Au commencement, il n'y avait ni avant, ni après Il y a 13,7 milliards d'années, l'Univers surgit d'une singularité. Mais dans un premier temps, aucun événement ne se déroule. Même si l'espace commence à se dilater, à enfler, à se détendre, il n'y a pas de particules, aucune lumière ne paraît. Tout est indécis, rien ne paraît irréversible. Comme si le temps n'avait pas encore commencé à imprimer sa marque. Tout à coup, des événements se déroulent, le temps s'écoule Cent millièmes de milliardième de milliardième de milliardième de seconde après le big bang, l'énergie se met à onduler en cascades jusqu'à changer de phase. De cette dynamique commencent à naître des myriades de particules élémentaires… Le contenu de l'Univers change de manière irréversible : pour la première fois, le temps passe.Tout à coup, des événements se déroulent, le temps s'écoule Cent millièmes de milliardième de milliardième de milliardième de seconde après le big bang, l'énergie se met à onduler en cascades jusqu'à changer de phase. De cette dynamique commencent à naître des myriades de particules élémentaires… Le contenu de l'Univers change de manière irréversible : pour la première fois, le temps passe.
Propositions
Pour répondre au souhait de Gérard Lépinois d’une élaboration collective par échanges, frottements entre plusieurs corps et pensées, suite aux journées consacrées à L’affaire Gabrielle Russier, 40 ans après, les 3 et 4 décembre 2008 à La Bagagerie, espace des 4 Saisons d’Ailleurs au Lycée du Golf Hôtel à Hyères, je propose un plan non rigide, pouvant être modifié par qui le souhaite et auquel ceux qui le désirent et le peuvent apporteraient leurs contributions sur tel ou tel aspect.
Pour baliser le territoire, je m’appuierai sur Marcel Conche et André Comte-Sponville auxquels j’ai consacré quatre causeries aux Chantiers de la Lune à La Seyne et à la médiathèque d’Hyères.
De Marcel Conche, je retiens les notions de temps infini et de temps rétréci.
Le temps rétréci c’est le temps du souci, du projet qui relève de la temporalité souvent subjective, le nez dans le guidon. Ne manque-t-il pas ses horizons, celui de la mort, pour chacun, chaque apparence et celui de la Nature, éternelle, créatrice ? Projeter, agir, penser dans l’horizon de notre mort, de la mort de notre œuvre individuelle, collective, est-ce envisageable ? Qu’est-ce que ça modifie dans nos rapports à nous, aux autres, aux efforts, voués à disparaître? Souvent, cette vision de la mort contribue à impuissanter : à quoi bon ? Je pense qu’il y a un autre usage possible de cette métaphysique de l’apparence absolue. Quelles attitudes « positives » peuvent s’en déduire ? D’autant que si chaque « chose » meurt, une « chose » qui a eu lieu a eu lieu pour toujours, pour l’éternité. Cela ne veut pas dire que la trace est éternelle, que la « chose » reste pour l’éternité. Que deviennent les « choses » qui ont disparu ? Ou leur « souvenir » ? Il me semble qu’une attitude possible est la suivante : sans crainte de la mort, (du mourir, oui éventuellement), sans peur de la néantisation de ce que je suis, pense, fais, je peux être, penser, faire, donner sens ou construire du sens, faire œuvre car cela participe de mon « être », éclair dans la nuit éternelle. La rose est sans pourquoi disait Silésius. De même, je suis sans pourquoi, sans nécessité, effet dépassant sa cause, plus ou autre chose que rencontre fortuite d’un spermatozoïde et d’un ovule, plus et autre chose que tous les conditionnements qui m’ont « gauchi » à gauche, je suis liberté et c’est fondamental : parce que je ne suis pas un perroquet, parce que quand je porte un jugement, cela suppose ma liberté, qui est autre chose que les libertés arrachées aux oppresseurs, liberté première, liberté de l’esprit, de la pensée qu’aucune oppression, répression ne peut réduire, réduire au silence, peut-être, mais pas son exercice intime, intérieur. Certes, les sciences, biologiques, neurologiques, humaines ont le projet de nous « expliquer », « déterminer », de réduire cette liberté. Il y a là un enjeu de taille. Affirmer cette liberté de la pensée, c’est me semble-t-il, la condition de la plupart des libérations qu’il nous faut effectuer, chacun pour son compte et collectivement. Le combat actuel contre la psychanalyse, la psychologie mené par les comportementalistes, les quantificateurs et par le pouvoir politique sarkoziste favorable à la répression dès le plus jeune âge et pour les fous, est éclairant : ou le choix du sujet, de sa parole, de son désir ou le choix des objectifs de la société qui fait d’un sujet, un objet de manipulations…
Il me semble nécessaire aussi de préciser Nature et monde puisque ces mots sont apparus dans l’échange Roger Lombardot-Gérard Lépinois.
Quand Roger Lombardot cite Henri Miller, la nature évoquée par l’écrivain est la nature dont tout un chacun peut faire l’expérience, il s’agit de la nature dans sa diversité, dans ses multiples apparences, dans la diversité de ses mondes, cela qui peut nous émerveiller. Mais la Nature dont parlent les anté-socratiques c’est la Nature englobante avec ses caractères : infini, éternité, nombre, cycles, devenir, une, créatrice, caractères que les anté-socratiques n’ont jamais conçus comme contradictoires, caractères qui ne sont pas perceptibles, sensibles mais pensés, issus de la contemplation de la nature telle qu’elle apparaît, arbres, fleurs, telle fleur, tel arbre, mais dépassant cette contemplation tous azimuths pour tenter de saisir ce qui unifie, ce qui est commun, ce qui est propre. Si l’émerveillement commence avec le sensible, l’expérience sensible, la pensée peut nous emmener vers l’intelligible. Là aussi, il y a un enjeu quand on sait que le sensible est privilégié par exemple par les artistes, que l’intelligible est privilégié par les scientifiques. Sensible et intelligible sont deux dimensions à articuler, à ne pas opposer.
Le monde évoqué par Roger Lombardot c’est le cosmos, soit un monde ordonné, cohérent. La Nature est un ensemble aléatoire de mondes cohérents, non complémentaires : le monde de la mouche, celui de l’araignée mais toute mouche n’est pas vouée à l’araignée. La chaîne alimentaire a peu à voir avec une chaîne qui nous enchaîne : métaphore dangereuse qui accentue l’idée de liens entre les mondes, ce qui demande sans doute plus de connaissances que celles dont nous disposons. Comme ces mondes (végétal, animal, à déclinaison infinie, de l’espèce à l’individu) nous sont pour la plupart inconnus, inaccessibles dans l’état actuel des connaissances, certains parlent de mystère et à partir de cette affirmation mettent en place toute une gamme d’attitudes plus ou moins religieuses, mystiques, spirituelles. Il y a autre chose à faire que d’hypostasier le « mystère ». Une métaphysique de la Nature s’oppose à une métaphysique providentialiste. La 1° est une métaphysique du hasard et suppose l’infinité des mondes, comme l’infinité de la Nature, l’infinité des combinaisons pour rendre compte de ce qui apparaît et qui est unique. Il me semble que le hasard devrait être au cœur de notre réflexion. Je veux dire par là que ce que nous observons au niveau des mondes est sans doute à l’œuvre au niveau des sociétés, au niveau aussi des individus. Chaque jour, nous prenons chacun d’entre nous des milliers de décisions, en toute méconnaissance de causes et d’effets ou connaissance partielle, parcellaire. Des élections montrent ce jeu de hasard entre les opinions. Même conditionnées, même manipulées, les opinions réservent des surprises en même temps qu’elles deviennent de plus en plus connaissables par des méthodes statistiques. Les jeux de la finance sont devenus des jeux de hasard très sophistiqués sauf le dernier escroc, Bernard Madoff, qui a fait appel à une pyramide datant de 1920, sous le nom de Ponzi. Faut-il s’étonner du développement des jeux de hasard ? Opposer le travail au jeu, préférer le travail qui donnerait du sens n’est pas nécessairement l’attitude la plus proche de ce que nous vivons et qui n’a pas grand-chose à voir avec le souci de maîtrise du monde et de la nature voulu par Descartes dont on ne dira jamais assez dans quelles impasses il nous a conduits. Si même nos multiples décisions étaient cohérentes, construites, nous serions quand même dans un monde imprévisible car fait de décisions contraires, d’intérêts divergents, de temporalités différentes (long terme, court terme, moyen terme, au jour le jour, au pied du mur, dans le tunnel, dans le mur…), tout cela inscrit sans cohérence dans le temps infini de la Nature, de la mort de tout ce qui apparaît.
Sur une métaphysique du hasard, on peut lire un très bon essai de Marcel Conche :
mais nous devons poursuivre cette réflexion.
Par exemple, elle me permettrait peut-être de « mieux vivre » ou de « faire le deuil » du 19 septembre 2001. Était-ce la rencontre fortuite de deux causalités indépendantes, un mauvais concours, malheureux concours de circonstances qui a provoqué la mort de quatre personnes dont deux chères, à 10.000 kilomètres de chez nous vers l’ouest, moi allant à 10.000 kilomètres de chez nous, au sud, pour tenter de mettre des mots sur ça, la compagne de notre fils arrivant de 10.000 kilomètres à l’est de chez nous pour ne pas le retrouver à l’aéroport à la date prévue ?
Je reprendrai à partir d’ACS pour proposer mon plan, plus concret que ce que j’ai écrit. Une des caractéristiques en sera de dire d’abord ce qui n’est pas souhaitable, ce qui est à éviter, ce dont on ne veut plus. Exemple : dans les élections, c’est la fidélité, la stabilité qui rendent possibles les sondages et prévisions. Je préconise l’infidélité aux partis, la plus grande volatilité des voix, toujours plus de volatilité, de versatilité. Gag !
JCG
Le hasard :
une (il-)logique à découvrir et à partager
jusqu’à la mort ?
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, mais il suffit pour le faire exister. Pour faire exister quoi, au juste ? Certainement pas, hypostasiés, le hasard ou la fortune. Et si ce qu’on appelle hasard était coextensif aux innombrables coups de dés qui en relèvent ?
Y a-t-il d’abord, dans l’existence très en général, autre chose que des coups de dés (même s’ils se passent de dés et ne prennent pas forcément la forme de coups) ? Localement, il semble bien y avoir des nécessités ou, sur un autre plan, des mérites, mais que subsiste-t-il d’eux à l’échelle impensable de la pluralité des mondes ?
A remarquer qu’en tant que paysans, attachés au mieux à la localité Terre, il est heureux que nous puissions essayer de nous raccrocher à quelque nécessité ou mérite, car vivre un « pur » hasard incessant risquerait fort de nous disloquer l’entendement et le reste.
Mourir, c’est au moins devoir être arraché à notre échelle humaine (je ne me risquerais pas à dire que c’est en changer).Le problème, c’est que nous y tenons beaucoup à cette échelle, à cette mesure de toutes choses : aux aléas et aux nécessités, aux mérites et aux démérites, etc., de l’existence humaine. Il semble à nombre d’entre nous que cela vaut beaucoup mieux que rien, puisque mourir pour eux condamne à l’inexistence.
« Rien » est ce drôle de mot qui, étymologiquement, dit la chose pour en arriver, dans notre langue, à dire la non-chose. Il suggère à sa façon que nous n’arrivons pas à penser la mort autrement que comme une négation de nos choses (êtres, affaires, faits, etc.). « Néant », si on s’en tient à son étymologie, est pire encore, quand il signifie « non-race ».
