L'inquiétante puissance des mères (Michel Pouquet)
L'INQUIÉTANTE PUISSANCE DES MÈRES
Partons du commencement...
Voyez l'image du petit enfant dans les bras de sa mère, si petit, à côté d'elle ; totalement dépendant, incapable de rien faire pour sa survie sauf crier sa détresse. La puissance des mères est ici bien réelle, visible : sans elle, ou un susbtitut, l'enfant est promis à la mort.
Cette détresse initiale de l'enfant, dépendant de la toute puissance maternelle, a conduit l'humanité à organiser les premiers cultes autour de la figure de "grandes déesses" : Démeter, Diane d'Ephèse, etc... On sait que même Saint Paul, un pugnace, a dû plier bagages, à Ephèse, devant la colère des marchands du temple qui, comme à Lourdes, faisaient commerce des figurines à l'image de Diane... rien de nouveau sous le soleil. Ces cultes de la grande déesse cèderont progressivement la place au culte des Dieux-Pères, moins terrifiants, plus civilisés.
C'est également à la perception de cette toute puissance que l'on doit, dans les contes de fées, le personnage mythique de l'ogre, mangeur de petits enfants. Et la jubilation de l'enfant, lorsque lui est racontée cette histoire terrifiante, est un reflet de sa terreur — liée à son désir — d'être mangé, absorbé, de disparaître au sein de la mère : illustration de la puissance, de la séduction qu'elle exerce, de la nécessité de parer au danger qu'elle représente potentiellement pour son enfant : ce sera là, essentiellement, le rôle du père.
Mais c'est d'abord in utero que s'exerce la toute puissance maternelle : elle peut donner la vie, mais aussi tuer son enfant. Toutes les législations du monde n'empêcheront jamais une femme d'avorter. Et face à ce drame intime de la mère, le père n'est vraiment pas encore dans le coup, et les tiers n'ont rien à dire : vivent-ils ce qui se passe dans le coeur d'une femme qui sait porter en elle une vie étrangère, quelque chose qui la dépasse, et qu'elle ne ressent pas toujours comme le présage de "l'heureux événement" dont on aime ensuite à se féliciter. Le foetus peut tout aussi bien être vécu par elle comme un "Alien", un cancer insupportable qui se développe et la ronge. Une de nos stars célèbres a témoigné de quelque chose de ce genre, dont l'analyste est en général le seul témoin, tant la chose choque l'entourage. Le mystère de la procréation, de ce qui se passe dans le ventre et le coeur d'une femme, ne devrait donner lieu à aucun jugement par un tiers, même pas par une autre femme, qui a pu vivre la chose d'une autre façon. Tout ceci sans même évoquer les drames plus banals que peut susciter une grossesse qui tombe mal, dans un contexte de maladie, de misère, de contraintes diverses. La législation actuelle est assez sage, qui aboutit, de facto, à ce que la société n'intervienne dans le drame de la mère que lorsque cela se voit, qu'elle ne peut plus dissimuler qu'elle est enceinte. Jusque là, il n'y a rien à dire, rien à juger, et les clameurs moralisantes sont surtout le reflet de la névrose des protestataires, qui se complaisent dans une vision optimiste et déréelle des choses, ou se sécurisent dans le confort d'une idéologie ayant réponse à tout.
Une fois l'enfant face à la mère, plusieurs étapes, plusieurs problèmes vont être rencontrés. Voyons tout d'abord ce qui échappe à la saisie de la conscience, et dépasse la mère comme l'enfant.
