L'Éthique/ Joël Poulain
L’Éthique
« Tanquam Imperium in imperio » Spinoza. (Un empire dans l'empire).
« Il faut donc, si l'on a à cœur d'agir dans le domaine politique, être éthiquement honnête. Dès lors, l'étude des questions éthiques est apparemment partie et principe de la politique, il serait même juste d'appeler cette étude politique et non pas éthique ». Aristote, Les grands livres d'Ethique.
Le mot éthique vient du grec Ethos qui désigne les dispositions affectives, le caractère, les disponibilités qui nous permettent aussi de choisir avec prudence c’est à dire avec total jugement, discernement et surtout après délibération et au moment opportun, ceci, dans la perspective Aristotélicienne. Ethos peut aussi, par dérivation, signifier coutume, habitude d’où l’importance de l’éducation, de l’éveil des consciences. Si on peut être aveuglément moral, voire moralisateur, on ne peut pratiquer l’éthique que par un travail soutenu et continu de la conscience. Cette conscience toujours présente à elle-même a des effets immédiats : la responsabilité, voire comme corollaire la culpabilité sans fuite possible. L’éthique nous met face à nos pratiques, en cela, elle n’est pas déjà théorie liée à une quelconque anence ou transcendance, elle est « fille » de nos pratiques, fille de nos désirs existentiels.
C’est ainsi qu’Aristote, par rapport à l’éthique, concevait l’homme : « l’homme est le père de ses actions comme il l’est de ses enfants » ; de même l’homme vertueux n’existe pas ; il n’y a que des actes vertueux. Si l’éthique est essentiellement liée à nos pratiques, elle doit impérativement avoir pour principes la prudence ( phraresis), c’est à dire la « chasse » à tous excès, parallèlement à cette prudence, la délibération, c’est-à-dire la prise en compte de tous cas de conscience au détriment d’une trop facile bonne conscience !
L’éthique serait donc une manière d’agir sinon d’être, à nouveau, appel à Aristote « ce n’est pas pour connaître l’essence de la vertu que nous entreprenons notre recherche mais pour devenir bons ». L’éthique est ainsi rapport au futur, c’est à dire au possible et voilà tous ses enjeux actuels. Si l’homme sait de plus en plus, peut de plus en plus, veut et désire de plus en plus, ce plus ne serait-il pas parfois métamorphosé en trop ! entre nos pensées et nos phantasmes, là encore, l’éthique nous mettra face à nos responsabilités de conscience, entre le possible et le souhaitable, il faut choisir ! Au nom d’une peur irraisonnée ou d’un atavisme par conservatisme, il ne faut pas refuser le possible, le nouveau, le progrès, mais également, au nom d’irresponsables désirs ou d’illusoires prétentions à être « maîtres du monde » sinon de soi, il ne faut pas passer sans examen du possible au certain. La nuance est d’importance ! elle est l’éthique même ! entre le possible et le réalisable, il doit y avoir passage par le souhaitable ou non, et ce, toujours au nom de l’identité humaine. Si le progrès est certes dépassement d’une stagnation mortifère pour l’homme, il ne doit pas non plus être transgression irréversible tout aussi mortifère pour l’homme. Paradoxe inhérent à l’éthique, elle ne serait pas morale mais expression de morales, et ce, en situation. Elle ne part pas de dogmes, d’a priori, mais de faits, de problèmes réels, de légitimes cas de conscience ! Au delà de tout conceptualisme pur (morale abstraite) de tout nomilatisme (définitions rigides) de simple réalisme (utilitarisme voire pragmatisme temporaire) de tout universalisme parfois trop réducteur, de toute contingence (tout se vaut) et de tout arbitraire (l’insignifiance) l’éthique nous met en face de toutes nos contradictions, nos différences, nos prétentions. Elle est l’expression même du conflictuel où rien n’est simple, de l’existentiel où rien n’est évident !
L’éthique se proposerait de reconnaître au mieux les singularités sans pour autant justifier les excès d’un individualisme inconséquent voire l’inconscience des risques de la concrétisation de certains désirs par trop subjectifs. De même, l’éthique reconnaîtrait le principe des différences sans les transformer abusivement et parfois d’une façon intéressée en inégalités ! -affinement de la justice par le principe même de l’équité-quant au pouvoir politique, l’éthique le lierait moins à une distante représentativité qu’à une directe expression de consciences citoyennes, en cela, l’éthique serait bien “sœur” de la démocratie réelle. Il ne suffit pas de voter pour être réellement citoyen, certes, cela est une condition nécessaire mais non suffisante, on revient au problème de l’éducation et cette fois-ci plus spécifiquement civique ! La démocratie n’est qu’un principe formel, suite logique de l’esprit républicain, les enjeux essentiels qu’elle dégage sont dans son fonctionnement (réelle conscience civique, conscience de toutes les « raisons » d’un vote) et dans ses finalités (que le pouvoir choisi le soit en connaissance de cause et non le résultat de moult démagogies). Ainsi, le pouvoir du gouvernant serait le moins arbitrairement exécutif possible (le fait du « Prince ») moins législatif que référendaire, moins décisionnaire que consultatif. Cependant, quelques doutes !, quel(s) gouvernant(s) accepteraient de n’avoir que des « comptes à rendre » et surtout à continuellement devoir légitimer ses actions, l’exercice de son pouvoir ? La conscience éthique des réels citoyens ne fait pas bon ménage avec la conscience intéressée et illusionnante des gouvernants actuels !
