Maths et crise boursière
Maths et crise boursière, l'avis de Jean-Pierre Bourguignon
|
|||||
|
Aujourd'hui et demain se tient à la Mutualité (Paris) le colloque Maths à venir 2009. A cette occasion, voici l'interview que m'a accordé Jean-Pierrre Bourguignon, mathématicien et directeur de l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques (Bures sur Yvette). Ce colloque va permettre deux jours de débats sur cette discipline «au cœur de la science contemporaine, mais aussi à la base d’innombrables réalisations technologiques et processus industriels ; (et qui) fournit des outils de modélisation et de prévision qui jouent un rôle croissant dans la conduite des affaires du monde» comme l'affirment ses organisateurs. Il sonne comme un écho au colloque Mathématiques à venir tenu en 1987 et qui déboucha sur des mesures en faveur des mathématiques. Dans cette interview, Jean-Pierre Bourguignon revient sur le rôle des mathématiques dans la crise boursière, qui déclencha la crise économique en cours. Il y voit «un déséquilibre entre recherche appliquée et recherche fondamentale. Il aurait fallu se pencher sur ces outils utilisés par les banques, les confronter aux données financières et économiques globales, étudier la stabilité du système financier mondial… Ce qui était impossible puisque les banques gardaient pour elles les données qu’elles collectaient dans un contexte de compétition féroce, d’égoïsme, et aussi d’aveuglement idéologique, d’absence de réflexion épistémologique et éthique. Bref, pour anticiper la crise au plan mathématique, il aurait fallu un partage des connaissances, une vue d’ensemble et la construction d’un sous-bassement théorique sérieux comme bien public. En résumé, une bonne recherche fondamentale.» Voici l'interview de Jean-Pierre Bourguignon (photo ci dessous) en intégralité. A quoi rêvent les matheux ? Nous ne poursuivons pas une sorte de Graal, comme les physiciens des particules qui sont partis à la chasse au boson de Higgs au CERN. Nous fonctionnons plus souvent sous forme de petites groupes très mobiles dont les sujets évoluent assez vite et non par gros bataillons concentrés sur un sujet défini. Nos rêves sont donc très éclatés, voire presque individualisés. Cela nous pose d’ailleurs un problème avec la politique de recherche actuelle: nous ne savons pas vivre et prospérer intellectuellement dans système de recherche trop piloté par une commande extérieure. Notre pas de temps typique, c’est la dizaine d’années, pas le contrat de trois ans standard de de l’Agence nationale de la recherche. Prenons l’exemple de la géométrie non commutative. Le rêve d’Alain Connes, son fondateur, fut annoncé dès sa leçon inaugurale du Collège de France, en 1986. Aujourd’hui plusieurs centaines de matheux se sont joint à ce rêve dont la réalisation a conduit à créer de nombreux concepts nouveaux, à tisser des liens inattendus avec la théorie des nombres ou la physique des particules. Peut-on parler de ce que font les mathématiciens aux non mathématiciens? Souvent, le grand public assimile maths et calcul. C’est très réducteur. Les objets manipulés par les mathématiciens ce sont certes des nombres, mais tout autant des formes, des processus : de façon lapidaire, les maths sont la science des structures. Faire des maths c’est donner le même nom à des choses différentes disait Henri Poincaré. Car on observe, ou l’on démontre, que la manière dont des choses ou des processus très différents s’organisent suit les mêmes principes. Cette démarche débouche sur des processus d’abstraction de plus en plus profonds, qui relient nombres, structures, formes, topologies, hasard, probabilités… Les maths nous parlent-elles vraiment de la Nature selon le propos de Galilée ? Grand débat qui peut se poser ainsi : le mathématicien découvre t-il ou invente t-il ?