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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

L'enseignant et le psychanalyste/Michel Pouquet

 L'ENSEIGNANT ET LE PSYCHANALYSTE

"il y a trois tâches impossibles : éduquer, gouverner, et psychanalyser"
                                        FREUD

Je ne saurais trouver mieux pour entamer cette rencontre avec vous, que cette citation de Freud.  Pour deux raisons : la première parce qu'elle nous met, vous et moi, dans le même panier, en qualifiant votre métier, comme le mien, de "tâche impossible".  Je vais revenir là-dessus.  Donc, elle nous réunit.  Laissons de côté les politiques, qui pourraient, eux aussi, s'estimer concernés - mais ils sont en général bien trop occupés pour écouter ce que pourrait leur dire l'analyste.  Laissons-les à leurs soucis - et à leurs jouissances.
La deuxième, parce que cette petite phrase est tirée de la préface de Freud au livre d'un éducateur, Aichorn, dont l'ouvrage s'intitulait :"Jeunesse à l'abandon".  Titre qui colle assez bien  avec l'actualité : je vais, là encore, y revenir plus loin.

"IMPOSSIBLE"

Mais c'est cet "impossible" évoqué par Freud qui mérite d'abord notre attention.  Il désigne le grand absent du discours politico-médiatique dans lequel nous sommes immergés.  C'est lui que je veux m'appliquer à faire ici ressurgir, et graver, s'il se peut, dans vos mémoires.  Cet "impossible" est un impossible à dire, un indicible, vieux comme la philosophie - voyez Platon et le mythe de la caverne - nullement une invention des psychanalystes : c'est le réel.  Ici, dans votre métier comme dans le mien, le réel de ce que sont ces enfants que vous avez la charge d'instruire, et que vous vous efforcez de connaître, pour mieux savoir comment vous y prendre avec celui-ci, ou celui-la.  Le réel aussi de ce que vous êtes, de ce qui vous anime et vous fait choisir telle ou telle manière de vous y prendre, à l'insu de ce que vous croyez - et vous fait donc parfois vous tromper.
Prenons un peu de recul : ce réel qui nous échappe, c'est l'être, avec cette interrogation sans réponse depuis que l'homme se la pose, mettons, depuis les grecs : "pourquoi y a-t-il de l'être, plutôt que rien ?". Les scientifiques, aujourd'hui, butent dessus, par exemple en astrophysique : pourquoi le "big bang", quid avant ?  Un physicien comme Bernard d'Espagnat évoque la recherche "d'un réel voilé" - jamais totalement dévoilé.  Fini la naÎveté d'un Auguste Comte.  La science progresse, certes, cherche, doute, découvre des concepts.  Mais avec un savoir nouveau se posent des questions nouvelles, dont on ne prétend plus, aujourd'hui, faire le tour.  Cette avancée vers le réel nous permet, cependant, de mieux le connaître, l'utiliser, nous en protéger en se soumettant à ses lois. 
Prenons un exemple : la foudre a certainement frappé d'étonnement et de frayeur les premiers hommes.  Ils voyaient, entendaient, observaient les conséquences (dangereuses, ou utiles, tel le feu) de cette manifestation du réel.  Ces morceaux de réel que nous livrent les cinq sens, constituent le monde des perceptions, des images - l'imaginaire dira Lacan.  Mais ces images et les conséquence terrifiantes ou utiles de cette manifestation du réel ont aussitôt suscité un discours pour tenter de le dire, pour tenter de le maîtriser.  Ces mots qui tentent de dire le réel, au-delà des images, mieux que les images, constituent ce dont Freud a découvert l'importance, et qu'a conceptualisé Lacan : le symbolique.  Ainsi sont apparus les croyances primitives de la pensée magique, puis les mythes, les religions, et enfin la science.  Ainsi s'est constituée la réalité : ce que l'on a arraché au réel et dont nous pouvons parler, pour mieux y faire face, avec moins de frayeur, et de dégats.  Franklin a inventé le paratonnerre, et l'on sait aujourd'hui qu'il ne faut pas s'abriter de l'orage sous un arbre.  Pour manier l'électricité, le réel nous a imposé des lois, qu'il vaut mieux respecter si l'on veut éviter des ennuis : Claude François a payé de sa vie la transgression de cette règle bien simple qui veut que l'on ne tripote pas une ampoule dans une salle de bain...
Revenons à vos élèves.  Ce que je veux vous dire, c'est l'importance - largement oubliée aujourd'hui - de la nécessité de respecter le réel : qu'il s'agisse de vos élèves, de vous-mêmes, de l'homme en général, dans une société dont vous êtes acteurs, donc responsables, dans notre contexte démocratique.  Vous lisez, vous parlez, vous votez, et dans votre métier vous disposez d'un certain pouvoir sur ceux dont vous avez la charge. 