Là encore, responsabilisation réciproque tant des gouvernants que des gouvernés ! Ces rapports vrais quant au pouvoir sont loin d’être actualisés, démagogie, tromperies sont « pratiques officielles ». Nous assistons même à des dérives scandaleuses des pratiques démocratiques et ce, sous la pression de passions, de non-réflexion entretenue, de réflexes identitaires, symptôme même d’une non connaissance de sa propre culture ! identités abusives allant contre tout principe civilisateur dont l’altérité serait le symbole. On préfère la peur, le principe de mêmeté, l’ostracisme... le citoyen n’est pas encore né, il n’y a que des électeurs, sinon de simples individus livrés à leurs phantasmes, repris par des prétendants au pouvoir qui ne visent que leur propre pouvoir, déjà Aristote liait Ethique et Politique ! Le temps n’a pas de prise sur les problèmes philosophiques !
Ethiquement, le citoyen (en tant qu’homme privé) trouvera au sein de sa conscience le problème du sens des « affaires de ce monde ». Si rien n’a en soi de sens (soit immanent, soit transcendant) le sens ne sera créé que par et pour l’humain et uniquement, ici-bas, à partir et en vue de situations concrètes données. Il faut alors donner en tant qu’Humain du sens et cela pour au mieux exister-rencontre entre l’intérieur (l’intime en soi) et l’extérieur (l’intime de l’autre) rencontre des autres et soi, de la norme et des singularités ! tout devient complexe ! essai problématique d’accord entre la légalité comme pression voire oppression du désir de chacun et la reconnaissance au nom de l’humain de la légitimité de certains désirs singuliers comme expression même du “flux” des désirs, au statique, au formel, au général, à l’universel de la loi, il faudrait affirmer une plus grande dynamique, une plus large part des multiformes d’existentiel, la présence du singulier, bref la tolérance ! Ainsi, l’éthique philosophique en tant que réflexion distanciée des croyances et des pratiques commença-t-elle avec Socrate et son art sinon son “éthique de la discussion”... encouragement louable à la connaissance de l’homme et à une permanente induction des valeurs. Qu’est-ce que l’homme ? Que peut-il, que doit-il faire ? opposition « classique » entre la nature, nos natures et la loi sinon les lois ! Peut-on alors faire appel à l’intuitionisme de Protagoras (« l’homme mesure de toutes choses ») ce qui est bon pour l’un doit être bon pour l’autre, (ainsi arriver à concilier l’inévitable distinction entre égalité et différence). Si il peut y avoir impasse à cette liaison, Platon la résout dans le monde des Idées qu’il divise entre idées mathématiques et idées éthiques.