Pourtant, nos choses. sont bel et bien hasardeuses. Aucune nécessité ne les ordonne et aucun mérite (ni démérite) ne les couvre intégralement, loin s’en faut.
Pourrions-nous être quelque peu consolés de mourir par une conception et une expérience élargie, mais jamais définitive, du hasard des mondes et des mondes du hasard ? Peut-être, car ce qui contribue beaucoup à nous faitre souffrir, c’est, en mourant, d’être arrachés à la croyance que nous sommes, respectivement, propriétaires de nos vies et de nos choses, ainsi que causes de nous et d’un certain nombre d’autres choses.
On peut croire que plus les connaissances, prolongées par la sensibilité et l’imagination, nous permettraient de reverser notre échelle à l’horizon impensable de la pluralité sans limite des échelles de mondes, moins nous nous crisperions à l’idée de devoir fatalement être arrachés à la nôtre. Même en faisant l’économie de croire que nous pourrions passer après la mort à une autre échelle quelconque, nous serions peut-être tranquillisés d’exister à la nôtre et cela nous permettrait peut-être, si nous savons éviter de tomber dans le mépris pour elle (et nous), de mieux en rediscuter la valeur, non sans passion mais de manière plus détachée.
Encore une fois, il ne s’agit pas de refonder un culte, religieux ou laïc, du hasard (ou de la fortune). Il faudrait surtout mieux comprendre les jeux de celui-ci, dans des champs et à des échelles multiples, pour essayer de mieux en vivre les vicissitudes, bonnes et même mauvaises (mais quant à la pire, la mort, celle d’autres ou la nôtre, cela nous aiderait-il beaucoup ?).
Si on les détache de l’argent et du risque exagéré de la mort, les jeux avec le hasard ont sans aucun doute de belles dimensions à vivre, par la richesse insoupçonnable et inépuisable des configurations qui peuvent en résulter, par le fait aussi de s’en remettre à une puissance dépassante (hors de notre mesure) qui n’est personne (dieu ou homme), ni rien (nature ou destin), mais seulement l’expression, selon des règles à renouveler dans notre monde, d’une curiosité pour les combinaisons de celui-ci avec tous les autres mondes de hasard existants et possibles, selon une supposition de règles, elles-mêmes hasardées, qui nous échappent très largement et sans doute à jamais, et dont pourtant notre existence elle-même découlerait par hasard.
Si le hasard des mondes peut nous aider à mourir, c’est en élargissant le nôtre par une approche d’eux et en rendant mieux compte du nôtre (celui de notre vie à chacun), à travers l’approche de l’unité supposée d’une (il-)logique hasardeuse de la pluralité sans fin de tous les mondes possibles. On pourrait alors s’attacher d’autant plus à la vie (la sienne et d’autres) qu’elle serait un hasard unique parmi tant d’autres, uniques aussi, existants ou possibles.
Si une (il-)logique hasardeuse des mondes résonnait mieux dans nos vies, conçues comme autant de coups de dés, nous pourrions peut-être moins blêmir d’avoir à y répondre encore en mourant. Cela pourrait aussi nous conduire à mieux vivre (et jouer) ce qui, nous dépassant de beaucoup sans forcément nous écraser, nous inciterait à mieux vivre ensemble, hommes et, plus largement, mondes.
Comme communauté de hasard, nous pourrions peut-être mieux nous aimer avec une intelligence plus large de notre condition et de nos intérêts, et mieux pratiquer le jeu de vivre dans un des mondes hasardés.
G.L.
L’homme, en tant qu’être dépassant / dépassé
On voit plus clairement aujourd’hui que l’homme n’est ni entre les mains de Dieu, ni maître et possesseur de la nature.
Et si les hommes n’étaient, pour l’essentiel, ni entre leurs mains, ni entre celles de personne ? S’ils étaient en cela abandonnés à leur sort, ne devraient-ils pas trouver la meilleure ou la moins mauvaise façon de s’y abandonner ?
Il y a toutes chances pour que le sort en question ne consiste pas en un avenir préécrit mais en une myriade de coups de dés, interagissant sans fin.
Les hommes savent obscurément déjà que leur maîtrise d’eux-mêmes passent par l’obligation de reconnaître qu’ils ne peuvent pas tout maîtriser. Comment pourraient-ils le savoir plus clairement et pas seulement en termes d’obligation ?
Il faudrait qu’ils trouvent aussi des vertus au « fait » d’être largement dépassés par eux-mêmes et bien au-delà. Il faudrait qu’ils trouvent intérêt et plaisir, voire bonheur, à jouer avec tout cela.
Il faudrait d’abord mieux reconnaître que notre sort se situe toujours au-delà de nos pouvoirs, sans pour autant dépendre d’un Dieu ou d’une chaîne causale exhaustive, semblant en cela relever d’un entendement supérieur.
L’homme serait un être « dépassant », moins parce que, comme il le croit encore aujourd’hui, il peut toujours se dépasser lui-même que parce qu’il est toujours dépassé par lui-même et bien au-delà de lui. Ce serait même, dans une large mesure, parce qu’il est toujours dépassé qu’il pourrait relativement se dépasser lui-même ; et une meilleure intelligence du premier aspect ne ferait que favoriser une amélioration du second.
Pour les hommes, s’abandonner à un tel sort ne signifie pas qu’ils renoncent à faire tout leur possible pour l’améliorer. On peut simplement en escompter moins d’aveuglement sur leurs pouvoirs et, éventuellement, ceux d’un Dieu.
Le déterminisme (la mécanique causale) absolu, ne serait-ce que parce qu’elle paraît trop préparer le terrain à un entendement supérieur qui pourrait en rendre compte, a toute chances de devoir encore céder du terrain devant une conception « aléatoire » de la formation de l’univers (ou des univers). Encore faudrait-il mieux comprendre ce dont il s’agit avec cette dernière conception. Comme le chaos est aussi capable d’ordonner sans cesser d’être tel, le hasard n’exclut pas de répondre à des règles ou lois sans cesser d’être tel et de pouvoir en changer (en changeant leurs conditions).
Le conditionnement des lois physiques relativise leur portée, mais n’enlève rien à leur pertinence à l’intérieur du champ conditionné de leur application. De ce point de vue, il y a une remarquable constance des acquis scientifiques, au moins de Newton à Einstein et au-delà. Cela signifie que, s’il faut réinterpréter le déterminisme autrement, il ne faut pas tout rejeter de lui et de ses résultats.
Une théorie comme celle des quantas constitue un remarquable effort pour reconnaître, en microphysique, la relativité des connaissances humaines et le comportement aléatoire de la matière, et, à la fois, pour maîtriser suffisamment les effets de cette relativité et de ce comportement. Autrement dit, ce n’est pas parce que les hommes reconnaîtraient mieux la puissance du hasard qu’ils seraient totalement démunis pour y faire face.
A l’inverse, si, comme beaucoup en rêvent, les hommes en venaient à contrôler le hasard, en développant par exemple un calcul beaucoup plus puissant des probabilités, ils en reviendraient peu ou prou, en termes de maîtrise de leur sort, à la situation promise par le déterminisme. La distinction entre certitude absolue et probabilité maximale ne ferait pas une grande différence.
La discussion n’a de sens que si les hommes restent considérablement dépassés par eux-mêmes et bien au-delà d’eux. Il peut s’imposer alors de distinguer entre incident et accident.
Le domaine de l’accident, c’est celui qui – par-delà les enchaînements rationnels, mais en passant par eux – met mortellement en jeu la vie individuelle ou collective des hommes. Le domaine de l’incident, quant à lui, n’est jamais une question de vie ou de mort, au sens propre.
Autant on peut jouer d’incidents qui adviennent, autant il est inacceptable de jouer avec la vie d’individus ou de groupes d’individus (et cela vaut aussi pour tout le vivant). L’accidentel requiert beaucoup plus la rationalité et l’éthique que l’« incidentel », sans qu’on puisse pour autant s’imaginer réduire à rien son caractère aléatoire.
Sans exclure pour lui règles et raisonnements, on peut par contre reconnaître à tout le domaine de l’incident, celui de la vie qui est assez fondée à ne pas craindre pour elle-même, le privilège de pouvoir devenir celui du jeu (des jeux). Par exemple, si la base matérielle de la vie était suffisamment assurée pour tous, cela pourrait permettre de repenser, après Fourier, tout le travail et les loisirs.
Certes un philosophe à l’antique travaillerait à transformer l’accident de sa mort en un simple incident, mais restons-en au sort envisageable pour tous.
A l’échelle de l’univers, la différence entre incidents et accidents se perd comme celle entre vie et mort, mais pas à celle des hommes (ou, on peut le croire, de la mouche). Sans que rationalité et éthique soient à sous-évaluer à leur propos, jouer des incidents de la vie peut aider les hommes à mieux vivre.
Dans une certaine mesure, l’homme peut se réjouir d’être dépassé par lui-même et bien au-delà. Moins parce que cela relativise sa responsabilité que parce que cela lui permet d’apprendre de lui-même (par exemple, des coups de dés de son inconscient), de se critiquer lui-même (notamment, dans sa prétention à tout maîtriser) et de s’amuser de lui-même (comme son propre clown et celui de la myriade des mondes). Cela permet aux hommes d’essayer de mieux (ou moins mal) s’estimer à l’échelle inimaginable des mondes : échelle (si on peut continuer à l’appeler ainsi : il vaudrait mieux parler de cascade) de couches de hasards sans fin, absolument inconcevable, selon toute probabilité, par quelque esprit supérieur.
Depuis longtemps, les hommes compensent comme ils peuvent – non seulement par la religion, mais par leur besoin de jouer - le manque engendré par leur propension à tout maîtriser.
Aujourd’hui que la religion a perdu en crédibilité, il y a toujours dans les jeux d’argent plus qu’un simple désir d’argent. Le miracle d’un gain, le fait d’être transi par une perte importante s’expliquent moins par un goût de l’argent que l’aura de celui-ci ne s’explique par eux.
Les jeux d’argent se situent au-delà du besoin immédiat d’argent (y compris chez ceux qui en manquent cruellement). L’addiction qu’ils peuvent engendrer montre bien qu’il s’agit avec eux de vivre un transport au-delà de soi-même (ou « extase »). En ce sens, l’argent qu’on peut gagner ou perdre en jouant, n’a pas du tout la même odeur que celui qu’on peut gagner en travaillant ou dépenser en consommant.
Du spéculateur au joueur de loto, d’une salle de jeux à un champ de courses, ce qui est en question c’est un argent spécial qui, dans une proportion variable, a plus affaire au hasard qu’à un calcul assuré. Quand il prend les commandes, un tel goût de l’argent déploie partout, significativement, un culte plus ou moins avoué de la passion et de l’inassurance qui tend à miner, en les ridiculisant, travail et mérites, toutes les formes garanties de vie, et jusqu’aux capacités humaines d’action.
L’argent qui est joué l’est aussi au-delà de lui-même. Il engendre souvent un vertige sans fond du gain ou de la perte. Avec cet argent, on est vite au-delà du domaine de l’incident, puisque, non seulement les vies des joueurs et de leurs proches sont en jeu mais celles d’innombrables hommes.
Pourtant, c’est moins l’argent qui est en cause qu’un besoin de jouer avec le hasard qui ne trouve pas un autre moyen que l’argent pour pouvoir s’exprimer. Le culte du langage de l’argent dissimule aujourd’hui la question du vertige de l’homme. On ne peut pas faire l’économie de cette question, dans la mesure où les hommes sont bel et bien vertigineusement hasardés sur la terre (qui l’est non moins qu’eux).