Le monde maternel est pour l'enfant le monde tout court, le seul dont il ait des perceptions directes. D'elle vient tout plaisir, tout bonheur, en particulier celui de la tétée. Voyez l'enfant au sein : il jouit... et ensuite, repu, il s'endort. Cela a l'air tout simple, et d'ailleurs en général cela se passe très bien. Mais pour que l'enfant trouve sa place dans le monde, il faut qu'il soit exclu - mais oui ! - du monde maternel, exactement comme il a dû être chassé du paradis utérin pour exister. Pour cela il faut que la Mère le considère comme un être distinct d'elle-même, dont elle est manquante. On sait que l'accouchement, qui rompt la symbiose utérine, n'est pas toujours bien supporté par la mère: c'est le "baby blues", un temps de nostalgie, de deuil à faire d'une plénitude perdue. Le "baby blues" est par lui-même dans l'ordre des choses : il témoigne de ce que la mère consent à faire son deuil de la symbiose, accepte qu'il soit un autre, hors d'elle. L'enfant entre ainsi dans le désir de la mère (elle est en manque de lui), il est quelqu'un, distinct d'elle-même, à qui elle peut parler, qu'elle peut aimer.
Mais ceci peut ne pas se produire : l'enfant, bien que détaché physiquement, n'est pas considéré par la mère comme un autre, il n'a pas plus de présence pour elle que son bras ou sa jambe, il continue de faire partie d'elle-même, il est hors du désir maternel. Cela peut s'observer concrètement dans les rapports mère-enfant, dans la manière de ne pas savoir lui parler, de le faire suivre comme un paquet, etc... Cette éventualité, redoutable, est à l'origine de LA STRUCTURE PSYCHOTIQUE, qui débouchera en clinique sur l'autisme infantile et les psychoses de l'adulte. La puissance maternelle sur l'enfant, qui continue d'être imaginairement englobé dans le monde maternel, n'est brisée que lorsque la mère sait aimer "son homme" : le père est ce tiers, étranger au monde maternel, dont elle parle, qu'elle désigne à l'enfant, auquel elle fait référence, qui apparaît donc à l'enfant comme distinct de la mère. Non pas en tant que personnage : il peut être mort ou absent — ce qui compte à ce moment-là c'est sa présence dans le discours maternel, la manière dont la mère parle de lui, signifiant ainsi à l'enfant qu'il existe un autre, distinct de la mère, auquel l'enfant s'identifie : parce qu' "elle" parle de "lui", il a l'intuition qu'il est "je". Ces mots qui font coupure entre la mère et l'enfant, c'est ce que Lacan a désigné par le concept de "Nom-du-Père", dont l'absence (la forclusion) dans le discours maternel va générer la structuration psychotique.
Qu'y faire ? La mère ne se rend compte de rien. On pourrait lui conseiller de savoir aimer son homme... Mais cela ne s'improvise ni ne se commande... En revanche, ceux qui observent la situation, le père, les grands parents, l'entourage de l'enfant, peuvent, eux, s'apercevoir que quelque chose ne va pas, et le remède est simple : confier, dans la journée, l'enfant à une gardienne, une nourrice, qui sache le traiter comme un autre qu'elle-même, lui parler, etc... Mais il faut faire vite : plus le temps passe, plus la carence maternelle est difficile à ratrapper. Après trois ans, c'est trop tard. Inutile de moraliser, de conseiller bêtement à la mère de faire une psychanalyse, dont elle n'a aucune envie. On est là aux prises avec l'intime du désir maternel, qui la dépasse complètement. Terrifiante puissance des mères, qui donne la vie et la mort, mais peut aussi plonger l'enfant, sans qu'elle en sache rien, dans la folie...