{SH : lire ici et ici une interview d'Alain Connes} Pour moi, les maths ne sont pas qu’un langage du quantitatif mais bien une science qui se développe autour de pôles de connaissances, des concepts clés. Ainsi le concept de courbure, né à la fin 18ème siècle. Il a permis d’inventer les géométries non euclidiennes… donc la physique d’Einstein. Au tout début des relations entre mathématique et réalité sensible, avec l’astronomie, les maths s’identifiaient à leurs objets astronomiques réduits à des points en mouvement. Il n’y avait donc pas besoin de la notion, fondamentale en sciences modernes, de modèle. Faire les maths de la mécanique céleste, c’était (presque) faire de la mécanique céleste. Aujourd’hui, faire les maths de l’astrophysique n’est pas faire de l’astrophysique, il y manquerait, au moins, les concepts de la physique nucléaire ou de l’électromagnétisme. Inversement, il faut revenir à la formulation de Henri Poincaré qui, dans Science et hypothèse, affirme que la question de savoir si une géométrie est vraie ou non n’a pas de sens (par référence au monde sensible) car on ne lui demande que d’être cohérente. Mais si on veut utiliser une géométrie pour comprendre le monde sensible, il faut simplement utiliser celle qui est la plus commode. D’où la nécessité d’utiliser la notion de modèle, une appréhension en termes mathématiques d’une réalité, juge en dernier ressort de la qualité du modèle. Le résultat paradoxal de cette évolution c’est que le 20ème siècle est la conquête d’une autonomie véritable des maths par la prise de conscience de l’autonomie de la construction mathématique relativement au monde sensible. Le paradoxe, pour le grand public, c’est que des mathématiciens vivent cette autonomie en se posant comme les découvreurs d’un monde et non comme ses inventeurs. Peut-on appliquer cette réflexion aux mathématiques financières qui ont joué un rôle dans la crise des bourses et de l’économie mondiale ? Curieusement oui. J’y vois le résultat d’un manque de réflexion épistémologique sur les modèles utilisés et une dérive liée à la dérégulation massive. Chaque banque a embauché des mathématiciens pour développer des produits financiers de plus en plus sophistiqué, par une application des maths à leur objet. Mais, ce faisant, les mathématiques ont dépassé leur rôle d’outils de modélisation pour créer une nouvelle réalité, certes virtuelle au plan économique, mais dont l’impact fut important. Tout cela a dégénéré non seulement en raison de l’écart croissant entre finance et économie réelle - des économistes, peu nombreux, l’avaient vu - mais aussi en raison d’un déséquilibre entre recherche appliquée et recherche fondamentale. Il aurait fallu se pencher sur ces outils utilisés par les banques, les confronter aux données financières et économiques globales, étudier la stabilité du système financier mondial… Ce qui était impossible puisque les banques gardaient pour elles les données qu’elles collectaient dans un contexte de compétition féroce, d’égoïsme, et aussi d’aveuglement idéologique, d’absence de réflexion épistémologique et éthique. Bref, pour anticiper la crise au plan mathématique, il aurait fallu un partage des connaissances, une vue d’ensemble et la construction d’un sous-bassement théorique sérieux comme bien public. En résumé, une bonne recherche fondamentale. Comment se portent les mathématiques ? Le grand public a du mal à imaginer à quel point les mathématiques sont une science vivante, créatrice, et même en croissance accélérée aujourd’hui. Elle est toujours mue par deux dynamiques. L’une est purement interne et repose sur les questions posées par les mathématiciens eux-mêmes qui conduisent à perfectionner les outils, les concepts, à construire de nouvelles visions. La seconde qui provient de la stimulation par d’autres disciplines et le monde extérieur. Dans le passé, la mécanique et la physique ont joué un rôle décisif dans cette démarche:l’ambition fut d’écrire en termes mathématiques les lois de la physique, c’est l’héritage fameux de Galilée. Aujourd’hui, cette dimension continue de s’élargir: la chimie, la biologie, les sciences sociales (elles ont joué un grand rôle historique dans l’essor des probabilités), les mathématiques financières, la haute technologie. Cet élargissement a maintenant un impact certain sur l’emploi croissant de mathématiciens en entreprises à cause de la multiplication des champs où la modélisation mathématique apporte des informations importantes et quelquefois décisives. Ces extensions n’affectent