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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

La notation, les maîtres et la pédagogie

26 Février 2008 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #L.C.

La notation, les maîtres et la pédagogie

De l’absence à l’ignorance pédagogique


En France, le métier de professeur peut être exercé par tout individu nanti des diplômes universitaires requis. Selon un consensus vieux comme l’école, il ne serait pas nécessaire d’en connaître les règles et les lois, ni d’apprendre l’art de la relation éducative. D’ailleurs, depuis l’entrée massive des enfants du peuple dans le secondaire, la tendance anti-éducative s’est accentuée au point que certains se vantent ou revendiquent de n’être pas éducateurs, comme un jardinier se flatterait de n’être point horticulteur. Dans une profession pourtant fortement féminisée, on peut porter fièrement en sautoir cette dénégation sans déclencher les rires des collègues. L’amateurisme s’affiche comme vertu professionnelle. En position très minoritaire, depuis toujours, en tant que savoir professionnel spécifique, la pédagogie à l’école est une exception. Comme tout ce qui est exceptionnel ou minoritaire, elle est sociologiquement marginale et hors norme, l’enseignement frontal traditionnel en face d’un public d’auditeurs supposé homogène étant défini comme la norme. Cette autre vision de la transmission des savoirs s’accommode mal du conformisme et de l’idéologie dominante. Sa différence n’en est pas moins légitime et respectable. Malheureusement, son originalité et sa marginalité en font un bouc-émissaire facile à pointer et utile à désigner sans risque à la vindicte par les « justiciers », guérisseurs de l’angoisse commune par la mise en examen de suspects minoritaires 1. Comme toutes les minorités, elle suscite chez ceux dont la pensée s’est bâtie sur des préjugés des sentiments négatifs irrationnels oscillant entre mépris et hostilité. Son « anormalité » la condamne dans les périodes calmes à une « anomalie » tolérée bien qu’absente de l’école, dans les périodes incertaines à une « perversion », tout autant absente, habilement nommée « pédagogisme » et dénoncée violemment. Du fait de cette inexistence dans les murs scolaires, aucune véritable information pédagogique ne circule à portée d’oreille. Dans ces conditions, non seulement il n’est pas facile de se former en pédagogie, mais, dans le fatras des idées fausses abondamment développées et entretenues par ses détracteurs, s’en faire une idée juste est impossible. S’il ne va pas chercher information et formation à l’extérieur, l’enseignant ordinaire, archétype du maître traditionnel, ignore qu’il n’a pas plus de savoirs en pédagogie qu’en psychologie, domaine où il se sait ignorant. Il est comme un marin embarqué sur un porte-avions qui, ne sachant rien de la mer, ne saurait pas qu’il ne sait pas nager. A l’institut de formation des marins on enseigne les sciences de la mer mais pas la natation, la plongée et les arts marins. Pour cause, selon une idée reçue, la pédagogie serait une disposition d’esprit de naissance ou un trait de personnalité acquis dans l’enfance au contact de ses professeurs. Cette qualité serait potentiellement présente chez tout candidat qui réussit le concours de recrutement. La préparation du diplôme de certification donnerait forme à cette caractéristique personnelle. A ceux qui ne l’auraient pas au départ, la pédagogie serait livrée en infusion dans les savoirs disciplinaires acquis à l’université. Tous les maîtres titulaires et diplômés au niveau requis en seraient pourvus sans formation spécifique. Ceux qui pensent que la pédagogie n’est pas donnée par la grâce, ni innée, ni infusée, qu’il faut s’y former, seraient des « pédagogistes » dangereux et pervers, mus par des ambitions personnelles sans rapport avec l’éducation et la transmission des savoirs à l’école. Pourtant, affublés d’office et malgré soi de vertus pédagogiques, beaucoup de maîtres aimeraient bien pouvoir acquérir sinon ces vertus du moins ces compétences. Mais, pour l’opinion, se former manifesterait un aveu implicite, une « preuve » d’ignorance, voire d’incapacité et d’imposture. Pour faire entrer la pédagogie dans l’école, il faudrait que l’opinion, profane ou professionnelle, ainsi que les politiques de l’exécutif et du législatif admettent clairement qu’elle n’est pas une vertu mais un savoir-faire à acquérir. 2


