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Hugo: qu'est-ce qu'une bonne école ? / Laurent Carle

23 Janvier 2016 , Rédigé par grossel Publié dans #L.C., #agora

Hugo: qu'est-ce qu'une bonne école ? / Laurent Carle

pour inaugurer cette année 2016, ce 5 janvier 2016, date du soulèvement spartakiste en Allemagne (Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, 1919), date aussi du massacre de Charlie Hebdo (2015), cet article signé L.C., Laurent Carle

et ces autres mots de Victor Hugo : "Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voila l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise" Victor Hugo,Les Misérables (cité par l'historien Patrick Boucheron, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 17 décembre 2015)

HUGO, QU’EST-CE QU’UNE BONNE ECOLE ?

On sait ce qu’est un « bon » élève. Pour l’école, la question divise. Selon qu’elle s’adresse aux patrons, aux parents, aux formateurs, aux élèves ou aux élus qui nous gouvernent la réponse ne sera pas la même. Au-delà des variations, en général, pour les profanes comme pour les experts, il suffirait d’être savant pour être un bon prof. Je vais tenter, modestement, d’imaginer la réponse de Victor Hugo, au soir de sa vie. Je pense qu’avant de répondre il examinerait avec lucidité les « résultats scolaires », les effets de l’école sur les individus et sur la société, à la lumière des objectifs et missions qui lui furent confiées par la République. Telle école, tel enseignant ! Par quelle pédagogie, avec quel projet, pour quelle destinée d’adulte et vers quelle société en perspective, instruire et éduquer les enfants en contribuant avec succès et satisfaction professionnelle au progrès humain ? La réponse se trouve dans l’histoire. L’école l’enseigne. Qu’enseigne l’histoire de l’école ? Fille « naturelle », spirituelle et légitime de la Révolution (des révolutions) et de la République, porte-t-elle encore en elle leurs idéaux ou les a-t-elle perdus en chemin dans les cahots de l’histoire ? Forme-t-elle des citoyens ou des sujets ?

Depuis la chute de Napoléon III à Sedan en 1870, après avoir vécu plusieurs siècles sous la monarchie, les Français ont découvert, très lentement mais quand même, les avantages de la démocratie et, parmi elles, la liberté de pensée. Jusque là, nos ancêtres priaient, sans trop y croire, pour être gouvernés par un « bon » monarque, clément et paternel. Depuis un peu plus de 140 années, on vit enfin, avec des hauts et des bas, dans une république parlementaire imparfaite, qu’on améliore de législature en législature. Le système scolaire a-t-il évolué en même temps que la société, au rythme des réformes politiques ? L’esprit de réforme bouillonne-t-il dans les esprits ?

Un extraterrestre, qui débarquerait de son vaisseau spatial, aujourd’hui, découvrirait avec étonnement une république démocratique qui, après avoir inventé les droits de l’homme et du citoyen, pour les préparer à devenir des électeurs, entraine ses enfants à se comporter en sujets d’une monarchie. Y a-t-il une réelle différence de statut entre l’écolier de la Russie de Poutine, ou de Staline, et l’écolier français ?

L’humble débutant arrivant dans son premier poste découvre, cela va de soi, une salle de classe meublée et aménagée en auditorium. Le gestionnaire des bâtiments scolaires a donc anticipé sur le choix du régime éducatif et pédagogique de la classe. Ce sera un enseignement magistral frontal. Normal, car conforme à l’idéologie qui inspire le système scolaire dominant. Au pédagogue démocrate débutant, en contradiction avec la « norme » (la tradition), il faudra l’audace et le génie d’un tribun révolutionnaire pour choisir librement.

