Ce qu'aimer veut dire/Michel Pouquet
Michel Pouquet, Paul Mathis, Joël Poulain, Philippe Granarolo, quelques-uns des intervenants des 100 agoras organisés à la Maison des Comoni au Revest
"La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit"
Angelus Silesius
Angelus Silesius
On aimerait laisser l'amour au poête et au mystique. Si l'analyste se risque à évoquer l'amour, c'est parce que sous couvert de la beauté du mot, les bêtises s'accumulent : depuis des siècles d'ailleurs, et pour une fois nous ne mettrons pas particulièrement en accusation le monde d'aujourd'hui. Mais des bêtises qui ne sont pas inoffensives, qui engendrent souffrance et mort.
C'est pourquoi l'analyste, témoin de souffrances, de désarrois qu'aggravent un discours commun souvent stupide, se risque à évoquer devant vous le sujet, et à "chausser les pieds de plomb de la pédagogie..." (Lacan) pour introduire, dans une approche rationnelle, quelques concepts (= les mots les plus vrais dont nous disposons actuellement pour essayer de dire le réel) et tenter de dissiper la confusion dans laquelle se débat l'être humain dès qu'il s'agit de parler d'amour.
Mais il faut en parler : la seule manière de neutraliser la pulsion de mort (que l'on retrouve à l'oeuvre dans les troubles de la vie psychique, et dans les diverses formes de violence qui agitent notre société) est de l'associer à la pulsion érotique, de la mettre au service de celle-ci. Encore faut-il que cette dernière ne soit pas entravée, inhibée, comme elle l'est trop souvent, par la névrose, mais aussi — et c'est ce qui justifie mon propos — par les contre-sens du discours commun.
Nous allons donc parler du couple, du couple homme-femme, par où passe nécéssairement l'amour. En laissant de côté, est-il besoin de le préciser, les ébats érotiques des partouzes, qui permettent de satisfaire les pulsions infantiles qui persistent chez tout adulte, homosexuelles et exhibitionnistes-voyeuristes en particulier. On peut trouver là son plaisir, sûrement pas aimer.
Car c'est d'aimer qu'il s'agit. "Faites l'amour, pas la guerre !" est une jolie formule, mais simpliste : il ne suffit pas de faire l'amour, il faut savoir aimer. Or il est peu de mots aussi équivoques dans notre langue que le mot "amour", de plus falsifié que ce "je t'aime" qui vous fait frémir d'aise quand vous l'entendez de quelqu'un qui vous plaît. Et que vous êtes prêt(e) à gober, alors qu'il n'y a qu'à regarder autour de vous pour savoir qu'il se prête aux manipulations les plus grossières, qui ne trompent que celui (celle) à qui il s'adresse... Apprenez à vous méfier. D'abord, parce qu'en général, quand on prononce ces mots, même sincères, on ne sait pas ce que l'on dit. Ensuite, parce qu'aimer, ça ne se dit pas avec des mots, mais par des actes. Essayons, quitte à bousculer vos certitudes, d'y voir plus clair.
LE PIEGE AMOUREUX
On ne sait pas ce que l'on dit : vous avez tous été amoureux, vous connaissez cet état merveilleux, cet enchantement, à l'idée de voir l'autre, de s'approcher de lui, de penser à lui, etc... Eh bien, quand vous êtes amoureux, vous aimez une image, de quelqu'un que vous ne connaissez pas encore, ou peu. Du temps où les jeunes avaient des principes - ne faisaient pas l'amour avant le mariage - et avaient un peu d'argent, ils partaient en voyage de noce, et c'était "la lune de miel", jusqu'au moment du retour et de la reprise du train habituel de la vie. Fini la lune de miel. Ils avaient appris à se découvrir, à se connaître un peu intimement, et à dépasser le stade de l'image. Ils pouvaient alors s'aimer, aimer quelqu'un de bien réel. Ou encore avoir découvert que l'autre ne leur plaisait pas du tout, et lui tourner le dos. Ou enfin, déçus de ne plus sentir cet état d'ivresse initial, tomber dans une tiédeur désenchantée, à la limite finir par rompre. La grande duperie qui entoure le "je t'aime" est d'abord là, dans la confusion entre aimer et être amoureux.
Aimer, c'est aimer quelqu'un, et non son image. Tout le monde tombe dans le piège, à commencer par ce chantre de l'amour que l'on veut voir en Stendhal. Ce qu'il appelle joliment "la cristallisation" de l'amour, c'est l'idéalisation de l'autre qui accompagne le sentiment amoureux. On ne veut pas voir ses défauts. Cela peut durer longtemps, bien au-delà du voyage de noce, même après bien des déboires, chez ceux qui ont du mal à voir la vérité en face, et préfèrent se leurrer par des images merveilleuses. En général, cependant, les déboires s'accumulent, les yeux s'ouvrent, et le réveil est douloureux.
L'exacerbation du sentiment amoureux, en particulier lorsqu'il est contrarié, débouche sur la passion : la difficulté avive le désir, sa non-concrétisation fait durer l'illusion amoureuse. On connaît la suite, et son cortège de violences, de crimes, de suicides. Ou de vie ratée, à courir après une ombre : ainsi de Pétrarque, amoureux de Laure, aperçue dans un bal, qui ne s'intéressait pas à lui, dont il rêva toute sa vie, sans pouvoir aimer les femmes qu'il rencontrait. Et il s'en trouve pour parler encore d'amour chez ceux qui tombent dans ce ratage, ou ces excès : "il l'a tuée par amour", lisez-vous de temps en temps dans votre journal : un comble. Si le mot "amour" recouvre un peu n'importe quoi, en revanche le sentiment amoureux est un concept bien défini, un piège éventuel dont, malgré ses charmes, on peut se méfier.
Un mot sur le "je t'adore", que l'on prend parfois pour un superlatif du "je t'aime". Un de mes patients, perspicace, disait à sa femme : "je t'aime trop" - "on n'aime jamais trop" répondait-elle. C'est lui qui avait raison. "Aimer trop", c'est adorer. C'est être amoureux d'une idole - donc d'une image (c'est l'étymologie du mot), qui en général est une réplique subliminale de celle de papa-maman. Adorer amène à s'effacer soi-même, à se prosterner devant l'autre, à le réduire à un statut d'objet, de dévotion certes, mais en même temps de possession. Un bon conseil donc - inutile bien sûr, si vous êtes sous le charme de l'adorateur, mais qui peut servir à d'autres. Si l'on vous dit "je t'adore", fuyez !
Qu'il s'en tienne au "je t'aime", ou aille jusqu'au superlatif, l'amoureux voit toujours dans l'autre un reflet - merveilleux - de lui-même. La captation, la possession par l'image de l'autre est une relation narcissique, en miroir. Le prototype des amoureux est Narcisse, essayant en vain de saisir son image se reflétant dans l'eau, et y trouvant la mort. Sans vous infliger Lacan, qui a théorisé la chose, écoutez Platon, dont ces lignes (dans Phèdre) sont pleines de justesse : "l'amoureux ne se doute pas qu'en celui qui l'aime, c'est lui-même qu'il voit comme en un miroir". Là est le piège narcissique. Vous allez être déçu, mais c'est ainsi : quand vous êtes amoureux, vous n'aimez en définitive que vous-même. Plus précisément : votre image, embellie dans ce miroir qu'est l'image de l'autre.
Vous le saisirez mieux si vous regardez "Mort à Venise", le film de Visconti, tiré du roman de Thomas Man. L'amoureux est ici un vieil homme, veuf, fasciné par l'image d'un adolescent qu'il croise constamment dans les salons de l'hôtel. Il ne se passe rien d'autre, l'adolescent reste pour lui, comme pour nous, un inconnu dont on ne sait rien - pas un mot n'est échangé - sauf qu'il est merveilleusement beau, et renvoie au vieil homme l'image de lui-même, de l'adolescent qu'il n'est plus. Finalement, il en meurt.
Le piège amoureux guette tout le monde, l'enfant comme le vieux, les homo comme les hétérosexuels. Tout le monde se retrouve dans les émois de Proust décrivant sa passion pour Albertine - qui était son amant et s'appelait Alfred. Aujourd'hui, c'est habituellement ainsi que débutent les amours : très bien, vivons ce moment d'enchantement par l'image - mais sachons qu'elle n'est qu'une image, et qu'au-delà, l'important c'est d'aimer quelqu'un de bien réel.
Essayons maintenant de préciser le sens du verbe aimer.
AIMER
Alors qu'être amoureux réfère à un sentiment, passif, remarquez qu'il s'agit là d'un verbe actif. Aimer désigne cet élan qui nous pousse vers quelqu'un de bien réel. Dont on accepte de reconnaître les petits côtés, les défauts, sans vouloir en faire un héros. Bien plus : vers quelqu'un que l'on perçoit porteur de toute la fragilité, l'incomplétude, le mystère que l'on sent en soi-même. Celui qui aime abdique tout désir de possession, de maîtrise, loin de la jalousie et de ses manoeuvres. L'amour de l'homme et de la femme, la rencontre de deux mystères, de deux mondes étrangers l'un à l'autre - car jamais un homme et une femme ne se comprendront vraiment - approche le divin, l'inconnaissable, l'insaisissable, bref : le réel de l'être. Cet inconnaissable qui l'habite, et qu'il reconnaît en l'autre, celui qui aime se gardera de prétendre l'évacuer. Il accepte de n'en pas faire le tour, de respecter le mystère de l'autre. De ne pas questionner. Le mythe de la fusion dans la transparence - "tout se dire" - fait des ravages : il y a des choses que l'autre ne peut pas entendre. J'ai connu un patient qui s'était laissé aller à révéler à sa femme, qui ne lui demandait rien, un dérapage pédophile dans son adolescence : elle a rompu.