Or vous êtes - nous sommes tous - plongés dans un monde qui veut ignorer le réel.  Depuis que les sociologues ont pris la parole - sans avoir la prudence de Montaigne qui fut peut être le premier d'entre eux, et s'en tenait à son "Que sais-je ?" - les médias ont été peu à peu envahis par le discours sociologique, qui dit, en gros, que la société fait l'homme.  Ce qui n'est pas faux.  Mais on oublie qu'elle ne fait pas tout l'homme, il y a des invariants, indépendants de l'époque et de la culture.  Ils constituent ce que l'on appellait autrefois "la nature humaine", que depuis Freud on sait fonctionner sous le primat de l'inconscient.  Cet inconscient qui est l'objet d'étude de la psychanalyse, ce qui a conduit à ce que je vienne vous parler aujourd'hui.
Mais, dans le tohu bohu médiatique, le discours des psychanalystes, discret par nature, n'est guère entendu : il est difficile à comprendre, car il heurte le sens commun, et fait peur.  Les démons qui se cachent au coeur de l'être sont difficiles à fréquenter (c'est pourquoi ils se cachent), et nous préférons, le plus souvent, les ignorer.  Alors que le discours sociologique est, dans son principe, rassurant : il met en cause la société - non pas chacun de nous dans son intimité.  C'est d'ailleurs pourquoi, même chez les psy, le diable s'est glissé qui fait de nos nouveaux psy, façonnés par le vent d'ouest, des adeptes des vieilles pratiques ante-freudiennes, et aujourd'hui anti-freudiennes : le comportementalisme (dont le père est Pavlov), le cognitivisme (la méthode Coué un peu améliorée), les neuro-sciences enfin.  Là, c'est plus sérieux.  Car bien sûr, tout passe par des neurones - mais cela va plus loin, et débouche sur du sens.  Et nul besoin de techniques raffinées pour approcher du sens, il y faut seulement une écoute, par un sujet, d'un autre sujet, à la découverte de ce qui l'anime - c'est cela, l'âme dont s'occupent les psy - quand tous les organes sont à peu près en état de marche, mais que l'homme ne sait pas bien s'en servir.  Parce que l'inconscient (le réel de son être) lui fait des croche-pieds.
J'illustre d'un exemple cette intrication des discours sociologiques et psychanalytiques, par ce que vous connaissez déjà un peu - car malgré tout, des bribes du discours psy parviennent aux oreilles de ceux qui veulent bien écouter, mais souvent déformé.  Je veux parler du complexe d'Oedipe.  Chez nous, en Occident, l'Oedipe se joue entre l'enfant, son père et sa mère, dans cette relation à trois qui nous structure, nous façonne, et impose des lois : le petit garçon doit renoncer à sa maman dont il est amoureux, papa l'a dit, etc...   Bref : le roman d'amour oedipien, vous connaissez.  C'est ce que Freud a découvert, et qui est toujours, en gros, valable chez nous, comme dans la Vienne de 1900.  Mais chez les indigènes des îles Samoa, que Margaret Mead a observés, ce n'est pas le père de l'enfant qui dit la loi, mais l'oncle frère de la mère, le géniteur ne jouant aucun rôle.  On a cru voir là une faille dans le discours freudien.  Lacan a remis les choses en place, en distinguant le roman d'amour oedipien qui peut varier avec l'époque et la culture, de l'oedipe en tant que structure, qui est universel : il faut un tiers qui s'interpose entre la mère et l'enfant, interdit l'inceste, et assure l'exogamie.  Ce tiers peut être différent selon la culture ou l'époque.  Mais la structure oedipienne est un de ces invariants qui émanent du réel de l'âme humaine, et imposent à tous leurs contraintes.
La conclusion de ce paragraphe est simple, et j'aimerais que vous la graviez en vous-même : une société démocratique ne peut tout se permettre, dans l'élaboration de ses lois, elle a le devoir de se méfier d'elle même et des emballements de l'opinion, fût-elle majoritaire.  C'est le rôle des élus du peuple de réfléchir, et de s'inquiéter des exigences du réel - en tous domaines - mieux que ne peut le faire le citoyen moyen, soumis au matraquage médiatique et souvent mal informé.  Et de rappeler les exigences du discours scientifique : certes, c'est une tâche difficile, "impossible" nous dit Freud.  Dont on perçoit un peu mieux la nécessité quand il s'agit de respecter le réel en matière d'écologie, par exemple, que lorsqu'il s'agit du réel humain. 
Mais, vous le voyez, les politiques ne sont pas ici, et nous nous retrouvons seuls, vous et moi, à nous inquiéter des exigences du réel.  Que peut donc vous apporter l'analyste, à vous enseignants, à partir de son expérience de praticien du réel ?  Un "savoir faire" - et vous indiquer le chemin d'un "savoir être".

