Heurs et malheurs de l'idéologie (1)/Michel Pouquet
sous le regard de l'analyste...
HEURS ET MALHEURS DE L'IDEOLOGIE
Je précise bien : sous le regard de l'analyste. L'idéologie, d'autres peuvent vous en parler, d'une autre façon que moi, avec des concepts différents, des mots définis d'une autre façon - je ne sais. Et n'ai nul besoin d'en savoir, ni surtout de déboucher sur la controverse. L'analyste, vous le savez, témoigne ; du moins certains, car ils n'apprécient pas toujours, mes confrères analystes, cette avancée qui est la mienne, en direction du public. Si donc la controverse est stérile, avec ceux qui n'ont pas la pratique de l'écoute, en revanche le questionnement du témoin que je suis, peut être légitime et enrichissant. Mais les questions, c'est pour tout à l'heure. Pour le moment je vous propose de me suivre sur le chemin qui nous mène vers l'idéologie, guidé seulement, comme toujours, par ma pratique d'analyste.
"QUI SUIS-JE ?"
Partons d'une expérience toute simple. Vous rentrez chez vous le soir, et frappez à la porte, "toc, toc" -— "Qui est-ce ?" demande l'un de vos familiers . "C'est moi !" —- et il vous ouvre. Bien sûr, vous savez que votre réponse est imprécise, que d'autres auraient pu répondre de même pour essayer de pénétrer chez vous indûment. Mais leur stratagème eût sans doute échoué. Ce "moi" qui ne veut rien dire de précis a été reconnu à son intonation particulière : la perception du son, l'image sonore qui vous appartient, et diffère des autres (encore, bien sûr, que l'on puisse vous imiter) vous a fait identifier. Eh bien le "moi", c'est cela : un assemblage d'images. C'est votre personnage, avec des caractéristiques diverses : de taille, de poids, de sexe, de couleur des cheveux, de ton de la voix, une histoire, un caractère, etc... Votre portrait n'est pas trop difficile à cerner, tout le monde vous sait à peu près défini par ces diverses caractéristiques. Le caractère, c'est "le signe gravé", le caractère d'imprimerie. Et dans le domaine psychologique, votre manière habituelle d'être perçu par les autres. Et de vous percevoir vous-même. C'est, vous le savez, pour Descartes, le point de départ de sa construction du monde à partir de cette conscience d'être : je pense, je peux donc affirmer que je suis. Le "moi", c'est vous : du moins en première approximation, comme le soir en frappant à votre porte.
Car les choses ne sont pas si simples. Si vous y réfléchissez un peu, et essayez d'affiner la description de ce que vous êtes, vous sentez bien vite que les mots vous manquent, et que le portrait n'est pas satisfaisant. C'est ce que les poètes ont compris, voyez le mot de Rimbaud : "Je est un autre", et les philosophes, tel Sartre : "Je ne suis pas moi". "je" et "moi", ce n'est pas la même chose, encore que chacun voie les choses à sa façon. Même chez Freud, on ne sait pas toujours très bien lorsqu'il écrit "ich", s'il veut parler du "je" ou du "moi" - les traducteurs, en tout cas, semblent parfois avoir cafouillé.
C'est avec Lacan que les choses s'éclairent. On assiste, grâce à lui, à la naissance du "moi". C'est lors de l'étape du miroir, vers 6 mois, que le petit enfant fait connaissance avec lui-même. Il découvre son image dans le miroir, en général à côté de celle de sa mère, qui le tient dans ses bras. Ecoutez l'histoire, racontée par une maman :
"Mon petit garçon a 7 mois. J'étais avec lui dans l'ascenseur de l'immeuble. Il faut vous dire que c'est un vieil immeuble, et que dans la cabine de l'ascenseur, il y a un miroir. Je l'avais dans les bras, et tout d'un coup il s'est mis à rire. Il n'y avait personne d'autre dans la cabine. Je me suis demandée pourquoi, et j'ai réalisé que, dans mes bras, il était à la hauteur de la glace, et se voyait dedans. Il se riait à lui même !"