Vouloir tout dire est d'ailleurs une illusion : peut-on tout dire sur soi-même ? On en est bien incapable, le mystère demeure toujours. Celui qui aime accepte de rester dans le mystère, il prend l'autre comme il est, mais n'a nul besoin de saisir son passé. Il n'a nulle prétention non plus de le changer.
Il sait enfin accepter la rupture, si le désir de l'autre ne répond pas, ou plus, au sien. Le film "Le goût des autres", d'Agnès Jaoui, illustre cette acceptation, par celui qui aime, de la rebuffade de l'autre, sans chercher à forcer son refus. S'il sait accepter la rupture, celui qui aime est aussi capable de la provoquer - malgré qu'il aime l'autre. Voyez le film de David Lean, tiré du roman de Pasternak, "Docteur Jivago": bien qu'elle l'aime, et parce que les temps sont durs, Lara sait rompre, et quitte un Jivago godiche, plein de bons sentiments, mais incapable de choisir.
Celui qui s'accroche, refuse la rupture, ne manifeste en cela nullement son amour, mais son immaturité, sa peur de la solitude, ou son désir de maîtrise et sa fureur d'être plaqué - si fréquente chez l'homme. Illustrant le mot si juste de La Rochefoucauld : "Qu'il est difficile de rompre quand on ne s'aime plus...".
Bref, celui qui aime assume de vivre sous le signe de ce que les analystes appellent la castration symbolique, le sens de LA Loi, des limites, de l'impossible de nos désirs les plus chers, de l'acceptation de ce qui nous dépasse. Celui qui aime fonce, sans plus se poser de questions, mais il sait, comme l'a dit le poête, que "rien n'est jamais acquis à l'homme, ni personne..." Et son élan l'engage totalement : aimer, c'est choisir. C'est donc d'abord savoir dire non : dire non à l'enfance, à un amour antérieur, à l'accrochage à papa-maman. Engagement qui n'est valable que dans l'instant. Le contresens habituel, c'est de croire que l'on peut maîtriser le désir, et promettre d'aimer dans la durée. Certes, habituellement, celui qui aime a l'intention d'aimer dans la durée. La fidélité à l'autre aimé est en général reconnue comme une valeur, au rebours d'un papillonage façon Don Juan, qui les possède toutes, mais n'en aime aucune. On peut dire non au désir, par exemple aux sollicitations du piège amoureux, ou au désir de plaquer l'autre à la première dispute. Mais pour autant, nul ne peut le garantir dans le futur. Et sans désir, pas d'élan vers l'autre. C'est déjà beau de savoir dans le présent donner à l'autre l'essentiel de son être, son désir. L'amour est "désir de désir", formulera Lacan. Sans désir, on ne peut parler d'aimer.
FAIRE L'AMOUR
Et ce désir est d'abord sexuel. On aime de tout son corps, de tout son sexe - et non "de tout son coeur", selon la formule gentille - mais mièvre et insuffisante. Dénonçons au passage le mythe de "l'amour pur", si fréquent chez la femme, qui a souvent tendance à estimer que la sexualité est "sale" et déshonore un peu l'amour. Toute une tradition chrétienne, opposant eros à agaph, a longtemps tenu "la chair" pour oeuvre du diable, tout juste tolérable dans la procréation - et les séquelles s'en font toujours sentir aujourd'hui. Nombre de femmes demeurent salies par les remarques de parents qui ne savaient parler de la sexualité que de manière réprobatrice, grossière ou honteuse - ou qui n'en parlaient pas du tout. Combien de jeunes hommes fanfaronnent en évoquant la dernière "nana" "qu'ils se sont faite"... Là est la honte, répartie équitablement entre les deux sexes, qui fait méconnaître la valeur de la sexualité, du plaisir, lorsqu'il s'agit d'aimer.
Ceci dit, tout le monde sait que faire l'amour ne veut pas dire aimer. Si le désir est seul dans le coup, l'autre sera jeté après usage, pour courir après un(e) autre. Ici, le "je t'aime" signifie simplement : "je veux te sauter !" C'est après l'amour que l'on sait si l'on aime : a-t-on envie de se débarrasser d'un corps qui, d'avoir été possédé, n'attire plus ? Ou au contraire de faire suivre le corps-à-corps du dialogue de deux êtres qui jouissent d'être ensemble même quand le plaisir les a comblés ? "Le bonheur, c'est de désirer ce qu'on possède", dit Saint Augustin : bien sûr, il parle de Dieu. Mais cela peut s'appliquer au couple homme-femme, lorsqu'ils savent la nécessité d'accepter une certaine solitude, irréductible, et respecter cette nécessité chez l'autre. Au rebours du "ne faire qu'un" qui est au coeur du désir, "je ne suis pas toi" pourrait être la devise de celui qui sait aimer, et respecter l'autre dans sa différence irréductible d'avec lui même. Mais conjuguer ensemble le désir et le respect n'est pas toujours simple.
Au passage, dénonçons le contresens qui alimente les fadaises des psy vendeurs de confiture et soucieux de plaire aux femmes, en exaltant la tendresse présentée comme le fin du fin de l'amour. Or la tendresse a été clairement définie par Freud, comme caractérisant les échanges entre parents et enfants : ils s'aiment - mais en laissant la sexualité de côté. Si intense soit l'amour d'une mère, il est un amour châtré de sa dimension sensuelle (du moins passé le cap du sevrage, qui éloigne l'un de l'autre le corps de la mère et de son bébé). Les femmes qui réclament la tendresse pourraient peut-être d'abord se demander si elles savent donner sa juste place au plaisir, et si ce culte de la tendresse n'est pas un alibi à la fuite de la féminité... Mais il y a une autre signification, plus intéressante : la peur de n'être pour l'homme qu'un objet sexuel, sans être véritablement aimée. Car l'homme, trop souvent, survalorise ses prouesses érotiques, et pense qu'elles suffisent à démontrer son amour, méconnaissant l'inquiétude très habituelle de la femme, avide d'être reconnue, considérée, respectée. Qui veut être aimée et non simplement désirée. C'est sur cela que l'homme pourrait, lui, se poser quelques questions — que le culte infantile de la tendresse évacue complètement.
La référence, quand il s'agit d'aimer, est donc à chercher du côté de l'homme et de la femme. Parce qu'aimer intègre la totalité de l'être, donc sa sexualité, et met aux prises les deux êtres les moins faits pour se comprendre. Car nul besoin de comprendre pour aimer l'autre, c'est justement l'acceptation du mystère, d'une certaine distance irréductible, qui permet de parler d'aimer, loin des leurres narcissiques. C'est pourquoi le couple homosexuel ne peut être qu'un pis aller, une caricature de couple entravé par le narcissisme d'un amour en miroir. L'homosexuel connaît le sentiment amoureux, l'exaltation de la passion, l'intensité du plaisir. Mais il ne peut accéder à l'acceptation de l'incomplétude essentielle qui caractérise le couple homme-femme, acceptation qui seule permet d'aimer dans l'apaisement et dans la durée.
Quelques mots sur ce "faire l'amour", qui n'est pas si simple. Car le sexe de l'autre est souvent porteur de mystère et de crainte, perçu comme violent, violeur ou castrateur. C'est pourquoi beaucoup d'hommes et de femmes sont plus à l'aise dans les jeux érotiques où ils gardent une maîtrise rassurante sur le plaisir qu'ils reçoivent ou donnent. Ces jeux érotiques sont nécessaires, et sains, loin des condamnations stupides qui les ont longtemps déclarés honteux ("réservés aux putes"). Ils provoquent la montée de l'excitation érotique (d'où leur nom de "préliminaires"). Et le plaisir qu'ils procurent peut être intense. Mais seul l'orgasme génital (par l'interpénétration des deux sexes), qui nécéssite un abandon total de chacun à son propre corps, et au corps de l'autre, procure une jouissance complète et apaisante. Les couples qui laissent systématiquement de côté la génitalité fonctionnent sur un mode pervers, avec la violence et la morbidité qui accompagnent toujours le narcissisme qui s'y accroche. Certains font ainsi face à leurs peurs névrotiques : peur de l'impuissance chez l'homme, peur de la pénétration chez la femme. La femme qui se dit "clitoridienne" n'est qu'une femme frigide, qui veut se dissimuler la chose. On fait comme on peut, mais au moins faut-il savoir qu'il y a mieux, et que ce mieux peut se trouver si on le cherche. Ce peut être avec un partenaire plus rassurant ou mieux aimé. A défaut, avec l'aide du psychanalyste...
PARLER D'AMOUR ?
