 5 et 21 ans risque donc de ramer en galère pendant quarante années, s’il ne renonce pas aux dogmes. Il ne s’agit pas de faire table rase des siècles d’histoire et du patrimoine culturel de l’humanité, ni d’oublier les savoirs acquis, mais seulement de se défaire intentionnellement des préjugés, idées carrées et lieux communs qu’on a reçus inconsciemment pendant sa tendre enfance, tandis qu’on s’instruisait. Il s’agit d’ouvrir cette boucle d’interaction dans laquelle ne tournent que des élus. Car, l’institution, plus que de transmettre, a besoin de se perpétuer, éternellement telle qu’en elle-même. Se libérer soi-même est indispensable pour changer l’école dans sa classe. Certes, Pennac a dû se reconstruire après sa traversée scolaire destructrice. Mais, en contrepartie, pour n’avoir jamais été admis dans le Club des Cinq il n’a pas eu à résister volontairement contre la tentation élitiste, qui dégénère parfois en racisme. Rejeté par le système plus que résistant, il n’a contracté aucune dette scolaire d’enfance. Il n’a donc rien de conforme à rembourser. Libre-penseur libre de pensée, il n’a pas eu à s’engager dans un combat de libération contre une idéologie dont il n’a pas été imprégné. Pour n’avoir pas connu son chagrin, beaucoup n’ont ni sa chance… de cancre, ni le courage de rompre avec l’éducation reçue.
Laurent CARLE (novembre 2007)



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