Les Idées éthiques feraient alors partie des Idées éternelles dont il voudrait pouvoir fixer les premiers axiomes pour en déduire les propositions logiques énonçant les principes éthiques ! mais, problèmes, celui de l’aporie, qui, paradoxalement, pose le problème de la prédication que seule peut résoudre « la science des hommes libres » à savoir la philosophie ! si rien n’est dit, défini, il faut pourtant tout dire, tout définir, tout senser ! le philosophe éthicien peut et doit ainsi discerner les genres de pouvoirs et de comportements possibles et tente de connaître ceux dont l’association est souhaitable ou non. La prédication permet la définition sans ignorer les concepts ambigus, problématiques d’où l’aporie gouverne l’éthique ! cette ambiguïté disparaît si l’on accorde au terme de possible un sens ni purement logique, ni déjà limité, sensé, figuré, ni exclusivement temporel, le possible est corrélatif de l’ouvert, de “l’ailleurs”, de “l’Autre” ! Au « moule » qu’imposent à chaque individu les morales traditionnelles dont le paroxysme est la conformité intégriste des mouvements théologico-moraux, l’éthique préfère l’exercice de la conscience, autonome, et ce, par souci d’authenticité tant de soi que des autres, « deviens qui tu es » proclamait Nietzsche ! Les variations comportementales de plus en plus possibles, réelles, à l’époque contemporaine manifestent cette souhaitable libération de la personne humaine, sans cependant ignorer deux paramètres : 1 la préservation de l’humain au sens culturel (respect entre personnes et amélioration des conditions de vie), 2 une limite aux transgressions dès lors que celles-ci pourraient nous « propulser » vers des pratiques contre-nature allant dans le sens de la destruction tant de l’humain que de la vie. Ainsi, à chaque pas possible vers un progrès, il faut justifier celui-ci, se demander si ce n’est pas en fait, régression ou/et transgression périlleuse. Il faut aussi savoir distinguer les droits fondamentaux de la personne et les simples phantasmes d’un individualisme par trop égoïste-distinction par exemple entre manipulations génétiques non « innocentes » menant à un eugénisme-phantasmatique destructeur de toutes les différences et richesses naturelles et la thérapie génique, elle, au service du genre humain comme palliatif aux déficiences de la nature. De même le transsexualisme, comme possibilité d’être soi au sens mental du terme malgré les « ordres » de la nature. La nature peut aussi faire des erreurs, corrigeons-les du mieux qu’on peut ! De même pour les procréations médicalement assistées, remettre la nature “sur ses rails” et non satisfaire de simples caprices humains-l’avortement doit aussi être vu comme, certes, un pis aller, mais aussi et surtout comme une possibilité de choix, légitimé par des raisons justificatrices de l’acte lui-même- et surtout l’éthique donnerait primauté à la compréhension par rapport au jugement. L’éthique fait alors apparaître une prémisse inédite, la nécessité conditionnelle, l’urgence d’une situation, le « vide » d’un état de fait ! Le juste milieu d’Aristote serait référence, accord des extrêmes par la mesure d’où la double nécessité, soucis à la fois du politique comme expression collective et de l’individuel comme expression d’un sujet à part entière. Si la loi et la morale peuvent être dogmatiques, l’examen de conscience et la finalité éthique, mettent l’homme non pas devant un stérile scepticisme, un peureux conservatisme ou une obéissance parfois “castratrice” de la pensée, mais devant un positif questionnement. Si Kant, par rapport au “que dois-je faire” ? et ce, moralement, invoque le “que m’est-il permis” d’espérer, éthiquement, Aristote et Spinoza par rapport au “que dois-je faire”, invoqueraient un que puis-je vouloir ? d’où la notion d’intentionalité. Qu’est ce qui réellement motive mes, nos actions ? Cette intentionnalité comme principe régulateur, dénominateur commun pour une décidabilité de la légitimité de l’acte. On peut ainsi invoquer l’éthique à la façon de Hobbes comme problématique foncièrement liée à l’hypothétique. Pouvoir d’un homme qu’il définit par les moyens présents d’obtenir quelque bien apparent futur, autrement, au mieux agir au présent quant à un futur contingent a priori, qui peut s’avérer nécessaire a posteriori, étant donnée la connaissance précise de sa cause (là est le problème de la conscience) qui elle, est le pouvoir entrainant le bien futur, en sachant que bien souvent, le désir du pouvoir est un désir fondamental, habitant tout homme. Ainsi, par exemple, si civiquement je dois obéir, civiquement, je peux être amené à désobéir ! On ne doit obéir à la loi qu’à partir du moment et jusqu’au moment où elle est signe de loi et non d’arbitraire, d’inégalités et d’injustices ! Si l’éthique vise bien sûr l’homme libre sorti de « tous fers », il s’agit d’abord et avant tout de libération si comme Spinoza le pensait « toute détermination est une négation ». Il vaut mieux l’indéfini et l’infini que le défini sinon définitif et la fermeture ! si l’éthique, c’est l’ouverture, quoi de moins étonnant qu’elle puisse nourrir les vœux les plus chers de dialogue des participants d’une « Agora »!