Reste à faire savoir que l'on aime. Mieux que les mots, toujours suspects de mensonge, et, lorsqu'ils sont sincères, de duperie de soi-même, la parole est au corps, au plus près du réel de l'être. Et le corps illustre mieux que les mots cette vérité : en amour, on prend. "Je croyais que l'on donnait !" allez-vous dire. Je termine ma formule : en amour on prend - et quand on prend on donne - quoi ? son désir. Ce que l'on a de plus précieux. Mieux : ce que l'on est : "le désir est l'essence de l'être" (Spinoza). Illustrons le par un exemple tout simple. Vous avez tous vu la scène réelle, ou au cinema : ils dinent, face à face, elle laisse traîner sa main, il la saisit. Le geste qui indique ainsi le désir, accepte le risque que la main puisse se retirer : là est la meilleure manière de faire savoir que l'on aime. Le baiser, bien sûr, tient là une grande place. Puissent ceux qui aiment savoir se garder des mots qui affadissent et estompent le mystère. A la limite, dans le corps-à-corps, les mots ne font plus qu'accompagner le geste vers la montée du plaisir. Dans la vie quotidienne, c'est le geste, toujours, qui parlera mieux que les mots. Un cadeau (petit - les gros cadeaux sont suspects de vouloir compenser quelque chose, acheter l'autre), une attention, une écoute attentive, un geste qui prévient la fatigue de l'autre, etc... Ces petites choses de la vie sont plus vraies que tous les discours passionnés. Bien sûr, tout ceci n'a pas l'impact séducteur de la passion, et les romans comme les films ne nous présentent que rarement des couples qui s'aiment. "Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants" : la suite intéresse beaucoup moins que les violences et les difficultés du début. L'opéra, par exemple, est marqué, au XIXème siècle, par cette enflure du sentiment née avec J.J.Rousseau, qui s'est épanouie à la période romantique. Mozart est le seul qui ait su, dans ses oeuvres majeures, évoquer véritablement l'amour. Au fil de l'histoire, ni les grecs (à l'exception de Platon dans cette merveille qu'est "Le banquet"), ni surtout les romains - pédophiles et machistes - n'ont su en parler avec justesse. Seul Ovide a osé dire qu'il voulait d'une femme qui jouisse de lui comme lui-même jouissait d'elle : scandale à la cour, il fut expédié par Auguste aux confins du Danube, et finit ses jours en déportation. On ne badinait pas avec l'amour, chez les champions du machisme.
Avant de clore ce chapitre, et que vous vous lanciez dans l'aventure, évoquons un pertinente interrogation qui peut vous venir à l'esprit : "suis-je en train d'aimer, ou englué dans le piège amoureux ?" Il n'est pas toujours facile de répondre à cette question, qui d'ailleurs peut recevoir une réponse nuancée. Le seul fait de se la poser est déjà une bonne chose. Vous, Monsieur, si vous rêvez de rencontrer une femme "qui soit tout à fait ça", vous pourrez attendre longtemps. Si vous vous acharnez, comme certains, à vouloir raboter les fesses (ou le nez, ou les seins...) de votre femme pour qu'elles soient parfaites, aucun doute : vous ne l'aimez pas, vous aimez de belles fesses. Vous, Madame, si vous vous infligez le même suplice, obsédée par le profil de votre nez ou de vos seins, vous êtes, comme lui, engluée dans l'image, dans votre image. Vous passez à côté d'aimer - cela commence par savoir s'aimer soi-même, dans votre corps de femme, sans être piègée par le culte de votre propre image. Etr si vous rêvez de trouver "un vrai mec", un homme conforme à vos attentes, le "Prince charmant" de vos rêves de petite fille, vous êtes là encore à côté de la plaque : il n'existe pas (ou plus)...
Aimer s'apprend, encore faut-il que la question de savoir où l'on en est soit posée. Témoin l'histoire de ce couple, c'est elle qui me l'a narrée. Ils s'étaient connus, dans le feu de l'exaltation amoureuse initiale. Puis ils se sont quittés. Dix ans plus tard, après diverses aventures, l'un et l'autre se retrouvent, vivent ensemble, s'apprécient, aiment faire l'amour, sont heureux. Du moins elle. Car lui, garde la nostalgie de l'enchantement primitif, qu'il ne retrouve plus aujourd'hui avec elle. Il l'aime, et il ne le sait pas. Il la quittera, pour "retrouver l'amour" avec d'autres femmes, qui feront renaître en lui, pour un temps, "l'exaltation du début" . Voilà comment on passe à côté du bonheur, de la vie, en courant après un mirage. Que ceux qui soupirent en regardant la femme du voisin, ou en croisant une minette dans la rue, essaient d'entendre la leçon...
C'est pourquoi l'analyste, témoin de souffrances, de désarrois qu'aggravent un discours commun souvent stupide, se risque à évoquer devant vous le sujet, et à "chausser les pieds de plomb de la pédagogie..." (Lacan) pour introduire, dans une approche rationnelle, quelques concepts (= les mots les plus vrais dont nous disposons actuellement pour essayer de dire le réel) et tenter de dissiper la confusion dans laquelle se débat l'être humain dès qu'il s'agit de parler d'amour.
Mais il faut en parler : la seule manière de neutraliser la pulsion de mort (que l'on retrouve à l'oeuvre dans les troubles de la vie psychique, et dans les diverses formes de violence qui agitent notre société) est de l'associer à la pulsion érotique, de la mettre au service de celle-ci. Encore faut-il que cette dernière ne soit pas entravée, inhibée, comme elle l'est trop souvent, par la névrose, mais aussi — et c'est ce qui justifie mon propos — par les contre-sens du discours commun.
Nous allons donc parler du couple, du couple homme-femme, par où passe nécéssairement l'amour. En laissant de côté, est-il besoin de le préciser, les ébats érotiques des partouzes, qui permettent de satisfaire les pulsions infantiles qui persistent chez tout adulte, homosexuelles et exhibitionnistes-voyeuristes en particulier. On peut trouver là son plaisir, sûrement pas aimer.
Car c'est d'aimer qu'il s'agit. "Faites l'amour, pas la guerre !" est une jolie formule, mais simpliste : il ne suffit pas de faire l'amour, il faut savoir aimer. Or il est peu de mots aussi équivoques dans notre langue que le mot "amour", de plus falsifié que ce "je t'aime" qui vous fait frémir d'aise quand vous l'entendez de quelqu'un qui vous plaît. Et que vous êtes prêt(e) à gober, alors qu'il n'y a qu'à regarder autour de vous pour savoir qu'il se prête aux manipulations les plus grossières, qui ne trompent que celui (celle) à qui il s'adresse... Apprenez à vous méfier. D'abord, parce qu'en général, quand on prononce ces mots, même sincères, on ne sait pas ce que l'on dit. Ensuite, parce qu'aimer, ça ne se dit pas avec des mots, mais par des actes. Essayons, quitte à bousculer vos certitudes, d'y voir plus clair.
LE PIEGE AMOUREUX
On ne sait pas ce que l'on dit : vous avez tous été amoureux, vous connaissez cet état merveilleux, cet enchantement, à l'idée de voir l'autre, de s'approcher de lui, de penser à lui, etc... Eh bien, quand vous êtes amoureux, vous aimez une image, de quelqu'un que vous ne connaissez pas encore, ou peu. Du temps où les jeunes avaient des principes - ne faisaient pas l'amour avant le mariage - et avaient un peu d'argent, ils partaient en voyage de noce, et c'était "la lune de miel", jusqu'au moment du retour et de la reprise du train habituel de la vie. Fini la lune de miel. Ils avaient appris à se découvrir, à se connaître un peu intimement, et à dépasser le stade de l'image. Ils pouvaient alors s'aimer, aimer quelqu'un de bien réel. Ou encore avoir découvert que l'autre ne leur plaisait pas du tout, et lui tourner le dos. Ou enfin, déçus de ne plus sentir cet état d'ivresse initial, tomber dans une tiédeur désenchantée, à la limite finir par rompre. La grande duperie qui entoure le "je t'aime" est d'abord là, dans la confusion entre aimer et être amoureux.
Aimer, c'est aimer quelqu'un, et non son image. Tout le monde tombe dans le piège, à commencer par ce chantre de l'amour que l'on veut voir en Stendhal. Ce qu'il appelle joliment "la cristallisation" de l'amour, c'est l'idéalisation de l'autre qui accompagne le sentiment amoureux. On ne veut pas voir ses défauts. Cela peut durer longtemps, bien au-delà du voyage de noce, même après bien des déboires, chez ceux qui ont du mal à voir la vérité en face, et préfèrent se leurrer par des images merveilleuses. En général, cependant, les déboires s'accumulent, les yeux s'ouvrent, et le réveil est douloureux.
L'exacerbation du sentiment amoureux, en particulier lorsqu'il est contrarié, débouche sur la passion : la difficulté avive le désir, sa non-concrétisation fait durer l'illusion amoureuse. On connaît la suite, et son cortège de violences, de crimes, de suicides. Ou de vie ratée, à courir après une ombre : ainsi de Pétrarque, amoureux de Laure, aperçue dans un bal, qui ne s'intéressait pas à lui, dont il rêva toute sa vie, sans pouvoir aimer les femmes qu'il rencontrait. Et il s'en trouve pour parler encore d'amour chez ceux qui tombent dans ce ratage, ou ces excès : "il l'a tuée par amour", lisez-vous de temps en temps dans votre journal : un comble. Si le mot "amour" recouvre un peu n'importe quoi, en revanche le sentiment amoureux est un concept bien défini, un piège éventuel dont, malgré ses charmes, on peut se méfier.