Liberté, égalité, fraternité

A l’heure où l’élève trouve, en quelques clics, mille fois plus de données que la mémoire d’un prof peut en contenir, apprendre à chercher, trier, choisir, échanger, dialoguer est moins dérisoire et plus formateur que tenter de glaner quelques savoirs scolaires en prêtant l’oreille pendant la « leçon » du maitre. Y a-t-il, existe-t-il, un autre mode d’éducation collective que le modèle monarchique compétitif ? Peu de Français, enseignants ou parents d’élèves, tous enfants de la république, en connaissent ou en imaginent un autre. En parcourant leur scolarité sur la route du « chacun pour soi et que le meilleur gagne », les petits Français ont peu de chances d’approcher l’idéal républicain « Liberté, Egalité, Fraternité ». Ils s’en éloignent. Laisser à l’élève le choix du chemin et des moyens pour acquérir la connaissance au programme serait pourtant la première marche de l’éducation républicaine et la première des libertés, en application de la Convention internationale des Droits de l’enfant et de la Charte des Droits de l’homme.

Le professeur qui ne connait pas d’enseignement autre que magistral frontal se trouve, par l’aménagement de l’espace classe, mécaniquement contraint à diriger ses vingt-cinq élèves comme un monarque omniscient, unique source du savoir, gardien suprême du principe de concurrence non faussée par l’échange et la collaboration. « La parole (et la décision) est au maitre ! » Malgré les apparences, ce n’est pas le rôle le plus confortable, quoique valorisé par la hiérarchie et la tradition. Pendant ses prises de parole, ses exposés et ses explications, surtout quand ils tendent à se prolonger, pour obtenir l’écoute, le silence et l’attention, voire l’intérêt, d’auditeurs inactifs, il va lui falloir exiger, imposer, menacer, réprimer, punir (collectivement, si nécessaire). Il décidera solitairement de la marche à suivre, du tempo des séquences, de la part de travail du maitre et de celle de l’élève, de la méthode, des règles de vie en communauté, du mode de contrôle des acquis, des sanctions, des récompenses. Il « corrigera » seul et, seul, il décidera de ce que vaut un « devoir ». Il fera les règlements, la police, la justice et gouvernera sans consultation, ni approbation, sinon pour la forme, de ses enseignés. Cependant, nanti de pouvoirs régaliens, il ne disposera pas des corps intermédiaires (troupe et fonctionnaires) pour les exercer. Chaque jour nouveau remettra en jeu son crédit et son autorité. Rares sont les personnalités qui ont le charisme nécessaire pour tenir ce rôle avec brio et sans douleur. Pour s’imposer sans vertu charismatique, il faut exercer toutes sortes de contraintes assorties de sanctions, même arbitraires. Sinon, on serait chahuté. Le prof de cours, même tolérant, reste monarque. Et le despote éclairé ou débonnaire reste despote. Mais chacun risque sa santé dans ce rôle émotionnellement couteux, auquel personne n’est vraiment préparé, dont l’inadaptation fondamentale s’aggrave à chaque avancée de la société.

Pas de pédagogie sans démocratie, et réciproquement

Une école (ou une classe) pédagogique en phase avec une société démocratique se donnerait comme objectifs de conduire ses élèves vers l’autonomie dans les démarches d’apprentissage, de leur apprendre l’initiative, l’exercice de la liberté, la coopération avec les camarades, l’entraide et la résolution démocratique des conflits dans le respect du règlement intérieur et du code civil. Ce choix éducatif n’est pas compatible avec la monarchie et l’auditorium. Un débutant qui voudrait choisir son mode d’enseignement et de gestion du groupe classe devrait impérativement bouleverser l’organisation de la salle, redéployer le mobilier pour organiser l’espace en ateliers de production et de recherche artisanaux, déstructurer pour restructurer, prélude à une cogestion de la classe. La parole, l’initiative et l’action seraient données à l’ensemble des apprentis citoyens, selon un tour et une procédure démocratiques. Et tous en profiteraient par l’échange et le partage. Les compétences individuelles et leurs fruits seraient versés dans un panier commun. Pas de concurrence de marché, ni d’entreprise privée réservant l’exclusivité des dividendes à ses actionnaires ! Les progrès profitent à tous. Une petite révolution, pacifique mais subversive. Car, à côté de l’organisation spatiale en auditorium permanent, centrée sur le maitre et son enseignement, il n’y a d’autre alternative que la classe pédagogique structurée en ateliers centrés sur l’élève, l’apprentissage et les travaux de groupe coopératifs. La conquête de l’autonomie individuelle, affective et cognitive, passe par la socialisation au sein d’un groupe de partenaires avec qui on progresse dans les savoirs, tantôt en s’accordant, tantôt en se confrontant ; jamais en compétition censée stimulante, organisée et arbitrée par le maitre. Le lien social enfante les personnalités individuelles. Ce que les enfants des classes dominantes trouvent chez eux à la naissance, l’école républicaine le doit aux enfants du peuple. Il faut donc une organisation fonctionnelle qui donne la parole et l’action aux élèves, permette la mixité culturelle et cognitive et les interactions entre pairs, formellement interdites dans le régime monarchique.