Comme différemment les tyrans avec le pouvoir, les grands spéculateurs sont pris dans la démesure d’un besoin universellement humain : celui de vivre le débordement de soi. Ils le vivent impurement puisqu’ils prétendent s’en attribuer à eux seuls les bénéfices (mais beaucoup moins les pertes).
Une société bien faite devrait légiférer pour que soit reconnu à chaque homme, et donc borné, un droit égal au débordement de soi. Elle devrait libérer les jeux de leur obsessionnelle expression monétaire, pour une part en garantissant à tous les moyens de vivre décemment.
L’idée de tirer le meilleur parti du hasard fonderaient maintes pratiques pour qui l’argent serait un enjeu très secondaire en regard du bonheur de vivre, individuellement et ensemble.
Autant serait reconnue la responsabilité des hommes, autant le serait leur droit à une irresponsabilité pas toujours asociale et jamais gravement antisociale.
C’est que l’idée d’une science intégrale des hommes et du monde serait abandonnée, après celle d’une religion intégrale, mais pas du tout les efforts pour connaître, et qu’on reconnaîtrait à tous les hommes le droit de vivre au mieux la puissance de leur existence fragile dans un univers (à l’unité très problématique) qui les outrepasse de partout.
G. L., décembre 2008
L’oeuvre mortelle
A l’horizon d’une mort comme jetée de l’existence dans un dehors impensable, on peut penser qu’une oeuvre humaine arrive à se délester de toute une fausse gravité qui la plaque à terre : une terre plus fantasmatique que réelle.
Celle ou celui qui, pour oeuver, parvient à desserrer le lacis des intérêts trop humains, s’il touche mortellement à la vie y gagne une grâce. C’est que, dans la perspective présente, c’est-à-dire constamment nourrie, d’un saut mortel dans l’immensité, la vie et l’oeuvre (alors tout un ?) ne peuvent que gagner en vibrations fragiles et amples.
On pourrait appeler cela essayer de vivre comme un exhumain : tendre à s’exhumer en tendant à vivre comme un ex-humain. Sans jamais oublier qu’il est impossible de vivre comme un ex-humain et que s’exhumer ne signifie pas se séparer de l’humus, mais s’en dégager pour mieux y prendre pied et y faire traces (non sans « humilité »).
Le devenir du paysan est bien de danser en cultivant, mais danser revient toujours à cultiver la terre. L’oeuvre mortelle peut devenir celle de tous. Si nous nous vivions mortellement, nos pieds ne seraient plus les mêmes, ni la terre, mais nous gagnerions toujours à nous penser comme des paysans devenus (et jamais comme des « intellectuels »).
La mortalité est le propre de qui glisse et se perd dans un impensable, mais aussi de qui surgit de celui-ci. Double glissade à vivre, avec obstacles de glace, mais plus d’une fois « chaude ». Certes, les deux glissades sont inégales : il ne surgit quelque « chose » pour nous que sur la pente d’une perte définitive. Mais cette pente contribue pour beaucoup à une beauté vraie des surgissements.
L’oeuvre mortelle est ce qui, comme nous, vient d’immense et y retourne. L’accomplir, c’est en garder une trace. Mieux : c’est s’en laisser tracer, sentir vibrer immensément l’infime. Et c’est être reconnaissant à notre mortalité de nous en rendre parfois capables, loin de vouloir durer comme des cailloux.
Tout cela serait léger, léger à vivre : impossiblement léger. L’oeuvre mortelle - notre terre, nos vies, nos travaux – contribuerait à nous réconcilier, si nous savions mieux partager mort et naissance (alors tout un ?) comme un horizon fou : un infini de résonances.
G. L., décembre 2008
Les Parques ?
On nous a menti avec les Parques : notre vie n’est pas un fil à couper. Bien plutôt une pelote de vie et mort se compliquant sans cesse de pertes et survenues, et pourtant simple, d’une autre simplicité. Notre vie est ce qui, d’être née et de devoir mourir, trouve une certaine épaisseur à naître et mourir sans cesse. Quand on meurt pour de bon, ce n’est vraisemblablement pas un fil qui se coupe, mais comme une vapeur résultante qui se dissout.
Cela vaut pour les histoires qu’on peut en raconter : linéaments vaporeux qui ne cessent pas d’apparaître et de disparaître, en essayant de dire la grande affaire de l’apparition et de la disparition. Mais l’apparition et la disparition de quoi, au juste ?
Ce que je vis, c’est une apparition disparaissante et une disparition apparaissante. C’est peut-être cela être une apparence : ce double mais unitaire mouvement non substantiel, et d’une unité plutôt chaotique. En tant qu’impensable, ma mort, elle, se présente comme une disparition simple et sans doute trop simple : peut-il exister une disparition en rien apparaissante ? Mais, même si la réponse est non, cela ne peut pas me consoler, car ma disparition ne saurait me faire réapparaître. Si elle est apparaissante, c’est de tout autre chose que moi (qui m’empêche d’ailleurs de me réjouir à cette perspective ?).
Il est problable qu’il n’y ait pas plus de disparition pure que d’apparition pure. S’il reste un absolu, ce doit être celui du mélange intrinsèque de tout. Cela n’autorise aucun mythe de la réapparition, pure ou redisparaissante, dans un au-delà, voire ici même.
Être et néant sont des illusions d’optique qui ne tiennent que par leur opposition absolue. Si absolu il y a, c’est celui de l’inexistence de celle-ci, dans tous les domaines
Et les Parques, leur fil et leurs ciseaux ? Leurs coups de dés plutôt, dans l’immensément blanc de la page : page sans limite des vies, pas seulement d’écriture. Les figures du destin n’ont pas à nous être transcendantes : elles sont à reverser dans les vies des destinants / destinés que nous sommes.
Nous nous destinons (à la destination), en tant que nous sommes destinés par nous et surtout par beaucoup plus loin que nous . Et nous sommes destinés, en tant que nous nous destinons, nous et un peu plus loin que nous.
Et tout cela est moins une affaire de fils entrecroisés que de bancs de nuages.
G. L., décembre 2008
Billet d’humeur
« L’homme aussitôt qu’il naît, naît en personne comme un dette due à la mort - quand il sacrifie, il rachète sa personne. L’homme n’est pas seulement affecté par la dette, il est définie par elle. Si l’homme est un “être emprunté”, s’il détient un bien dont le propriétaire est la mort, il ne peut se libérer qu’en mourant : se racheter et disparaître ne font qu’un. »
L’homme ne doit rien à la mort qu’il ne doive aussi à la vie.
De quoi essaie-t-on de parler ? Du plus lointain au plus proche, d’une provenance et d’un devenir des hommes, en termes de combinaisons surtout hasardeuses. Cela n’a rien d’un destin, et encore moins d’un destin de débiteur.
Ce n’est pas parce qu’on parle de la mort qu’on est autorisé à faire revenir la malédiction judéo-chrétienne. Un être de hasard ne doit rien à Personne, car le hasard n’est personne, et il n’est pas plus la mort que la vie.
Si un tel être doit quelque chose, c’est à d’autres êtres de hasard, en cela seulement semblables à lui.
Du hasard, on ne se rachète pas. Il n’est ni jardin d’Eden ni sortie du jardin d’Eden, en soi ni bien ni mal (ni autre chose). C’est qu’il n’a pas plus d’en-soi que de pour-soi : il est un inimaginable qui pourrait, si on réussissait à l’approcher quelque peu, nous délivrer de ces notions.
D’innombrables « coups de dés » non totalisables ne répondent ni à une essence, ni à une conscience. La mort, comme un coup de dés de plus (certes majeur), n’est pas adéquate au modèle de la dette et du rachat (cet économisme horriblement magnifié), sans même parler du sacrifice.
Comme vivre, mourir par hasard est inqualifiable, du moins définitivement. Des combinaisons hasardées sans fin ne connaissent aucune polarisation définitive, aucune contradiction statufiable. Même si dans les mondes à notre portée, il faut s’expliquer avec pôles et contradictions, la supposition d’une pluralité des mondes, se « jouant » avec leurs interpénétrations, les mouvements de tous et de chacun, interdit de graver modèles et conflits dans le marbre.
Il faut choisir entre le marbre des tables de la loi et un chaos moléculaire comme condition de possibilité, sur fond d’impossible, d’une autre sorte de loi. Si une « loi » comme possibilité, et même nécessité, sur fond d’impossible, devenait celle de notre « réalité », nous pourrions y gagner de vivre, et peut-être même de mourir, plus légèrement. Ce serait tout autre chose qu’une vie « empruntée », remboursable à échéance : peut-être une grâce partagée, même hésitante ; un laisser-faire (non obscène) moins crispé et moins injuste, car aussi respectueux, en jonglerie (humaine et bien au-delà), des balles qui tombent que de celles qui ne tombent pas. A condition qu’aucune ne fracasse des têtes.
G. L., décembre 2008
Qu’est-ce qu’être « de gauche » aujourd’hui ?
Je pense que c’est, au moins, savoir de l’intérieur ce que signifie être gauche : soit qu’on a grandi dans un milieu où l’adresse ne va pas du tout de soi ou s’exerce dans des domaines dont l’importance est minimisée, soit qu’on vient d’un autre milieu mais qu’on s’est rendu relativement conscient de la situation qui fait qu’énormément de gens vivent une impression profonde de gaucherie (plus clairement, d’inadaptation ou d’adaptation forcée). Dans le premier cas, on va d’un sentiment d’injustice à une tentative pour comprendre ce qui suscite celle-ci. Dans le deuxième, on doit aller d’une certaine compréhension de la réalité sociale à un certain partage concret du sentiment en question.
Au fondement de l’engagement « de gauche », il y a la conviction que la répartition des conditions de vie, des richesses et des fonctions, dans ce pays et dans le monde, demeurent aujourd’hui profondément injustes. Et donc que sont tout sauf naturelles la misère ou la banalité des vies, l’absence de confiance en soi et le sentiment enraciné d’incapacité que vivent tellement de gens.
Etre de gauche demande d’être convaincu que, la plupart du temps, si certains sont ou paraissent si adroits dans des fonctions dites supérieures, c’est, pour une large part, parce que des conditions favorables leur ont très tôt permis de se développer dans ce sens. Et c’est refuser de faire des exceptions qu’admet la ségrégation sociale régnante une justification de celle-ci.
Logiquement, ce n’est pas principalement s’en prendre aux privilégiés eux-mêmes mais aux conditions qui font qu’ils le sont, puisque c’est au détriment de tous les autres. Mais ce n’est jamais prétendre connaître suffisamment ces conditions : c’est s’atteler (soi-même, pas seulement par délégation) à la tâche très difficile de mieux les comprendre pour commencer à les transformer et de commencer à les transformer pour mieux les comprendre.
Etre de gauche aujourd’hui, ce n’est ni prôner un saut brutal dans un inconnu révolutionnaire, ni se contenter de vouloir réformer le même système. C’est être suffisamment attaché à la population pour ne pas risquer de remplacer ce qui est souvent son malheur présent par un malheur plus grand, mais aussi pour ne pas risquer par des pseudo-réformes de multiplier ses désillusions et d’approfondir son abattement. C’est donc être capable, quand on n’a pas de solution significative, de dire qu’on n’en a pas encore et d’en chercher patiemment une avec d’autres.
Il est fondamental d’être profondément attaché à la population qui subit le plus les privilèges d’un petit nombre. C’est cela qui peut permettre d’éviter les pièges de l’aventurisme aveugle et du réformisme vide, puisque dans les deux cas c’est elle qui risque fort de payer le plus lourd tribut.