Un mot sur le "je t'adore", que l'on prend parfois pour un superlatif du "je t'aime". Un de mes patients, perspicace, disait à sa femme : "je t'aime trop" - "on n'aime jamais trop" répondait-elle. C'est lui qui avait raison. "Aimer trop", c'est adorer. C'est être amoureux d'une idole - donc d'une image (c'est l'étymologie du mot), qui en général est une réplique subliminale de celle de papa-maman. Adorer amène à s'effacer soi-même, à se prosterner devant l'autre, à le réduire à un statut d'objet, de dévotion certes, mais en même temps de possession. Un bon conseil donc - inutile bien sûr, si vous êtes sous le charme de l'adorateur, mais qui peut servir à d'autres. Si l'on vous dit "je t'adore", fuyez !
Qu'il s'en tienne au "je t'aime", ou aille jusqu'au superlatif, l'amoureux voit toujours dans l'autre un reflet - merveilleux - de lui-même. La captation, la possession par l'image de l'autre est une relation narcissique, en miroir. Le prototype des amoureux est Narcisse, essayant en vain de saisir son image se reflétant dans l'eau, et y trouvant la mort. Sans vous infliger Lacan, qui a théorisé la chose, écoutez Platon, dont ces lignes (dans Phèdre) sont pleines de justesse : "l'amoureux ne se doute pas qu'en celui qui l'aime, c'est lui-même qu'il voit comme en un miroir". Là est le piège narcissique. Vous allez être déçu, mais c'est ainsi : quand vous êtes amoureux, vous n'aimez en définitive que vous-même. Plus précisément : votre image, embellie dans ce miroir qu'est l'image de l'autre.
Vous le saisirez mieux si vous regardez "Mort à Venise", le film de Visconti, tiré du roman de Thomas Man. L'amoureux est ici un vieil homme, veuf, fasciné par l'image d'un adolescent qu'il croise constamment dans les salons de l'hôtel. Il ne se passe rien d'autre, l'adolescent reste pour lui, comme pour nous, un inconnu dont on ne sait rien - pas un mot n'est échangé - sauf qu'il est merveilleusement beau, et renvoie au vieil homme l'image de lui-même, de l'adolescent qu'il n'est plus. Finalement, il en meurt.
Le piège amoureux guette tout le monde, l'enfant comme le vieux, les homo comme les hétérosexuels. Tout le monde se retrouve dans les émois de Proust décrivant sa passion pour Albertine - qui était son amant et s'appelait Alfred. Aujourd'hui, c'est habituellement ainsi que débutent les amours : très bien, vivons ce moment d'enchantement par l'image - mais sachons qu'elle n'est qu'une image, et qu'au-delà, l'important c'est d'aimer quelqu'un de bien réel.
Essayons maintenant de préciser le sens du verbe aimer.
AIMER
Alors qu'être amoureux réfère à un sentiment, passif, remarquez qu'il s'agit là d'un verbe actif. Aimer désigne cet élan qui nous pousse vers quelqu'un de bien réel. Dont on accepte de reconnaître les petits côtés, les défauts, sans vouloir en faire un héros. Bien plus : vers quelqu'un que l'on perçoit porteur de toute la fragilité, l'incomplétude, le mystère que l'on sent en soi-même. Celui qui aime abdique tout désir de possession, de maîtrise, loin de la jalousie et de ses manoeuvres. L'amour de l'homme et de la femme, la rencontre de deux mystères, de deux mondes étrangers l'un à l'autre - car jamais un homme et une femme ne se comprendront vraiment - approche le divin, l'inconnaissable, l'insaisissable, bref : le réel de l'être. Cet inconnaissable qui l'habite, et qu'il reconnaît en l'autre, celui qui aime se gardera de prétendre l'évacuer. Il accepte de n'en pas faire le tour, de respecter le mystère de l'autre. De ne pas questionner. Le mythe de la fusion dans la transparence - "tout se dire" - fait des ravages : il y a des choses que l'autre ne peut pas entendre. J'ai connu un patient qui s'était laissé aller à révéler à sa femme, qui ne lui demandait rien, un dérapage pédophile dans son adolescence : elle a rompu.
Vouloir tout dire est d'ailleurs une illusion : peut-on tout dire sur soi-même ? On en est bien incapable, le mystère demeure toujours. Celui qui aime accepte de rester dans le mystère, il prend l'autre comme il est, mais n'a nul besoin de saisir son passé. Il n'a nulle prétention non plus de le changer.
Il sait enfin accepter la rupture, si le désir de l'autre ne répond pas, ou plus, au sien. Le film "Le goût des autres", d'Agnès Jaoui, illustre cette acceptation, par celui qui aime, de la rebuffade de l'autre, sans chercher à forcer son refus. S'il sait accepter la rupture, celui qui aime est aussi capable de la provoquer - malgré qu'il aime l'autre. Voyez le film de David Lean, tiré du roman de Pasternak, "Docteur Jivago": bien qu'elle l'aime, et parce que les temps sont durs, Lara sait rompre, et quitte un Jivago godiche, plein de bons sentiments, mais incapable de choisir.
Celui qui s'accroche, refuse la rupture, ne manifeste en cela nullement son amour, mais son immaturité, sa peur de la solitude, ou son désir de maîtrise et sa fureur d'être plaqué - si fréquente chez l'homme. Illustrant le mot si juste de La Rochefoucauld : "Qu'il est difficile de rompre quand on ne s'aime plus...".
Bref, celui qui aime assume de vivre sous le signe de ce que les analystes appellent la castration symbolique, le sens de LA Loi, des limites, de l'impossible de nos désirs les plus chers, de l'acceptation de ce qui nous dépasse. Celui qui aime fonce, sans plus se poser de questions, mais il sait, comme l'a dit le poête, que "rien n'est jamais acquis à l'homme, ni personne..." Et son élan l'engage totalement : aimer, c'est choisir. C'est donc d'abord savoir dire non : dire non à l'enfance, à un amour antérieur, à l'accrochage à papa-maman. Engagement qui n'est valable que dans l'instant. Le contresens habituel, c'est de croire que l'on peut maîtriser le désir, et promettre d'aimer dans la durée. Certes, habituellement, celui qui aime a l'intention d'aimer dans la durée. La fidélité à l'autre aimé est en général reconnue comme une valeur, au rebours d'un papillonage façon Don Juan, qui les possède toutes, mais n'en aime aucune. On peut dire non au désir, par exemple aux sollicitations du piège amoureux, ou au désir de plaquer l'autre à la première dispute. Mais pour autant, nul ne peut le garantir dans le futur. Et sans désir, pas d'élan vers l'autre. C'est déjà beau de savoir dans le présent donner à l'autre l'essentiel de son être, son désir. L'amour est "désir de désir", formulera Lacan. Sans désir, on ne peut parler d'aimer.
FAIRE L'AMOUR
Et ce désir est d'abord sexuel. On aime de tout son corps, de tout son sexe - et non "de tout son coeur", selon la formule gentille - mais mièvre et insuffisante. Dénonçons au passage le mythe de "l'amour pur", si fréquent chez la femme, qui a souvent tendance à estimer que la sexualité est "sale" et déshonore un peu l'amour. Toute une tradition chrétienne, opposant eros à agaph, a longtemps tenu "la chair" pour oeuvre du diable, tout juste tolérable dans la procréation - et les séquelles s'en font toujours sentir aujourd'hui. Nombre de femmes demeurent salies par les remarques de parents qui ne savaient parler de la sexualité que de manière réprobatrice, grossière ou honteuse - ou qui n'en parlaient pas du tout. Combien de jeunes hommes fanfaronnent en évoquant la dernière "nana" "qu'ils se sont faite"... Là est la honte, répartie équitablement entre les deux sexes, qui fait méconnaître la valeur de la sexualité, du plaisir, lorsqu'il s'agit d'aimer.
Ceci dit, tout le monde sait que faire l'amour ne veut pas dire aimer. Si le désir est seul dans le coup, l'autre sera jeté après usage, pour courir après un(e) autre. Ici, le "je t'aime" signifie simplement : "je veux te sauter !" C'est après l'amour que l'on sait si l'on aime : a-t-on envie de se débarrasser d'un corps qui, d'avoir été possédé, n'attire plus ? Ou au contraire de faire suivre le corps-à-corps du dialogue de deux êtres qui jouissent d'être ensemble même quand le plaisir les a comblés ? "Le bonheur, c'est de désirer ce qu'on possède", dit Saint Augustin : bien sûr, il parle de Dieu. Mais cela peut s'appliquer au couple homme-femme, lorsqu'ils savent la nécessité d'accepter une certaine solitude, irréductible, et respecter cette nécessité chez l'autre. Au rebours du "ne faire qu'un" qui est au coeur du désir, "je ne suis pas toi" pourrait être la devise de celui qui sait aimer, et respecter l'autre dans sa différence irréductible d'avec lui même. Mais conjuguer ensemble le désir et le respect n'est pas toujours simple.