De l’ignorance à l’hostilité


En attendant cette renaissance, l’ignorance pousse ceux qui ne savent pas à croire celui qui garde le temple et se drape dans l’infaillibilité dogmatique. Celui-ci porte en écharpe la somme des idées reçues sur l’école et l’enfant certifiées et homologuées historiques, organiques et scientifiques par des chercheurs dont les travaux en général et « par chance » aboutissent « naturellement » à la validation de pratiques traditionnelles. Rien de nouveau dans les labos. Postulant que l’école est rationnelle, objective, neutre et bienveillante, qu’elle ne favorise aucune classe sociale, qu’elle n’élimine personne, qu’elle ne fait que récompenser les talents individuels sans distinction de naissance, les chercheurs imputent l’échec, ou la réussite, à des facteurs intrapsychiques ou familiaux. Ainsi, la recherche valide les pratiques didactiques qui confirment les résultats de la recherche. Cet accord parfait préserve l’école des interrogations et du changement. Quand une science se préoccupe plus de confirmer que d’innover elle s’éloigne de la vérité pour se rapprocher de l’idéologie. 3 Ignorant ou savant, on ne fait généralement pas la distinction entre croyances et savoirs. Dépourvu de savoir de référence, sans possibilité de juger par soi-même, on ne peut pas plus évaluer la pertinence pédagogique d’une pratique didactique que d’une méthode d’enseignement ou d’un ouvrage sur la question. Cette dépendance de jugement oblige à faire confiance d’abord aux manuels et à leurs auteurs, ensuite aux recommandations des universitaires et à leurs mises en garde. La fausse querelle sur les méthodes de lecture qui rebondit tous les dix ans en fournit une illustration caricaturale. Dans tout débat, chaque enseignant se sent « spontanément » porte-parole obligé des sentiments de sa profession, lesquels quand ils sont critiques s’exercent uniquement à l’encontre d’une opinion différente de la norme admise par défaut, jamais contre une opinion conservatrice. L’hostilité « naturelle » de sa corporation contre la pédagogie invite celui qui recherche la conformité à se ranger dans la troupe des pédagophobes. « Informé »sur la pédagogie à travers les reproches invérifiables que lui font les gardiens du temple, il croit savoir et fait confiance à ceux qui disent que les pédagogues sont les ennemis. Dès lors, toute innovation est vécue comme une menace contre l’école, c’est-à-dire contre la tradition qui règne dans le système scolaire français. Ailleurs, du côté de l’éducation animale, on n’observe aucun déni pédagogique. Le prof qui s’inspirerait des maîtres animaliers aurait déjà un début de formation. Les « dresseurs », éducateurs d’animaux domestiques ou sauvages, que ce soit pour la garde, le cirque, l’aide aux handicapés, le secours en montagne, la recherche policière ou la chasse, n’utilisent que les renforcements positifs pour stimuler l’animal et le renseigner sur les sentiments de son maître. La réussite des apprentissages animaliers est tout entière fondée sur le professionnalisme, le « mérite » du « dresseur » et sur la qualité de la relation entre le professeur humain et l’élève animal. Il ne viendrait à l’idée de personne de traiter ces éducateurs de « pédagogistes ». Et pourtant, les compétences acquises par l’animal sont vouées exclusivement au service du maître « humanitaire ». Seuls les animaux scolaires, censés se former pour leur propre bénéfice, font l’objet de renforcements négatifs, de punitions en guise de stimulants, comme si la croissance cognitive avait besoin de bâtons pour se réaliser et s’épanouir. Ce qui est bon et efficace
pour l’animal ne le serait pas pour l’humain.

De la note à la morale scolaire

Dans ce contexte idéologique, la notation, comme les devoirs du soir, la dictée ou les leçons, est une pratique fondée sur une nécessité « biologique ». Le droit à la notation n’est pas acquis mais transmis, droit héréditaire qui remonte aux origines du collège des congrégations religieuses. Les murs, le mobilier et les équipements des écoles où l’on note « normalement » toute la journée sont propriété exclusive des enseignants. Dans cette maison des profs, les élèves, simples invités obligés, soumis autant que possible, ont accès aux savoirs, comme aux installations, sous contrôle et sous certaines conditions restrictives. Le « bon élève » apprend très tôt que trouver gratification et plaisir dans la connaissance est une erreur de sentiment due à sa jeunesse. Toute conquête ne peut apporter une légitime satisfaction que si elle est homologuée et récompensée par le maître. Le « mauvais élève », lui, découvre très tôt que ne pas savoir au jour et à l’heure où il est interrogé est une faute grave. Le risque majeur encouru par l’enfant noté dès 6 ans est la perte de motivation et d’intérêt pour les apprentissages, le désinvestissement du désir de savoir et l’abandon. De sanction en sanction il finit par penser que apprendre à l’école ne lui apporte que des déboires : « à quoi bon ? ». Il était venu pour s’instruire, on lui demande de bachoter pour obtenir LA note, critère de placement dans la course. La motivation intrinsèque pour la connaissance cède la place à la préparation du « travail noté »… ou à la démission. Mais pour les élèves, pas plus que la manifestation syndicale et la grève scolaire, la démission n’est légale au regard de la tradition. On peut avoir tout perdu, n’avoir plus de mise à jouer et sombrer dans le désespoir, mais on n’a pas le droit de quitter la partie. Dans ce jeu à qui perd perd et ne gagnera plus, sans sortir du jeu, la notation est l’outil indispensable de mesure, non des acquis et des réussites, mais du « mérite » des joueurs, de leurs performances et de leurs gains, pour ceux qui gagnent. Outil réservé à l’arbitre notateur et moralisateur qui installe ses élèves dans un jeu sans fin. Face à des élèves qui ne travailleront plus désormais que pour la note, l’arbitre doit toujours noter plus pour obtenir du « travail », de l’émulation et des résultats encore. Mais professeur et élèves ont perdu de vue l’intérêt intellectuel de l’école et le plaisir d’entrer en connaissance. Quand l’intérêt et le plaisir ont disparu d’une activité humaine, il reste la morale et la contrainte. Pour légitimer l’enseignement anonyme, il faut personnaliser la notation, moraliser l’apprentissage. Quand tout est noté, l’échange est jugé immoral, l’entraide est répréhensible et la fraternisation condamnée comme délit. Quand le contrôle est permanent, l’élève ne fait pas la différence entre situation d’apprentissage et situation d’évaluation. Il ignore qu’il y en ait une. Le prof qui occupe la totalité du temps scolaire avec ses leçons ne fait pas la différence entre l’enseignement et l’apprentissage, redoublant la confusion chez l’enfant. En outre, la publication des notes, sans laquelle elles perdraient leur pouvoir « stimulant », porte en elle le mépris pour ceux qui n’ont pas la « moyenne », l’humiliation de ceux qui ne l’ont jamais.