En pédagogie, il n’y a pas de « juste milieu ». La structure détermine le régime. Soit c’est la monarchie, soit c’est le « parlement ». Il y a bien l’oligarchie, cette polyarchie pratiquée au collège, dénommée « conseil de classe » quand elle siège, qui prive tout autant le peuple de son pouvoir. Ce qui ne change rien. De toutes les formes d’enseignement, l’organisation pédagogique démocratique par équipes reste la plus détestée des monarchistes. Ce qui n’a rien d’étonnant, sauf pour un martien tombé du ciel.

Y a-t-il un démocrate dans l’école ?

L’enseignement magistral frontal, forme scolaire moderne, séquelle de l’Ancien Régime, remonte aux origines de l’école primaire dans les années 30 du XIXe siècle, sous le ministère Guizot. Avant Guizot, sous le règne de Louis XVIII, des sociétés philanthropiques avaient créé des écoles élémentaires dont les enseignants, s’inspirant de l’école anglaise, pratiquaient la méthode « mutuelle » (réciprocité entre deux écoliers, le plus avancé servant de moniteur à celui qui l’est moins). La méthode, combattue par la hiérarchie catholique, qui lui reprochait son caractère laïque et démocratique, fut vite remplacée par l’enseignement frontal et l’autorité exclusive du maitre. Nous y sommes encore, plus de 130 ans après l’avènement de l’école laïque de Jules Ferry. Où est passée la démocratie scolaire ? Que serait une société française issue d’une pédagogie mutualiste ?