Au passage, dénonçons le contresens qui alimente les fadaises des psy vendeurs de confiture et soucieux de plaire aux femmes, en exaltant la tendresse présentée comme le fin du fin de l'amour. Or la tendresse a été clairement définie par Freud, comme caractérisant les échanges entre parents et enfants : ils s'aiment - mais en laissant la sexualité de côté. Si intense soit l'amour d'une mère, il est un amour châtré de sa dimension sensuelle (du moins passé le cap du sevrage, qui éloigne l'un de l'autre le corps de la mère et de son bébé). Les femmes qui réclament la tendresse pourraient peut-être d'abord se demander si elles savent donner sa juste place au plaisir, et si ce culte de la tendresse n'est pas un alibi à la fuite de la féminité... Mais il y a une autre signification, plus intéressante : la peur de n'être pour l'homme qu'un objet sexuel, sans être véritablement aimée. Car l'homme, trop souvent, survalorise ses prouesses érotiques, et pense qu'elles suffisent à démontrer son amour, méconnaissant l'inquiétude très habituelle de la femme, avide d'être reconnue, considérée, respectée. Qui veut être aimée et non simplement désirée. C'est sur cela que l'homme pourrait, lui, se poser quelques questions — que le culte infantile de la tendresse évacue complètement.
La référence, quand il s'agit d'aimer, est donc à chercher du côté de l'homme et de la femme. Parce qu'aimer intègre la totalité de l'être, donc sa sexualité, et met aux prises les deux êtres les moins faits pour se comprendre. Car nul besoin de comprendre pour aimer l'autre, c'est justement l'acceptation du mystère, d'une certaine distance irréductible, qui permet de parler d'aimer, loin des leurres narcissiques. C'est pourquoi le couple homosexuel ne peut être qu'un pis aller, une caricature de couple entravé par le narcissisme d'un amour en miroir. L'homosexuel connaît le sentiment amoureux, l'exaltation de la passion, l'intensité du plaisir. Mais il ne peut accéder à l'acceptation de l'incomplétude essentielle qui caractérise le couple homme-femme, acceptation qui seule permet d'aimer dans l'apaisement et dans la durée.
Quelques mots sur ce "faire l'amour", qui n'est pas si simple. Car le sexe de l'autre est souvent porteur de mystère et de crainte, perçu comme violent, violeur ou castrateur. C'est pourquoi beaucoup d'hommes et de femmes sont plus à l'aise dans les jeux érotiques où ils gardent une maîtrise rassurante sur le plaisir qu'ils reçoivent ou donnent. Ces jeux érotiques sont nécessaires, et sains, loin des condamnations stupides qui les ont longtemps déclarés honteux ("réservés aux putes"). Ils provoquent la montée de l'excitation érotique (d'où leur nom de "préliminaires"). Et le plaisir qu'ils procurent peut être intense. Mais seul l'orgasme génital (par l'interpénétration des deux sexes), qui nécéssite un abandon total de chacun à son propre corps, et au corps de l'autre, procure une jouissance complète et apaisante. Les couples qui laissent systématiquement de côté la génitalité fonctionnent sur un mode pervers, avec la violence et la morbidité qui accompagnent toujours le narcissisme qui s'y accroche. Certains font ainsi face à leurs peurs névrotiques : peur de l'impuissance chez l'homme, peur de la pénétration chez la femme. La femme qui se dit "clitoridienne" n'est qu'une femme frigide, qui veut se dissimuler la chose. On fait comme on peut, mais au moins faut-il savoir qu'il y a mieux, et que ce mieux peut se trouver si on le cherche. Ce peut être avec un partenaire plus rassurant ou mieux aimé. A défaut, avec l'aide du psychanalyste...
PARLER D'AMOUR ?
Reste à faire savoir que l'on aime. Mieux que les mots, toujours suspects de mensonge, et, lorsqu'ils sont sincères, de duperie de soi-même, la parole est au corps, au plus près du réel de l'être. Et le corps illustre mieux que les mots cette vérité : en amour, on prend. "Je croyais que l'on donnait !" allez-vous dire. Je termine ma formule : en amour on prend - et quand on prend on donne - quoi ? son désir. Ce que l'on a de plus précieux. Mieux : ce que l'on est : "le désir est l'essence de l'être" (Spinoza). Illustrons le par un exemple tout simple. Vous avez tous vu la scène réelle, ou au cinema : ils dinent, face à face, elle laisse traîner sa main, il la saisit. Le geste qui indique ainsi le désir, accepte le risque que la main puisse se retirer : là est la meilleure manière de faire savoir que l'on aime. Le baiser, bien sûr, tient là une grande place. Puissent ceux qui aiment savoir se garder des mots qui affadissent et estompent le mystère. A la limite, dans le corps-à-corps, les mots ne font plus qu'accompagner le geste vers la montée du plaisir. Dans la vie quotidienne, c'est le geste, toujours, qui parlera mieux que les mots. Un cadeau (petit - les gros cadeaux sont suspects de vouloir compenser quelque chose, acheter l'autre), une attention, une écoute attentive, un geste qui prévient la fatigue de l'autre, etc... Ces petites choses de la vie sont plus vraies que tous les discours passionnés. Bien sûr, tout ceci n'a pas l'impact séducteur de la passion, et les romans comme les films ne nous présentent que rarement des couples qui s'aiment. "Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants" : la suite intéresse beaucoup moins que les violences et les difficultés du début. L'opéra, par exemple, est marqué, au XIXème siècle, par cette enflure du sentiment née avec J.J.Rousseau, qui s'est épanouie à la période romantique. Mozart est le seul qui ait su, dans ses oeuvres majeures, évoquer véritablement l'amour. Au fil de l'histoire, ni les grecs (à l'exception de Platon dans cette merveille qu'est "Le banquet"), ni surtout les romains - pédophiles et machistes - n'ont su en parler avec justesse. Seul Ovide a osé dire qu'il voulait d'une femme qui jouisse de lui comme lui-même jouissait d'elle : scandale à la cour, il fut expédié par Auguste aux confins du Danube, et finit ses jours en déportation. On ne badinait pas avec l'amour, chez les champions du machisme.
Avant de clore ce chapitre, et que vous vous lanciez dans l'aventure, évoquons un pertinente interrogation qui peut vous venir à l'esprit : "suis-je en train d'aimer, ou englué dans le piège amoureux ?" Il n'est pas toujours facile de répondre à cette question, qui d'ailleurs peut recevoir une réponse nuancée. Le seul fait de se la poser est déjà une bonne chose. Vous, Monsieur, si vous rêvez de rencontrer une femme "qui soit tout à fait ça", vous pourrez attendre longtemps. Si vous vous acharnez, comme certains, à vouloir raboter les fesses (ou le nez, ou les seins...) de votre femme pour qu'elles soient parfaites, aucun doute : vous ne l'aimez pas, vous aimez de belles fesses. Vous, Madame, si vous vous infligez le même suplice, obsédée par le profil de votre nez ou de vos seins, vous êtes, comme lui, engluée dans l'image, dans votre image. Vous passez à côté d'aimer - cela commence par savoir s'aimer soi-même, dans votre corps de femme, sans être piègée par le culte de votre propre image. Etr si vous rêvez de trouver "un vrai mec", un homme conforme à vos attentes, le "Prince charmant" de vos rêves de petite fille, vous êtes là encore à côté de la plaque : il n'existe pas (ou plus)...
Aimer s'apprend, encore faut-il que la question de savoir où l'on en est soit posée. Témoin l'histoire de ce couple, c'est elle qui me l'a narrée. Ils s'étaient connus, dans le feu de l'exaltation amoureuse initiale. Puis ils se sont quittés. Dix ans plus tard, après diverses aventures, l'un et l'autre se retrouvent, vivent ensemble, s'apprécient, aiment faire l'amour, sont heureux. Du moins elle. Car lui, garde la nostalgie de l'enchantement primitif, qu'il ne retrouve plus aujourd'hui avec elle. Il l'aime, et il ne le sait pas. Il la quittera, pour "retrouver l'amour" avec d'autres femmes, qui feront renaître en lui, pour un temps, "l'exaltation du début" . Voilà comment on passe à côté du bonheur, de la vie, en courant après un mirage. Que ceux qui soupirent en regardant la femme du voisin, ou en croisant une minette dans la rue, essaient d'entendre la leçon...
Dr Michel POUQUET, Psychanalyste.
Toulon, Juillet 2006
Pour finir, dans le désordre, et le sourire, et parce qu'il y a encore quelques pièges à déjouer, feuilletons :
"DIS-MOI QUE TU M'AIMES"
Demande naïve : quel poids de vérité peut avoir un mot qui n'est pas spontané ? Demande fréquente, dans la bouche des femmes. Cri de la petite fille qui sommeille au coeur de chacune, quête de l'attention, de la reconnaissance de sa valeur par un papa... D'une femme qui n'a pas compris - voir plus haut - qu'en amour on ne demande pas. Qu'aimer et vouloir être aimée, ce n'est pas du tout la même chose. Celle qui veut être aimée ne sait pas aimer. Elle veut réparer les blessures de l'enfance. Elle s'étonnera ensuite de ne pas trouver d'homme qui l'aime...
"J'AI TANT D'AMOUR A DONNER...."