Heureusement, le désir de la mère peut aussi façonner l'enfant, d'une manière plus heureuse, en mettant en place LA STRUCTURE PERVERSE. Mais oui ! Ne vous récriez pas... Ceci nous concerne tous, sans faire de nous des tueurs en série... Une fois séparé psychiquement de sa mère, l'enfant découvre, dans les nombreuses manipulations dont il est l'objet (elle le change, le lave, le nourrit, etc...), la jouissance de faire sien le désir de la mère, c'est la jouissance masochiste : "ton désir devient le mien, fais-moi ce que tu veux, à la limite : bats-moi... Je sais qu'alors j'existe pour toi". On se doute que, poussé assez loin, cela mène à des conséquences redoutables. Dans les limites usuelles, nous sommes tous concernés. Et en particulier dans le retournement sadique que l'enfant découvre assez vite, lorsque ses dents poussent et qu'il peut mordre : "mon désir devient le tien, je fais de toi ce qu'il me plait"... Ce déni de la différence entre deux désirs fonde la structure perverse. Celle-ci sera à la source de nombre de comportements socialement valorisés, comme le goût des responsabilités, du commandement, la chasse ou la pêche.... Seuls les excès auxquels elle peut donner lieu relèvent de la pathologie. Mais nous sommes tous un peu pervers. Lisez par exemple dans les mémoires d'enfance de Marcel Pagnol, ce paragraphe où son copain et lui jouissent du spectacle d'une mante religieuse déposée sur une fourmilière, et dévorée vivante, de l'intérieur, par les fourmis qui s'introduisent dans son anus : c'est atroce — et l'on saisit bien que les deux gamins s'identifient à la victime, leur sadisme n'étant qu'un renversement du masochisme qui le fonde. L'être pervers — que nous sommes tous, simplement à des degrés divers — trouve sa jouissance dans la manipulation de son désir (ou du désir de l'autre), dans l'horreur, la destruction, voire la mort : pourquoi les thrillers, les romans et films policiers, sans parler des films d'horreur, ont-ils tant de succès ?
Le désir de la mère va aussi mettre en place le désir d'amour chez l'enfant. C'est là retrouver le monde, au fond rassurant, après ces perspectives inquiétantes, de LA STRUCTURE NEVROTIQUE, qui concerne "les gens comme vous et moi", au même titre que la structure perverse. C'est ce que l'on fait de mieux pour fabriquer un être humain... La mère, ou son sein, est le premier objet d'amour de l'enfant, auquel il devra renoncer, trouvant le père sur sa route. Toutes nos amours ultérieures ne seront que des tentatives pour retrouver cet objet perdu, radicalement perdu : car on ne remonte pas le temps. Nous retrouverons la problématique oedipienne un peu plus loin. Contentons-nous de dire seulement ici où elle prend sa source : dans l'amour de la mère pour son enfant. Nos amours concrètes d'adultes s'originent ici, qui nous feront rechercher dans l'être aimé, sans que nous en sachions rien, un alibi, un substitut de notre premier amour. Mais c'est aussi tout le domaine de l'émotion esthétique et religieuse, qui se développe sur les vestiges de l'amour maternel, en quête d'une retrouvaille des émotions premières, heureuses et poignantes, qui ont laissé en nous leurs traces, et ouvert ce chemin vers l'amour et la beauté.
La mère crée donc la structure, l'être intime de son enfant. Mais tout ce que nous venons de dire ne se met en place que dans un bain de langage : c'est la langue maternelle qui organise tout ceci, et nous avons vu ci-dessus que la carence langagière entraîne la catastrophe psychotique. L'histoire des enfants-loups, l'hospitalisme vécu dans les institutions par les enfants sans mère, nous rappellent cette nécessité d'un amour premier par quelqu'un qui lui parle pour fabriquer un être humain. C'est dans le désir de la mère pour lui que l'enfant découvre son désir pour elle, et les mots pour le dire et le vivre. La mère est l'incarnation première, pour chacun de nous, de cet Autre, avec un grand A, connu depuis l'antiquité, mais dont Lacan a fait un concept majeur pour signifier l'inconscient, dans sa structure de langage, et lui donner une dimension qui abolit les frontières corporelles (contrairement à l'image simplette de l'inconscient, gros bout caché de l'iceberg) et fait de nous des êtres façonnés par le langage, des "parlêtres", dira-t'il. Bien entendu, l'Autre ne se limite pas à la mère, il la précède, la dépasse : nous sommes tous façonnés par la manière dont on parle dans le monde qui est le nôtre, et plus spécialement dans la famille dont nous sommes issus. Mais initialement, c'est la mère qui l'incarne, et nous transmet notre langue, justement dite "maternelle". Avec les mots, passe le désir : nous l'avons évoqué lors de la mise en place des trois structures.