L'enfant vient de découvrir, avec son image — d'autant mieux qu'elle est accolée à celle de sa mère qu'il perçoit aussi directement — qu'il est là, qu'il existe, qu'il a une forme définie. Et il jubile de se trouver si beau, semblable à sa mère, dans un corps unifié, lui qui vivait jusque là sans réaliser cette unité apparente de son être. Car cette unité n'est qu'apparente, ce n'est que celle de son image, alors qu'il habite toujours un corps morcelé, qu'il n'a pas appris à faire fonctionner correctement. Son système nerveux n'est d'ailleurs pas encore complètement "câblé". Les yeux, les bras, les jambes, etc... fonctionnent chacuns de leur côté. Vous avez tous vu un bébé qui essaie d'attrapper son pied qui passe dans son champ visuel de la même façon qu'il essaie d'attrapper son hochet. Il n'a aucune idée, aucune maîtrise de son unité corporelle. L'image le confirme dans son être - et qui plus est dans une apparence d'unité.
Mais attention ! la découverte de son image par l'enfant ne se fait convenablement que si, auparavant, la mère a su "préparer le terrain", c'est-à-dire parler à l'enfant : c'est par les mots qu'elle lui adresse, par la répétition de son prénom, ou des mots par lesquels elle le désigne, que la mère donne à l'enfant l'intuition d'être. Ainsi se fera un jour la découverte de la signification de son image, qu'il avait déjà vue auparavant, mais sans en comprendre le sens. Chez le psychotique, cette préparation du terrain ne se fait pas, et le moi ne se construit pas, ou demeure fragile et prêt à voler en morceaux : ce sera l'entrée dans la psychose. Pour que l'image joue son rôle, il faut à côté d'elle des mots. En d'autres termes, que le symbolique accompagne l'imaginaire.
Revenons au miroir. L'enfant a beau se voir unifié, il ne l'est pas plus que l'instant d'avant. Ce décalage entre l'image de lui-même qu'il vient de découvrir — son "moi", donc — et la réalité de ce qu'il est, provoque une tension, dans son être encore incoordonné, mais qui sait très bien remuer, crier, etc.. — là est le "je", le "sujet" — pour essayer de réaliser réellement cette unité de l'être qu'il perçoit dans l'image. Cette tension a un nom : c'est le moteur premier de toute conduite organisée, c'est l'agressivité. L'agressivité n'est pas l'agression, rien de péjoratif là-dedans : ad-gradior, c'est aller vers — vers l'unité de l'être. C'est par elle que s'individualisent et s'organisent les pulsions, le dynamisme vital du sujet. Mais celui-ci aura beau faire, l'unité ne sera jamais atteinte, l'être demeurera toujours fracturé, entre le "je" et le"moi", bien sûr, et de bien d'autres façons. Ses pulsions sont contradictoires. Il lui manquera toujours quelque chose : cette partie de lui-même qu'était sa mère au début ; il est, comme l'on dit, un être-de-désir, toujours en manque. Fracturé enfin par cette chute continuelle de soi-même qu'institue le cours du temps : nous ne sommes plus le même, imperceptiblement, d'un instant à l'autre. "Tout s'écoule, on ne descend pas deux fois dans le même fleuve" disait déjà Héraclite, pour désigner cette mouvance continuelle de l'être et du monde qui l'entoure, que masque la stabilité relative de l'image, et surtout la permanence des mots. Cette fracture au coeur de l'être a reçu de Freud son nom, et Lacan en a fait un concept majeur pour la compréhension du psychisme : c'est la spaltung structurale, caractéristique de l'être humain.
L'IDEOLOGIE
Que retenir de ceci ? Que le "moi" n'est qu'une image, mais apaisante et rassurante. Car la spaltung structurale constitutive de l'être est contradictoire avec le désir de chacun - comme le petit enfant devant le miroir - d'affirmer son unité et son identité. Cette fracture essentielle, cette mouvance de l'être, lorsqu'elle est approchée, sans être acceptée et comprise comme inéluctable, est insupportable, et génère l'angoisse. La réflexion ne s'y attarde pas. "L'insoutenable légereté de l'être", comme dit Kundera, n'est pas réellement perçue. Nous ne la rencontrons que dans l'angoisse et les symptômes névrotiques. Dans les phobies, par exemple, l'angoisse est déplacée sur un objet extérieur dont nous pouvons nous tenir éloignés. Dans les rêves aussi : la gorge de sa patiente Irma suscite chez Freud une horreur qui concerne l'approche du réel de son être (à lui, Freud), réfléchi dans le miroir de l'autre.