Encore un mot de femme, que cafouillage et désillusion guettent. Celle "qui a tant d'amour à donner" est seulement avide de recevoir - et va devenir une éternelle insatisfaite...
"NOUS NE POUVONS NOUS PASSER L'UN DE L'AUTRE..."
Cela s'appelle la dépendance, non l'amour. "J'ai besoin de toi" est le mot d'un enfant face à sa maman, de laquelle il ne peut en effet se passer. Combien de couples fonctionnent de cette façon, dominés chacun par la peur de perdre l'autre, non par l'amour. Combien de couples croient aimer en se voulant fusionnels, en ne se quittant jamais, en ne respectant pas cette distance nécessaire qui permet à chacun de se distinguer de l'autre, de manquer de l'autre. Sans réaliser qu'ils s'étouffent mutuellement, comme les hérissons de Schopenhauer. Gare à la disparition du désir, et à la violence méconnue qui risque d'amener un jour la rupture. La "bonne distance" reste à trouver, entre le désir et le respect de l'autre et de son mystère en se gardant de vouloir le capter totalement. La dépendance fusionnelle est régréssive, possessive, signe d'immaturité affective, de peur de la solitude. Rien à voir avec le verbe aimer.
"VOYEZ COMME JE L'AIME, JE NE L'AI JAMAIS TROMPÉ(E)..."
C'est peut-être vrai — car la fidélité est bien une valeur, je vous l'ai dit plus haut. Ces hommes qui s'installent "entre deux chaises", la Vierge-mère à la maison, et la maîtresse de 5 à 7, ne savent pas choisir, donc aimer : le gâteau que l'on partage a des parts forcément plus petites, même si un peu d'amour peut se trouver dans chacune.
Mais la fidélité ne suffit pas à affirmer l'amour : combien demeurent fidèles uniquement parce que leur désir est pauvre, craintif, qu'Eros est chez eux bridé, la sexualité superflue, ou que leur dépendance à l'autre a simplement la fidélité comme corollaire.
"EN TRENTE ANS DE MARIAGE, NOUS NE NOUS SOMMES JAMAIS DISPUTES..."
Et vous y voyez la preuve d'un amour réciproque ? L'absence de conflits signe beaucoup plus la dépendance, la crainte de perdre l'autre, que l'amour. Nul couple ne peut durer sans rencontrer, de temps en temps, les heurts, les déceptions, la dispute, le conflit : le désir de l'un ne colle jamais parfaitement avec le désir de l'autre. Et il y a des faux pas... Mais les frictions sont le signe de la vitalité de chacun, qui garde vis-à-vis de l'autre une certaine distance, et sait affronter, quand il le faut, un conflit, et un peu de solitude. Sinon la dépendance évolue vers la montée d'une tension qui finit par amener la rupture totale — ou plus banalement la sclérose d'une vie châtrée de son dynamisme pulsionnel.
"VOYEZ COMME IL L'AIMAIT, IL EST INCONSOLABLE !"
Elle (ou il, bien sûr) est "partie" (c'est le dire actuel, qui s'efforce de voiler la mort), ou a levé le pied. Mais "l'inconsolable" n'est pas fatalement quelqu'un qui a su aimer. Savoir perdre, faire son deuil et ensuite reprendre goût à la vie, ne sont au contraire nullement incompatibles avec l'amour, confondu ici encore avec la dépendance dont fait preuve l'immature affectif. Allez revoir "Le goût des autres"...
"JE L'AIME TELLEMENT QU'IL FINIRA BIEN PAR M'AIMER..." autre version du même thème : "JE T'AIME POUR DEUX !"
C'est le cri de la passion, non de l'amour. Illusion d'une possible maîtrise sur le désir, et en particulier sur le désir de l'autre. Surestimation de soi, naïveté, absence du sens de ses limites, non-acceptation du risque de l'échec inhérent à l'aventure amoureuse. Et slogan pour une vie gâchée, si elle se bâtit sur le fantasme, au mépris du réel de l'être.
"VOYEZ COMME ELLE EST FEMININE, TOUS LES HOMMES SE RETOURNENT SUR SON PASSAGE..."
Séduisante, séductrice, oui. Féminine, pas sûr. La féminité n'est pas liée aux signes extérieurs, aux caractères sexuels secondaires, à la beauté des formes et des gestes. Une femme est féminine lorsqu'elle sait jouir du sexe de l'homme, et le faire jouir dans son sexe. Les contresens pullulent sur la féminité, dont on ne retient que des caractéristiques secondaires, ou erronées. Bien des femmes séduisantes sont seulement des femmes empétrées de leur sexe, qui compensent justement dans la séduction ce qui leur manque dans la rencontre de l'homme au lit.
"IL EST VIRIL, IL N'A PAS PEUR DE SE SERVIR DE SES POINGS ..."
Mêmes remarques, appliquées à l'homme : il est courageux, mais il n'est pas dit pour autant qu'il soit viril. Ouvrez n'importe quel dictionnaire : la virilité est sexuelle. Etre un homme, c'est être capable de jouir du sexe de la femme, et de la faire jouir avec son sexe, vaginalement. Le contresens a été évoqué plus haut, à propos de ces hommes qui sont plus à l'aise dans la sodomie et la fellation que dans la rencontre du sexe de la femme.
La virilité "musculaire" est un caractère sexuel secondaire, qui fait dire aux commentateurs sportifs qu'un match a été "viril" quand il a été brutal. Si l'on faisait une enquète sur la signification de la virilité auprès des hommes, ont rencontrerait beaucoup plus de réponses qui y verraient une affaire de gros bras, que de rencontre de la femme au lit : il y a moins d'angoisse dans les aventures et la bagarre entre hommes.
Le cinéma a su exploiter ce filon. Un film comme "Le grand bleu" (de Luc Besson) a suscité l'enthousiasme des foules autour d'une entreprise où dominent l'amitié "virile" et la quête de l'absolu — et où la femme et l'amour ne pèsent pas lourd. Bel exemple de la jouissance qui se cherche (dans le film, et chez les spectateurs) du côté de la pulsion de mort... Il est significatif de rappeler que le plongeur, bien réel, qui a servi de modèle au héros du "Grand bleu", Bernard Mayol, grand coureur de femmes, n'a jamais réussi à en aimer une pour de bon, et a fini par se suicider (Témoignage de son frère, lors d'une émission de Mireille Dumas, sur FR3, en Avrill 2003).
"DANS NOS FAMILLES, ON NE DIVORCE PAS !"
"Nos familles" sont, certes, peu nombreuses aujourd'hui. Mais il en reste quelques unes et l'arrogance du propos se paie cher. La vertu triomphante méconnaît la nécessité du divorce, lorsque celui-ci évite par exemple aux enfants de vivre dans l'angoisse d'un foyer conflictuel, ou permet à une femme d'échapper à un mari pervers. De toutes façons, il y a toujours eu, et il y aura toujours, des méprises, des mariages idiots avec un(e) conjoint(e) pathologique, incapable d'aimer. Le divorce est toujours un échec, il est souvent douloureux, en particulier pour les enfants, et difficile - même pour celui qui le demande - mais il peut devenir une nécessité.
Et derrière la façade vertueuse, que trouve-t-on ? Le machisme. Car "qui" ne divorce pas, dans "nos familles" ? Les femmes. Les hommes ont toujours su, dans "nos familles", divorcer quand ils voulaient, nonobstant les beaux principes. Pour les femmes, qui ne travaillaient pas, et ne disposaient donc d'aucune indépendance réelle, ce n'était pas facile. Du moins "à l'époque", car aujourd'hui cela a quelque peu changé - même dans "nos familles".
Ensuite, l'hypocrisie. Car, si on ne divorce pas, on ne se prive pas, bien souvent, de courir comme des lapins. On tient des discours vertueux, on va à la messe le dimanche. On ne divorce pas, mais on donne aux enfants le spectacle d'une double vie, le contre-exemple d'un couple qui ne sait pas s'aimer, et cultive le mensonge. "Pensez aux enfants" répète-t-on parfois. Ont-ils intelligemment "pensé aux enfants", ceux qui se rassurent avec ces principes ?
C'était, il est vrai, une façon de concevoir le mariage, habituelle à la belle époque, dans la bourgeoisie. Monsieur "respectait" la Vierge-Mère à la maison - et prenait du bon temps avec une maîtresse, ou des prostituées. Le mariage était bien souvent une affaire de familles, d'alliances, de gros sous, de considération sociale.
Si dans le mariage, aujourd'hui, l'amour doit prévaloir, il ne faut pas trop s'étonner du divorce. Aimer peut s'apprendre, s'entretenir, on peut y mettre du sien - nous verrons comment. Mais pour autant, aimer ne se commande pas, si le désir a disparu, et l'amour avec. L'amitié peut subsister mais ce n'est pas l'amour. S'aimer dans la durée est un idéal auquel on adhère facilement. Les amoureux ont toujours su associer "amour" et "toujours". Dans les faits, c'est une aventure qui n'est pas simple, dont il n'est pas surprenant qu'elle connaisse l'échec, la rupture, un nouveau départ.