Nos désirs d'adultes, inconscients, sont ceux de l'Autre (d'où le mot de Lacan, "le désir, c'est le désir de l'Autre"). On sait que la violence vécue dans l'enfance (parfois de manière subtile, sans maltraitance apparente) structure la personnalité : la maltraitance infantile s'origine souvent dans les violences subies dans leur enfance par les parents ; une mère peut régler ses comptes avec sa propre mère sur le dos de sa fille... L'illustre encore l'exemple de cette patiente, élevée entre un père absent et une mère sadique (qui, par exemple, la forçait à manger, lui répétait "mange !") mais pourtant aimée. Elle sait très bien décrire les brimades dont son enfance a été marquée, mais vit comme un drame affreux toutes ses rencontres avec les hommes qu'elle désire, voyant en eux (et dans son analyste, au passage...) autant de violeurs agressifs, dont elle ne supporte pas l'idée d'être pénétrée. Elle s'étonne de ce climat injustifié de violence qui a marqué toutes ses relations avec ceux qu'elle aime, depuis l'enfance, y voyant une malédiction injuste sans arriver à déceler en elle-même la source de cette vision violente des choses : son désir caché d'être violée, comme elle l'a été (oralement !) par une mère gavante.
Malé-diction : mauvais-dire, comme celui de la mauvaise fée au chevet du berceau de la Belle au Bois dormant. Les fées du conte de Perrault, bonnes ou mauvaises, ce sont toutes LA Mère : aliénation du plus intime de nous-même, en ce désir de l'Autre, qui nous constitue.
Laissons l'Autre, les tours qu'il nous joue à notre insu, les détours où il nous mène, sans que nous y puissions rien — que le découvrir — pour aborder la mère et son enfant au niveau où les choses se disent en clair, dans une éducation que l'on peut observer facilement, critiquer, modifier si on le souhaite.
Là encore, partons du début : faire un enfant. L'enfant trouvera au mieux sa place dans le sillage de l'amour des parents entre eux. Cela a l'air d'une banalité : nullement. L'enfant représente la trace d'un moment d'amour, à tout le moins de désir. Il représente ce "ne faire qu'un" impossible au couple qui s'aime. Nul besoin que les parents aient voulu faire cet enfant : le discours commun confond désirer et vouloir. une Jane Fonda qui triomphe de procréer après la ménopause témoigne d'un désir puissant — mais qui prend l'enfant comme alibi d'autre chose, mettons par exemple un désir de puissance, ou de ne pas vieillir. Beaucoup se désolent de n'avoir pas été désirés, alors qu'ils ont seulement été non-voulus : il est très probable qu'ils ont été alors justement désirés, et que les ratés de la contraception, les imprudences d'un soir, les mystères de la procréation au creux du ventre maternel l'ont fait par désir, sans qu'il ait été voulu. Beaucoup en revanche s'acharnent à vouloir un enfant, et ça ne marche pas : c'est que bien souvent le désir n'est pas en place, que des peurs et fantasmes inconscients déterminent une stérilité psychogène : il est connu que bien des femmes qui ont renoncé à vouloir, et se décident à l'adoption, se retrouvent, à ce moment-là seulement, à leur grande surprise, enceintes... L'abandon au désir, non contrarié par un vouloir exacerbé qui prenait toute la place, a permis aux barrières mystérieuses qui empêchaient la procréation, de tomber... Ce fait est bien connu — mais connaissez-vous beaucoup de gynécologues qui savent conseiller à ces femmes en mal d'enfant d'aller parler à un analyste ? Il ne s'agit pas d'entreprendre une analyse longue et pour laquelle elles ne sont pas motivées, simplement de parler un peu librement de ce qui se passe, et de dire ces fantasmes, ces peurs qui bloquent la procréation : il n'est nullement sûr que cela demande beaucoup de temps. On va chez l'analyste pour parler, et pas obligatoirement toujours pour une cure psychanalytique.