Pour ne rien changer à l’ordre social dont la bourgeoisie a pris les commandes au XIXe siècle, il suffit de faire fonctionner l’école sur le modèle unique qu’elle voulut alors, légué par nos prédécesseurs. Bien que leurs ancêtres aient obtenu le bannissement des écoles mutuelles (une des formes de la pédagogie démocratique) sous le règne de Charles X, il y aura bientôt deux siècles, les réactionnaires de toute obédience ne cessent de réclamer la tête des rares pédagogues émancipateurs, réfugiés, comme huguenot, dans des écoles de campagne au fin fond d’un bois, et de la « globale », la gueuse, qui n’existe que dans leur détestation délirante de la démocratie. i Ils célèbrent le culte de l’enseignement « normal » selon la liturgie du XIXe qui se décline en dictées, exercices d’ « application », devoirs, notes, classements, bons points, leçons par cœur, lectures syllabées, avec le « ton », de paragraphes DU livre de lecture, et, pour les « 6 ans », initiation à la « lecture » avec un syllabaire dénommé « méthode de lecture ». Au temps de Guizot, ces pratiques directives coïncidaient avec la monarchie et concordaient avec un mode de suffrage électoral réservé aux hommes (humains de sexe masculin) de la noblesse et de la bourgeoisie. Elles « instruisaient » le peuple avec pour finalité de le maintenir dans l’enfance et la soumission et de lui imposer le français qui n’était pas la langue maternelle des petits paysans. Il s’agissait d’apprendre, vite, à « lire » (et à parler) le français à des non francophones (qui n’étaient pas destinés à fréquenter les bibliothèques), de la manière la plus scolaire et sous la forme la plus rudimentaire : déchiffrer à voix haute, sans comprendre, lettres puis syllabes, une à une, des « phrases » simplifiées, dépouillées de signification et des signes idéographiques, particularités de la langue écrite, majuscules, ponctuation, lettres « muettes ». Pour la soumettre aux besoins en main-d’œuvre pressants de l’industrie nouvelle, la doctrine didactique officielle de la lecture au bruit a décomposé le français écrit en unités de « lecture » pour en faire une matière d’enseignement par leçons. Un enseignant magistral frontal, maitre de lecture consciencieux et loyal, ne connait que la voie indirecte, le son d’abord, le sens ensuite accessoirement. Aujourd’hui, les intérêts de classe ont pris le relais des nécessités économiques et les didacticiens « modernes », celui des contremaitres. On a fait de cette aberration pédagogique l’alpha et l’oméga de l’apprentissage de la lecture : l’étude des « mécanismes » (sic). L’enseignement de cette lecture primaire à l’unité de bruit, bien nommé « alphabétisation », permettait au passage d’inculquer le respect des normes, de la langue orale de la bourgeoisie et de la hiérarchie sociale, dans la France des diligences (pour les riches) et des chars à bœufs (pour les pauvres) : « Si tu respectes rigoureusement et docilement les consignes de la méthode (à présent nommées « le code ») : déchiffrer sans chercher à comprendre, tu gagneras un bon point ». Transférer ces compétences antiques, purement scolaires, de la langue des manuels à la vraie langue de la littérature, est impossible. A l’heure du TGV et de l’Airbus, ce mode de passage à l’écrit, résultat d’un choix politique irresponsable, fournit quotidiennement la preuve de son inefficacité à instruire tous les Français, à un point tel qu’on se demande si c’en est le but. N’y a-t-il pas plutôt intention d’empêcher le peuple d’acquérir les savoirs nécessaires à une majorité culturelle et politique qui pourrait perturber l’ordre social fondé sur les inégalités ? Ceux qui, enfants de parents lecteurs, entrent déjà lecteurs au CP commencent la course avec une avance que les autres, freinés par le déchiffrage des « méthodes de lecture », ne rattraperont jamais. En continuant à guerroyer contre l’analphabétisme à coups de méthodes empruntées aux musées et rafraichies, les enseignants d’aujourd’hui poursuivent la croisade de l’« alphabétisation » contre le « patois » des ruraux du début du XIXe siècle déplacés de leur campagne natale vers les usines pour servir d’esclaves à la bourgeoisie. ii Croisade terminée depuis le milieu du XXe siècle ! En propageant innocemment, par tradition, l’oralisation de l’écrit, comme s’il n’était que la transcription graphique de la langue orale, ils contribuent à leur insu à conduire les enfants d’ouvriers vers l’illettrisme en les empêchant d’apprendre à lire et d’accéder à la culture écrite. Un Français sur quatre ne sait pas lire après dix ans d’école. Pour interdire au peuple la lecture des ouvrages séditieux de Marx ou de Zola, les méthodes de « lecture » furent et restent plus efficaces que l’Index du Vatican. Certains gardiens du temple, ne les trouvant pas suffisamment « alphabétiques » et redoutant que des maitres résistants encouragent la pratique démocratique qui consiste à apprendre à lire en lisant, réclament, au nom d’un rationalisme de comptable, des instructions ministérielles contraignantes qui imposeraient l’étude des « mécanismes » qui font lire sans penser. « Si b+a=ba, alors ville=bille, un=in, subi=subit et chocolat=choléra, CQFD ». En ce XXIe siècle, les lobbies reprennent à leur compte les exigences des patrons du XIXe. Les difficultés scolaires ne seraient pas l’effet indésirable de la priorité donnée à l’enseignement magistral sur l’apprentissage actif. Elles résulteraient seulement, nous assurent-ils, d’une erreur dans le choix de la méthode. Ils connaissent les « bonnes ». Mais changer de « méthode » ne met pas fin à l’enseignement d’une fausse lecture, ni ne règle aucun des problèmes résultant de l’esprit de compétition et d’un système scolaire centré sur le maitre. C’est le rôle et la place de l’enseignant qu’il faut changer. iii Pour ne rien changer, les conservateurs se déguisent en lanceurs d’alerte déclarant la guerre à « l’échec scolaire ». Ce sont fanfaronnades de charlatan destinées à promouvoir les méthodes « pour les nuls », à désigner des boucs émissaires et à inciter les crédules à recourir à la médecine « qui soigne les maladies scolaires », nommées « DYS », responsables de « l’échec ». Tout, sauf remettre en question l’idéologie de la soumission ! Malheureusement pour la république et pour les enfants, ils trouvent un écho approbateur à tous les étages du système (des ASEM et AVS jusqu’au ministre, en passant par les IEN et conseillers). Et à l’extérieur. Ces mesures de remédiation, qui n’agissent que sur l’élève et ignorent l’enseignant, ne sont que des feedbacks du type « plus de la même chose », renforçant le statu quo. Paradoxe : on dépiste et soigne les « troubles des apprentissages » dans un système qui donne l’exclusivité à l’enseignement. Cette politique sanitaire postule que l’enseignement ne dysfonctionne jamais et qu’il faut traiter le symptôme plutôt que la cause du problème. iv