Des principes aussi faux que catégoriques ne préparent pas à rencontrer les aléas de l'amour. Je pense à ces femmes qui croient que leur vie est tracée, qui s'engagent à fond dans le mariage - et se retrouvent larguées quelques années après, sans avoir eu l'idée que cela pouvait leur arriver, absolument pas préparées à une solitude affective, vécue comme une injustice. Elles ont du mal à s'en remettre, faute d'avoir su, dès le début, que, malgré toutes les bonnes intentions, c'était une aventure. Les choses ne sont déjà pas simples, inutile de les compliquer en jouant les Tartufe. Si la suffisance du propos est agaçante, sa bêtise ne l'est pas moins.
"APRES 15 ANS DE MARIAGE, LE DESIR DISPARAIT"
C'est encore la question de la durée du couple qui est ici soulevée. Et, certes, le désir peut vaciller et se porter vers un(e) autre. L'engagement, je vous l'ai dit, est dans l'instant, il ne peut promettre ce sur quoi l'on n'a pas maîtrise : le désir, sans lequel on ne peut dire aimer. Mais cette affirmation dissimule souvent, chez l'homme, une envie de courir après de la "chair fraiche", et chez la femme, la fuite d'une sexualité subie plutôt qu'appréciée. Même remarque concernant la bêtise souvent entendue : "la ménopause met fin à la sexualité".
Eh bien, non ! Le désir sexuel peut changer d'objet, mais il ne connaît aucune limite. La puissance sexuelle (en particulier chez l'homme, qui met plus longtemp à "récupérer") diminue avec l'âge. L'impuissance peut même être totale. Mais le désir ne disparaît nullement, et la sensualité demeure. Car ce qui excite le désir sexuel, ce n'est pas la beauté, mais les attributs sexuels du corps de l'autre : sexe, seins, fesses, caractères sexuels secondaires, etc... Or ceux-ci vieillissent bien : avec le temps, un sein s'affaisse, l'esthétique y perd, mais il demeure toujours un sein.. Les couples qui font mine de dédaigner "ce qui n'est plus de leur âge" pourraient se dire que ce qui devient plus rare n'en acquiert que plus de valeur... Les mémoires d'enfance de Pagnol racontent l'histoire de cette "Mère des Compagnons" qui, à 80 ans, désirait toujours, comme une jeune, son vieux mari... Même si les réalisation concrètes se font plus rares, désir et plaisir restent des valeurs qui doivent être affirmées, et non considérées comme réservées à la jeunesse (les jeunes qui font ça comme on se mouche n'ont pas encore appris la valeur de ce qu'ils gaspillent).
Ce qui aide le couple à durer, c'est d'abord la consistance d'un amour qui englobe tout l'être, et pas seulement son sexe - ni sa beauté bien sûr : l'attrait de l'image n'attend pas longtemps pour disparaître. Sauf pour celui qui s'attarde dans le narcissisme, quelques semaines suffisent en général. Le couple qui s'est choisi pour "faire équipe" dans la vie, et qui sait donner son prix au plaisir, a les meilleures chances de durer. A condition de se méfier du piège amoureux, et du leurre de l'image de l'inconnu(e) de rencontre. Certains collectionnent les femmes (ou les hommes) : c'est un choix. Au moins doit-on savoir qu'un autre choix est possible.
"Mal nommer les choses, c'est ajouter à la misère du monde" écrivait Albert Camus. Les propos de l'analyste ignorent la langue de bois, et peuvent choquer. Ils ne sont pas le fruit d'une quelconque spiritualité doublée d'une morale, mais d'une expérience rationnelle de l'âme humaine, d'un inconscient qui nous gouverne à notre insu, expérience étayée par plus d'un siècle de pratique. Si l'analyste s'attarde sur ce "je t'aime" dont il entend chaque jour les dévoiements, c'est parce qu'il a appris que rien n'est plus important, dans la vie d'un être humain, que savoir aimer. Remède vieux comme le monde, à la portée de chacun, que proposait Zerline à son Mazetto meurtri. Or savoir aimer n'est pas toujours simple, mais cela s'apprend, et c'est la seule véritable prévention opposable à la névrose, cette "maladie de la vie", et à bien des malaises de la société. Pour celui qui patauge dans les difficultés, il y a deux voies pour s'en sortir, nous dit Freud : la psychanalyse - et l'amour. A condition de savoir ce qu'aimer veut dire...
LE BETISIER
"DIS-MOI QUE TU M'AIMES"
Demande naïve : quel poids de vérité peut avoir un mot qui n'est pas spontané ? Demande fréquente, dans la bouche des femmes. Cri de la petite fille qui sommeille au coeur de chacune, quête de l'attention, de la reconnaissance de sa valeur par un papa... D'une femme qui n'a pas compris - voir plus haut - qu'en amour on ne demande pas. Qu'aimer et vouloir être aimée, ce n'est pas du tout la même chose. Celle qui veut être aimée ne sait pas aimer. Elle veut réparer les blessures de l'enfance. Elle s'étonnera ensuite de ne pas trouver d'homme qui l'aime...
"J'AI TANT D'AMOUR A DONNER...."
Encore un mot de femme, que cafouillage et désillusion guettent. Celle "qui a tant d'amour à donner" est seulement avide de recevoir - et va devenir une éternelle insatisfaite...
"NOUS NE POUVONS NOUS PASSER L'UN DE L'AUTRE..."
Cela s'appelle la dépendance, non l'amour. "J'ai besoin de toi" est le mot d'un enfant face à sa maman, de laquelle il ne peut en effet se passer. Combien de couples fonctionnent de cette façon, dominés chacun par la peur de perdre l'autre, non par l'amour. Combien de couples croient aimer en se voulant fusionnels, en ne se quittant jamais, en ne respectant pas cette distance nécessaire qui permet à chacun de se distinguer de l'autre, de manquer de l'autre. Sans réaliser qu'ils s'étouffent mutuellement, comme les hérissons de Schopenhauer. Gare à la disparition du désir, et à la violence méconnue qui risque d'amener un jour la rupture. La "bonne distance" reste à trouver, entre le désir et le respect de l'autre et de son mystère en se gardant de vouloir le capter totalement. La dépendance fusionnelle est régréssive, possessive, signe d'immaturité affective, de peur de la solitude. Rien à voir avec le verbe aimer.
"VOYEZ COMME JE L'AIME, JE NE L'AI JAMAIS TROMPÉ(E)..."
C'est peut-être vrai — car la fidélité est bien une valeur, je vous l'ai dit plus haut. Ces hommes qui s'installent "entre deux chaises", la Vierge-mère à la maison, et la maîtresse de 5 à 7, ne savent pas choisir, donc aimer : le gâteau que l'on partage a des parts forcément plus petites, même si un peu d'amour peut se trouver dans chacune.
Mais la fidélité ne suffit pas à affirmer l'amour : combien demeurent fidèles uniquement parce que leur désir est pauvre, craintif, qu'Eros est chez eux bridé, la sexualité superflue, ou que leur dépendance à l'autre a simplement la fidélité comme corollaire.
"EN TRENTE ANS DE MARIAGE, NOUS NE NOUS SOMMES JAMAIS DISPUTES..."
Et vous y voyez la preuve d'un amour réciproque ? L'absence de conflits signe beaucoup plus la dépendance, la crainte de perdre l'autre, que l'amour. Nul couple ne peut durer sans rencontrer, de temps en temps, les heurts, les déceptions, la dispute, le conflit : le désir de l'un ne colle jamais parfaitement avec le désir de l'autre. Et il y a des faux pas... Mais les frictions sont le signe de la vitalité de chacun, qui garde vis-à-vis de l'autre une certaine distance, et sait affronter, quand il le faut, un conflit, et un peu de solitude. Sinon la dépendance évolue vers la montée d'une tension qui finit par amener la rupture totale — ou plus banalement la sclérose d'une vie châtrée de son dynamisme pulsionnel.
"VOYEZ COMME IL L'AIMAIT, IL EST INCONSOLABLE !"
Elle (ou il, bien sûr) est "partie" (c'est le dire actuel, qui s'efforce de voiler la mort), ou a levé le pied. Mais "l'inconsolable" n'est pas fatalement quelqu'un qui a su aimer. Savoir perdre, faire son deuil et ensuite reprendre goût à la vie, ne sont au contraire nullement incompatibles avec l'amour, confondu ici encore avec la dépendance dont fait preuve l'immature affectif. Allez revoir "Le goût des autres"...
"JE L'AIME TELLEMENT QU'IL FINIRA BIEN PAR M'AIMER..." autre version du même thème : "JE T'AIME POUR DEUX !"
C'est le cri de la passion, non de l'amour. Illusion d'une possible maîtrise sur le désir, et en particulier sur le désir de l'autre. Surestimation de soi, naïveté, absence du sens de ses limites, non-acceptation du risque de l'échec inhérent à l'aventure amoureuse. Et slogan pour une vie gâchée, si elle se bâtit sur le fantasme, au mépris du réel de l'être.
"VOYEZ COMME ELLE EST FEMININE, TOUS LES HOMMES SE RETOURNENT SUR SON PASSAGE..."