Revenons à la mère, face à son petit. Il va falloir qu'elle accepte qu'il grandisse et s'écarte d'elle, qu'elle lui apprenne à se passer d'elle. Innombrables sont les situations où la mère risque d'entraver cette séparation, douloureuse pour elle, mais nécessaire. L'anxiété des mères face à leur enfant, la peur qu'il leur arrive quelque chose, leur sert souvent d'alibi pour le garder à proximité, pour "aller voir s'il respire", pour le prendre dans leur lit à la première occasion, etc... On peut évoquer ici ce principe de subsidiarité, que nous devons à Aristote, et que les bâtisseurs de l'Europe ont re-découvert (qu'ils l'appliquent, ça n'est pas sûr) : laisser faire à l'enfant ce qu'il peut faire lui-même, sans le faire à sa place. On ne peut éduquer un enfant sans accepter des risques : il viendra un jour où le petit qu'on prenait par la main devra traverser la rue tout seul. Quand ? Cela dépend des dangers que présente cette rue, mais aussi de la tolérance de la mère à son anxiété. Qu'elle se mette en question, pour essayer de faire au mieux, face à sa propre névrose. Mais les conséquences de la surprotection se paient : elle fait le lit de pathologies diverses, sous le primat de la dépression : l'enfant n'a pas appris à se passer de sa mère, et toutes les ruptures affectives ultérieures, les deuils, les séparations inévitables, vont aviver son angoisse dépressive, réactiver la blessure mal cicatrisée de la rupture non acceptée d'avec la mère : dépression, immaturité affective, alcoolisme, maladies psychosomatiques, etc...
L'autre écueil qui guette les mères se situe au niveau de la mise en place des limites. La mère (et non le père) est à la source de l'autorité, c'est elle qui détient initialement le pouvoir. Et ce pouvoir, il faut qu'elle accepte de s'en servir pour dire non à l'enfant. Ce non, qui socialise l'enfant, est absolument nécessaire, et précocement. Il fait mal à bien des mères, qui se narcissisent dans leur enfant-miroir, et réparent ainsi sans le savoir les blessures de leur propre enfance... Illusoire rattrapage du passé, qui se couvre d'alibis divers : "je ne veux pas le castrer... il faut le laisser s'épanouir... il sera bien temps quand il grandira", etc... Ce "non" fait mal au coeur de la mère, et l'on sait la réponse fameuse de Françoise Dolto à une mère qui avait grand mal à le prononcer, et disait son angoisse : "il va penser que je ne l'aime pas !" — "Dites-lui : je te dis non parce que je t'aime !" C'est profondément vrai, mais le verbe aimer est si galvaudé, et camoufle si souvent le narcissisme, et la bêtise...
Car aimer, c'est justement ne pas confondre l'autre avec soi-même, et accepter avec lui une distance nécessaire à l'un comme à l'autre, et qui permet justement le désir et l'amour. "C'est le vide qui unit" dit un proverbe oriental. C'est le non — et non le oui — qui est le mot premier, qui permet d'être, et ensuite d'aimer. Donner à un enfant le sens des limites, qu'il ne peut tout faire, tout avoir, est le meilleur service qu'on peut lui rendre. Dire non, c'est marquer l'autre du sceau de la séparation, de la castration symbolique indispensable. Il est tout à fait nécessaire que la mère castre son enfant, c'est-à-dire se castre de ce prolongement d'elle-même qu'est son enfant (fantasme de l'enfant-phallus de la mère). Elle le fait entrer ainsi au mieux dans le corps social, et en accepter les règles, lorsqu'il a accepté de s'écarter de sa mère. Cela ne va pas sans mal, mais cela est absolument nécessaire. Le culte stupide d'une éducation libertaire, qui vient des USA, s'est beaucoup développé dans les années 60-70. Idéologie d'une non-contrainte, d'une éducation sans douleur qui aboutit à un laisser-faire angoissant et désastreux, telle cette mère pathogène, qui disait à son fils "tu peux faire ce que tu veux"... En ajoutant de temps en temps : "Mais qu'est-ce que tu vas devenir ?"