Pour éviter une confrontation trop brutale au réel, nous utilisons ce qui a préparé l'enfant à la rencontre de son image dans le miroir : les mots, la pensée. Penser est rassurant. Parler encore plus. On sait que dans les crises de grande angoisse, la pensée est sidérée, et le sujet, qui sent sa mort imminente, a beaucoup de mal à parler. Il faut le solliciter, le questionner (sur n'importe quoi), pour le tirer de là. Ce que fait en général l'interrogatoire médical, efficient bien souvent avant même la prise de tranquillisants. Le langage enfin permet de penser, comme chacun de nous quand il rentre le soir chez lui, que "je suis moi". Avec la pensée, et les questions - et les réponses - que l'être le plus simple se pose toujours sur lui-même et sur le monde qui l'entoure, se bâtit donc peu à peu un système, une organisation des idées. Qui relève d'une part d'une approche rationnelle du réel, issue de l'expérience personnelle, et des retombées, dont chacun fait plus ou moins son profit, du savoir scientifique. Et d'autre part, au-delà des données rationnelles, d'une vision du monde et de nous-même conforme à nos désirs : c'est pourquoi nous pouvons nous dire "je suis moi", et énoncer une unité de l'être qui est notre désir le plus cher, affirmer notre identité. Ainsi se constitue, pour chacun de nous, une idéologie personnelle, à laquelle personne, même le plus savant, n'échappe. Mais qui est nécessaire, nous évitant l'angoisse de la perception du réel de notre être. Bienheureuse idéologie...
Nous pouvons maintenant définir ce dont nous parlons : l'idéologie est un système d'idées qui répond, au moins pour une part, aux désirs du sujet, et, ce faisant, s'écarte du réel. L'image de nous-même, nous la bâtissons dans notre système idéologique personnel. Image et idée ont la même étymologie : , en grec ; idole, également : souvenons-en. Chaque fois que les mots s'écartent du réel et répondent à nos désirs, ils se parent, comme pour l'enfant devant le miroir, de la séduction de l'image qui nous donne de nous-même un reflet optimiste. Nous glissons ainsi d'un savoir rationnel à une croyance qui nous convient. En d'autres termes, il y a idéologie lorsque croire se substitue à savoir. Et Dieu sait si ce filon est exploité de nos jours. Voyez le succès de l'astrologie, et de bien d'autres croyances farfelues, ou encore des "thérapies nouvelles", de ce bric à brac psychologique que l'on propose à un sujet avide de conforter son image : "vous êtes un décideur, un communicateur... un cerveau gauche ou droit" : fadaises pseudo-scientifiques, mais qui jouent un rôle apaisant, en affermissant - peu importe de quelle façon - l'image du moi. Il est certain que cet abord "positif" est plus facile à accepter que le silence de l'analyste, qui vous provoque à cette tâche impossible de dire qui vous êtes - et ne le dit pas à votre place. Il en faut pour tous les goûts...
Mais il n'y a rien à redire à cela : l'idéologie personnelle joue un rôle de support des "moi" défaillants, et évite une confrontation trop brutale au réel de l'être. Elle évite l'angoisse, donc la névrose — et c'est très bien, dans la mesure du moins où elle ne s'écarte pas trop du réel.