Du nécessaire rachat de la faute


Mais alors, d’institution publique et sociale de formation et d’éducation, l’école républicaine devient maison de l’ennui, parfois de pénitence, où l’on vient gagner son salut avec plus ou moins de « volonté ». Pourtant, la morale et la religion ne devraient avoir aucune implication dans les apprentissages scolaires. On ne vient pas à l’école pour y faire son salut par la contrition, la pénitence et le rachat de sa « faute originelle ». Celui qui apprend vite n’a pas plus de mérite que celui qui peine. C’est ce dernier qu’il faut encourager et soutenir en priorité par l’entraide mutuelle et les renforcements positifs. En posant une étiquette sur le front des mauvais élèves dès le CP, la notation jette l’opprobre sur ceux qu’elle prétend stimuler. Cette stigmatisation, sans intention de nuire, risque de compromettre définitivement toute chance de réussir une scolarité. L’étude active n’est pas synonyme d’ennui. On vient à l’école pour apprendre et s’éduquer avec joie en communauté éducative heureuse. Tous les appelés devraient être élus et s’asseoir à la table de communion des valeurs républicaines. En imposant la compétition entre pairs au détriment de l’entraide, la notation permanente étrangle dans l’œuf l’une des valeurs fondatrices de la république française aussi forte de cœur que de raison mais toujours méprisée, la fraternité, pourtant plus nécessaire que l’esprit de compétition pour obtenir le certificat de citoyenneté républicaine. S’étonnerait-on que le civisme ne soit pas la vertu cardinale des Français ayant été à bonne école ?

Pour le prof notateur, héritier de ses anciens profs gardiens de la tradition religieuse, la notation est une arme d’encouragement, de dissuasion ou de rétorsion, qui signale ou rappelle que « tout savoir se mérite ». Arsenal nécessaire à celui qui, autant que possible, gave le canard pour en faire une oie et pour rappeler au potache que le contenu et la forme de ses apprentissages ne lui appartiennent pas. Car, ayant appris par l’expérience que ce n’est pas pour lui qu’il engraisse, le canard ne s’alimenterait pas s’il n’y était contraint. L’élève de maternelle pas encore apprivoisé ni dressé est « naturellement » rebelle et cancre. La note fera passer le jeune enfant de l’infantile à l’âge de raison scolaire. Baguette sans laquelle Cendrillon resterait souillon, le carrosse courge, elle l’éduquera, le stimulera et le sanctionnera à la fois. Au-dessus de la médiane, annoncée moyenne et modale, elle stimule, en dessous elle sanctionne. La notation est donc le signe et l’insigne de l’élévation morale et de la dignité magistrale. Sans note, le roi serait nu. On lui jetterait des pierres. Le fautif se ferait rappeler à sa dignité par des plaisanteries de bon goût : « Tu as rendu ta copie ? Y a t-il un professeur dans la salle de classe ? »
L’abandon de la notation pour l’évaluation serait le signe d’un changement réfléchi et consenti de statut. Les écoles deviendraient des maisons pour tous où les élèves vivraient locataires de droit comme les professeurs. Qu’y deviendrait la hiérarchie ? Sans la blouse des anciens, c’est la notation qui permet de distinguer le prof de l’élève. Un prof qui ne noterait pas serait un prof noté, un prof diminué, un prof humilié, un prof infantilisé, un prof nié… un élève. Même l’institutrice débonnaire qui ne punit jamais, même le maître fantaisiste dans sa façon de traiter le « programme », de transmettre les savoirs, doivent impérativement noter pour ne pas être déchus. C’est la notation qui indique au profane que l’on passe des fantaisies, jeux et ris de maternelle au travail assidu, obstiné et sérieux de la grande école. On ne rit plus, on bosse et c’est noté. Sans note, pas de travail ! La « récitation » de Hugo, comme le dessin de la poire ou de la feuille selon la saison, comme les couplets du Petit cheval de Brassens et Paul Fort, mérite salaire. 4

Tous ensemble chacun pour soi


Existe-t-il une solidarité professionnelle à l’école ? Parce que pendant son enfance il a été éduqué par une institution qui privilégie la compétition individuelle sur la coopération et l’entraide : chacun pour soi, le maître pour tous et qu’il a gagné seul cette compétition permanente, l’enseignant ordinaire ne sait travailler ni en équipe, ni en groupe. Il traverse sa carrière en travailleur solitaire et individualiste. Mais, paradoxalement, il partage les peurs de son groupe d’appartenance. La recherche et l’innovation effraient collectivement l’ensemble des professeurs, même quand ils sont en rivalité ou en conflit d’intérêts. Avant d’innover en évaluation, il lui faudrait d’abord innover en pédagogie. Non seulement il n’a pas les bases théoriques pour le faire, mais il lui faudrait le courage de se démarquer du groupe par une rupture que la profession qualifierait de déloyale. Le passage de la notation à l’évaluation suppose donc la volonté commune d’une équipe pédagogique qui n’existe pas encore et qu’il faut créer après avoir renoncé à l’individualisme collectif avant d’envisager de nouvelles modalités de mesure des apprentissages. Car sans équipe d’enseignants solidaires la pédagogie dans une seule classe est une aventure à risque que ne peuvent entreprendre que quelques personnalités autonomes résolument en dissidence.