... Il est devenu un enfant terrorisé, qui s'inventait des obligations draconiennes, et ensuite un grand névrosé immature, inhibé, anxieux, boulimique et alcoolique. Ou cette mère, copiant les pratiques des feuilletons américains, qui voulait passer avec son gamin de deux ans des pactes de bonne conduite, et essayait de le convaincre de faire ceci ou cela, un "d'accord ?" ponctuant chaque phrase... L'enfant était bien entendu toujours d'accord, mais n'en faisait qu'à sa tête, capricieux, pleurnichard et anxieux. On oublie que l'enfant c'est l'infans : non pas celui qui ne parle pas, mais celui qui n'a pas de parole, à qui on ne peut demander que sa parole l'engage, du moins jusqu'à "l'âge de raison", marquant la fin de la crise œdipienne, vers 7 ans. On ne sait en général pas que Madame Montessori, si elle laissait la plus grande part à l'initiative de l'enfant, n'acceptait celui-ci dans son école qu'à partir de l'âge de 7 ans, une fois mis en place les acquis premiers de la socialisation. Il est difficile de faire accepter aujourd'hui ces choses assez simples, après 20 ou 30 ans de discours libertaires, d'inspiration philosophique ou sociologique, méconnaissant totalement le réel de l'âme humaine, celle dont le psychanalyste écoute la parole, et dont il tire des vérités que l'on ne veut plus entendre dans une fin de siècle dévoyée par des discours pervers ou réducteurs.
Concrètement, on observe que les enfant élevés sans ce respect de règles minimales sont anxieux, ou instables (ce qui est une manière de traduire leur anxiété). Et qu'ils présentent souvent, ensuite, des troubles caractériels. Au pire, c'est la psychopathie de l'adulte, qui trouve là sa source : chez des enfant qui ont été mal élevés, ou tout simplement mal aimés.
Reste bien entendu à ne pas confondre le non qui doit s'imposer "quand il faut", avec la multiplication des interdits inutiles, qui émanent de ces mères anxieuses, autoritaires, sadiques, ou simplement maladroites et qui croient ainsi protéger et aimer leur enfant : alors qu'elles l'étouffent (le "castrent", au sens péjoratif et imaginaire du terme) et génèrent la névrose.
C'est souligner l'importance primordiale de l'amour, et d'un amour intelligent, de la mère pour son enfant : c'est à cette condition seulement qu'elle peut ensuite lui dire non quand il le faut. Si elle est rejetante, ne sait pas l'aimer, le non — même légitime — sera vécu comme un rejet de plus, et non accepté par l'enfant. En somme, pour socialiser son enfant, il faut à la fois — mais au fond c'est une tautologie — l'aimer et savoir lui dire non.
Dire non à l'enfant, c'est enfin dire non à son désir incestueux, œdipien. L'inceste avec la mère répond au désir premier de l'enfant, qui n'est d'ailleurs nullement sexuel : c'est celui de retourner dans le ventre primitif. Il menace tout autant la fille que le garçon, d'une manière d'autant plus dangereuse qu'elle n'est nullement choquante : elle se manifeste sous cette forme banale de la dépendance mère-fille, si fréquemment rencontrée, qui se traduit par l'impossibilité d'une distance, comme dans ces couples fusionnels mère-fille qui se confient tout, ne peuvent se passer de se téléphoner à tout instant, plusieurs fois par jour par exemple. Ces liens mère-fille sont les plus difficiles à rompre, et l'homme s'y casse... les dents bien souvent. Les dents, et autre chose : la sexualité de la femme est en général entravée, non qu'elle soit frigide : simplement cela ne l'intéresse pas. Les troubles névrotiques, et psychosomatiques (le cancer par exemple) sont fréquents sur un tel terrain, toute situation provoquant un relâchement du lien avec la mère générant l'angoisse.