UN SAVOIR-FAIRE

Un savoir faire qui s'appuie sur une meilleure connaissance de l'être humain.  Rassurez-vous, je ne vais pas vous infliger un cours de psychologie ! Des ouvrages existent, écrits par des psychanalystes.  Je préfère évoquer avec vous quelques points qui me paraissent importants.

1 - Dieu sait si la psychologie suscite aujourd'hui une abondante littérature, s'étale dans les magazines, s'exhibe à la télé, assaisonne les conversations d'interprétations façon Mireille Dumas.  Dans ce fouillis (j'allais dire : ce m...), choisissez bien vos références - ou votre psy, en vous renseignant sur son orientation personnelle.  Beaucoup, aujourd'hui, psychologues ou psychiatres, vous présentent un inconscient édulcoré, sucré, voire triomphant (souvenez-vous du titre de cet ouvrage à succès des années 60, qui annonçait "les triomphes de la psychanalyse"...).  D'autres passent Freud à la trappe et font miroiter le "développement personnel", le bonheur, l'harmonie, la réconciliation avec les proches ou soi-même, etc...  Des marchands de confiture, mais qui se vendent bien dans les médias.  Faciles à lire, et optimistes, ils séduisent le lecteur - et l'égarent.
Car l'approche du réel de l'être n'incline pas à l'optimisme : la violence, la fracture d'un être radicalement divisé au coeur de lui-même, menacé par ses pulsions, d'amour ou d'auto-destruction, etc...  Tout ceci est au fond de nous-même, et ne se laisse pas approcher et découvrir facilement.  En vous dévoilant ces vérités désagréables, je suscite sans doute en vous l'inquiétude et l'incrédulité, car nos démons intérieurs se cachent, au fond de cet inconscient dont on a fait un peu vite un simple réservoir de pulsions érotiques, pas toujours désagréables à considérer...   C'est ainsi d'ailleurs que les américains sont passés à côté d'un Freud mal traduit, et mal compris, parce qu'il ne collait vraiment pas avec l'optimisme de l' "American way of life".  D'où un emballement ridicule (souvenez-vous de Woody Allen, sa femme, et leurs 8 enfants, tous dotés d'un psy).  Puis un naufrage de la psychanalyse, devenue là-bas, selon le mot de Freud, "la bonne à tout faire" d'une psychiatrie adaptative, qui cherche sa voie dans les neuro-sciences et régresse dans des pratiques cognitivo-comportementales ante-freudiennes. 
Vous pensez peut-être que j'exagère ?  Mais la moitié de mes confrères pensent ce que je vous dis.  Dans le domaine des psy, les USA, c'est le tiers-monde : la formule n'est pas de moi, elle court chez ceux que n'ont pas touché le virus qui vient de l'ouest.  Car depuis une vingtaine d'années, l'enseignement d'une psychiatrie manipulée par l'argent des laboratoires pharma-ceutiques s'attache à décrire minutieusement des symptômes dépourvus de sens, puis à traiter par des médicaments, sans rien comprendre à ce qui se passe : car si l'on écarte Freud et le souci d'une approche en profondeur, structurale, de l'être humain, il n'y a pas de théorie de rechange pour y comprendre quelque chose.  Cette littérature facile ne dépasse pas le niveau des symptômes, des historiettes, ou des déductions simplistes (toujours façon Mireille Dumas), bien incapable d'articuler des concepts, d'atteindre à cette "metapsychologie" d'une organisation dynamique de l'être que cherchait Freud.  On balance un mot qui fait fortune (exemple : la resilience), qui fait image, séduit - sans l'articuler à d'autres concepts qui permettraient de mieux comprendre, prévoir peut être, ou éviter des errements malheureux.  C'est de la poudre aux yeux.  Le psychiatre new look devient un chimiste, encombré de connaissances neurologiques sans intérêt pour sa pratique, qui ne comprend pas l'intérêt de l'écoute d'un sujet, une fois le diagnostic posé.  C'est désolant, et on en parle fort peu. "Céder sur les mots, c'est céder sur les choses", écrivait Freud.  Tout le monde n'a pas le courage de dire, comme ce confrère psychanalyste, à une heure de grande écoute à la TV : "la moitié des psychiatres, aujourd'hui, en France, sont des crétins !".