C'est dès les premiers mois de la vie que se constitue ainsi le monde de l'enfant, sur le modèle de l'"objet transitionnel" repéré par Winnicot (ce "doudou" avec lequel l'enfant se rassure, qui est à la fois la mère et lui) et que commente Lacan :
(Ainsi se constitue un monde) "ni réel, ni irréel, auquel nous n'accordons ni une pleine réalité, ni un caractère pleinement illusoire, il en va de lui comme de (nos) idées philosophiques et de (notre) système religieux... personne ne songe à dire que vous y croyez dur comme fer, personne non plus ne songe à vous ... retirer (votre système personnel d'appréhension du monde). Il s'agit d'un domaine entre les deux, dans lequel les choses sont instituées avec un caractère de demi-existence".
Mais Lacan termine par cette mise en garde :
"chacun a le droit d'être fou, à condition de rester fou séparément. C'est là que commencerait la folie, si l'on voulait imposer sa folie privée à l'ensemble des sujets..." (1).
IDEOLOGIE ET SOCIETE
L'idéologie demeure donc acceptable - et nécessaire - dans la mesure où elle demeure une affaire personnelle - chacun fait comme il peut - qui ne met pas en cause le voisin. Jusqu'ici, nous n'avons considéré que le sujet, seul face à lui-même (et à papa-maman). Mais la fragilité de l'être trouve aussi remède à se conforter de la faiblesse des autres. La croyance devient d'autant plus forte qu'elle est partagée. C'est dire que l'idéologie, lorsqu'elle devient un phénomène de société, prend une tout autre dimension que lorsqu'elle était une affaire individuelle.
Pour l'aborder, commençons par ce qui, chez nous du moins, ne soulève plus trop les passions — au contraire de ce qui s'est passé autrefois, et se passe toujours ailleurs — LA CROYANCE RELIGIEUSE. En considérant principalement la foi religieuse qui nous est à tous plus ou moins familière, le christiannisme.
Il y a, pour simplifier, trois modèles de croyance :
Celle des mystiques, qui se consacrent à leur Dieu, et se retirent du monde. Ils vivent là, dans l'imaginaire de leur idéologie - ce qu'ils appellent leur vie spirituelle - une aventure personnelle, une rencontre amoureuse de leur Dieu. Les écrits des mystiques, d'un Saint Jean de la Croix, des deux Saintes Térèse (d'Avila et de Lisieux) sont très clairs là dessus : leur langage est celui des amoureux passionnés. Le flirt avec l'hystérie est clairement perceptible, et la biographie d'une Sainte Thérèse d'Avila, par exemple, en garde la trace. "Mais oui, elle jouit !" disait d'elle Lacan, devant le tableau du Bernin de la basilique Saint Pierre.
Mais n'y voyez pas une critique : pour être un(e) saint(e) homme(femme), on n'en est pas moins homme (ou femme), et donc concerné par la névrose. Or l'hystérie, en tant que structure de l'être, est ce que l'on fait de mieux dans le genre humain. Le qualificatif "hystérique" n'est pour l'analyste, nullement péjoratif, contrairement à l'usage qui en est fait dans le discours commun. L'hystérique est en quête d'aimer. Les psychiatres évoquent le "moi faible", inconsistant, de l'hystérique : celui(celle)-ci assume bien mieux que d'autres "la légereté de l'être", y trouve jouissance, en tentant d'affirmer son identité dans l'aventure d'aimer. Souvent d'ailleurs de manière tumultueuse.
Car aimer est cet élan qui nous pousse vers celui que l'on perçoit porteur de toute la fragilité et de l'incomplétude que l'on sent en soi-même. "Ce qui dans l'amour est aimé, c'est... ce qui est au-delà du sujet, c'est littéralement ce qu'il n'a pas" (Lacan) (2). Les mystiques en savent long sur l'amour, écoutez ce mot d'Angelus Silesius, ce jésuite allemand du XVIIème siècle : "J'aime une seule chose et ne sais ce qu'elle est, et, pour ce que je ne la sais, je l'ai élue". Bien sûr, Angelus Silesius parle de Dieu, mais l'amour de l'homme et de la femme, lorsqu'il s'écarte du leurre de la captation amoureuse, touche à l'inconnaissable, à l'insaisissable, bref : au divin. Le mystique, d'ailleurs, connaît le doute, la "nuit obscure" dont parle Saint Jean de la Croix. Il vit une aventure qui n'est pas sans risque (pour lui-même, s'il passe ainsi à côté de la vie), mais il l'affronte, et sait se détourner des séductions, du confort, physique et moral de la vie profane et d'un mode de religion plus sécurisant. En quête d'aimer, il s'adresse toujours, au-delà de l'autre, à l'Autre (un concept famillier au psychanalyste), à la limite du réel. Et pour le croyant, l'Autre, c'est Dieu. Aujourd'hui, sans aller jusqu'à cette "mort au monde" de la vie monastique, qui scandalise les incroyants et les chrétiens mollassons, le mouvement charismatique fait retour à une forme de religion qui est d'abord une aventure amoureuse personnelle, inspirée du modèle mystique. Avec cette forme de croyance, nous pouvons affirmer encore les "heurs" de l'idéologie...