Chez le garçon, le lien incestueux est plus difficile à soutenir, car il devient vite sexuel et choquant, et, à moins d'être un peu trop perverse, une mère est mise en demeure d'y réagir. Les mères qui, comme dans le film de Bertolucci "La luna", établissent avec leur fils un climat de flirt, font de celui-ci un homosexuel, un drogué, un pervers. "Les damnés" de Visconti donnent un tableau dramatique des dangers de la transgression caractérisée de l'interdit oedipien. Le fils, pervers, sadique, pédophile, couche avec sa mère, et à la fin, la tue. Et dire que dans les années 70 on entendait prôner ouvertement la transgression de l'interdit oedipien, présenté comme une vieillerie freudienne dépassée...
Deux conseils précis (ce n'est pas si souvent !) aux mères, pour illustrer ce paragraphe :
1 - Ne faites jamais dormir votre enfant, garçon ou fille, dans votre lit (et surtout pas en envoyant votre mari dormir dans la chambre d'enfant...). Même si vos intentions sont pures, s'il est malade, ou a des cauchemars : quelle que soit votre compassion, sachez garder la distance, et ne pas l'approcher trop près de ce qui est pour lui le paradis. Sinon, vous risquez fort de le voir faire des cauchemars, ou retomber malade, à la première occasion, pour "remettre ça". Et rien de tel pour le rendre anxieux et dépendant.
2 - Sachez fermer votre chambre à clef, la nuit, pour préserver votre intimité avec votre homme, mais aussi pour signifier à votre enfant qu'il y a des moments, et des choses, dont il est exclu. Mais oui ! - il est nécessaire qu'il se sente exclu, et que son père passe avant lui. Cela va le traumatiser ? Peut-être; mais pour la bonne cause, pour lui signifier la loi, et beaucoup moins que s'il se croyait le préféré de papa ou de maman.
Lorsque l'enfant grandit, que la différence des sexes provoque le questionnement (vers 3 ans), bref lors du tournant oedipien, le père devient pour l'enfant un partenaire à part entière (jusque là, faute que les questions sur la sexualité se soient posées, il demeurait une maman-bis, sans rôle bien spécifique). La mère doit alors savoir lui déléguer son pouvoir : faire reconnaître par l'enfant la valeur de la parole du père, qui doit pour l'enfant énoncer la loi. C'est de la mère qu'il tient son autorité, on l'oublie trop souvent. Et si la mère veut garder le pouvoir — même si elle a par ailleurs avec lui les meilleures relations — la parole du père, non reconnue par elle, n'aura aucun effet. Il faut qu'au fond d'elle-même la mère sache que son temps est venu de passer la main.
C'est la fin de la période du maternage, où l'enfant avait appris à s'incliner pour ne pas perdre l'amour de la mère, et où le bien et le mal se confondaient avec le désir de celle-ci. L'angoisse menaçait vite, si l'ordre maternel était transgressé. Tandis qu'en acceptant que le père dise la loi, celle-ci se démarque de l'amour maternel. L'enfant obéit "parce qu'il le faut", et que, sinon, il est sanctionné : il entre dans un fonctionnement adulte. C'est maintenant que des contrats assortis de punition en cas de transgression, peuvent être passés avec lui. Beaucoup se récrient à cette idée, y voyant un chantage ! Il y a chantage lorsqu'une violence illégitime est exercée sur quelqu'un. Ici, il y a seulement la nécessité de mettre en place une règle du jeu, une loi. Que la mère ensuite, secondant le père, s'efforce de faire respecter : "ton père l'a dit... il a été convenu avec toi que..."
A l'issue de la crise oedipienne, l'enfant se détourne de ses désirs premiers, incestueux, s'identifie aux deux parents, et du même coup fait siennes les valeurs parentales. Il peut alors s'intéresser au reste du monde, au travail scolaire, l'essentiel, on le sait depuis Freud, est en place.
Comment conclure ? Par quelques remarques qui veulent ouvrir, plutôt que clore, le débat. Et qui souhaitent valoriser les mères, et les déculpabiliser.