2 - Deuxième point : je vais m'efforcer de résumer le coeur de l'enseignement freudo-lacanien.  Car il faut le saisir, si l'on veut agir au mieux.  Théorie et pratique se nourrissent l'une de l'autre, demeurent évolutives, sous le primat de l'expérience.  Lorsque la théorie déplait, on vous traite de dogmatique, ou de ringard...  "Bien faire et laisser braire", disait autrefois Brigitte Bardot. 
Freud est parti des pulsions, dont il constatait, en écoutant ses patients, l'existence concrète, qu'elles soient érotiques ou destructrices ("L'amour et la haine", disait déjà Empédocle, au Vème siècle avant JC).  Lacan a insisté sur le désir : "Essence de l'être", disait Spinoza, bien avant Freud.  Manque-à-être, source des pulsions.  Mais manque radical, incomblable, nécessaire à l'existence du sujet-du-désir : assujeti au manque.  Voilà LA Loi, avec des majuscules.  Comme l'illustre tout simplement le fait de la naissance : il faut que la mère et l'enfant se séparent, que l'enfant soit exclu du ventre maternel.  Il vivra avec au coeur le désir de retour en arrière.  C'est le fantasme d'inceste, qui dans son essence, n'est nullement sexuel..  Et impossible à réaliser, évidemment : on ne revient pas en arrière.  Le temps, c'est aussi une manifestation de LA Loi, qu'Heraclite, le premier, a évoquée.  Jamais réellement comblé, l'être humain trouve dans son manque même la source de son activité créatrice, en quête d'un objet s'efforçant de le combler : un homme, une femme, un métier, une voiture, etc...  D'où des moments de plénitude relative : de jouissance.  Observez l'enfant qui vient de naître, déposé sur le ventre maternel.  Il cesse aussitôt de crier, s'apaise en re-entendant les bruits familliers, qui ont été les siens pendant 9 mois : il jouit.  Il n'est plus ce zombie qui ne manquait de rien dans l'uterus maternel.  Maintenant qu'il a perdu cette plénitude initiale, il est pleinement humain, parce qu'il manque : il désire.  C'est la quête de la jouissance qui mène le monde, et non, comme on l'a longtemps cru, la seule recherche du plaisir par la voie érotique.  Car, lorsque celle-ci est barrée - dans la névrose, par exemple - une jouissance destructrice et cultivant la souffrance se cherche, se donne libre cours, dans le sillage de la pulsion de mort.   L'être humain est donc en lutte avec ses pulsions, s'il veut rester vivant.  Cette fracture au coeur de chacun - Spaltung, dira Freud - est un autre aspect de LA Loi.  Retenez de tout ceci que tout ce qui approchera un peu trop le sujet de son désir de jouissance en transgressant LA Loi provoquera l'angoisse : car il risque, imaginairement, d'y laisser sa peau. 
Je l'illustre d'un petit conseil pratique aux mamans que vous êtes, ou que vous pourrez conseiller : vous ne pouvez pas remettre l'enfant dans votre ventre, mais vous pouvez le prendre dans votre lit.  Et là, avec l'angoisse qui s'en suivra, gare aux dégats.  Car toute la pathologie psychique se met en place pour parer à l'angoisse :  psychoses, névrose, conduites perverses - sans parler des troubles sociaux secondaires à cette pathologie individuelle - trouvent là leur source. 
Si l'on veut limiter la souffrance et la casse, il faut respecter LA Loi, cette Loi du désir, du manque de ce qui pourrait réellement nous combler : le retour dans le ventre, les bras, le sein de la mère.  L'ethique de la psychanalyse ne conduit pas nécessairement, comme on le croit souvent, au dévergondage érotique, mais à l'acceptation de l'impossible de nos désirs les plus profonds - et à l'apaisement lorsque ceci est intégré, facilitant alors l'accès aux plaisirs qui demeurent à notre portée.  Freud et Lacan nous font retrouver le chemin tracé par Epicure.