Si en philosophie, en politique ou en art chaque enseignant fait des choix personnels, en situation professionnelle l’enseignant traditionnel pense peu par lui-même. Ses actes professionnels, ses idées sur l’élève et sur le métier lui sont dictées à son insu par le groupe. Dans la vie de la cité chacun se détermine selon ses goûts propres, dans la vie de l’école c’est une ligne de conduite collective qui s’impose. Chacun est libre de penser ce qu’il est normal de penser en accord avec la théorie dominante 5. Des normes strictes plus ou moins explicites régissent les représentations sur le métier et l’enfance à l’école. La profession fait front face aux autres, ministre, direction, hiérarchie, parents, élèves. Mais si le destin et les intérêts corporatifs sont liés, les carrières sont individuelles. Imprégnée d’idéologie chrétienne, l’éthique professionnelle est commune, le salut individuel. Des normes communes pour un destin très personnel façonnent les esprits à l’identique. C’est pourquoi la solidarité s’exerce toujours en négatif, rarement en positif. Dans les luttes corporatives l’union est la règle, au travail c’est la division. On se rassemble spontanément pour se défendre collectivement contre des heures de réunion non rémunérées, contre des réformes qui accorderaient une relative indépendance aux élèves au dépens de la tutelle magistrale et en général contre tout ce qui grignoterait les « avantages acquis » comme le pouvoir absolu de réglementer, juger, récompenser, punir, noter. Bien que se réunir pour travailler ensemble soit vécu douloureusement par beaucoup, on réclame des décharges d’horaire pour pouvoir travailler en équipe. Mais la troupe se disloque quand il s’agit de passer à une solidarité active. Se réunir en équipe de cycle ou de discipline pour harmoniser les contenus d’enseignement et les évaluations, pour s’accorder sur les critères de « correction » des copies déclenche un stress insupportable à la plupart. Se réunir pour échanger, élaborer en commun un projet éducatif de cycle ou d’établissement est une initiative mal vécue. Sa mise en œuvre se heurte à des résistances insurmontables. Après réunion, les décisions prises sont fréquemment dédaignées par ceux qui, rebelles à tout contrôle au-dessus de leur tête, contrôlent pourtant leurs élèves quotidiennement. Paradoxalement, c’est le désir d’échapper aux contrôles professionnels autant informels que formels, aussi bien des collègues que de la hiérarchie, qui incite à sauvegarder obstinément les pratiques de contrôle d’élèves. Ainsi, la boucle se ferme sur la conservation des usages traditionnels du contrôle « continu » et la propagande des gardiens du temple reçoit un accueil favorable là où la défense des droits du prof et la crainte collective de l’évaluation avaient déjà bannie la pédagogie.

A qui profite la note


Si, autrefois, la notation a pu mesurer les acquis, aujourd’hui elle évalue surtout les performances individuelles et les capacités d’adaptation à une école du chacun pour soi. Elle mesure aussi la conformité ou l’écart à la norme. Elle devance les apprentissages plus souvent qu’elle ne leur fait suite. Elle apprécie les requis plus que les acquis. Si elle s’y intéresse aussi, c’est plutôt pour valider les savoirs acquis ailleurs. Elle ne fait pas la somme des acquis de chacun, elle compare chacun à un élève étalon par soustraction des requis mal acquis 6. On pourrait démoraliser la notation, la rationaliser en la critériant, en annonçant à l’avance le programme, les modalités et la date des contrôles, le barème, en notant les réussites et non les échecs. En supprimant les pièges, on jouerait la transparence. On pourrait noter les réussites sur un total de points variant avec le nombre d’items proposés pour mettre fin à l’arithmétique faussement objective de la note sur 10 ou sur 20. L’élève pourrait donc participer à sa notation et apprendre à s’auto-évaluer. Cela suppose que l’élève, au centre du système scolaire, apprenne pour lui-même et soit l’unique bénéficiaire de l’école. Le contrôle personnalisé se ferait uniquement à son profit pour le renseigner sur la distance parcourue et sur le chemin qui reste à faire. Il ne servirait plus à renforcer ce sentiment de toute-puissance du notateur par l’exercice d’un pouvoir arbitraire. Un prof non sélectionneur n’aurait en tête à l’instant de l’évaluation aucun souci de carrière personnelle. Mais on sait que la notation traditionnelle, la « correction magistrale », participe grandement aux gratifications dans un métier difficile psychologiquement, parfois décevant moralement. L’instant de la correction devient parfois celui de la revanche. Beaucoup d’enseignants fragiles, confrontés à des difficultés professionnelles qu’ils ne soupçonnaient pas avant d’entrer dans la carrière, résistent au désespoir en utilisant la notation comme protection contre le chahut, la déprime et la démission. La réputation et l’avenir professionnel des profs traditionnels se bâtissent aussi sur la publication des bulletins de notes. Un prof sans ce pouvoir arbitraire serait-il encore maître incontesté, ou chahuté ? La profession peut-elle renoncer à cet avantage moral sans changer de statut ? Pour tous ceux qui ne savent transmettre les savoirs que par cours magistral la notation est le moyen de pression mécanique qui, en théorie, oblige les élèves à suivre le cours, à écouter la leçon. Cette motivation artificielle a depuis longtemps montré les limites de son efficacité, mais elle reste la seule qui permette d’exercer sereinement le métier quand on n’a pas de formation pédagogique et qu’on n’en veut pas. Ce qui la rend indispensable, c’est que sa disparition entraînerait l’effondrement du système... ou le recours à la pédagogie. Pour les profs pédagogues, la notation traditionnelle troublerait la relation de confiance maître-élève, élèves-élèves et empêcherait l’élaboration interactive et sociale des savoirs au sein de la communauté d’intérêts épistémiques, que la note individualise et moralise.

Pour garantir la réussite des apprentissages dans une école différente, peut-être faudrait-il moraliser l’enseignement ?

Laurent CARLE (janvier 2008)