LES VALORISER, en soulignant l'énormité de leur puissance : ce sont elles qui font un enfant, pour l'essentiel. L'homme n'est fifty-fifty avec elles qu'au niveau des chromosomes : ensuite, l'enfant, c'est vraiment la tâche de la mère, à charge pour elle d'y intégrer le père. Mais un retournement de l'idéologie féministe conduit aujourd'hui les hommes à vouloir disputer, en cas de divorce, leur enfant à la mère, en criant au "droit des pères". S'il y a un droit à ne pas oublier en l'occurence, c'est plutôt celui de l'enfant, et les juges feraient bien de se méfier de ces clameurs émanant bien souvent de pères immatures perdant leur enfant-nounours, ou de pères dont l'amour propre a été blessé, d'avoir été plaqué par leur femme, et qui essaient ensuite de se venger en voulant posséder leur enfant. Le droit de l'enfant, c'est, lorsqu'il est petit et jusqu'à ce qu'il déclare éventuellement vouloir habiter avec son père, de rester avec sa mère (à moins que celle-ci ne le souhaite pas, ou soit atteinte de troubles psychiques graves, et de ce fait déchue). En laissant bien entendu au père un droit de rencontrer son enfant, de parler avec lui. Voire en partageant avec lui l'autorité parentale, si l'entente demeure suffisamment bonne.
L'idéologie féministe crie à l'injustice vis à vis des femmes, et pousse à la guerre des sexes. Mais dans le concret, c'est l'activité de l'homme qui paraît bien souvent dérisoire, comparée à celle de la femme. Le métier, la politique, la vie de la cité : tous domaines où l'homme excelle, et qu'il affectionne, et qui lui font occuper les premières places. Et après ? Il faut bien qu'il crée, lui aussi, à sa façon. Mais est-ce vraiment plus remarquable que de, simplement (et ce n'est pas si simple...), faire un enfant ? Dénoncer nombre d'injustices sociales, d'inégalités au plan du droit, bref, de marques du pouvoir de l'homme sur la femme est tout à fait justifié : l'homme se souvient du pouvoir des mères, a peur de la femme, et retourne la situation à son avantage en l'écrasant et l'humiliant. Voyez ce qu'elle devient chez les Afghans... Allah n'y est pas pour grand chose, mais très certainement le sadisme des hommes. Pour autant, le féminisme ne trouve là que son alibi. Il émane d'un désir de revanche, de femmes mal à l'aise dans leur féminité, qui vivent (sans en avoir conscience) la différence des sexes comme une amputation, et voient dans l'homme un ennemi : c'est névrotique, et aussi bête que le machisme, qui est son pendant masculin...
LES DECULPABILISER : parce que leur pouvoir est énorme, elles sont "dans le coup" pour bien des choses, bonnes ou mauvaises, qui arrivent à l'enfant. "Responsables, mais pas coupables", distinguait avec raison cet ancien ministre : pas forcément coupables, du fait qu'elles sont responsables. Lorsqu'elles ont fait de leur mieux, comme elles ont pu, il n'y a rien à leur reprocher si l'ampleur de leur tâche, et de leur puissance, les a dépassées. Et que les femmes se gardent de tout perfectionnisme lorsqu'elles font un enfant. L'éducation, comme l'a dit Freud, "est une tâche impossible" : les choses sont tellement complexes, qu'elle ne peut qu'échapper plus ou moins aux mères. La pire bêtise serait de penser "réussir un enfant", comme on fabrique un bel objet. C'est que justement, il ne s'agit pas d'un objet, mais d'un sujet!
Deux mots pour terminer, le premier d'Aldous Huxley : "Donnez moi de bonnes mères, et je vous ferai un monde meilleur..." L'autre de Winnicot, et avec lui tous les psychanalystes, qui savent les catastrophes qu'engendrent ces mères que l'on croit admirables : "il n'y a que d'assez bonnes mères"... Et, pour cela, qu'elles sachent ne pas oublier qu'elles sont d'abord des femmes !
Michel POUQUET, Psychiatre, Psychanalyste, L'Agora du 7 octobre 1998
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