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bric à bracs d'ailleurs et d'ici

La position de spectateur/J.C. Grosse

La position de spectateur
 
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Interrogée du point de vue de la diversité des positions par rapport au monde, la position de spectateur a-t-elle à voir avec celle du philosophe devenu sage, homme de la contemplation.
L’ataraxie, état d’âme du sage, a-t-elle à voir avec l’indifférence et la passivité du spectateur du spectacle du monde ? Faut-il opposer l’homme sage qui contemple le monde, accepte l’ordre des choses, à l’homme fou qui agit sur le monde, veut transformer le monde, l’ordre des choses ? Être spectateur ou être acteur ?
Le spectacle, sont-ce les ombres du mythe de la caverne de Platon, ombres que les hommes enchaînés prennent pour la réalité ? Poussée au bout, ma question donne : y a-t-il une réalité du monde ? ai-je une réalité ? Ne suis-je que masques-personnages (acteur-comédien) sur la scène du monde, jouant des rôles dans le spectacle du monde, spectacle sans metteur en scène et que les spectateurs trouvent idiot, eux-mêmes jouant à être spectateur et finissant par bâiller. Je me retrouve en compagnie de Montaigne : « La plupart de nos vacations sont farcesques. Le monde entier joue la comédie. » Et de Shakespeare : « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et qui s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus… une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire. » Puis-je échapper à cette farce dont je suis le bouffon, ridicule et pathétique ? Me voici zappant de chaîne en chaîne, mutilant images et récits. Me voici utilisant toutes mes ressources critiques pour repérer les trois émissions hebdomadaires qui valent le détour et pour leur appliquer mes grilles de lecture méthodique. Je l’ai fait pour Timisoara, pour la guerre du Golfe. Je le fais pour les publicités (ô produits à vaisselle qui me dispensent de frotter ; oh ! ces papiers hygiéniques jamais souillés ! oh ! ces cocotiers sur papiers glacés !…). Oui, vraiment je perds un temps fou, je perds ma vie à aiguiser mon esprit critique pour esquiver les manipulations. Je me suis débranché – le contraire d’être chébran –. Pas de télé. Pas d’internet. Pas de micro-ordinateur avec le Louvre sur CD Rom. Pas de voyage (pour respecter l’autre). Pas de jean fabriqué avec de la sueur d’enfants. Pas de tapis fabriqué avec du sang d’enfants. Très peu consommateur et très peu spectateur audimaté. Alors spectateur actif ? Il y a si peu d’œuvres d’art. Et quand l’art qui bouscule, dérange, devient culture qui intègre, consensuce ou culture qui ghettoïse (culture populaire contre culture élitaire, classique contre moderne…) faut-il encore spectâter. Rien à attendre de ce qui s’annonce comme « événement » ! Me voici ramené à moi, au travail sur moi, pour vivre ma vie en vraie vie.

 
– 2 –

Comment interroger la position de spectateur aujourd’hui ? Il suffit de penser au nombre de gens qui se branchent, au temps qu’ils consacrent à ces passe-temps pour se rendre compte que l’ère du spectacle, la société du spectacle opèrent une massification sans précédent des comportements. Si c’est pour constater le phénomène, pour en décrire les ravages, qu’on s’interroge, il est à craindre que notre interrogation soit stérile. Il me semble plus judicieux de se demander s’il y a encore des espaces échappant au spectacle, s’il y a possibilité de résister – et comment – à la tentation du spectacle, à la séduction du spectacle.
Nous avons vu avec La Boétie que la servitude volontaire, assez facile à constater est difficile à décrire, à expliquer. Je préfère, avec Montaigne, travailler sur moi pour désapprendre à servir, pour désapprendre à me brancher.
Être spectateur, cela m’empêche d’être acteur, créateur. Donc, désapprendre à rester passif (même avec de l’esprit critique, même en zappant) pour redevenir actif. Désapprendre à ne pas réagir pour redevenir responsable de soi et de sa vie. Car la position du spectateur est la position de celui qui croit posséder le monde puisqu’il croit le voir, il croit le savoir (j’ai le monde aux ordres de ma télécommande) alors qu’il est entre les mains des manipulateurs qui croient tirer les ficelles (manipulateurs manipulés se manupillant, se malfaisant voir en donnant à voir les images du non-monde, les non-images du monde) –, qu’il est dépossédé de son temps et de sa vie.
Redevenir acteur, cela ne veut pas dire s’agiter sur la scène du monde dans « une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire ». Bien sûr, je ne peux échapper aux vacations farcesques. Et comme chacun, je joue la comédie, je ne suis qu’un bouffon ridicule et pathétique. De le savoir toutefois m’empêche de me prendre au sérieux, de prendre très au sérieux ces « appendicules et adminicules que sont régner, thésauriser, bâtir ». Car comme dit Montaigne que je manupille « composer nos mœurs est notre office… Notre grand et glorieux chef-d’œuvre c’est vivre à propos… Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes ».
Ainsi donc, je sais que j’ai à être acteur de ma vie, le contraire du « C’est la vie » de ceux qui vivent leur vie comme un spectacle c’est-à-dire ne la vivent pas. Être acteur de ma vie, créateur de ma vie, (et pas composer des livres, créer des chefs-d’œuvre) c’est être un grand travailleur qui travaille sur moi et assez peu pour le monde et pas du tout sur le monde. Sourd et aveugle, indifférent à ce qui s’annonce comme « événement », insensible aux chefs-d’œuvre des artistes qui ont sacrifié leur vie pour leur œuvre.
Car que peut m’apporter la contemplation des œuvres d’art ? En quoi être spectateur de l’art mort ou de l’art vivant (tous arts confondus) vaut-il mieux qu’être spectateur de la société du spectacle ? L’un reçoit dans son salon. L’autre sort. Il peut sortir tous les soirs : il y a tant à voir. Ou il peut rester chez lui : il y a tant à lire. Voir pour voir, lire pour lire, c’est passer le temps. Rares sont ceux qui voient, écoutent, lisent (peu est à lire, rare à voir) et font le travail d’appropriation, d’assimilation qui peut justifier qu’on s’ouvre vraiment.

 
Jean-Claude Grosse,
Agora du 6 décembre 1995, Maison des Comoni, Le Revest
Édité dans Pour une école du gai savoir, Les Cahiers de l'Égaré, 2004.

 
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