L’absence de solution immédiate ne disqualifie pas la pensée et l’action de gauche, à condition qu’elles travaillent à en chercher une. On n’est pas d’abord de gauche parce qu’on a des solutions mais parce qu’on a des problèmes, et ce n’est pas parce que ceux-ci traversent les siècles et les millénaires qu’ils sont définitivement insolubles. Seule la droite et la fausse gauche trouve très vite la solution : conserver les choses en l’état, quitte à changer de méthode.
La pierre de touche de la gauche, c’est de parvenir à changer réellement les choses : les conditions de travail, la répartition des richesses, les rapports entre les citoyens, etc. C’est la réalité de ce changement qui fait problème, mais, avant elle, c’est celle du malheur ou de la médiocrité largement programmés des vies d’énormément de gens.
Ce qui empêche les vrais gens de gauche d’être seulement des rêveurs ou des girouettes, c’est le caractère indéniablement réel et social de l’injustice. Non seulement, notamment quand on les a vécues, les problèmes qui se posent ne se laissent pas aisément oublier, mais, à moins d’accepter de les attribuer à la seule responsabilité personnelle ou au destin, leur conditionnement social ne fait aucun doute. De même, il ne fait aucun doute que celui-ci pèse lourdement sur la responsabilité personnelle, sans du tout abolir celle-ci.
Précisément, être de gauche, ce n’est ni chanter une liberté déjà suffisamment présente pour tous, ni s’imaginer que les vies des gens sont socialement déterminées sans un reste de choix possible (en ce sens il n’y a pas plus de destin social que métaphysique). La vocation de la gauche, c’est de permettre d’avancer dans le sens d’une plus grande liberté pour tous, sur la base d’une responsabilité bel et bien présente de chacun.
Etre gauchi signifie être déformé, tordu. Pas étonnant qu’alors la grâce soit un objectif très difficile à atteindre, en tout cas celle que reconnaissent les milieux autorisés. La seule chance d’adéquation à ce qu’il vit qui reste au peuple, c’est de se satisfaire du sort qui lui est fait. En cela seulement, il pourra montrer son adresse à produire ou à vendre, à moins que ce ne soit à penser.
Etre de gauche, c’est toujours être du côté d’une population « tordue » par ses conditions de vie. C’est se tordre pour y arriver et, si l’on en provient, retordre sa torsion première. Par contre, être de droite, c’est tendre à n’avoir aucun effort à faire pour se redresser. C’est plutôt croire bénéficier par son origine ou son mérite d’une adresse ou d’une droiture supérieures. En tout cas, qu’on le croie ou non, c’est faire comme si c’était vrai.
Pourtant, être de gauche ce n’est jamais sombrer dans le misérabilisme, ni le dénigrement systématique de ce que les privilégiés peuvent avoir comme qualités. C’est être sans concession pour les travers du peuple. Les torsions de gauche se font toujours au nom de l’horizon d’une vraie droiture partagée. Ce qui les légitime, c’est toute la réalité tordue que dissimule la droiture officielle.
Les privilégiés ont parfois des qualités uniques dont on aurait tort de se priver. Ce qui est en question, c’est leur situation de privilégiés et, moins personnellement encore, les structures sociales qui reproduisent une telle caste.
Etre vraiment de gauche, ce n’est jamais incorporer sa condition sociale originaire ou secondaire comme le font la plupart des gens de droite. Ce n’est pas coller à son sort, ni même à sa conviction, car c’est devoir souvent remettre celle-ci en cause en refusant la notion de sort.
Rien de plus inacceptable que l’intolérance politicienne de gauche, mais rien de plus estimable que l’intransigeance politique de gauche. A gauche, l’essentiel n’est pas négociable : il n’y a rien de principalement naturel dans le fait qu’il y ait des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, etc. Et il faudrait une parfaite (donc problématique) égalité des chances pour qu’on puisse prétendre mesurer la part à mettre au compte d’une inégalité naturelle.
De même, on refusera de conclure au caractère inéluctable de la méchanceté et de la bêtise humaines avant d’avoir fait l’expérience approfondie d’une société réellement démocratique. Mais on refusera aussi de conclure à la possibilité d’une société et d’une humanité idéales. On n’ignorera pas que la démocratisation est un processus sans fin, mais non linéaire, et que cela empêche à tout jamais de conclure.
Etre de gauche, c’est certes travailler à créer un rapport de force qui permette, non seulement de résister à l’offensive de la droite, mais un jour de la faire reculer sur l’essentiel. Pourtant, c’est aussi, dès aujourd’hui, commencer à se préoccuper de chacun dans la masse, qu’il s’agisse de militants, de simples citoyens ou d’élèves. C’est très exactement commencer à dissoudre ce qu’a de fantasmagorique une masse dont le poids écrasant résulte pour l’essentiel de l’exercice d’une domination. C’est déjà tabler sur les ressources « individuelles » et celles des rapports entre « individus » pour commencer à déjouer multiplement l’emprise des appareils de domination en dégageant des espace-temps libérateurs.
En effet, aucune démocratisation ne sera possible si elle ne passe pas par une autonomie accrue des individus. Etre de gauche, c’est tendre à opposer à la démocratie bourgeoise une démocratie bien plus réelle, en s’en donnant les moyens. Qu’il faille que celle-ci puisse se défendre ne doit plus permettre de s’autoriser d’une dictature quelconque.
La volonté du peuple, pour s’exprimer valablement, implique un approfondissement de la citoyenneté (un plus large droit d’expression dans les entreprises, un droit plus réel pour tous à l’éducation, etc.). Il faut le favoriser dès aujourd’hui sans attendre des acquis supplémentaires, car c’est une condition majeure pour en obtenir de réels.
Seules des organisations qui éviteront le double écueil d’une démocratie chaotique, facile à manipuler, et d’un appareil implacablement centralisé, seront capables de mobiliser au mieux les ressources individuelles de leurs adhérents en approfondissant aussi leur autonomie. Elles seules pourront atteindre à l’efficacité requise, laquelle est dès aujourd’hui fonction de l’objectif visé. Or ce qui est visé, c’est une cohésion sociale renforcée d’individualités fortes, plurielles et jamais arrêtées, qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales.
Etre de gauche aujourd’hui, c’est aussi devenir capable de détourner à des fins réellement démocratiques même des notions comme celle de « management ». Il faut en finir avec la confiscation de l’esprit d’entreprise par le capitalisme. Celui-ci borne cet esprit bien plus qu’il ne le libère.
Il faudrait que la création et la répartition des richesses, deviennent significativement l’affaire de tous. Etre de gauche, ce n’est pas s’imaginer qu’on peut se passer d’état ou d’entreprises dynamiques. C’est tendre à créer les meilleures conditions pour favoriser un dynamisme économique qui assure à tous des conditions décentes de vie et ne soit pas antidémocratique. L’état, quant à lui, se justifie d’être au service du dynamisme démocratique (économie comprise), loin de se complaire dans l’hypertrophie.
Etre de gauche, c’est aussi refuser à nouveau que le développement de certains pays se nourrisse du sous-développement des autres. Une démocratie sociale avancée qui se construirait sur une telle exploitation sans travailler à la faire cesser au plus vite, serait une monstruosité intenable.
Etre de gauche, c’est combiner l’impatience conjoncturelle avec la longue patience historique. C’est vivre sa vie au présent, tout en l’investissant le moins mal possible au-delà d’elle, dans un avenir plein d’incertitudes mais à la signification vitale. Cela gagne essentiellement à demeurer étranger à toute forme d’opportunisme mesquin.
« De gauche » : tant qu’on n’aura pas mieux, il faut défendre cette locution en travaillant à lui donner un contenu valable. Trop parmi ceux qui la contestent sont des gens qui renoncent.
Ceux qui se résignent à penser que l’histoire en restera au capitalisme, intrinsèquement sauvage, comme à la moins pire des solutions, le décident pour des raisons souvent peu avouables. A l’inverse, être de gauche ce n’est rien ou c’est décider une fois pour toutes qu’on n’accepte pas un monde où, entre autres choses, on continue de plus belle à exploiter le travail, à priver d’avenir toute une jeunesse, à massacrer à l’occasion.
Par contre, c’est toujours faire effort pour rendre ses propositions et ses actions, quant au contenu et à la forme, pertinentes et partageables. C’est donc bouger pour prendre en compte le monde et sa compréhension tels qu’ils évoluent. Au fond, seuls ceux qui ne bougent pas sur l’essentiel de leur exigence peuvent bouger adéquatement en vue d’obtenir une traduction contemporaine de celle-ci. Les autres trahissent ou répètent en vain des formes moribondes (ce qui est une autre façon de trahir).
Il y a de bonnes chances pour qu’aujourd’hui une belle époque de l’ivresse capitaliste touche à sa fin. Si c’est vrai, il se pourrait que redevienne à la mode d’être « de gauche ». Que ceux qui ont le moins trahis en période de vaches maigres fassent ensemble tout leur possible pour favoriser la mise au point d’instruments de lutte, théoriques et pratiques, moins inadéquats. Nous sentons que cela presse, mais nous savons que cela demandera beaucoup de temps. Il faut faire avec cette contradiction.
Etre de gauche ne relève pas d’une mode. Ce qui l’atteste le mieux, c’est le gauchissement multiple de la plupart des vies, lequel persiste, voire s’aggrave.
En finir avec le règne sans partage du capital ne réglera pas tous les problèmes, sans qu’on voie aujourd’hui ce que peut signifier en finir avec lui une fois pour toutes. La solution n’est certainement pas à chercher du côté d’un monde totalement administré, d’autant moins que c’est très largement une autre version de celui-ci que nous promet le capital.
Puisque sa liberté restreint les libertés de tous, c’est le plus possible sur celles-ci qu’il faut s’appuyer pour lutter contre lui. Mais il ne faut pas faire que s’appuyer sur elles, il faut les approfondir et trouver la façon d’en garantir l’approfondissement par des institutions durables.
Seule une démocratie beaucoup plus réelle, garantissant et encourageant l’exercice de droits élargis pour tous (y compris économiques) en restreignant fermement les privilèges outranciers d’un petit nombre, permettrait en s’enracinant de commencer à dépasser la démocratie bourgeoise. La question qui se pose à nous est toujours celle de la possibilité d’un dépassement véritable des Révolutions du XVIIIème siècle et du prix à payer pour cela.
Voilà une réponse bien problématique et gauche à la question que j’ai posée, mais il me faut l’assumer pour l’instant, faute de mieux.