1 Ces dernières années, on a vu entrer dans le débat quelques philosophes antipédagogues ! Dans l’ordre alphabétique ils se classent entre mères infanticides et pompiers pyromanes.
2 Il faudrait aussi que le pouvoir politique résiste aux pressions des groupements et corporations qui ont un intérêt économique et social dans le statu quo.
3 « La mathématisation et la formalisation ont désintégré les êtres et les existants pour ne considérer comme seules réalités que les formules et équations gouvernant les entités quantifiées. La pensée simplifiante est incapable de concevoir la conjonction de l’un et du multiple. Ou bien, elle unifie abstraitement en annulant la diversité. Ou, au contraire, elle juxtapose la diversité sans concevoir l’unité.
Ainsi, on arrive à l’intelligence aveugle. L’intelligence aveugle détruit les ensembles et les totalités, elle isole tous ses objets de leur environnement. Elle ne peut concevoir le lien entre l’observateur et la chose observée. Les disciplines des sciences humaines n’ont plus besoin de la notion d’homme. Et les pédants aveugles en concluent que l’homme n’a pas d’existence, sinon illusoire. Tandis que les media produisent la basse crétinisation, l’Université produit la haute crétinisation. La méthodologie dominante produit un crétinisme accru…
La connaissance est de moins en moins faite pour être réfléchie et discutée par les humains, de plus en plus faite pour être engrammée dans des mémoires informationnelles et manipulées par les puissances anonymes, au premier chef les Etats. Or, cette nouvelle, massive et prodigieuse ignorance, est elle-même ignorée des savants. Ceux-ci, qui ne maîtrisent pas pratiquement les conséquences de leurs découvertes, ne contrôlent même pas intellectuellement le sens et la nature de leur recherche.
Les problèmes humains sont livrés, non seulement à cet obscurantisme scientifique qui produit des spécialistes ignares, mais à des doctrines obtuses qui prétendent monopoliser la scientificité à des idées clés d’autant plus pauvres qu’elles prétendent ouvrir toutes les portes…comme si la vérité était enfermée dans un coffre-fort dont il suffirait de posséder la clé… » Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF
4  « Une note (en principe, une évaluation) et un salaire, ça n’a rien à voir. Un salaire est une conséquence normale d’une activité, définie préalablement par un contrat dûment explicité, et assortie d’autres conséquences éventuelles, en cas de travail non effectué. La note scolaire est censée évaluer (c’est-à-dire mesurer), non la production de l’élève, mais les progrès que cette production révèle. La mission des enseignants est que les élèves acquièrent de nouveaux savoirs et qu’ils progressent. Ce sont ces progrès que la note (bien ou mal) doit évaluer. » Eveline Charmeux

5 Le maître de CP peut choisir librement la « méthode de lecture », à condition qu’il en choisisse une et qu’elle enseigne le b et a ba, conformément à la théorie traditionaliste. Ne pas utiliser de manuel de lecture serait hérétique.
6 Quand l’écart est trop grand : « il faudrait tout reprendre à la base » se lamente celui qui croit que dans le cerveau les savoirs s’empilent comme des assiettes.




Un avis pertinent


Un des derniers blocs de Meirieu :

Reste une question très difficile : peut-on imposer aux enseignants une « obligation de résultats » ou les évaluer sur les résultats de leurs élèves ? C’est très difficile et, à mes yeux, ce serait vraiment dangereux. C’est difficile car les résultats ne signifient pas grand chose s’ils ne sont pas rapportés au niveau d’entrée des élèves et à l’environnement familial, social et économique de ces derniers. C’est inquiétant car la mesure des résultats laisse de côté toute la dimension éducative de l’enseignement qui est difficilement évaluable : l’accès à l’autonomie, la curiosité intellectuelle, la créativité ne sont guère chiffrables. C’est dangereux car, avec l’obligation de résultats, on oublie que les enfants ne sont pas des produits qu’on fabrique, mais des libertés qu’on accompagne. Seul le dressage et le conditionnement sont vraiment évaluables… et dans une perspective de normalisation bien éloignée de l’idéal humaniste de notre École. C’est pourquoi je crois que, comme les médecins, les enseignants doivent être astreints à l’obligation de moyens et non à l’obligation de résultats. Ils ont plus besoin d’un code de déontologie que d’un arsenal statistique.

Un établissement scolaire n’est pas une entreprise. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas astreint à la qualité, bien au contraire. Mais la qualité d’un service public ne s’obtient pas par la mise en concurrence des personnes mais par la mobilisation des acteurs.

in "Rémunération au mérite et obligation de résultats pour les enseignants"


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3 questions à Jacques-Alain Miller

8 Février 2008 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #InterCoPsychos


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3 questions à Jacques-Alain Miller

1

La Lettre en ligne (LEL)  : Vous avez annoncé un grand Meeting à la Mutualité, les 9 et 10  février prochains, pour la défense et la promotion de la psychanalyse partout où elle est mise en cause, en particulier à l’Université. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

Jacques-Alain Miller (JAM)  : Je suis content de deux choses. D’abord, d’avoir réussi cette fois à annoncer une réunion bien à l’avance, deux mois, alors qu’entre le moment où j’ai inventé le Forum extraordinaire et sa tenue, il s’est écoulé moins de quinze jours. Deuxièmement, de tenir la semaine précédente un Colloque on ne peut plus officiel, “sous le Haut Patronage du Ministère de la Santé”, pour un public restreint de 250, sur invitation uniquement, tandis que le Meeting de la Mutualité réunira 1000 personnes, sous le Haut Patronage, si je puis dire, de BHL et de Sollers. Dans ce meeting, on reprendra, en haussant le ton, certains des thèmes du Forum : l’étouffement de la Culture par les bureaucrates de l’évaluation forcenée, fanatique ; la recherche fondamentale en biologie étranglée par la folie NeuroSpin ; d’une façon générale, les ravages dus au culte imbécile du chiffre. Mais aussi on informera le public et on le mobilisera contre l’opération en cours dans l’Enseignement supérieur et la Recherche. Cette opération, c’est une “nuit des longs couteaux”, ou, disons, pour être plus exact, une “année des longs couteaux”. Lors de conciliabules animés par Jean-Marc Monteil, longtemps chef de la DES (Direction de l’Enseignement supérieur), aujourd’hui conseiller du Premier ministre, il a été décidé de ne pas attendre plus longtemps pour liquider la psychanalyse et la clinique à l’Université. Les cognitivistes veulent en finir une fois pour toutes avec les cliniciens, dont les cours drainent les flux étudiants les plus importants. Partout en France, les départements de psychologie clinique se voient malmenés, on leur refuse des habilitations, on leur colle des rapports défavorables, on leur supprime des enseignements, on les vexe systématiquement, on leur fait sentir qui tient le manche. L’équipe de recherche du département de psychanalyse, que je dirige, est elle-même dans le collimateur, elle est supposée être “visitée” en janvier sous la houlette d’un maître du cognitivisme français, grand évaluateur devant l’Éternel. J’ai déjà eu l’occasion de le moucher personnellement à deux reprises, il m’a fait ses excuses, oralement et par écrit, c’est oublié, je ne suis pas rancunier, – mais je n’avais pas encore connaissance du panorama d’ensemble : ce que je prenais pour un incident mineur était la pointe de l’iceberg. En un mot, c’est l’offensive générale des cognitivistes, longuement méditée, réalisée en forme de Blitzkrieg, visant notre éradication. Ils se sont installés d’emblée dans la phase d’élimination sans phrase : notre ami Roland Gori, à la tête d’un syndicat réunissant plus de 200 psychologues cliniciens universitaires, et fort des milliers de signatures (plus de 8 000) réunis par son manifeste “Sauvons la clinique”, a sollicité un entretien auprès de Mme Valérie Pécresse ; au bout d’un mois, celle-ci lui a fait répondre que son agenda était trop chargé pour lui permettre de le recevoir dans des délais convenables, et lui a signifié qu’elle ne le recevrait pas. Donc, hautement représentatif de la psychologie clinique universitaire, Gori, avec lequel nous faisions jadis, Roger Wartel et moi, la revue Cliniques, ne sera pas même reçu par un membre du cabinet. Le message est clair, il est univoque : vous êtes déjà morts.