« A tous les degrés, l’enseignement méconnait dans l’élève le futur citoyen. Il ne donne pas une importance suffisante à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. Or, cette formation civique de la jeunesse est un des devoirs fondamentaux d’un Etat démocratique… »

Plan Langevin-Wallon, 1947.

Si le grand Hugo, Pair de France devenu républicain, revenait, je me demande s’il parviendrait à distinguer, dans l’obscurité scolaire, la veilleuse vacillante du flambeau de la pensée libératrice éclairant le peuple. Paul Langevin et Henri Wallon percevraient-ils l’ombre pâle d’un commencement de mise en acte de leur plan de réforme ? Dans notre république démocratique, l’école, taillée en 1833 aux mesures de la Monarchie de Juillet, trop parfaitement adaptée au contexte social et politique du XIXe, encore imprégnée aujourd’hui de l’idéologie d’une bourgeoisie en quête de profits et de pouvoirs, confie à l’enseignant solitaire le soin de satisfaire toutes les attentes, multiples et contradictoires. Elle ne peut pas s’adapter au XXIe siècle et servir l’intérêt général. Si les programmes et les conditions d’entrée au collège ont évolué, la méthodologie de la transmission, les méthodes directives et les relations quotidiennes entre profs et élèves au bénéfice des premiers n’ont pas changé. L’antiquité de cet enseignement lui vaut le qualificatif de « traditionnel ». Ses méthodes n’instruisent pas, elles sélectionnent. Les profs entrainent, arbitrent, chronomètrent, jugent et récompensent. Pour ne pas démocratiser l’enseignement on démocratise la sélection, se donnant bonne conscience à bon compte. Tous les cent voyages, les démocrates de la méritocratie offrent une place dans « l’ascenseur social ». Ils parlent « égalité des chances » et pensent par couples : « échec – faute morale », « réussite - mérite », « apprentissage - travail », dévoyant le droit à l’éducation et au savoir, inscrit dans la constitution. A l’école du « mérite » on ne s’instruit pas, on « travaille ». On concourt, on gagne ou on perd. Le « bon » maitre pilote sa classe d’une volonté de fer dont la somme est égale, pour le moins, à l’effectif. C’est nécessaire pour exhorter chacun, lui insuffler la volonté de gagner et « faire monter le niveau » de l’ensemble. L’esprit d’équipe, de solidarité et de recherche en commun ne sera pas son projet. Seul, doit l’animer l’esprit de compétition individuelle, nécessaire pour une sélection « impartiale et objective » des meilleurs. La « main invisible », reine des combats, fera émerger les « talents », révélant leurs mérites. Le hasard ni les déterminants sociaux ne trouvent place dans les calculs statistiques. La classe « normale » est gaussienne. Elle doit se diviser en trois tiers : un petit tiers de « bons », un petit tiers de « nuls », un gros tiers de « moyens ». Dans l’école de la compétition, ces statistiques ne sont pas des données mathématiques objectives, variables dans le temps, mais le produit constant des attentes de l’opinion. Un premier tiers en surnombre, diminuant d’autant le tiers de faibles, serait l’indice d’une indulgence coupable et jetterait le doute sur la conscience morale du prof. Un dernier tiers surchargé, une classe sans véritables « têtes de classe », signalerait un laisser-aller dans le « travail » et les « motivations » de l’entraineur. La culture des paradoxes nourrit l’esprit des traditions scolaires, mais paralyse la réflexion à tous les niveaux de l’institution, ainsi que dans la presse et la littérature.