pourtant pas l’unité de notre discipline. Elle ne vit pas repliée sur elle même, mais est transformée par les croisements entre ses grandes branches - algèbre, analyse, géométrie, théorie des nombres et probabilités - qui se fécondent les unes les autres pour répondre à ces stimulations. L’architecture interne des maths est du coup toujours mouvante, signe de leur vitalité. Si les maths se portent bien, pourquoi organiser un colloque - maths à venir - où l’on tire des signaux d’alarme ? C’est que si la planète maths se porte excellemment, et si la France y joue toujours un rôle de tout premier plan, cette position pourrait être affectéee dans un proche avenir. La planète maths, c’est aujourd’hui 90 000 chercheurs actifs, producteurs de mathématiques nouvelles… à comparer toutefois aux deux millions de biologistes. Elle est en croissance rapide dans les pays émergents, en Chine, en Asie du Sud-Est, en Inde, au Brésil… En revanche, l’Europe de l’est traverse une crise grave. L’Australie a perdu le tiers de ses effectifs en une dizaine d’années. L’Europe de l’ouest et la France sont confrontées à la désaffection des jeunes pour les études scientifiques en général, les maths et la physique. En France, des départs à la retraite massifs sont programmés dans un avenir proche et on peut craindre que la diminution du nombre d’étudiants en maths peut conduire les universités à ne pas les remplacer. Il y a donc une réelle menace si l’on laisse faire la tendance actuelle sans réfléchir aux effets à long terme et sans une vision stratégique. L’école de maths française fait partie du podium mondial, pourquoi ? Le système attire encore certains des jeunes les plus brillants de leur génération vers les maths, notamment grâce aux classes préparatoires et de certaines grandes écoles. Le paradoxe, c’est que ce système ne fait pas beaucoup de place à la création et beaucoup de concours sont plutôt conformistes, sauf ceux des Ecoles Normales Supérieures. Cependant, ceux qui brillent en maths sont considérés tant par leurs enseignants que leurs condisciples comme des leaders, des exemples. Cette valorisation joue un grand rôle dans la formation de ces esprits et le choix professionnel qui est ensuite fait. Pourtant, on peut dire qu’ avec la dégradation terrible de la situation des jeunes chercheurs, faite de précarité de plus en plus longue, beaucoup se détournent de la recherche en mathématiques. Une des grandes forces de l’école française c’est qu’elle ne présente que peu de lacunes. Le flux a été assez régulier et dense pour couvrir presque tous les sujets avec un excellent niveau. Si on regarde les conférenciers invités dans les grands congrès internationaux, la France est n°1, rapporté à la taille du pays. Il faut toutefois noter que l’on maintient cette place grâce à l’installation en France d’un flux important d’enseigants-chercheurs étrangers qui représentent 30% des recrutements actuels. Ce flux s’explique par l’attractivité et la capacité d’ouverture de la communauté française. {En 2006, lors du dernier congrès mondial des maths, Wendelin Werner (Cnrs, Université d'Orsay) a reçu la médaille Fields}. Comment pérenniser cette place ? La menace immédiate porte sur la diminution du nombre de jeunes en master recherche de maths, à l’exception de quelques universités comme Paris-6. Il faut retrouver un flux suffisant d’étudiants. Et faire que des jeunes passant par d’autres grandes écoles que l’ENS et l’X choisissent de faire des maths. Le maintien à des niveaux très bas des salaires de début de carrière marqués par l’attente dans des postes précaires provoque un écart déraisonnable avec leurs condisciples allant dans les entreprises. Beaucoup de jeunes sous-estiment souvent les emplois et les carrières qui s’offriraient à eux avec une formation plus avancée en mathématiques dans les entreprises. Il appartient aux mathématiciens de les rendre plus visibles afin que cette nouvelle frontière soit bien perçue et rende évidente que les étudiantes et les étudiants en mathématique ont aujourd’hui bien une option ouverte entre le monde académique et celui de l’industrie et des services. Le site de la Société Mathématique de France. |