Gérard Lépinois, novembre 2008
Pot commun et jackpot
Tout le monde a de la chance : ce n’est pas que tout le monde gagne, mais que tout le monde peut gagner. Ce n’est pas une réalité, mais une possibilité. Pourtant, c’est une possibilité qui ne va pas pas sans une part significative de réalité. Le jackpot - en anglais, le pot de Jack - crée parmi les joueurs l’impression profonde et tenace d’avoir déjà gagné quelque chose, à savoir la possibilité même de gagner ce pot. Or, dans des vies étroites, c’est une possibilité très importante d’ouverture. Le fait qu’il soit très improbable qu’elle se réalise ne fait qu’ajouter à son poids. Il y a des tas de Jacks qui misent et cela fait un pot rempli qu’à tout moment un Jack quelconque peut gagner. A partir de là, peu importe que tous les Jacks soient plus ou moins des valets (comme le dit l’anglais), il y a quelque chose du grand seigneur qui les habite. Gagner le jackpot dépend d’une combinaison de figures ou de chiffres. Ce ne sont donc pas ceux-ci qui compte, mais la suite qu’ils forment. Tout comme les valets derrière un prince ne comptent pas pour eux-mêmes mais pour la disposition qu’on leur fait adopter. A ceci près qu’ici il s’agit d’une combinaison hasardeuse. Si Jack gagne le pot, c’est parce qu’il a eu de la chance. En même temps, Jack aimerait bien minimiser la part du hasard. Il joue par exemple sa date de naissance ou n’importe quelle combinaison un peu stable qui prend un certain sens pour lui. Il lui est difficile d’admettre que n’importe quelle combinaison de numéros a une chance égale (c’est-à-dire presque nulle) de gagner. Il essaie de se raccrocher à quelque préférence pour éviter le vertige du pur hasard. Il faut que cela reste un peu plus concret : il y a des Jacks, un pot, des mises, et une opération mystérieuse qui fait qu’un des Jacks gagne le tout. L’idée que le tout des mises puisse tomber dans la poche d’un Jack quelconque fait froid dans le dos à chacun d’eux. C’est la peur sublime de trop de bonheur. Miser, c’est consommer de la chance. Ce n’est pas tout à fait du vent. Comment être encore sûr qu’on peut avoir de la chance si on ne mise jamais ? Ce n’est pas parce qu’on a neuf chances sur dix d’avoir une chance sur mille de trouver à la poste une compagne pour toute la vie (ou du moins une session de son jeu) qu’on ne doit pas tenter sa chance.
Il y a sans doute toujours une combinaison propice qui guette (laissons les néfastes de côté). Là, ce n’est pas nous qui comptons, ni les éléments combinés : ce qui importe, c’est qu’une combinaison de ces éléments nous tombent soudain dessus. Ce que veut Jack, c’est faire partie d’une combinaison gagnante, en tant que destinataire de celle-ci. En quelque sorte, il prie le hasard de combiner pour son bien. Lui, qui en général n’aime pas les combines, adorent celles du hasard quand elles le font gagner. Il paraît que je vis dans un pays où tout le monde peut devenir riche. Chacun le peut-il par son mérite ou parce qu’il est jackpotable ? Faux problème ? Jack, quand il gagne le pot, croit qu’il a mérité « quelque part » que la chance lui sourie. Car elle ne sourit pas à tout le monde. Ce n’est pas une prostituée qui rabat n’importe qui. Elle choisit plutôt ses clients, selon des critères mystérieux. En tant qu’individus, nous vivons comme à l’intérieur de grands nombres qui prennent en considération notre multiplicité, en faisant abstraction de nos vies personnelles. Nous sommes peut-être indivisibles mais nous sommes multipliables, comme spécimens. Il est assez doux de vivre à l’intérieur de grands nombres qui nous délestent de nos particularités. En tant que population, totale ou partielle, nous sommes modélisables. C’est-à-dire qu’à partir d’un échantillon bien fait - basé sur la structure de ce que nous sommes collectivement - on peut prédire plus ou moins nos comportements. En tant que Jack, je peux changer cent fois d’avis avant d’acheter une boîte de conserve, il y a aura toujours un Jack quelconque pour compenser, à l’échelle des grands nombres, mon comportement imprévisible. Il y a très peu de chances pour que gagner le jackpot soit prévisible, mais beaucoup de chances pour qu’il y ait un tas de Jacks qui misent au pot. Il y a donc beaucoup de chances pour qu’un gros pot mise sur eux. Je vis dans un pays où la liberté des individus consiste, pour une part notable, à devenir prévisibles. C’est ce qu’on peut appeler une liberté échantillonnable et sondable. En tant que Jack, tu fais ce que tu veux, du moment que, « moi » (comme gouvernance en général), je peux prévoir dans les grands nombres ce que font les Jacks comme toi. Comment ils combinent, chacun et entre eux, à propos de ceci ou de cela (et le moins possible, de quoi que ce soit d’imprévu). Il est tout à fait prévisible que beaucoup de Jacks jouent avec l’imprévisible. Cela fait système. Système du jeu général de l’argent et, en particulier, des jeux d’argent. Les hasards de la vie sont systématisés sous la forme de toutes sortes de jeux de hasard. Ce qui compte, c’est que ce qui est imprévisible devienne fonction de ce qui est prévisible, bien plus que le contraire. Cela vaut pour les grands nombres, car, en ce qui concerne la vie de chacun, le système garantit moins que jamais la prévision. Plus il y a de prévisibilité générale et moins les « destins » individuels sont prévisibles, plus il y a de chances pour que chaque individu, afin de se rassurer, en appelle à l’imprévisible, en jouant, voire en priant. Autant on peut prévoir, à un moment donné, ce que les gens préféreront, autant on n’a qu’un intérêt très limité (notamment, par les siens propres) à leur garantir de prévoir comment ils gagneront leur vie dans dix-huit mois. La prévisibilité générale permet l’imprévisibilité individuelle, mais y oblige aussi. Dans ces conditions, être libre, c’est non seulement être prévisible dans les grands nombres et imprévisible comme individu, mais aussi être sensiblement contraints à l’imprévisibilité de sa vie par ceux-là même qui vous prévoient. Pour une part notable, être libre alors c’est être contraint (de prendre des risques et surtout des vestes). Comme, pour beaucoup de monde, il y a très peu de chances de pouvoir s’assurer durablement les conditions d’une vie digne (donc libre), il n’est pas étonnant que le Jack des Anglais reste l’emblème des valets (à la pérennité de l’emploi près). L’avenir systémique, en tant qu’il est prévisible et imprévisible, appartient toujours à de grands seigneurs. Ce sont les maîtres du pot et du hasard du pot.
Un drôle de voyage
Le plan causal, le pur comment, fait penser à des rails traversant la campagne : ceux d’aujourd’hui, au milieu d’une large coulée, avec la caténaire qui leur correspond. Le plan final (celui des finalités), le pur pourquoi, c’est par exemple le fouillis des motivations qui ont conduit de nombreux voyageurs à prendre le train qui file sur cette ligne. Le plan aléatoire, le pur peut-être, se traduit à l’occasion par la rencontre imprévisible au bar, à un moment donné, de quatre voyageurs qui ne se connaissent pas, dont l’un vient de la queue du train, deux de sa tête et le quatrième d’un wagon proche du bar. Mais il n’y a là rien de pur. Tout ne commence pas par les rails. Il a bien fallu qu’un Etat ait des raisons pour les faire construire. Il y avait donc du pourquoi à l’origine de ce comment. Tout ne commence pas non plus par le plan final : les motivations des voyageurs ne seraient-elles pas tout autres, s’il n’y avait ni trains, ni voitures, ni avions, pour voyager ? Le plan aléatoire non plus n’est pas un pur peut-être, puisqu’il n’est pas concrètement séparable des combinaisons qui se réalisent sans cesse à partir de lui. De plus, les voyageurs ont chacun une motivation (au moins) pour se retrouver maintenant au bar et celui-ci ne fonctionnerait pas sans alimentation électrique, laquelle relève du plan causal, etc.. Il y a donc entremêlement des plans. Pourtant, le plan (ou, sans doute mieux, l’espace) aléatoire semble envelopper les deux autres. Au bout des fins que je me donne il y a des aléas qui m’attendent. Quand j’arriverai à Brest, il pleuvra peut-être. Et, au grand dam des ingénieurs et des ouvriers, il y a des aléas qui surviennent dans la chaîne des causes. Ne se pourrait-il pas qu’un sanglier choisisse de mourir sur les rails ? Le plan causal semble inhumain. Science et technique n’ont que faire des motivations contingentes de ceux qui conçoivent ou construisent les rails. Ce plan est souvent vécu comme s’il était autonome. Il y a tellement de causes et d’effets à articuler sur lui que, quand on s’en tient à son extension considérable, on peut facilement faire abstraction des fins qui justifient chaque projet. Le plan final renvoie aux motivations les plus contingentes des hommes comme à leurs buts les plus rationnels. Il est ancré dans l’humain, même si des fins peuvent être aussi poursuivies par un Dieu : cela montre simplement qu’il n’y a pas plus humain qu’un tel Dieu. Ce plan est souvent vécu comme s’il était particulièrement autonome. La plupart des hommes ne sont-ils pas aujourd’hui enclins à croire que le royaume de leurs motivations commande à leurs vies ? Ils y associent en général l’idée de liberté. Le plan causal ne prime le plan final que pour ceux qui sont plongés dans une mécanique de construction (comme les ouvriers du rail ou de l’A.D.N.) ou de comportement (comme tous les routiniers du monde). Si le plan causal est celui qui mérite le plus ce nom (pas plus plat qu’une perspective de rails), le plan aléatoire est celui qui le mérite le moins. L’espace du peut-être enveloppe bel et bien les plans causal et final. Du plan causal au plan aléatoire, il y a multiplication des dimensions. On passe de quelques-unes à un nombre indéterminé. A remarquer que le plan final a des dimensions incertaines. Comme liberté possible, il peut même être imaginé comme étant d’un autre ordre que toute forme de dimension et supérieur à tout domaine qui relève de celle-ci. L’espace aléatoire rappelle le plan causal en ce qu’il semble inhumain et l’est très certainement quand on l’approfondit. Les désirs ou les besoins des quatre voyageurs n’entrent que pour petite part dans le hasard de leur rencontre, à un moment donné, au bar du train. Tout ce qui contribue à rendre possible cette rencontre est fondamentalement insuffisant pour l’expliquer. Par exemple, l’un d’entre eux s’y est pris en retard pour acheter son billet, ce qui explique quelque peu sa situation assise dans le train. Un autre n’aurait jamais pris ce train, s’il n’y avait pas eu, à l’autre bout de la France, le décès soudain du lévrier de sa soeur. Un troisième a été pris d’une crampe à force d’être assis. Il a supporté la douleur tant qu’il a pu, jusqu’au moment où il a décidé d’aller se dégourdir les jambes. Tout cela ne nous explique en rien comment leurs trajectoires vont exactement se croiser au bar à un certain moment. On a là une situation sans explication causale exacte, comme sans aucun sujet au bon ou au mauvais vouloir duquel on pourrait la rapporter. Cette situation reste fondamentalement inexplicable. Or, cela est l’inhumain par excellence. De plus, l’espace aléatoire paraît être beaucoup plus autonome que les plans causal et final. Ce n’est pas qu’il se donne sa propre loi comme pourrait le faire un sujet (ou, tout autrement, un organisme vivant quelconque), mais plutôt, si on élargit la question, qu’il se donne sa loi ou son absence de loi ( cela reste à « déterminer ») comme l’absence radicale de tout sujet possible (et, au-delà, de toute forme d’existence possible : au vide de la physique près ?) qui en serait à l’origine. Restons-en au train à grande vitesse : tout se passe comme si le hasard avait battu les cartes et en avait tiré quatre, avec pour résultat de faire qu’elles se retrouvent au bar, sous la forme de voyageurs occupés à boire un café, à acheter un journal ou, seulement, à regarder debout défiler un paysage flou. Tout se passe comme si nous étions les cartes d’un jeu bien plus purement aléatoire que ne l’est pour nous tout jeu de cartes.