La liberté de pensée se perd quand on ne s’en sert pas. Hugo nous le rappelle tout au long de son œuvre et de sa vie. Il y aura toujours des idéologues, des religions, des sectes, des prédicateurs du « sacré » et des gourous pour envahir les esprits et les occuper. v La mère des vertus éducatrices, c’est la force et le courage de penser (l’éducation) par soi-même, hors des sentiers battus (ce que fit Hugo, penseur libre), après avoir jeté par-dessus bord les idées reçues, les préjugés et les soupçons qui pleuvent sur la pédagogie depuis le premier jour d’école jusqu’à celui du départ en retraite. Avec Jules Ferry, la République a laïcisé l’école. Mais l’école ne se défait pas volontiers de sa loyauté envers son passé. Un siècle et quatre décennies plus tard, ne pouvant renier, ni oublier ses anciennes missions qui ne furent pas d’émancipation, elle ne peut se démocratiser. Ce n’est pas un ministre qui le fera, c’est un gouvernement d’éducation nationale, malgré les résistances et contre tous les conservatismes. Quand le système scolaire sera bon pour tous les enfants de France, et non pour les seuls héritiers bien nés, gagnants de l’enseignement au « mérite », tous les profs, enfin acquis et formés à la pédagogie démocratique, c’est-à-dire libérés de l’emprise de l’idéologie dominante, seront bons.

Laurent CARLE (janvier 2016)

i Le terme de « globale » pointe une « méthode » qui n’existe que dans les écoles à label Decroly (une en France). Les gardiens du temple, fascinés par la nostalgie d’une époque qu’ils n’ont pas vécue, l’emploient comme épouvantail pour désigner la pédagogie de la lecture qui vise le sens de l’écrit et l’affranchissement du lecteur.

ii Dans les mines et la métallurgie, le travail commençait à l’âge de 8 ans. Pour les faire travailler sept jours sur sept (durée moyenne : 15 heures par jour, 12 heures après 1848), sans vacances et sans congés (loi sur le repos dominical obligatoire : 1906), les patrons du XIXe siècle voulaient des ouvriers francophones et dociles, non des citoyens instruits et critiques. « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remède pour eux que la patience et la résignation ». Casimir Périer.

iii « L’enseignement explicite des sons et mécanismes de lecture » agit comme une dose de curare psychique qui paralyse le jugement, des années après avoir été administrée. Évidemment, la victime n’en a pas conscience. Elle peut croire mais ne peut plus exercer son esprit critique.

iv Autre paradoxe : des femmes, supérieures en nombre dans l’enseignement, plus encore dans les petites classes, sous-hommes de sexe faible sans droits, exploitées et soumises à l’autorité patriarcale pendant des siècles, qui n’obtinrent la citoyenneté qu’en 1945, constituèrent pratiquement le gros de la troupe chargée à coup de punitions :

  1. d’interdire, comme délit, la langue de leurs mères aux petits provinciaux,

  2. de leur imposer le français

  3. et d’exiger, par l’appât de « bons points », le détour par le son pour conquérir le sens de l’écrit.

Aujourd’hui émancipées, « institutrices » ou rééducatrices orthophonistes de la « lecture », soldats du son toujours exposés aux campagnes de persuasion permanentes des nombreux groupes de pression qui se disputent le pouvoir obscurantiste dans l’école, elles ne sont pas près d’envisager de renoncer à la fonction archaïque d’alphabétisation, reliquat de temps révolus, qui leur fut déléguée à l’époque de leur infériorité sociale et politique.

v Luthériens, calvinistes, puis catholiques, et enfin laïques, l’intention première des fondateurs d’école fut de répandre la bonne pensée, la bonne croyance, la bonne parole, les bonnes mœurs, l’orthodoxie des clercs et des idéologues du pouvoir en place. L’apprentissage de la liberté de pensée, même laïque, ne fut jamais leur credo.