Car dans leur quête du réel, les mystiques nous indiquent une voie qui nous concerne tous. Ils gardent précieusement le sens du mystère, de ce qui nous dépasse, des limites du savoir scientifique. C'est peut être à eux que pensait Malraux, lorsqu'il énonçait "que le XXIème siècle serait religieux, ou ne serait pas", prévoyant une catastrophe si l'humanité perdait le sens de ses limites. Les mystiques nous donnent implicitement la meilleure des leçons, bien mieux qu'une église qui se conforte du dogme et de la morale, et croit se racheter de sa "ringardise" — on sait que le mot est à la mode, pour disqualifier tout ce qui va à contre courant de l'opinion courante — en cherchant sa voie dans le social. Le social, c'est très bien, c'est nécessaire - mais est-ce vraiment un domaine essentiellement religieux ?
Le dogme et la morale, nous les retrouvons au premier plan d'une religion que vous connaissez tous. Celle de bien des croyants ordinaires, moins nombreux sans doute qu'avant le dernier concile, qui vivent leur religion sur un mode rassurant, dans l'espoir d'une vie après la mort, et dans la soumission à une morale qui apaise leur culpabilité névrotique. Nous sommes là, en effet, très proches d'un autre fonctionnement névrotique bien connu : celui de la névrose obsessionnelle, avec sa rigidité, ses rites, sa culpabilité, son écrasement devant le surmoi parental, sa recherche d'un savoir qui sécurise. Dieu-le-Père remplace ici le papa. La névrose devient collective - c'est ainsi que Freud qualifiait cette forme de religion, que lui offrait le modèle judaïque comme celui des chrétiens de son temps. "L'opium du peuple" pensait de son côté Lénine, qui voyait d'un mauvais oeil cette concurrence idéologique. "Religion temesta", dirions-nous aujourd'hui. Et là encore, même si nous sommes loin de l'aventure amoureuse des mystiques, ne critiquez pas : chacun se débrouille comme il peut. Individuelle ou collective, à chacun sa névrose, peu ou prou. Affaire de formes et de degré seulement.
Mais ici, l'idéologie personnelle se conforte du "croire en commun". Tant que l'on en reste à des manifestations conviviales, très bien. Méfiance cependant : car cette forme de religion, qui cherche le rassurement, supporte souvent mal la croyance du voisin. L'histoire illustre la violence de ces gens qui n'ont que le mot "amour" à la bouche - mais pourfendent allègrement le voisin dont l'incroyance les offusque. Car la tolérance est difficile à celui qui veut se rassurer : l'incroyant peut faire naître le questionnement, le doute, et susciter l'angoisse. Ce qui n'était au début qu'une précepte évangélique apparemment inoffensif ("évangélisez toutes les nations") va déboucher sur la manipulation, l'écrasement des croyances du voisin, le fanatisme et la violence.