2 octobre 1996 Joël Poulain
Ethique de Nicomaque
Le juste milieu et ses contraires
(1) A présent, il est peut-être nécessaire de dire ce qui est opposé au juste milieu : est-ce l’excès ou l’insuffisance ? Dans certains cas c’est l’insuffisance, dans d’autres c’est l’excès ; ainsi la témérité qui est un excès n’est pas l’opposé du courage, mais c’est la lâcheté qui est une insuffisance ; dans le cas de la tempérance, juste milieu entre la débauche et l’insensibilité aux plaisirs, il semble que le contraire ne soit pas l’insenbilité qui est insuffisance, mais bien la débauche qui est excès. (2) Mais les deux choses, excès et insuffisance, sont contraires au juste milieu ; car le juste milieu est en défaut par rapport à l’excès et en excès par rapport au défaut. Aussi les gens prodigues disent-ils des généreux qu’ils sont sans générosité, alors que les gens sans générosité traitent les généreux de prodigues ; les téméraires et les imprudents traitent les courageux de lâches, tandis que les lâches les traitent d’imprudents et de fous. (3) En réalité, il semble qu’il y ait deux explications qui pourraient nous faire opposer l’excès et l’insuffisance au juste milieu. Ou bien on part de la chose même pour examiner lequel est le plus proche ou le plus éloigné du milieu : ainsi, est-ce la prodigalité ou l’absence de générosité qui est la plus proche de la générosité ? On aurait plutôt l’impression que c’est la prodigalité : on croit donc que l’absence de générosité est la plus éloignée. (4) Et ce qui est le plus distant du milieu donnerait plus facilement l’impression d’être le contraire. Par conséquent, quand on part de la chose même, c’est l’insuffisance qui semble être la plus contraire. Mais on peut aussi considérer les choses sous un autre angle : ce à quoi nous sommes le plus naturellement enclins, c’est ce qui est le plus contraire au juste milieu (par exemple, nous sommes naturellement plus enclins à la débauche qu’à une attitude réglée) ; donc nous progressons plus volontiers vers les choses auxquelles nous sommes naturellement enclins et ce vers quoi nous progressons le plus, c’est aussi ce qui est le plus contraire au juste milieu. Or nous progressons plus vers la débauche que vers l’attitude réglée : en sorte que l’excès pourrait être ce qui est le plus contraire au juste milieu. De fait, la débauche est un excès par rapport à la tempérance.
(5) On a donc examiné ce qu’est la vertu : elle semble être une sorte de milieu des passions, si bien que si l’on veut avoir une bonne réputation du point de vue éthique, il faudra chercher soigneusement le juste milieu pour chacune des passions. (6) Voilà pourquoi aussi c’est chose difficile que d’être un homme de bien. Dans chaque chose, en effet, il est difficile de trouver le milieu : ainsi, n’importe qui peut dessiner un cercle, mais ensuite, il est difficile d’en trouver le milieu ; de la même façon, s’irriter est chose facile, et le contraire est tout aussi aisé. En revanche, avoir l’attitude médiane est chose difficile. En un mot, dans chacune des passions, on peut voir qu’il est facile d’atteindre ce qui entoure le milieu mais difficile d’atteindre celui-ci, et c’est ce qui nous vaut des éloges. C’est pourquoi aussi l’homme de bien est chose rare.
La vertu dépend de notre volonté
(7) Donc, puisqu’on a traité de la vertu, il faudrait examiner ensuite s’il est possible de l’acquérir ou si au contraire, comme disait Socrate, il ne dépend pas de nous d’être vertueux ou d’être méchant. En effet, selon lui, si l’on demande à quelqu’un, quelqu’il soit, s’il veut être juste ou injuste, il n’est personne qui choisisse l’injustice ; c’est la même chose pour le courage et la lâcheté et de même à chaque fois pour les autres vertus. (8) Il serait donc clair que si des gens sont méchants ce ne peut être de leur propre volonté ; si bien qu’on ne serait pas non plus vertueux volontairement.
(9) Mais ce genre de raisonnement n’est pas conforme à la vérité. En effet, pourquoi le législateur ne laisse-t-il pas commettre les méchantes actions, pourquoi donne-t-il l’ordre d’en faire de bonnes et vertueuses ? Pourquoi fixe-t-il un châtiment pour les mauvaises actions si on les commet, et pour les bonnes si on ne les accomplit pas ? Ces prescriptions seraient absurdes si leur exécution ne dépendait pas de nous. (10) A ce qu’il semble, donc, c’est de nous qu’il dépend d’être vertueux ou méchant. Au surplus, on peut s’appuyer sur le témoignage des louanges ou des blâmes qu’on décerne. C’est à la vertu que va la louange, à la méchanceté que va le blâme, et l’on décerne ni louange ni blâme aux actions involontaires. Il est donc clair que les actions vertueuses dépendent de nous tout autant que les actions mauvaises.
(11) On a aussi utilisé une sorte de comparaison pour démontrer que la vertu et le vice ne dépendent pas de notre volonté. Pourquoi, dit-on, personne ne nous blâme-t-il quand nous sommes malades ou laids ? Mais cela n’est pas conforme à la vérité : nous blâmons aussi les gens qui sont ainsi, lorsque nous pensons qu’ils sont eux-mêmes responsables de leur maladie ou du mauvais état de leur corps, en considérant que, là aussi, il y a un effet de la volonté. Il semble bien, par conséquent, qu’il y ait un élément volontaire dans le comportement vertueux ou méchant.
Aristote
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