On peut penser que le monde répond entièrement à une nécessité de type causal ; ou qu’il est intégralement soumis à une destination de type final ; ou qu’il est livré sans limite au hasard. Le fatalisme peut donc revêtir trois formes distinctes : on peut croire qu’on prend le train comme s’il était le rouage minuscule d’une immense horloge, avec ou sans horloger ; ou qu’on le prend parce qu’un Dieu (plus libre qu’un grand horloger) l’a voulu pour des raisons qui lui appartiennent ; ou qu’on le prend de façon essentiellement aléatoire, quels que soient les motifs immédiats auxquels on peut obéir. Le train apparaît successivement comme l’une des innombrables pièces d’une immense mécanique, l’occasion, parmi des myriades d’autres, que trouve pour s’exercer le vouloir omnipotent d’un Dieu et un coup de dés du hasard infini des particules qui prend une forme et une fonction consistantes à nos seuls yeux. Dans les trois cas, on est pris par le train plus qu’on ne le prend. On est comme écrasés par lui, en tant que sujets « libres ». En dehors de ces points de vue extrêmes, il y a entremêlement des plans ou des espaces. Ce qui est vécu, c’est un mélange plutôt obscur de hasard (la pile de mon réveil est morte juste ce matin, ce qui a fait que j’ai sauté dans le train à la dernière minute et sans rien dans le ventre. D’où ma présence au bar au moment en question), de causalité (la mécanique du métro m’a transporté jusqu’à celle du train, en passant par celle de plusieurs escaliers) et de finalité (si je vais jusqu’à Lyon, c’est pour nettoyer ma tombe, tant qu’il est encore temps). Et si, dans notre monde et à notre échelle, il n’y avait pas de pur hasard ? Si le train obéissait à une rationalité et répondait à des fonctions incontestables, quoi qu’il en soit du hasard fondamental des particules ? Si ce n’était pas le cas, je vois mal comment on pourrait prendre le train. Pourtant, cela ne renvoie pas forcément à une causalité et à une finalité solides. Ne peut-on pas faire l’hypothèse qu’on rencontre seulement des causes et des buts occasionnels ? Une cause occasionnelle, c’en est une qui ne suffit pas à produire un effet, mais qui y contribue. Il peut en aller de même d’un but occasionnel, relativement à une fin plus certaine que lui et qui mérite mieux ce nom. Mais dans notre hypothèse, il n’y a plus ni cause efficiente (qui suffit, pour l’essentiel, à produire un effet), ni cause finale (qui suffit, pour l’essentiel, à réaliser une fin). Pour expliquer le comportement du train et la conduite des voyageurs, il n’y a plus que des circonstances et des motifs partiels et occasionnels, c’est-à-dire plus ou moins hasardeux. En se cumulant, ils suffiraient bien à produire des effets, mais de façon toujours plus ou moins aléatoire. C’en serait fini des ingénieurs et des ouvriers du rail sûrs de leurs métiers et des voyageurs sûrs de leur train (et de son bar). Il n’y aurait pas dans notre monde de hasard absolu, mais un constant et inégal mélange de hasard, de causalité et de finalité, qui suffirait à rendre nos vies très incertaines, du moins en termes d’exactitude. Nous aurions pris rendez-vous à la gare entre telle heure et telle autre, dans l’hypothèse où je ne renoncerais pas, au vu des circonstances, à prendre un train seulement censé m’amener jusqu’à vous, ni vous à attendre mon arrivée éventuelle.
Machine et incertitude
Notamment depuis qu'on s’est aperçu qu'en physique des particules les instruments d'observation modifient les phénomènes observés, un certain doute s'est levé à propos de l'utilisation de toutes sortes de machines. Il se trouve que les particules - en très petit et en très grand, mais aussi dans les eaux moyennes de la vie - sont devenues « clairement » notre pain quotidien. Pourtant, le doute qui s'est levé dépend très peu de nos connaissances. Pour une part importante, il découle au quotidien de l'utilisation (ou de la simple captation) massive de machines, en général, électroniques. Tout se passe comme si - à force de vivre densément au milieu d'électrons et consorts, et d'être traversés par eux - nous devenions extrêmement sensibles à leur très étrange comportement. Doit-on tellement s'étonner d'apprendre que les calculs mathématiques de grande dimension, effectués à l'ordinateur (ou à la simple calculatrice), dépendent dans une certaine mesure de la marque de la machine utilisée ? Depuis longtemps, un doute s'est levé, concernant l'aptitude des connaissances humaines à aboutir à des résultats absolument exacts, et il semble bien que cela n'ait fait que s'accélérer ces derniers temps. Les sciences, de leur côté, ne cessent de mettre au point des méthodes correctives qui leur permettent d'éliminer un maximum d'erreurs ou de déformations, et surtout d'affiner les approximations nécessaires, en enjambant, autant que faire se peut, les inexactitudes de détail impossibles à éliminer, et elles y arrivent fort bien, si on en croit maintes applications techniques. Pourtant, la massse de la population ne bénéficie pas de telles ressources de rigueur et de ruse. Il lui reste tout juste son « intuition », mais c'est précisément elle que notamment les machines travaillent, et à travers elles la réalité particulaire. S'il existe un paradoxe, c'est que des machines puissantes - rendues concevables par les découvertes de scientifiques et mises au point par des techniciens, sur la base d'un affinement sans précédent d'approximations qui concernent une incertitude, semble-t-il, fondamentale -, ont tendance à déboucher, pour la masse des utilisateurs, sur une levée d'incertitude, concernant toute leur vie, qui semble les condamner à des approximations intuitives et souvent aveugles. Il ne s'agit ni de dire que l'intuition courante est suffisante, ni de dire qu'elle n'a aucune valeur de vérité. Il ne s'agit pas non plus de se satisfaire de la répartition moyenne d'une telle intuition (de sa lucidité et de son aveuglement relatifs). L'important, ce serait, me semble-t-il, de mieux comprendre comment tout le corps d’un homme, et pas seulement son esprit, est plus ou moins travaillé, à l'échelle de sa vie quotidienne, par une intensification de la réalité particulaire ou, du moins, une exacerbation de sa sensibilité à cette réalité. On peut aller jusqu'à se demander si un certain type de comportement des particules (comme on dit en physique) n'en vient pas à influer sur le comportement des hommes, du moins sur la compréhension qu'ils peuvent avoir de celui-ci (mais cela ne tend-il pas à revenir presque au même ?). Depuis qu'on parle de corps également à propos de la matière non-vivante, c'est la spécificité de tous les corps vivants qui est devenue quelque peu douteuse. Il est léger de se contenter de l'idée que les machines sont au service des hommes. Certes, un ordinateur ne fait que ce pour quoi il a été programmé, mais la plupart des hommes n'ont pas accès à sa programmation. Comme écriture de base (exactitude et incertitude inséparables), la programmation des ordinateurs, entre autres choses, est une affaire de spécialistes. La masse des utilisateurs naviguent seulement à l'intérieur d'une liberté bornée par une écriture qui leur échappe. La transcendance de ce type d'écriture rend ces derniers dépendants d’un type d'exactitude et d'incertitude qui, la plupart du temps ignoré, est néanmoins supporté et largement vécu par eux, à travers diverses utilisations. Ce n'est pas parce que les machines sont vécues par les utilisateurs sur le mode de la certitude (en partie réalistement, en partie imaginairement) que l'incertitude fondamentale du monde particulaire qui est au coeur de celles-ci, n'agit pas sur leur corps et leur esprit. Quant à savoir comment au juste, c'est bien difficile à comprendre. Du probabilisme quantique au probabilisme social, il se pourrait qu'il y ait des rapports plus intimes qu'en général on ne le pense. Quand on apprend que des ordinateurs de deux marques différentes peuvent donner, d’un long calcul, des résultats qui différent, à quoi peut-on croire encore, en toute certitude ? Mais on n’a pas besoin de cela pour s'apercevoir qu'on passe d'un monde où ce qui méritait le nom de certitude concernait la chose en tant que telle, à un monde où toute certitude (approximative) concernant les choses dépend dorénavant du point de vue des hommes (et de la nature des instruments) qui ont à l'établir. Toute forme de connaissance est, de façon plus communément accentuée qu'avant, fonction de la situation des hommes qui l'établissent.
Et ce n'est pas parce que des machines les aident de plus en plus à l'établir, au point de paraître plus d'une fois presque se substituer à eux, qu'elles ne sont pas elles-mêmes en situation, c'est-à-dire contraintes de rendre les connaissances qu'elles permettent d'acquérir, relatives à leur degré d'avancement technologique, voire à leur marque, vraisemblablement aussi à leur emplacement particulier dans l'espace, et plus profondément au type de réalité incertaine dont leur fonctionnement procède.
Tout se passe comme si l'accès, devenu problématique, à toutes sortes d'objets de recherche supposait impérativement de prendre en compte la situation complexe du sujet (mélange d'hommes et de machines) qui cherche à les connaître. Et cela va bien au-delà de la notion traditionnelle de subjectivité : il s'agit d'une situation « subjective » qui, correctement mise au point (c'est--dire elle-même connue et agie), devient une condition sine qua non de toute forme de connaissance « objective ». Il ressort de là, à la fois, la notion d'une situation d'observation ou d'expérience, mais aussi de calcul et de théorisation hypothétique, qu'on peut dire subjective, seulement au sens où elle tend au plus haut degré d'objectivité possible ; et, complémentairement, la notion d’un type de connaissance qu'on peut dire objective, seulement au sens d'une approximation, poussée le plus loin possible (ou autant qu'il est utile), de la réalité des objets à connaître. On peut le dire ainsi : l'opposition entre subjectivité et objectivité n'a plus grand sens (et cela, plus ou moins, partout). L'une ne peut plus prendre sens que par l'autre, au bout de tout un effort mental. Et ce qui est vrai des sciences les plus « dures » l'est, notamment via les nouvelles technologies, de la vie de tous les hommes (du moins, de ceux qui vivent dans des sociétés développées, notamment en ce qu'elles les enveloppent densément dans leurs rets financiers et numériques). Approximations, probabilités, incertitude avérée, certitude relative, etc., deviennent le pain quotidien, et non gratuit, de la plupart des gens qui sont suffisamment sensibles à ce qu'ils vivent. S'il y a encore des adeptes de la certitude absolue (des dogmatiques), c'est au prix d'une schizophrénie qui se paie de plus en plus cher, ou alors ce sont autant d'idéologues déguisés en savants. La plupart des hommes sont obligés de reconnaître que leur vie devient incertaine. Mais, alors que cela découle de toute une culture de l'incertitude économique à l'échelle du monde, cela est en même temps inscrit dans l'air du temps par les sciences et les technologies. Les manières d'« écrire » (économiques, sociologiques et psychologiques, scientifiques et technologiques) qui influent principalement sur la vie des hommes, vont largement de pair : elles se constituent et se renforcent les unes les autres. En effet, même devenues étranges, des formes d'écriture (ou de dessin et de peinture), très souvent numériques, - modèles, lois, modes de calcul, de raisonnement, de programmation, de fonctionnement, etc. - conditionnent amplement, quoique de façon souvent implicite, la vie la plus spontanée des hommes. En un sens, on en est toujours au respect obligé des Ecritures. Mais on aurait tort d'en conclure que toutes ces formes d'écriture n'existent que pour défendre les mêmes intérêts particuliers. La réalité est beaucoup plus complexe : elles sont certes des instruments appelés par une dynamique particulière de l'histoire, mais, en même temps, elles ne s'y réduisent pas. D'où leur utilisation possible, quoique ardue, pour tenter le passage vers une dynamique différente. Avec nos superbes machines et sans elles, nous vivons une espèce de probabilisation tous azimuts de la vie. Aujourd'hui, nous ne pouvons pas plus être absolument certains d'une option politique que de l'avenir de notre couple. Et beaucoup de choses que nous attribuons facilement à un surcroît de liberté qui nous serait accordée et que nous nous accorderions, relèvent en vérité (approchée) de ce que, fondamentalement, nous subissons un tel état de fait : plus précisément un état de brouillage de la notion de fait (et de loi) absolument objectif. Notre liberté reste donc bien plus à gagner, à certaines conditions, qu'elle n'est simplement constatable. Un tel état trouble de fait peut conduire à s'abandonner à une sorte de scepticisme mou qui renonce à toute forme d'engagement et s'en remet à une vie au jour le jour. C'est une version, sans aucune ossature, de la flexibilité à laquelle forcent et invitent les intérêts étriqués du système. Ce comble de l'aliénation pourra être vécu comme une « pure » liberté. Mais un tel état peut conduire aussi à redoubler d'efforts pour chercher, collectivement et individuellement, une nouvelle façon de s'orienter et de tenter de transformer les choses en profondeur, qui évite, à la fois, l'écueil de l'arbitraire objectiviste (« c'est ainsi et pas autrement »), lequel rend l'action dangereuse, et celui de l'arbitraire subjectiviste (« ce peut être ainsi ou, indifféremment, autrement ») qui rend l'action absurde. Ce n'est pas parce qu'on est tenu à des approximations qu'on doit renoncer à la plus grande exactitude possible et ce n’est pas parce qu'on a affaire à des probabilités qu'on doit renoncer à agir, avec toute la prudence requise.