Or, je vais sans doute vous étonner, je ne crois pas du tout que Valérie Pécresse soit personnellement engagée dans cette opération d’extermination. Je sais par Catherine Clément, qui la connaît, que la ministre, alors qu’elle était simple députée, ne manquait pas de sympathie pour notre combat contre l’amendement Accoyer, car elle avait dû s’opposer à ce que l’on fasse bouffer de la Ritaline à ses enfants, et elle a une petite idée des excès où conduit l’idéologie cognitivo-comportementaliste. Non, Mme Pécresse est actuellement l’otage de la politique – qui n’a rien de libéral, qui est d’inspiration PS – que suit depuis plusieurs années la DES. Toute la question pour moi est de savoir si elle aura la force de caractère et l’acuité politique qui lui permettront de s’extraire de cette politique. Celle-ci, qui s’est imposée sous l’impulsion de Monteil, se présente comme moderniste et seule capable de dynamiser l’Université et la recherche en mettant au pas les universitaires et les chercheurs, leurs hiérarques, leurs féodalités, leurs jardins secrets. En vérité, c’est une politique parfaitement ringarde, celle d’une bureaucratie qui ne se sent plus, qui croit que son heure est venue, qui fait preuve d’un autoritarisme hyper-napoléonien, et qui croit ce faisant singer les Américains. Rions ! Ce sont nos mêmes vieux hauts fonctionnaires de toujours, la même morgue, la même arrogance, doctrinant urbi et orbi sur des domaines dont ils ne connaissent rien.  Le recteur Monteil est un psychologue social cognitiviste de petite envergure, dont l’épistémologie est celle d’un manager, non celle d’un savant. C’est un fonctionnaire d’autorité, qui parle en maître aux universitaires, qui veut “décloisonner” les disciplines, et ne plus voir qu’une seule tête, habitée de la même “méthodologie”. Centralisation, homogénéité, nivellement, ignorance, tous les ingrédients sont là pour produire un désastre de type nouveau, exponentiel par rapport à celui qui prévaut présentement. Le combat va être dur, car leur dispositif est en place, consolidé, accroché au terrain. Le niveau Premier ministre est tenu par l’adversaire. Nous n’avons rien vu venir, rien préparé. Mais ce combat est gagnable, je vous l’assure. L’excès même de cette offensive, son ampleur sans précédent, cette volonté manifeste de liquidation sans phrase de la psychanalyse à l’Université, alors que Lacan continue d’être en France comme à l’étranger un phare de l’intelligence française, si je puis dire – et quel département universitaire a la projection internationale du département de psychanalyse ? – l’hubris du cognitivisme triomphant, tout cela le promet à la Roche Tarpéienne. Depuis bientôt 30 ans, les cognitivistes terrorisent l’Université, influencent l’administration, les médias, le public. Ils ont vaincu d’innombrables adversaires, les ressentiments se sont accumulés, ils se sont cru tout permis. Eh bien, c’est terminé. Le drapeau de la résistance est levé. Les psychanalystes ne plieront pas. D’abord, désigner l’offensive ennemie : ce sera LNA 9, qui sortira fin janvier. Ensuite, lui opposer une force de frappe à déploiement rapide : ce sera le Meeting de la Mutualité, avec BHL et avec Sollers, et les principales figures des victimes du cognitivo-évaluationnisme. Et après, la guerre de reconquête, qui sera longue et acharnée. Évidemment, je m’amuse à utiliser ce vocabulaire guerrier. Mais tout de même, les cognitivistes nous ont déclaré une guerre qui, intellectuellement, professionnellement, est une guerre à mort. Donc, nous sommes contraints de suivre, et de les rejoindre aux extrêmes. Donc, il ne s’agit pas d’une guerre défensive, mais bien d’une contre-offensive, visant la déroute de l’adversaire. Elle se déploiera sur plusieurs fronts. Il y a le front psy, certes, mais il y a aussi les biologistes non cognitivistes, il y a les humanités, il y a aussi les mathématiciens. En date du 21 mai dernier, trois institutions représentant la communauté mondiale des mathématiciens et statisticiens, ICIAM, IMS, et IMU (The International Council of Industrial and Applied Mathematics ; the Institute of Mathematical Statistics ; the International Mathematical Union) ont établi une Commission conjointe sur “l’évaluation quantitative de la Recherche”, mettant en question la “culture of numbers” qui s’est progressivement imposée devant l’impuissance à mesurer adéquatement la qualité. Qui m’a fait connaître ce texte précieux, que je vais traduire et publier ? Bernard Monthubert, professeur à l’Institut mathématique de Toulouse, successeur de Trautmann au CA de “Sauvons la recherche”, qui me l’a adressé à l’occasion du Forum extraordinaire. Nous ne sommes pas seuls. Nous sommes loin d’être seuls. Nous sommes plus nombreux et bien plus savants et bien plus agiles que la secte cognitiviste. Celle-ci n’a prospéré que par notre négligence, par notre dispersion, elle a surfé sur le mépris intellectuel que nous avions pour cette doctrine d’imposture, elle a gagné les esprits de nos gouvernants en leur promettant, tel l’esprit malin, qu’ils seraient comme des Dieux. C’est fini, tout ça. Nous sommes réveillés. Nous allons réveiller les autres. Et le cauchemar finira par se dissiper. Et, une fois dessoulés, ils diront : “Comment avons-nous pu ?” Écoutez-moi bien : le reflux du cognitivisme a commencé.