C'est ainsi que l'on glisse insensiblement dans le troisième mode de la croyance, l'intégrisme. Ceci ne concerne plus guère le christiannisme d'aujourd'hui, et sa croyance "molle" évoquée ci-dessus. Pour en observer les méfaits, il suffit de regarder du côté de l'islamisme (et du judaïsme), des "fous de Dieu" divers. Peut-être l'islam n'est-il pas l'islamisme, et celui-ci n'est-il qu'une déviation perverse de celui-là, comme le catholicisme a pu en son temps en donner lui aussi l'illustration. Mais enfin, même aux plus beaux temps de la chrétienté, il y a toujours eu en Occident un pouvoir politique sachant se démarquer du pouvoir religieux. Et l'Evangile nous délivre cette sage maxime : "rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu". La liberté de l'individu se trouve, comme nous le rappelle Gofman (3), à la croisée de diverses institutions, seul remède à la propension totalitaire de chacune (Notez au passage que l'analyste sait apprécier, quand il s'en rencontre, le discours d'un sociologue - américain qui plus est ! - et tirer profit de son enseignement). Avec la loi islamique, et le discours des ayatollahs, on est très loin de cette tolérance interinstitutionnelle. Cette croyance dont le doute est exclu - nous ne sommes plus chez les mystiques - justifie les pires errements, et nous ramène à une pathologie famillière : la paranoïa. Le paranoïaque ne croit plus, il sait. Son délire sert de béquille à un moi incertain de lui-même, qui se préserve ainsi de l'angoisse. Le mal est projeté sur l'autre, dont on se dit victime pour mieux le persécuter... Ce mode de défense contre l'angoisse se paye très cher, par les croyants d'abord, qui vont allègrement au martyre, et par leurs infortunés voisins. Malheureuse idéologie, qui est devenue, ici, un vecteur de catastrophes, pour l'individu comme pour la société.
Cette évocation rapide de trois modes bien spécifiques de croyance mène à la nécessité d'une ATTITUDE CRITIQUE FACE A L'IDEOLOGIE RELIGIEUSE. Si la religion des mystiques et la religion-temesta ne suscitent point d'inquiétude, toutes les croyances dures sont à regarder d'un peu près. En se posant la question : quels germes de totalitarisme contiennent-elles ?
C'est facile pour les grandes religions bien implantées, que l'on juge à leurs discours, et à leurs oeuvres.
Leurs discours : ils peuvent comporter des affirmations surprenantes, par exemple celle de l'eucharistie des catholiques, qui mangent le corps du Christ - et ce n'est pas une métaphore, il s'agit réellement du corps du Christ. C'est un peu dur à "avaler" par un non-croyant... Mais cette affirmation se situe au-delà de la science, dans le domaine du mystère et de la foi. En revanche, le discours du croyant ne peut prétendre aller contre la science : la création du monde en sept jours ne peut être prise au pied de la lettre. Le dogme ne peut prévaloir sur la science : Galilée a gagné. Dans le domaine des sciences de l'homme, aujourd'hui, Freud a encore du chemin à faire avant de rejoindre Galilée...
Leurs oeuvres : nous avons vu plus haut les excès où peut mener une certaine conception de l'islam, que connote peut-être le terme d'islamisme : chaque fois qu'il y a "isme", il y a idéologie - donc : méfiance. Le croyant, lui, mérite toujours une certaine compréhension, fût-il un "fou de Dieu" au prise avec sa pathologie. Mais le contenu de sa croyance, s'il est dangereux, doit être dénoncé avec vigueur, même si cela fait de la peine au croyant. Il y a chez nous une certaine pudeur à parler de ceci, comme si c'était là un domaine privé dont on ne devait rien dire, comme le serine ce lieu commun "sur le respect des croyances de chacun". Respect de chacun, oui. Respect de toutes les croyances, non. Peut-être la loi, ici, devrait-elle être modifiée. Car il est nécessaire d'appeler un chat un chat, et l'intégrisme une modalité de la croyance paranoïaque.
Cette question se pose aussi à propos des SECTES. Notez que c'était déjà le problème, face au christiannisme à ses débuts, qui refusait une humiliante cohabitation avec des dieux romains tolérants et accueillants. Ce qui amenait un esprit aussi humain que Marc Aurèle à poursuivre ces fanatiques en qui il pressentait un danger pour la société. Il n'avait peut-être pas tort... La religiosité des grecs et des romains les faisait vivre dans la familliarité et le respect de Dieux bâtis à leur image, débonnaires, quoique transcendants les limites de leur vie quotidienne. Cette religiosité tranquille ne soulevait pas les passions, et n'a jamais engendré de guerres meurtrières.