Détermination et prudence peuvent devenir fonction l'une de l'autre, sans que l'une ait à être sacrifiée à l'autre. De même, imagination et rationalité.
Mais cela demande beaucoup plus d'efforts, de la part de chacun, qu'à l'époque des vérités ontologiques (quand on pensait qu'elles concernaient absolument l'être lui-même). Or le meilleur des sciences peut nous aider en cela, comme exemple d'un effort multiple que la probabilisation du monde, du moins de la vision qu'on en a aujourd’hui, ne décourage jamais : d'un effort capable de retourner les limites découvertes de la connaissance en nouveaux outils pour connaître le monde, d'une façon approchée mais suffisante pour le transformer. Et on aurait grand tort de laisser ces outils jouer seulement au bénéfice des responsables actuels du monde (et de leur soi-disant hypermodernisme) : ceux-là mêmes qui, sauf (improbables) exceptions, le dirigent sans jamais en répondre sérieusement (se donnant eux-mêmes, par ce comportement, comme les simples instruments, quoique d'apparence parfois sophistiquée, du devenir opaque d'un certain système).
Si l'on ose dire
En littérature et au-delà, se pose la question d'une écriture de l'incertitude qui soit couplée à une incertitude de l'écriture. L'une fait et a besoin de l'autre. S'il y a trop d'incertitude dans l'écriture, elle ne vaut rien, car elle doit être suffisamment appropriée et précise. Mais, si en elle on trouve trop de certitude, elle ne vaut rien non plus, car une écriture qui ne doute pas de son fondement et de son objet, d'elle-même comme du monde, peut asséner seulement des vérités trop pleines. Il faudrait donc naviguer entre vérité trop vide et vérité trop pleine, sans jamais être très sûr de ne pas faillir d'un côté ou de l'autre. Les particules virtuelles du vide quantique (lequel est peut-être une fiction) ont ceci de bon qu'elles semblent exister essentiellement pour affirmer celui-ci. A l'inverse, ce vide ne se conçoit pas sans de telles particules qui apparaissent et disparaissent. N'est-ce pas là comme un modèle idéal pour des rapports subtils entre un fond inépuisable et une écriture qui ne s'imagine pas graver, s'enfonce à peine et affleure à peine à la surface de son « support », consciente (ou plutôt subconsciente) qu'elle est, à la fois, d'une immense exigence et de devoir être reprise sans fin, d'être effacée aussi pour que la tâche soit différemment recommencée par d'autres ? Où l'on retrouve Mallarmé, l'inventeur en quelque sorte des dés littéraires, et ses grands espaces blancs, même s'ils sont dans ce modèle plutôt noirs : son idéal de subtilité, de plume légère au tracé à la fois continu et raréfié à l'état de points épars, son idéal de certitude de l'incertitude et d'incertitude de la certitude. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard. Par contre, il se pourrait qu'un hasard monstrueux épuise à tout jamais la série des coups de dés possibles, du moins pour les joueurs humains. Car pour ce qui est du vide, on peut lui faire confiance. Il n'est pas près de cesser de cracher des ombres de dés fugaces, de soi-même (si l'on ose dire) à soi-même, sans qu'on ait à en escompter aucun autre résultat que l'apparition par hasard d'une particule, vaguement plus durable que les autres, qui mérite (si l'on ose dire) d'être qualifiée de matérielle.
Gérard Lépinois, mars 2009
D’un sentiment général d’impuissance
à la confiance en soi
et à un climat de confiance

Notre école où l’on s’ennuie, où l’on bavarde, cette école incapable de mettre en mouvement, pour leur développement, les jeunes qu’elle accueille, de mettre en branle leurs pouvoirs et leur volonté est à l’image de notre société où l’on s’ennuie, où on travaille de moins en moins, où on joue de plus en plus, où l’on est retraité de plus en plus longtemps, où on ne prend que des risques imbéciles, où l’on a perdu le sens du projet, l’esprit d’initiative. Cela vaut pour les individus, les entreprises, les banques, les pouvoirs (de la commune à l’État). Une société qui sacrifie l’économie physique, la recherche, la culture, la santé, l’école, qui est sans avenir, sans projet, a l’école qu’elle mérite : une école sans mission, sans passion.
Le sentiment dominant de cette époque, de cette société, c’est l’impuissance. Je vois trois discours contribuant à diffuser ce sentiment :
– le discours écologiste, généralement anti-scientifique, anti-technologique, hostile au progrès, nous menaçant d’épuisement des ressources, d’effet de serre, de trou dans la couche d’ozone, de fonte des glaces polaires, préférant la nature à l’homme, l’animal à l’homme, véritable lobby à l’échelle mondiale, représenté par le WWF, Greenpeace, lobby anti-nucléaire, concepteur de projets comme Natura 2000 et de notions comme le « développement durable »
– effet de ce type de discours : je demandais un jour à une metteure en scène, soucieuse de sortir les spectateurs de leur position de consommateur culturel, si elle voulait pour les Africains ce qu’elle avait en France : de l’eau potable, de l’électricité d’origine nucléaire, des médicaments ; eh bien, cette jeune femme qui a fait l’Institut d’Études Politiques de Paris m’a répondu qu’elle ne savait pas ce qu’il fallait pour les Africains, qu’elle se méfiait des pensées fortes (à prétention universelle comme le progrès scientifique et technique) et préférait les pensées faibles (je n’ai pas de solutions pour eux)
– le discours démographique nous menaçant de surpopulation, d’abaissement du niveau de vie, de fossé entre le Nord, riche, et le Sud, pauvre, de flux migratoires, d’invasion par les immigrés et les épidémies
– effet de ce type de discours : la peur et ses « remèdes », racisme, nationalisme, populisme
– le discours économique, celui du libéralisme à prétention mondialiste avec ses serviteurs zélés : technocrates du FMI, de la BM, technocrates des banques centrales et de tout le système bancaire
– effet de ce type de discours : il n’y a pas de volontarisme politique possible dans le monde du marché ; le monde du marché, c’est le monde de la libre concurrence et tout obstacle à la libre concurrence doit être levé ; c’est ce qu’on appelle « déréglementer », « déréguler » ; si tu sais entendre ce que les mots disent, tu entendras « déréguler » c’est-à-dire absence de règles, c’est-à-dire loi de la jungle, loi du plus fort ; un tel monde, le monde de la libre entreprise, de la libre finance, du libre marché, c’est un monde sans foi ni loi où l’homme est un loup pour l’homme.
Ce sentiment négatif révèle malgré tout une certaine conscience : on sent que ça ne va pas, qu’on est mal barré, on ne sait pas quoi faire pour redresser la barre. Alors, on se laisse aller, on laisse aller les choses.
Sur ce sentiment d’impuissance, fleurit l’irresponsabilité. Après moi, le déluge ou la canicule. Je roule en voiture climatisée. Je travaille dans des bureaux climatisés. Je vis dans un appartement ou une maison climatisée. Puisque je ne peux agir sur le monde (proche ou lointain), je vis à ma façon sans me soucier des autres et des conséquences. Je trafique ma mob ou mon scoot. Je pousse à fond ma moto, ma sono, ma radio. Je jette mon mégot. Je passe au rouge. Je ne marque pas le stop. Je tronçonne à 6 h du matin. Je piscine à minuit. Bref, l’irresponsabilité (l’irrespect des règles de civilité et des règlements) est considérée comme expression de notre liberté. Être libre, c’est faire n’importe quoi, en se moquant de la loi. Ces comportements s’observent du jeune âge au grand âge. Il n’y a plus de sage.
Le monde dans lequel nous vivons est complexe. Et cela décourage le grand nombre. Chercher à le comprendre pour pouvoir y agir est difficile. Et cela décourage le grand nombre. Malgré la surinformation, la médiatisation, l’essentiel reste caché. Sauf exception, on ne sait rien de ce qui se dit et se décide à la Maison blanche, à l’Élysée, chez Loockeed, Coca-Cola, United Fruit, Microsoft, Sony, au FMI, à la BCE… Les discours des présidents, les bilans et perspectives des banques et des multinationales ne sont que des habillages plus ou moins habiles pour obtenir l’adhésion au mieux, l’indifférence au moins des gogos que nous sommes et considérés comme tels. On ne comprend ce qui s’est passé, qu’après, quand on voit les conséquences des décisions prises, quand les archives sont rendues publiques. Et l’on découvre la manipulation des opinions, que l’on soit en régime de dictature ou de démocratie. Paradoxalement, la manipulation révèle de la part des décideurs leur appréhension de l’opinion et donc le pouvoir de l’opinion, notre pouvoir. Chacun peut prendre la parole, la plume, envoyer des mails, des courriels. Une intervention individuelle n’est pas nécessairement inefficace. Les interventions collectives ne sont pas nécessairement efficaces. S’organiser pour être efficace, s’organiser en syndicats, en partis, en collectifs, en coordinations, en associations, en ONG, demande beaucoup de vigilance car là aussi la manipulation est fréquente. Dès qu’il s’agit de pouvoir, de lutte pour le pouvoir, il y a risque et « chance » de manipulation. Pouvoir et contre-pouvoir, pour être manipulateurs, pratiquent le double langage. Le pouvoir a un langage secret, caché pour les siens, sa caste, et un langage public pour l’opinion, langage souvent simpliste, à coups de petites phrases, de slogans vides. Un contre-pouvoir a un langage codé pour ses militants et un langage public pour l’opinion, souvent simpliste, à base de slogans vides. Le double langage permet de faire le contraire de ce que l’on dit, de ne pas tenir ses promesses… Ces pratiques de manipulation, de double langage, contribuent à discréditer la politique, les politiques. Les gens mettent tous les politiques dans le même sac : tous pourris, et se détournent de la politique, s’abstiennent ou votent extrêmes c’est-à-dire irresponsables même si certaines analyses des extrêmes sont à entendre parce que révélatrices de ce qui se pense dans les têtes d’en bas. Bref, le discrédit de la politique affaiblit le politique, renforce le libéralisme sauvage, et contribue au sentiment d’impuissance, à la rage engendrée par l’impuissance d’où ces montées de violence qui font peur, le sentiment d’insécurité.
Attitudes et décisions irresponsables de chacun participent à augmenter le sentiment général d’impuissance. Attitudes et décisions responsables peuvent contribuer à reconstruire ou à construire chez chacun, la confiance en soi et à créer, recréer un climat de confiance. Mieux vaut respirer du bon air que de l’air pollué, mieux vaut vivre dans un climat de confiance que de méfiance, de violence.