3 - Troisième point : LA Loi est intégrée par l'enfant, entre papa et maman, et quand tout se passe bien, dans les 5-6 premières années de la vie.  L' "âge de raison" d'autrefois - 7 ans - était assez bien situé.  Conclusion : ne vous laissez pas culpabiliser par les discours qui, par les temps qui courent, accusent facilement l'école de rater sa rencontre avec l'enfant.  Vous pouvez, certes, contribuer, chez les petits, à cette structuration.  Mais vous ne pouvez pas grand chose avec des jeunes que leurs parents ont négligés, massacrés.  On essaie de réparer les dégats, mais le mal est déjà fait.  C'est dans la petite enfance que se prépare, le plus souvent, l'adolescence perturbée.  Bien sûr, il y a d'autres causes (le chômage, les immigrants mal intégrés, les ghettos de banlieue, etc...).  On s'agite beaucoup aujourd'hui autour des ados paumés - mais on ne se préoccupe guère d'aider les parents à mieux élever leurs petits, qui risquent de devenir les ados paumés de demain.  Vous êtes bien placés, vous, enseignants, pour observer, intervenir, conseiller les parents qui s'y prennent mal, et saisir éventuellement avec l'aide du médecin scolaire, les autorités administratives ou judiciaires qui pourraient intervenir dans les cas où la carence parentale est flagrante.  On réagit - c'est très bien - si l'enfant présente des traces de sévices physiques.  Mais les "bleus de l'âme", certes plus difficiles à percevoir, sont tout aussi graves : a-t-on alors le courage d'intervenir ?  Les pères absents, les mères abusant de leur toute puissance, le laxisme, l'absentéisme sont probablement plus nuisibles que la "baffe" d'un parent excédé qui va mettre en émoi la filière administrative - ou le "coup de pied au c..." d'un surveillant bafoué par un jeune, sur lequel on va s'attendrir, alors que le Rectorat d'Académie tressaille d'une vertueuse indignation et fustige celui qui a fait ce qu'il a pu pour se faire respecter...  L'administration est sans doute plus soucieuse de légalisme que de jouer son rôle dans le difficile exercice de la fonction d'autorité.