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Villa Noailles à Hyères/un fantasme mondain/François Carrassan

25 Juillet 2015 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens
quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens
quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens
quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens
quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens
quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens
quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens

quelques livres sur la Villa Noailles et Robert Mallet-Stevens

Me souvenant de ma visite de la Villa Noailles en pleine dégradation, sous la conduite éclairée de François Carrassan, ce devait être vers 1986-1987, et pensant au combat que fut sa réhabilitation avec de l'argent public, avant son invasion par le monde de la mode, pensant aux livres écrits depuis sur cette villa et son architecte, Mallet-Stevens, je ne peux que partager cette interrogation de François Carrassan sur l'imposture qui est à l'oeuvre dans ce lieu aujourd'hui tant dans le récit qui en est fait, révisionniste à souhait, que dans l'usage dominant du lieu, réservé aux "mondains" d'aujourd'hui, dont l'inculture insolente fait plaisir à être démasquée.

JCG, alias l'assaisonneur ou grossel

Villa Noailles / Exposition permanente

Avec le souvenir de mon engagement pour la restauration de la Villa Noailles, on me demande parfois ce que je pense de l’actuelle exposition permanente qui s’y tient et s’intitule

Charles et Marie-Laure de Noailles / une vie de mécènes

Je fais alors observer que son titre est mensonger et qu’il est paradoxal de vanter le mécénat des Noailles dans un lieu qu’ils ont abandonné et qui a été sauvé de la ruine par l’argent public.

Sans savoir qui a validé ce projet ni sur la base de quelle expertise, voici donc ces notes qui invitent à un curieux constat :

UN FANTASME MONDAIN

1. L’exposition est principalement faite d’images, de reproductions, de fac similés, de photocopies en quantité. On se croirait dans un centre de documentation pédagogique.

Malgré le design appliqué de la présentation, cela saute aux yeux. L’amateur d’art voit qu’il n’y a pas grand-chose à voir et bien trop à lire. « Une coquille vide », comme on l’entend dire.

Sauf les Noailles photographiés ici et là en compagnie de telles ou telles personnalités. On pense aux trombinoscopes des magazines people qui montrent des happy few posant entre eux lors de soirées réservées. Souriants et contents de leur sort. Mais un mécène n’est pas une œuvre d’art.

2. L’exposition se tient dans la partie dite primitive de la villa, celle dont on est sûr que l’architecte en fut Rob. Mallet-Stevens, celle qui fut construite en 1924 et agrandie en 1927.

C’était une petite maison d’habitation avec de petites pièces en petit nombre, et tout y paraît aujourd’hui d’autant plus petit qu’on en a fait sans adaptation un espace ouvert au public et ainsi très vite saturé. A l’évidence, la contradiction des usages n’a pas été surmontée.

Reste que l’architecte, dans l’exposition, occupe la place du pauvre, à l’écart et à l’étroit, dans un recoin d’à peine 5 m2… Rien sur son rôle dans l’histoire de l’architecture, alors même que cette maison délibérément moderne constitue un manifeste radical. Rien sur ce geste qui intègre la maison aux ruines médiévales alentour et lui donne son esprit malgré Charles de Noailles qui, peu porté sur l’architecture, l’aura empêché d’aller au bout de son projet. Rien sur l’UAM, l’Union des Artistes Modernes, qu’il allait fonder en 1929.

3. Le titre de l’exposition laisse croire que Charles et Marie-Laure de Noailles formèrent un couple uni dans le même amour désintéressé de l’art et qu’ils menèrent côte à côte une vie de mécènes, jour après jour au service de l’art…

Or, s’ils se marièrent bien en 1923, recevant en cadeau le terrain de leur future maison d’Hyères, le couple ne dura guère, perdu entre les tendances de l’un et les attirances de l’autre, et connut assez vite une séparation de fait.

En 1933, Marie-Laure rejoint Igor Markévitch en Suisse. Charles, lui, a cessé à cette époque de s’intéresser à la chose moderne et sa femme s’occupera seule de la maison d’Hyères après la guerre. Il se retirera ainsi à Grasse dans une bastide du XVIIIème siècle, acquise en 1923, où il s’adonnera à l’horticulture.