Séduisante, séductrice, oui. Féminine, pas sûr. La féminité n'est pas liée aux signes extérieurs, aux caractères sexuels secondaires, à la beauté des formes et des gestes. Une femme est féminine lorsqu'elle sait jouir du sexe de l'homme, et le faire jouir dans son sexe. Les contresens pullulent sur la féminité, dont on ne retient que des caractéristiques secondaires, ou erronées. Bien des femmes séduisantes sont seulement des femmes empétrées de leur sexe, qui compensent justement dans la séduction ce qui leur manque dans la rencontre de l'homme au lit.
"IL EST VIRIL, IL N'A PAS PEUR DE SE SERVIR DE SES POINGS ..."
Mêmes remarques, appliquées à l'homme : il est courageux, mais il n'est pas dit pour autant qu'il soit viril. Ouvrez n'importe quel dictionnaire : la virilité est sexuelle. Etre un homme, c'est être capable de jouir du sexe de la femme, et de la faire jouir avec son sexe, vaginalement. Le contresens a été évoqué plus haut, à propos de ces hommes qui sont plus à l'aise dans la sodomie et la fellation que dans la rencontre du sexe de la femme.
La virilité "musculaire" est un caractère sexuel secondaire, qui fait dire aux commentateurs sportifs qu'un match a été "viril" quand il a été brutal. Si l'on faisait une enquète sur la signification de la virilité auprès des hommes, ont rencontrerait beaucoup plus de réponses qui y verraient une affaire de gros bras, que de rencontre de la femme au lit : il y a moins d'angoisse dans les aventures et la bagarre entre hommes.
Le cinéma a su exploiter ce filon. Un film comme "Le grand bleu" (de Luc Besson) a suscité l'enthousiasme des foules autour d'une entreprise où dominent l'amitié "virile" et la quête de l'absolu — et où la femme et l'amour ne pèsent pas lourd. Bel exemple de la jouissance qui se cherche (dans le film, et chez les spectateurs) du côté de la pulsion de mort... Il est significatif de rappeler que le plongeur, bien réel, qui a servi de modèle au héros du "Grand bleu", Bernard Mayol, grand coureur de femmes, n'a jamais réussi à en aimer une pour de bon, et a fini par se suicider (Témoignage de son frère, lors d'une émission de Mireille Dumas, sur FR3, en Avrill 2003).
"DANS NOS FAMILLES, ON NE DIVORCE PAS !"
"Nos familles" sont, certes, peu nombreuses aujourd'hui. Mais il en reste quelques unes et l'arrogance du propos se paie cher. La vertu triomphante méconnaît la nécessité du divorce, lorsque celui-ci évite par exemple aux enfants de vivre dans l'angoisse d'un foyer conflictuel, ou permet à une femme d'échapper à un mari pervers. De toutes façons, il y a toujours eu, et il y aura toujours, des méprises, des mariages idiots avec un(e) conjoint(e) pathologique, incapable d'aimer. Le divorce est toujours un échec, il est souvent douloureux, en particulier pour les enfants, et difficile - même pour celui qui le demande - mais il peut devenir une nécessité.
Et derrière la façade vertueuse, que trouve-t-on ? Le machisme. Car "qui" ne divorce pas, dans "nos familles" ? Les femmes. Les hommes ont toujours su, dans "nos familles", divorcer quand ils voulaient, nonobstant les beaux principes. Pour les femmes, qui ne travaillaient pas, et ne disposaient donc d'aucune indépendance réelle, ce n'était pas facile. Du moins "à l'époque", car aujourd'hui cela a quelque peu changé - même dans "nos familles".
Ensuite, l'hypocrisie. Car, si on ne divorce pas, on ne se prive pas, bien souvent, de courir comme des lapins. On tient des discours vertueux, on va à la messe le dimanche. On ne divorce pas, mais on donne aux enfants le spectacle d'une double vie, le contre-exemple d'un couple qui ne sait pas s'aimer, et cultive le mensonge. "Pensez aux enfants" répète-t-on parfois. Ont-ils intelligemment "pensé aux enfants", ceux qui se rassurent avec ces principes ?
C'était, il est vrai, une façon de concevoir le mariage, habituelle à la belle époque, dans la bourgeoisie. Monsieur "respectait" la Vierge-Mère à la maison - et prenait du bon temps avec une maîtresse, ou des prostituées. Le mariage était bien souvent une affaire de familles, d'alliances, de gros sous, de considération sociale.
Si dans le mariage, aujourd'hui, l'amour doit prévaloir, il ne faut pas trop s'étonner du divorce. Aimer peut s'apprendre, s'entretenir, on peut y mettre du sien - nous verrons comment. Mais pour autant, aimer ne se commande pas, si le désir a disparu, et l'amour avec. L'amitié peut subsister mais ce n'est pas l'amour. S'aimer dans la durée est un idéal auquel on adhère facilement. Les amoureux ont toujours su associer "amour" et "toujours". Dans les faits, c'est une aventure qui n'est pas simple, dont il n'est pas surprenant qu'elle connaisse l'échec, la rupture, un nouveau départ.
Des principes aussi faux que catégoriques ne préparent pas à rencontrer les aléas de l'amour. Je pense à ces femmes qui croient que leur vie est tracée, qui s'engagent à fond dans le mariage - et se retrouvent larguées quelques années après, sans avoir eu l'idée que cela pouvait leur arriver, absolument pas préparées à une solitude affective, vécue comme une injustice. Elles ont du mal à s'en remettre, faute d'avoir su, dès le début, que, malgré toutes les bonnes intentions, c'était une aventure. Les choses ne sont déjà pas simples, inutile de les compliquer en jouant les Tartufe. Si la suffisance du propos est agaçante, sa bêtise ne l'est pas moins.
"APRES 15 ANS DE MARIAGE, LE DESIR DISPARAIT"
C'est encore la question de la durée du couple qui est ici soulevée. Et, certes, le désir peut vaciller et se porter vers un(e) autre. L'engagement, je vous l'ai dit, est dans l'instant, il ne peut promettre ce sur quoi l'on n'a pas maîtrise : le désir, sans lequel on ne peut dire aimer. Mais cette affirmation dissimule souvent, chez l'homme, une envie de courir après de la "chair fraiche", et chez la femme, la fuite d'une sexualité subie plutôt qu'appréciée. Même remarque concernant la bêtise souvent entendue : "la ménopause met fin à la sexualité".
Eh bien, non ! Le désir sexuel peut changer d'objet, mais il ne connaît aucune limite. La puissance sexuelle (en particulier chez l'homme, qui met plus longtemp à "récupérer") diminue avec l'âge. L'impuissance peut même être totale. Mais le désir ne disparaît nullement, et la sensualité demeure. Car ce qui excite le désir sexuel, ce n'est pas la beauté, mais les attributs sexuels du corps de l'autre : sexe, seins, fesses, caractères sexuels secondaires, etc... Or ceux-ci vieillissent bien : avec le temps, un sein s'affaisse, l'esthétique y perd, mais il demeure toujours un sein.. Les couples qui font mine de dédaigner "ce qui n'est plus de leur âge" pourraient se dire que ce qui devient plus rare n'en acquiert que plus de valeur... Les mémoires d'enfance de Pagnol racontent l'histoire de cette "Mère des Compagnons" qui, à 80 ans, désirait toujours, comme une jeune, son vieux mari... Même si les réalisation concrètes se font plus rares, désir et plaisir restent des valeurs qui doivent être affirmées, et non considérées comme réservées à la jeunesse (les jeunes qui font ça comme on se mouche n'ont pas encore appris la valeur de ce qu'ils gaspillent).
Ce qui aide le couple à durer, c'est d'abord la consistance d'un amour qui englobe tout l'être, et pas seulement son sexe - ni sa beauté bien sûr : l'attrait de l'image n'attend pas longtemps pour disparaître. Sauf pour celui qui s'attarde dans le narcissisme, quelques semaines suffisent en général. Le couple qui s'est choisi pour "faire équipe" dans la vie, et qui sait donner son prix au plaisir, a les meilleures chances de durer. A condition de se méfier du piège amoureux, et du leurre de l'image de l'inconnu(e) de rencontre. Certains collectionnent les femmes (ou les hommes) : c'est un choix. Au moins doit-on savoir qu'un autre choix est possible.
"Mal nommer les choses, c'est ajouter à la misère du monde" écrivait Albert Camus. Les propos de l'analyste ignorent la langue de bois, et peuvent choquer. Ils ne sont pas le fruit d'une quelconque spiritualité doublée d'une morale, mais d'une expérience rationnelle de l'âme humaine, d'un inconscient qui nous gouverne à notre insu, expérience étayée par plus d'un siècle de pratique. Si l'analyste s'attarde sur ce "je t'aime" dont il entend chaque jour les dévoiements, c'est parce qu'il a appris que rien n'est plus important, dans la vie d'un être humain, que savoir aimer. Remède vieux comme le monde, à la portée de chacun, que proposait Zerline à son Mazetto meurtri. Or savoir aimer n'est pas toujours simple, mais cela s'apprend, et c'est la seule véritable prévention opposable à la névrose, cette "maladie de la vie", et à bien des malaises de la société. Pour celui qui patauge dans les difficultés, il y a deux voies pour s'en sortir, nous dit Freud : la psychanalyse - et l'amour. A condition de savoir ce qu'aimer veut dire...
Dr Michel POUQUET, Psychanalyste.
Toulon, Juillet 2006
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