4 - Ceci nous ramène au concret de vos enfants.  Eh bien,  faisons un petit tour sur le terrain.
Il rêve, ne s'interesse pas au travail scolaire ?  Il rêve de sa maman, dont il est amoureux, et très probablement celle-ci y est-elle pour quelque chose, en entretenant un lien infantilisant avec son petit.  C'est avec elle qu'il faut en parler, ou l'adresser à un psy qui saura l'écouter (elle) et l'aider à mettre plus de distance entre elle et son garçon.
En classe maternelle, il (ou elle) se tripote ostensiblement et vous ne savez comment réagir.  Laissons de côté les conseils aberrants ("surtout n'intervenez pas, ne le traumatisez pas !" - disait ce psy débilisé par le virus californien...).  Ecoutez plutôt Françoise Dolto, qui a mis les choses au point.  Il faut à la fois mettre un mot sur ce que fait l'enfant, le mot que vous voulez ("tu te caresses", par exemple), énoncez le mot plaisir, ajoutez "c'est très bien, c'est très bon"  "mais cela ne se fait pas devant tout le monde, seulement quand tu es seul(e), ou le soir dans ton lit, pas en classe".  Ajoutez "et tu verras, plus tard, avec une femme (un homme), c'est encore meilleur" : La loi est dite, le geste est déculpabilisé, l'information sexuelle évoquée, le désir de grandir stimulé.  Et parlez-en avec la mère, pour qu'elle tienne le même langage à la maison.
En CE1, il bouge tout le temps, est insupportable.  Traduisez : il est anxieux.  Il faut y regarder de plus près et ne pas se précipiter chez le psy qui va le baptiser "hyperactif" et faire cesser le symptôme avec le médicament ad hoc - sans se préoccupper de rechercher, avec les parents, la cause de cette angoisse, en parler avec l'enfant, et changer quelque chosse dans la manière de l'élever.  Le médicament peut, certes, agir sur l'agitation - mais il ne change rien à un environnement pathogène, passe à côté d'une vérité qui cherche à se dire, et que l'on enfouit ainsi, source peut être dans quelques années de la pathologie de l'adulte.
Vous comprendrez facilement que les évocations de cette sorte pourraient nous conduire à passer des heures ensemble.  C'est pourquoi je veux m'en tenir à l'essentiel - qui n'est pas de donner quelques recettes.  D'ailleurs dans vos questions, tout à l'heure, vous pourrez, si cela vous tient à coeur, y revenir.  Mais de vous aider à mieux saisir l'importance de ce qui se joue là, sous vos yeux, dans votre travail.  Vous aider à mieux comprendre comment fonctionne un être humain, donc mieux réagir.  Vous parler, le plus vrai possible, de l'âme humaine - dont je doute que l'on soit très famillier dans les IUFM...  Rassurez-vous - si l'on peut dire - je crains que les juges soient encore plus mal informés que les enseignants.
Pour vous aider, une suggestion, au passage : de vous faire aider.  Il y a des psychologues scolaires, dans vos écoles.  Pourquoi ne pas vous réunir, par petits groupes, avec le soutien d'un d'entre eux ?  Exposer ce qui vous interroge, chercher avec lui une solution, confronter théorie et pratique ?  L'enfant n'est bien souvent que le symptôme d'une famille pathogène, dont il serait bon de s'occuper.  Il vaudrait peut être mieux aussi passer moins de temps en bilans, testing, dessins dont on ne tire pas grand chose, et qui ne remplacent pas une bonne écoute de l'enfant et de ses parents.
Mais laissons maintenant le "savoir faire", pour nous intéresser à ce "savoir être" que j'ai évoqué tout à l'heure.  Il concerne ce que, dans votre métier d'enseignant, vous partagez avec les parents, et que l'on appelle : la fonction d'autorité.