Je ne sais trop pourquoi on considère parfois le monothéisme comme un progrès : car avec lui, contrastant avec ses idéaux élevés, la croyance a débouché sur le fanatisme et la violence.
Un peu comme dans notre société déchristiannisée d'aujourd'hui, où l'humanisme consensuel exalte de nobles valeurs : le respect, l'amour de l'autre, la dignité humaine, etc... sont proclamés à tout bout de champ — alors que notre société si bien pensante a, il n'y a pas si longtemps, engendré des massacres d'une ampleur inconnue jusque là... Et qu'un égoïsme farouche, tout aussi consensuel, se réveille dès que l'on évoque de toucher aux "avantages acquis"... Ces nobles idéaux ne s'accompagnent d'aucun "supplément d'âme" comme le souhaitait Bergson — Bien au contraire, on peut penser que le décalage entre l'image qu'une société veut avoir d'elle même, et le réel de l'âme humaine, provoque "un supplément de violence", par la tension qui ne fait que s'accroître entre la réalité et la belle image, exactement comme cela se produit pour l'enfant devant le miroir.
Pour en revenir aux sectes, on sait les dangers où peut mener le fanatisme de certains leaders délirants (souvenez-vous des massacres de Guyanna, du Temple solaire, ou de Waco). Et la nécessité donc de savoir ce qui s'y passe, ce qu'on y enseigne, et si nul n'y est retenu contre son gré. En gardant un jugement nuancé sur leur rôle. Car elles aident leurs fidèles à vivre, en soutenant leur moi défaillant par une vérité pure et dure. Le témoignage de ces croyants est d'ailleurs intéressant : ils vivent avec un sentiment d'exaltante liberté la rencontre qu'ils ont faite, un jour, de la "Vérité" : de ce qui n'est qu'aliénation à la croyance du groupe. C'est souligner au passage combien on devrait se méfier des témoignages vécus, de ce fonctionnement "au sentiment", si cher à nos médias, et en particulier aux émissions de TV (genre "Marche du siècle"). L'inconscient nous joue des tours, le senti—ment, et la spaltung du sujet est peu faite pour être évoquée sur un plateau de télévision...
Les sectes dirigés par des escrocs ne sont certes pas les plus dangereuses : le danger, pour le croyant, est de se faire plumer... On aurait tendance à dire : tant pis pour lui. Ne se pose qu'un banal problème d'escroquerie. Tout autre est le danger suscité par un leader délirant, éventuellement honnête, et souvent doté d'un charisme séducteur. C'est là que le danger est grand pour les suiveurs, et qu'il est nécesaire de savoir à qui l'on a affaire. C'est, au fond, le domaine des Renseignements Généraux, spécialistes de l'infiltration. Car tous les leaders délirants ne sont pas obligatoirement dangereux : le délire d'un Gilbert Bourdin, le gourou paraphrène de Castellane, n'a tué personne. Mais enfin, prudence. Et le cas des enfants-victimes de leurs parents exaltés, et parfois offerts à la libido des gourous, est douloureux. Mais n'en est-il pas de même pour tous ceux qui, hors des sectes, sont élevés par des parents pathologiques ? Il y a des problèmes qui n'ont pas toujours de solutions.
Un domaine qui mérite quelques mots est celui de l'idéologie qui a fait des ravages au début du XXème siècle, et refleurit aujourd'hui : LE NATIONALISME. Evitons d'abord un contre-sens. Ne confondez pas le nationalisme avec la conscience de l'identité nationale, d'appartenir à un peuple, ayant son histoire, ses traditions, sa langue : chacun s'appuie sur cette identité partagée avec d'autres, pour se sentir un peu plus lui-même. C'est retrouver ici quelque chose de cette "idéologie personnelle" que nous avons évoquée plus haut, légitime et structurante, ne mettant pas en péril le voisin. Il y a nationalisme - comme chaque fois que le "isme" apparaît - lorsque s'hypertrophie ce culte de l'identité nationale, qui devient alors système, s'épanouit dans les discours, conduit à la violence, devient névrose collective, protégeant de l'angoisse - mais à quel prix !