Donc, d’un côté, l’action sur le monde par la conquête d’un plus ou moins grand pouvoir manipulateur (un contre-pouvoir n’est pas moins manipulateur qu’un pouvoir), de l’autre, l’action – le travail sur soi et en vérité. Entre le tout-action-sur-le-monde et le tout-travail-sur-soi, il y a place pour une infinité de comportements, de un peu d’action sur le monde et beaucoup de travail sur soi à beaucoup d’action sur le monde et un peu de travail sur soi. Bien sûr, je m’adresse ici à ceux qui veulent se bouger-un peu-beaucoup et auxquels je veux donner confiance, montrer qu’ils peuvent entreprendre, passer de l’irresponsabilité à la grande responsabilité. J’espère au passage convaincre quelques adeptes du ni-ni, ni action sur le monde, ni travail sur soi, de renoncer à l’état de feuille, de légume, de larve, de mollusque, de veau pour s’essayer à devenir homme, c’est-à-dire acteur, créateur, penseur, inventeur, découvreur.
Je partirai d’un constat. Le monde, jeunes et adultes et vieux, est sous influence. Sous l’influence d’une culture de la mort, made in USA and Japan. L’american way of life, en réalité of death, est le mode de vie dominant, tendant à s’universaliser, à uniformiser la planète. Nous sommes engagés entre autres dans une guerre culturelle, idéologique sans que nous ayons conscience de cet état de guerre. Parler de l’exception culturelle française, c’est déjà reconnaître que la culture dominante est anglo-américano-nippone. Et vouloir la reconnaissance de cette exception, c’est déjà être dans une position de faiblesse. Parler de résistance à la mondialisation, c’est encore être dans une position de faiblesse. Les idéologues américains qui fournissent au pouvoir américain les outils intellectuels de sa domination ont produit le concept et les scénarii du choc des civilisations. Soucieux de leur hégémonie et de leur durée, les USA (pouvoir politique et puissances économiques) sont offensifs. Nous, nous sommes sur la défensive. Nous parlons d’un monde multipolaire, de dialogue des cultures, mais nous sommes quasi-inactifs. La soi-disant exception culturelle française a pourtant produit les droits de l’homme et la devise de la République. Voilà une déclaration qui a aujourd’hui une valeur universelle, qui est une référence universelle pouvant d’ailleurs être améliorée, enrichie. La France et l’Europe – mais encore faudrait-il une Europe politique et non l’Europe technocratique – ont tous les atouts pour être offensifs. Nous sommes par exemple le premier pays touristique du monde. Ce qui attire le monde, ce sont nos villes : Paris, Carcassonne, nos monuments ou réalisations : Notre-Dame de Paris, la Tour Eiffel, nos musées, nos festivals : Cannes, Avignon, Aix, Deauville, notre cuisine, nos vins, nos fromages, notre haute couture, nos parfums, nos lieux branchés : le Lido, le Moulin Rouge, Saint-Trop, notre façon de vivre, notre hospitalité envers les damnés de la terre, les exilés politiques, nos valeurs et la défense de ces valeurs universelles : la justice, la liberté, la paix, l’égalité, la fraternité. Comme le tourisme est devenu une industrie et un commerce, cela a eu des conséquences : le bétonnage des bords de mer, une certaine désertification des campagnes, une appropriation par Anglais, Allemands, Belges, Néerlandais de quantité de nos fermes, mas, terroirs car pour eux, il fait bon vivre en France. Le tourisme, tout en restant une industrie et un commerce, devrait devenir le souci du plus grand nombre. Accueillir, inviter chez soi des jeunes, des étudiants, Américains, Australiens, Anglais, Japonais, voilà une manière intelligente de mener la guerre culturelle pour faire valoir le dialogue des cultures et renforcer le poids de la France. Les jumelages de villes souvent vides de contenu devraient être pris au sérieux : se jumeler avec une ville américaine, avec une Japonaise, avec une Russe, avec une Indienne, avec une Chinoise, quel programme ! Pour que la France s’exporte, pour qu’elle retrouve sa grandeur, son influence, qu’elle soit accueillante ! Et que cette politique d’accueil ne soit pas le fait seulement des agences de voyages, mais qu’elle soit orchestrée par le pouvoir (de l’État aux communes).
Par cet exemple, généralisable à bien des domaines, on devine que le sentiment d’impuissance n’a pas de bases objectives, que c’est dans les têtes que cela se passe, en particulier dans les têtes des élites qui, au lieu de penser, de proposer, d’œuvrer dans une certaine idée de la France, ne pensent qu’à la reconduction de leurs privilèges et pour cela collent aux préoccupations immédiates des Français. Aujourd’hui on ne fait plus de la politique, on fait de la compassion. Les Américains ne s’y trompent pas qui voient dans les Européens, des Munichois, c’est-à-dire des capitulards. La soumission de nos élites à l’idéologie libérale, à l’ami américain, véhiculée par nos grandes écoles, l’ENA en particulier, est en grande partie responsable de l’immobilisme de la société, du sentiment d’impuissance qui y règne. Des élites encamisolées, c’est la paralysie d’un pays. Nos élites, polluées par l’idéologie de ceux qui nous font la guerre, contribuent à faire de nous le petit pays que leurs mentors souhaitent soumettre. L’idéologie libérale récuse les notions d’intérêt général, de bien commun, de res publica, de vouloir-vivre ensemble. Elle génère à l’opposé le chacun pour soi, un darwinisme social qui veut que l’homme soit un loup pour l’homme, que les riches soient toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres, les forts plus forts et les faibles plus faibles, nouveau système de castes où la caste dominante n’a qu’un objectif : obtenir par tous les moyens la rente financière assurant ses beaux jours. Prédateurs féroces, ces rentiers, ces financiers s’en prennent à tout ce qui produit de la richesse, à tout ce qui peut engendrer de la richesse. Nos élites ont dans leur bon usage de cette idéologie, rentabilisé leur diplôme : c’est le diplôme-rente à vie. Sortir de Polytechnique avec tel rang à 22-23 ans, voilà ce qu’on monnaie toute sa vie. Les salaires exorbitants de nos chefs d’entreprise révèlent bien que ce qui les anime est de se mettre à l’abri du besoin pour plusieurs siècles. Leur cynisme ne peut que faire tâche d’huile. Combien de gens d’en bas qui, rêvant de s’en sortir, rêvent de s’en sortir en gagnant le plus vite possible, par tous les moyens, le plus de fric possible. En haut, les grands hold-up, les OPA d’initiés, meurtrières pour l’emploi. En bas, les petits trafics, les petits braquages. Au milieu, les otages, branchés sur leur télé, profiteurs quand ils le peuvent, joueurs espérant gagner le gros lot et toujours perdants.
Alors, en quoi consiste cette confiance en soi, praticable même en temps d’impuissance généralisée ? D’abord en nos capacités à chacun. Capacité à réfléchir, à se servir de son esprit critique, à penser. Capacité à imaginer, à se faire des films qu’aucun cinéaste d’Hollywood ne réalisera. Capacité à concevoir et réaliser des projets. Capacité à construire ses convictions et ses valeurs et à les questionner pour les valider ou les invalider et à les mettre en pratique. Capacité à chercher la vérité pour vivre en vérité.
Ensuite confiance dans les capacités des autres. Il s’agit donc pour toi d’évaluer ce que vaut l’autre au moment où tu le rencontres et de mettre en œuvre ton auctoritas d’auctor. L’étymologie nous le dit. L’auctor est celui qui augmente la confiance, celui qui pousse à agir, qui fait avancer, qui promeut. L’autorité engage à agir, à s’autoriser, à devenir auteur. Ton autorité, bien comprise, c’est-à-dire qui ouvre des voies, des passages praticables – et pas des impasses – autorise l’autre à s’autoriser, à devenir auteur. Évidemment pour autoriser l’autre, il faut aussi que tu t’autorises c’est-à-dire que tu te libères de tes a priori, de tes préjugés, de tes préventions, de tes soumissions. Avant d’apprendre, il faut désapprendre. Pour apprendre à être, il faut désapprendre à paraître. Désapprendre à avoir.
Enfin confiance dans ta culture. Confiance dans la langue française. Confiance dans la littérature française, dans la philosophie française, dans le théâtre, le cinéma, la chanson française, dans la peinture, la sculpture, la musique française… Et au-delà, confiance dans la culture européenne dont le patrimoine est considérable, vieux de 2 500 ans, quand celui des USA a 200 ans à peine. Prenons l’exemple du théâtre. Le théâtre européen depuis la Grèce antique, depuis Eschyle jusqu’à Koltès, Lagarce, Gabily, c’est au moins cent auteurs majeurs, mille chefs-d’œuvre universels. Ce n’est donc pas une exception culturelle. Or que constate-t-on ? Sur mille chefs-d’œuvre, trente sont régulièrement mis en scène de dix auteurs majeurs. Nous-mêmes, Français, Européens, n’avons pas droit à notre répertoire, pourtant universel donc vecteur essentiel pour reprendre l’offensive dans la guerre culturelle qui nous est faite, guerre du même genre que celle menée par les USA via la CIA pendant les 40 ans de guerre froide avec l’URSS1. Ce qui a valu hier vaut aujourd’hui. N’attendons rien de bien de l’ami américain qui craint par-dessus tout que l’Europe devienne une Europe politique et qui fait tout, avec le concours des Anglais, pour qu’elle ne soit qu’un marché de libre-échange.
En reprenant confiance en soi, en redonnant confiance à d’autres, en s’immergeant avec confiance dans notre culture pour mettre en valeur notre patrimoine ou pour l’enrichir de notre propre apport, nous nous sentirons mieux dans nos têtes, nous n’aurons pas à déléguer notre fierté à nos sportifs quand ils gagnent, à nos stars quand elles s’exportent, parce que nous serons fiers de nous, de nos initiatives, de nos projets, de nos réalisations, de notre manière d’être et de vivre (dans la vérité, le dialogue et le partage et non dans la frime, la compétition et le chacun pour soi). Le présent nous paraîtra engageant et l’avenir bien engagé. Du No Future au goût du présent et de l’avenir. D’une culture de la mort à une culture de la vie. D’une culture de la médiocrité à une culture de l’excellence. Du laxisme à l’exigence. De la démagogie à l’autorité (au sens étymologique). Telles sont les voies que nous souhaitons te proposer parce que nous t’aimons – tous les jeunes au-delà de nos propres enfants – et que nous te faisons confiance.
Jean-Claude Grosse
Pour une école du gai savoir
Les Cahiers de l'Égaré, 2004
Le poids du hasard et de l’imprévu dans l’innovation n’est plus à prouver. De nombreuses innovations ont pu voir le jour grâce à la rencontre inattendue et hasardeuse entre un évènement déclencheur et une idée, un concept. Sérendipité : hasard et innovation 1 L’une des plus célèbres d’entre elles s’appelle le post-it. Star des séances de créativité et de brainstorming depuis plusieurs années, le post-it doit son existence à un premier raté, celui de Spencer Silver, chercheur américain des années 70, qui peine à mettre au point une colle très puissante. C’est en la détournant de son objectif premier que son collègue Arthur Fry inventera un procédé inédit permettant de tirer profit de cette colle peu puissante mais adhésive plusieurs fois de suite sur un papier : le marque-pages collant qui n’abîme pas les papiers. Cette invention révolutionnaire est à l’origine de l’engouement mondial pour le post-it.