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LEL : Il semble qu’à l’origine des attaques que vous dénoncez, on trouve  une agence dépendant de l’État : l’AERES (Agence d’évaluation de la  recherche et de l’enseignement). Pouvez-vous nous en dire plus sur  cet organisme ?

JAM  : L’AERES est l’usine à gaz inventée par les cognitivo-évaluationnistes pour mettre l’Université française en coupe réglée, et accomplir le programme apocalyptique de la secte. Qui l’a conçue ? L’inévitable Monteil. Il en a été nommé président le 21 mars dernier. Il a quitté ce poste le 11 juillet suivant, quand il a été appelé au cabinet de François Fillon. C’est lui qui continue de tirer les ficelles, comme d’ailleurs à la DES. Qui traite le secteur psy à l’AERES ? Le Pr Fayol, de Clermont-Ferrand. Qui est leur correspondant à la DES ? Le président de la FFP (Fédération française de psychologie), Lécuyer. C’est le trio de la mort, les concepteurs de l’opération “Zéro psychanalyse à l’Université”. LNA 9 les présentera un par un au public : l’homme et l’œuvre. Le style sera froid, chirurgical. Les faits parlent d’eux-mêmes. C’est maintenant à Valérie Pécresse de savoir si elle veut rester dans l’Histoire comme la ministre qui aura laissé assassiner la psychanalyse. Mais quoi qu’il en soit de sa décision, la psychanalyse aura sa revanche, et avec elle, les discours et les personnes que le cognitivisme a ravagés.

3

LEL : Outre le forum, quels sont vos projets ?

JAM  : Oui… Trop nombreux pour que je les énumère ce matin. Revenez à la charge durant la trêve des confiseurs, il y aura une petite accalmie.

Ce 3 décembre 2007


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Si la tristesse est une maladie, alors...

8 Février 2008 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #InterCoPsychos

Entretien avec Jacques-Alain Miller
paru dans le Charlie Hebdo N°805, du mercredi 21 novembre.  
 « Si la tristesse est une maladie,
alors c'est l'humanité qui est une maladie »


Comment une campagne sur la dépression démontre l'incapacité présidentielle à appréhender le réel. Un entretien avec le philosophe et psychanalyste Jacques-Alain Miller.

 
" Je veux parler de la dépression, du regard que la société porte sur cette souffrance qui n'est pas matérielle. Je veux engager puissamment la recherche médicale française vers le soulagement de ce mal ", a déclaré Nicolas Sarkozy le 11 février dernier dans un discours à la Mutualité.
Il y a quelques semaines, le ministère de la Santé lançait une campagne sur la dépression. On a demandé à Jacques-Alain Miller ce qu'il en pensait.
Philosophe, psychanalyste, il est le responsable de la publication des Séminaires de Lacan. Jacques-Alain Miller a fondé l'Association mondiale de psychanalyse (AMP) et dirige la revue Le Nouvel Âne dont le dernier numéro est consacré à une critique virulente de la campagne contre la dépression initiée par le ministère de la Santé. Car s'il existe des formes graves de « maladies de l'âme » - qu'on l'appelle comme autrefois mélancolie ou qu’on la vulgarise aujourd’hui sous le terme de “dépression” - la tentation est grande de considérer la moindre fatigue, tristesse ou petit bobo existentiel en pathologie qu’il faut soigner d’urgence avant de repartir au combat...

 
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Melancholia de Dürer

CHARLIE HEBDO: Que pensez-vous du combat présidentiel contre la dépression?

Jacques-Alain Miller: Que le président est un homme de bonne volonté. Qu'il admet que la souffrance psychique n'est pas matérielle, pas objectivable. Mais, parce qu'il n'est pas bien conseillé sur le sujet, il met tous ses espoirs dans la médecine sans songer à la psychanalyse.

CH- Il est mal conseillé, ou il pense profondément que la recherche médicale peut guérir la dépression?

JAM- Qui veut éradiquer médicalement la dépression? La bureaucratie sanitaire internationale. Elle a réussi à mettre au service de cette idée loufoque les autorités politiques d'un nombre considérable de pays développés. Nicolas Sarkozy est influencé, comme l’est la majorité des Français, par l'intense lobbying d'une partie de l'establishment sanitaire national, qui s'exerce dans le sens cognitiviste et pharmaceutique.
 
“Si on ne veut pas déprimer, il faut assumer la vérité.”

CH- Mais comment expliquer cet Intérêt de l'État, du pouvoir pour notre santé?

JAM- Ce n'est pas d'aujourd'hui. La Sécurité sociale date de 1945. Bien avant, dès les débuts de l'époque moderne, le pouvoir va inéluctablement vers le biopouvoir, Michel Foucault l’a démontré. Actuellement, la santé est en France un problème aigu pour tous les gouvernements qui se succèdent, en raison du fameux « trou de la Sécu ». Tout un petit peuple d'experts cherche à « rationaliser » le système. [Institut national de la prévention et de la santé (INPES), créé en 2002, a brillamment remporté la palme avec sa campagne antitabac, et, sur la liste de ses prochaines victimes, il a inscrit la dépression. Mais si les méfaits du tabac ont une certaine objectivité, ce n'est pas le cas avec la dépression: tout dépend de la définition que vous en donnez. Avec l'une, vous pouvez démontrer que les 95 % de la population sont atteints.