VERS UN SAVOIR ÊTRE : LA FONCTION D'AUTORITÉ

Précisons d'abord que la fonction d'autorité n'est que l'un des éléments de la fonction parentale.  Celle-ci comprend aussi les rôles nourricier, protecteur, etc... des parents.  Jusque là rien de compliqué.  Puis la fonction identificatoire : le garçon et la fille s'identifient, en parts variables, aux deux parents (et pas simplement le garçon à son père, et la fille à sa mère, comme on l'y réduit souvent).  Il en est de même pour vous, enseignants.  En s'identifiant à vous, l'enfant se construit selon votre modèle, ou "en contre", s'il le rejette.  Que vous soyez homme ou femme, substitut du père ou de la mère, ceci se fait tout seul (l'identification au modèle) et ne pose pas de problème de compréhension particulier.  Mais vous impose seulement de parler vrai de vous-même, lorsque l'occasion s'en présente.  Que vous ayez tel défaut ou telle qualité, si l'enfant questionne et que vous acceptez de répondre, dites vrai.  "Respecter l'image du père" est une formule utilisée en général stupidement : comme s'il fallait faire du père - donc à l'occasion, auprès de l'enfant, de vous - un supermec.  Ce que l'on doit respecter, c'est une image vraie, évoquée par un discours cohérent avec la perception qu'a de lui l'enfant.  La vérité sur les parents doit être dite à l'enfant, quel que soit son âge, simplement avec des mots qu'il comprenne.  Dès qu'il questionne, ou énonce une erreur, il faut rectifier, répondre, et sans éluder ou atténuer ce qui peut faire mal.  Ce qui n'est pas dit sera beaucoup plus nocif que la vérité, si douloureuse soit-elle. 
Reste ce par quoi tout commence, dans la vie de l'enfant : la fonction d'autorité, ou fonction paternelle - c'est la même chose.  Pourquoi ?  Parce que, dans la famille c'est le père qui incarne, par sa seule présence à côté de la mère, et dans le lit de la mère, l'impossible du désir.  Du désir premier, incestueux, bien sûr, dont il est important de signifier l'impasse aux yeux de l'enfant.  Et au-delà, de mettre en lui ce sens des limites qui permet de vivre au mieux, en évitant l'angoisse et la pathologie qu'elle suscite. 
Et s'il n'y a pas de père ?  S'il est mort ?  Si la mère est célibataire ?  Faute de mieux, il reste à la mère d'en parler à l'enfant, de lui donner une existence dans son discours.  Et de bien préciser à l'enfant que la place vide dans son lit n'est pas pour lui...  Mais pour un beau père, un deuxième papa, un amant : qu'elle sache parler de son désir d'un homme, qui fasse comprendre à l'enfant qu'il n'est pas tout pour elle.  La même remarque vaut pour l'enseignant, dont l'insertion dans un cadre familial doit être dite, à l'occasion, à l'enfant.
Quand l'enfant grandit, et commence à toucher à tout, peut s'opposer par ses caprices,    c'est la mère qui, la première, dit "non" à l'enfant.  Plus tard, quand il grandit, il devient nécessaire de décrocher la faute de la menace initiale qui faisait obéir l'enfant : la peur de perdre l'amour de la mère.  Le père énoncera la loi, la mère utilisant la formule bien connue : "ton père a dit...", en l'assortissant de sanctions, déculpabilisantes, et instaurant une morale adulte.  Mais tout ceci ne fonctionne que si les parents se désirent et s'aiment.  C'est seulement s'il est aimé de la mère que le père joue son rôle de tiers s'interposant entre elle et son petit.  On peut affirmer que pour le père, son rôle, au début, c'est d'abord cela : aimer sa femme, et savoir se faire aimer d'elle.  Bien avant les autres fonctions parentales.
Dans la fonction d'autorité, vous êtes, vous enseignants, hommes ou femmes, également concernés.  Et grandement concernés : on peut se demander si faire passer un savoir n'est pas moins important dans votre métier, que jouer votre rôle dans la fonction d'autorité.  Cela peut sembler paradoxal ?  Observez l'erreur de bien des pères d'aujourd'hui, qui se croient de bons pères parce qu'il jouent les "papas poules" ou "les pères copains", affectueux comme de grands gamins.  C'est très bien, mais ils ne se rendent pas compte qu'ils ratent l'essentiel.
Mais il ne vous suffit pas, pour que l'enfant rencontre LA Loi, de vous faire respecter, de prescrire, interdire, et punir.  L'exercice de la fonction d'autorité nécessite ce préalable - exactement comme pour les parents - qui en fait un savoir-être et non un simple savoir-faire : il vous faut d'abord aimer l'enfant dont avez la charge : or que de contre sens avec le verbe aimer ! (je vous ai épinglé au passage les "pères-copains" et les "papas-poules").  Il s'agit d'abord de comprendre au fond de vous-même, si vous voulez que ça marche, que lui dire non, lorsqu'il le faut, c'est l'aimer.  Souvenez-vous de ce mot de Françoise Dolto, à une maman qui s'inquiétait : "si je lui dis non, il va croire que je ne l'aime plus !" à quoi elle répondait : "dites-lui : je te dis non parce que je t'aime !"  Mais pour cela, une formule vide ne suffit pas, si vous n'avez pas d'abord véritablement intégré ce qui a été exposé plus haut, qu'il n'y a d'être que manquant, désirant, et que la soumission à LA Loi, bien qu'elle soit dure, protège de l'angoisse.  Que ce qui fait mal n'est pas ce qui fait du mal.
Vous allez objecter que l'on n'aime pas sur commande.  L'élan vers l'autre, qui caractérise d'abord l'amour, dans le couple, n'est pas forcément au rendez-vous.  On peut n'éprouver aucune sympathie pour les enfants dont on a la charge.  Mais l'élan vers l'autre n'est pas, ici, où le sexe est laissé de côté, nécessaire.  C'est un "plus", certes, mais dont on peut se passer.  Car aimer, c'est d'abord être attentif à l'autre, à l'écoute de ce qu'il dit, le reconnaître dans ses désirs, même s'ils sont très différents des nôtres, dans ses erreurs, dans ses fautes.  Respecter "sa différence", comme on se plait à le répéter aujourd'hui, en en pervertissant le sens.  Car le respect pour l'autre n'implique nullement de tout croire et de tout accepter .  Et en particulier n'exclut nullement la fermeté à son égard, lorsqu'il le faut. 
Mais pas plus qu'il ne faut... Gare aux pièges du sadisme, à la jouissance du pouvoir.  L'enfant doit rencontrer LA Loi - mais pas celle de votre bon plaisir.  Ne confondez pas l'autorité et la dictature.  Combien de parents et d'enseignants infligent à l'enfant les retombées de leur propre névrose, et les engluent sans s'en rendre compte dans un désir qui ne sait pas les respecter.  Si l'enfant ne se sent pas aimé, les interdits et les punitions seront vécus comme des brimades supplémentaires.  Il s'inclinera peut être devant la force - mais LA Loi ne sera pas intégrée, et c'est cela qui est catastrophique, et fait des enfants battus de futurs parents violents. 
L'écueil inverse, c'est de verser dans une relation narcissique, de s'aimer soi-même dans l'image du petit, et d'oublier la distance, la rigueur et la fermeté nécessaires.  En tout ceci, vous le comprenez facilement, les conseils et les trucs éducatifs sont de peu de poids.  Rencontrer un psychanalyste peut aider à y voir un peu plus clair en soi-même et à mieux vivre ce "savoir être" dans la relation aux enfants. 