On conçoit l'angoisse qui a saisi, en 1989, avec l'écroulement du mur de Berlin, des millions d'individus. Depuis 50 ans, la planète à peu près entière se partageait sous deux étiquettes auxquelles chacun adhérait furieusement : on était communiste - ou on ne l'était pas. Fini cette dichotomie commode, et qui évitait, vu le danger qui planait sur les têtes, à cette époque de guerre froide, de se poser d'autres questions. Avec la fin de la référence marxiste, l'identité de chacun s'est trouvée en panne d'étiquette. Il a fallu, dans l'irrépressible quête identitaire, trouver des images de rechange, et en revenir à la vieille recette nationaliste, qui avait abouti, en 14-18 au massacre le plus stupide de tous les temps entre des occidentaux qui partageaient les mêmes valeurs, mais rêvaient de s'étriper "pour l'honneur de la France" (ou de l'Allemagne, ou d'autres...). Cette phrase terrifiante, invoquant "l'honneur de la France" pour justifier les 8 millions de morts de 14-18, je ne l'invente pas : je l'ai entendue il y a quelques années dans la bouche d'un officier général en activité... Cela fait trembler. Que le conflit ait eû, aussi, d'autres raisons, ne diminue pas la responsabilité de ceux qui, à la "belle époque", se nourrissaient de valeurs cocardières meurtrières, et parfois sous les aspect les plus charmants : souvenez-vous des merveilleux albums de Hansi, qui racontait aux petits enfants l'histoire de l'Alsace, en leur faisant "bouffer du boche"... De l'autre côté du Rhin, il en était évidemment de même. Faut-il rappeler qu'un esprit aussi mesuré que Freud se réjouissait en 1914 de l'entrée en guerre de son pays ?
Mais plus près de nous, aujourd'hui, l'idéologie n'est pas morte, la bête survit... Observez ce qui vient de se passer dans l'ex-yougoslavie communiste : Serbes, Croates, Bosniaques, Kossovars, etc... se sont entretués, chacun affirmant bien haut "je suis Serbe, je suis Croate", etc...). L'adjectif fait la différence, entre peuples qui ont la même origine ethnique, les mêmes coutumes, que séparent seulement la religion, et la revendication nationale. On n'entend que le qualificatif : "serbe, croate...". Pour comprendre l'essence du nationalisme, prétez l'oreille à ce qui ne se remarque pas, au verbe : "je suis" — c'est cela qui importe, le qualificatif n'introduisant qu'une "petite différence" qui permet d'affirmer que l'on est — en se démarquant du voisin. Ce "narcissisme des petites différences" a été dénoncé, et raillé, par Freud. C'est lui que l'on retrouve dans ces querelles de clocher qui dressent les uns contre les autres, pour des motifs souvent futiles, mais importants à leurs yeux, des individus avides de se distinguer (= de se séparer), pour être. Et l'idéologie qui secréte ces différences s'épanouit, se cultive et apaise les âmes inquiêtes en leur fournissant un support, des insignes, un drapeau.
Notez au passage que s'intriquent, et se secrêtent mutuellement, l'idéologie et l'institution : l'une ne va pas sans l'autre, l'une se conforte de l'autre. Ivan Illitch a souligné ce lien : "les institutions créent des certitudes et dès qu'on les accepte, voilà le coeur apaisé, l'imagination enchaînée" (4). Pour autant, une société ne peut se passer d'institutions, et d'apporter ainsi quelques repères stables dans l'organisation de la vie en commun. Et du même coup un minimum d'idéologie apaisante. L'idéologie, et les institutions, sont inévitables, mais il est bon de se méfier lorsque l'enthousiasme s'empare de nous, pour ce qui se donne comme une noble cause. Bien souvent, le sang des héros, comme celui des martyrs — "ce pire ennemi de la vérité", disait Nietzsche — ne coule que pour apaiser l'inquiétude de ceux qui n'assument pas "la légereté de l'être".
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