CH- Quelle est cette définition?

JAM- 95 % des gens connaissent une moyenne annuelle de six épisodes de tristesse et de perte de l'estime de soi. Si l’on décide de médicaliser tout ça, alors la croissance exponentielle du nombre de dépressifs s'explique. Pas étonnant que l'OMS prédise que, en 2020, la dépression sera la seconde cause d'invalidité dans le monde après les maladies cardiovasculaires. Rions! Ce qui est grave pourtant, c'est que la consommation d'antidépresseurs, qui avait baissé, va exploser à nouveau. Or la France est déjà le pays qui consomme le plus de psychotropes au monde.

CH- La campagne dépression risque-t-elle d'accentuer ce phénomène?

JAM- C'est du Molière, Le Malade imaginaire, ou Knock: [INPES persuade les gens que s'ils sont tristes, c'est qu'ils sont malades, et les incitent à bouffer du médicament. Ce qui était considéré autrefois comme un mauvais moment à passer, un coup de pompe, un deuil difficile, est désormais « une maladie ». La brochure dépression, diffusée à r million d'exemplaires, est une tentative d'endoctrination massive, parfaitement irresponsable. [ambition est de remodeler vos émotions les plus intimes. C'est un « alien » qui s'insinue au plus profond de vous -même pour saboter tout ce que vous éprouvez. Il vous oblige à interpréter vos sentiments les plus humains dans le sens de la maladie.

CH- Vous mettez en cause l'Industrie pharmaceutique?

JAM- Dans tout le monde développé, l'influence idéologique des laboratoires est énorme. Ça ne m’indigne pas : c'est une industrie, elle doit faire face à la compétition internationale, maximiser ses parts de marché, et donc se battre auprès des pouvoirs publics, former l'opinion publique, convaincre tout un chacun qu'avaler ses produits, c'est nécessaire, ça fait du bien. Rien de plus normal, de plus logique. Mais alors, il faut pouvoir leur opposer des contre-pouvoirs, qui fassent barrage à leurs excès de zèle. Nous avons affaire à un phénomène de civilisation.

CH- De quel phénomène s'agit-il?

JAM- L’homme contemporain se pense lui-même comme une machine. Si ça ne va pas , c'est que ça dysfonctionne, et il doit y avoir un traitement hyper rapide. On croit que, normalement, on a droit à l'euphorie, à la pilule du bonheur. C'est de la science-fiction réalisée. On enseigne désormais la science du bonheur en Grande-Bretagne et en Allemagne. Lord Layard, économiste distingué, ex conseiller de Tony Blair, le pape de cette nouvelle science, considère que la dépression est l’un des freins principaux à la croissance économique.

CH- En finir avec la maladie, n'est-ce pas un moyen de relancer la croissance?

JAM- Mais, en l'occurrence, la tristesse est inhérente à l'espèce humaine. Si c'est une maladie, alors c'est l'humanité elle-même qui est une maladie! Il est très possible que nous soyons une infection de la planète. C'était d'ailleurs l'idée de Lacan. Depuis l'origine des temps, nous nous détruisons nous-mêmes, et notre environnement par-dessus le marché. Si on veut guérir ça, on entre dans la biotechnologie, on va essayer de produire une autre espèce, bien meilleure. Une espèce asexuée et muette. À ce moment-là, on se tiendra comme il faut!

CH- Quand on est dépressif, on se tient mal?

JAM- On déprime quand on est malade de la vérité. Si on ne veut pas déprimer, il faut assumer la vérité, sa vérité. J'ai été touché par la phrase de Cécilia qui faisait la une d'un magazine au moment de l'annonce du divorce: « Je veux vivre ma vie sans mentir. » Voilà l'antidépresseur le plus puissant.

Sarkozy a été victime du matraquage sur la dépression.

CH- Nicolas Sarkozy est-il dépressif?

JAM- Il a été au contraire la victime de cette atmosphère de matraquage autour de la dépression. Souvenez-vous de ces photos qui le montraient l'œil vitreux, mal rasé après l'annonce de la séparation... C'est de l'intoxication. Ce type, c'est une dynamo, qui prend à bras-le-corps la réalité, la secoue, cherche le problème et promet la solution. C'est une première. Avec Mitterrand, c'était la morale de la fin du Cid: « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. » Avec Chirac, c'était la Corrèze, le père Queuille: « Il n'y a pas de problème qu'une absence de solution ne saurait résoudre. » Et le sarkozysme, c'est un bel effort, mais ça ne va pas marcher: « Ensemble, tout devient possible »? D'abord, Sarkozy a dû constater que, dans son « ensemble» avec Cécilia, tout n'a pas été possible. Et puis, il va découvrir que, si la réalité est bonne fille, sa plasticité n'est pas infinie : elle ne se laisse faire que ce qui lui plaît. Le réel fait barrage. Soit on se fracasse dessus, soit on cherche la meilleure façon de faire avec. Et en ce mois de novembre, on voit les efforts prodigieux de notre Hercule politique achopper de toutes parts. Espérons qu'il se réveille...

 
Propos recueillis par Hélène Fresnel.

Pour bien rire, une comédie musicale.
Ce vidéo montage, mixte de guignol et d’air d’opérette – sur l’air le plus connu de  Gilbert & Sullivan, le Major-General’s Song de leur Pirates of Penzance –, nous présente le professeur Stephen M. Stahl, sommité de la psychopharmacologie états-uniennes, et donc mondiale, sous un jour méconnu.
On se rappelle qu’il a publié en France en janvier dernier son fameux Psychopharmacologie essentielle. Guide du prescripteur. Encore un guide...



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