UN DERNIER PIÈGE

Je ne peux vous quitter sans évoquer un piège qui nous guette tous, et peut nous faire méconnaître le réel.  Je veux parler de l'idéologie.  Comme à la névrose, nul n'y échappe, cela aide à vivre, mais point trop n'en faut... 
Car, face à l'inconnu du réel - comme l'était l'homme primitif face à la foudre - l'homme a peur, et, je l'ai dit plus haut, élabore une théorie. .  Même fausse et fantaisiste, cela rassure.  Ainsi nait l'idéologie, système d'idées répondant; au moins pour une part à nos désirs, et, ce faisant, s'écartant du réel.  L'idéologie peut précéder le savoir (les mythes et les religions ont précédé la science), mais peut aussi, malheureusement, s'y substituer lorsqu'un réel déplaisant nous fait lui préférer nos rêves.  Nul domaine scientifique n'est à l'abri des dérapages idéologiques, dans la recherche en particulier, où la jouissance de la découverte, de la publication, de la critique des trouvailles du confrère, bref les pièges de l'amour propre abondent.  Il manque un La Rochefoucauld dans l'épistémologie...   Les sciences de l'homme, qui nous touchent au plus profond de nous-même, sont tout particulièrement concernées : histoire, littérature, philosophie, sociologie, psychologie, et psychanalyse aussi bien sûr : l'oeuvre de Lacan s'est voulue remettre un peu de rigueur freudienne dans une praxis qui s'écartait du réel pour sombrer dans l'imaginaire.  Voyez ce que cela a donné aux USA, et qui vient à nous aujourd'hui.  On peut penser enfin que ces démons intérieurs dont Freud a découvert l'existence cachée ne sont pas mieux acceptés par l'homme de science que par l'homme de la rue, et ont suscité, pour une bonne part, cette hargne - toujours vigoureuse aujourd'hui - qu'a suscité la psychanalyse dès ses débuts.  C'est d'ailleurs bon signe : c'est qu'elle est bien vivante et ne s'est pas abatardie comme outre atlantique.
Je ne peux m'aventurer davantage dans un domaine aussi vaste, difficile à traiter avec rigueur, et qui m'écarte de ma pratique.  Mais je ne pouvais omettre de vous signaler ce piège de l'inconscient, qui nous fait préférer, croire, enseigner enfin, ce qui nous plait, plutôt que ce qui est.  A titre personnel, et dans votre métier d'enseignant, vous êtes doublement concernés. 
La science, en quête du réel, impose à la fois le doute et la rigueur.  L'idéologie nous apporte certitude, jouissance et déboires.  Enfants du XXème siècle, nous sommes bien placés pour le savoir...  Les nations sont un peu vaccinées, aujourd'hui, contre les emballements idéologiques qui se sont soldés, il y a peu, par des millions de morts.  Mais à l'échelle des individus, le danger demeure.  Vous pouvez être, vous enseignants, comme les parents, à la points de ce combat pour le respect du réel.  Si vous acceptez de vous méfier de vous-même et de vos désirs...  Inspirez-vous du mot d'Heraclite :

"Croyances des hommes, jeux d'enfants..."


Dr Michel Pouquet, Psychanalyste, Janvier 2006



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