Cette réalité, ici absente, ne correspond évidemment pas à l’intention de l’exposition.

4. Quant au lieu même de l’exposition, la propre villa des mécènes à l’affiche, son histoire n’est que partiellement évoquée et seulement sur la période qui convient au concept de l’exposition.

Car si cette maison fut effectivement ouverte à la création artistique, cela ne dura guère. Dès 1933 la vicomtesse écrivait en effet : « Nous démodernisons la maison. » C’est que le « couple » avait été refroidi par le scandale de L’âge d’or survenu en 1930, principalement le vicomte qui avait payé le film de Luis Buñuel et, naïvement, n’avait rien vu venir…

C’est vrai aussi que leur « aventure moderne » doit beaucoup au fait qu’ils étaient alors, comme l’écrira Charles, jeunes et impatients et qu’il fallait selon lui que tout soit amusant. Leur fortune héritée faciliterait les choses.

Et quand il invita Man Ray à venir tourner à Hyères en 1928, un tel geste, apparemment en faveur du cinéma naissant, reposait aussi sur le désir manifeste de faire voir sa maison.

Ainsi cette aventure, portée par la volonté évidente de se distinguer, n’excéda pas dix ans. Et, comme pour l’accompagner sur sa pente, la maison elle-même empiriquement bâtie se dégrada lentement, se fissura et prit l’eau. Un processus qui s’accéléra après la guerre quand le bâtiment cessa peu à peu d’être entretenu.

Et c’est durant ces années 50-60 que Marie-Laure de Noailles en fit sa demeure. Une demeure improbable où, dans une ambiance passablement décadente, elle entretenait une faune hétéroclite dont la rumeur locale se plaisait à imaginer les galipettes sexuelles.

Toujours est-il qu’aussitôt après sa mort, en 1970, le vicomte mit la maison en vente dans un très piteux état et fit en sorte que la ville d’Hyères pût l’acheter. Marché conclu en 1973. « C’était à ses yeux le royaume de sa femme », comme l’écrivait alors France Soir. Mais son image avait quand même dû se dégrader pour que, plus tard, quand la Ville entreprit de restaurer la maison, ses descendants ne souhaitent pas qu’on l’appelle « Villa Noailles »…

5. Car c’est bien la Ville d’Hyères qui allait entreprendre sa restauration avec le soutien de l’Etat. Et c’est bien avec le seul argent public qu’on paierait son long et coûteux chantier.

Aussi n’est-ce pas le moindre paradoxe de cette exposition, d’être consacrée à l’éloge illimité du mécénat des Noailles dans un lieu qu’ils ont abandonné à sa ruine. Un point de l’histoire ici passé sous silence.

6. Nul doute cependant que ce « couple » d’aristocrates décalés, au temps de sa jeunesse libre et argentée, en rupture avec la bien-pensance et son milieu d’origine, aura attiré l’attention et soutenu quelques artistes « émergents ».

Aucun doute non plus sur la générosité de Charles de Noailles dont Luis Buñuel témoignait volontiers et avec lequel il resta en relation bien après l’âge d’or de leur (més)aventure commune.

Mais rien qui permette sérieusement de voir au cœur du « couple » le projet construit de mener une vie de mécènes au nom d’on ne sait quelle exigence artistique, comme tente de le faire croire la page imprimée à l’usage des visiteurs de l’exposition.

7. Une vie de mécènes, c’est en effet le titre de ce document indigeste qui apparaît comme le support théorique de l’exposition. Un discours d’autojustification prétentieux qui se résume à un postulat, sans cesse répété, celui de « l’extraordinaire mécénat» des Noailles. Un mécénat non stop de 1923 à 1970, selon l’auteur…

(Même si cette déclaration est contredite par le texte d’introduction à l’exposition qui parle du « ralentissement » de ce mécénat après 1930…)

8. Et, dans ce drôle de galimatias, on peut lire pêle-mêle :

que les Noailles ont élargi la définition du mécénat; qu’ils ont saisi que la modernité c’est le collage (…), un partage entre plusieurs influences; que Marie-Laure de Noailles opère plus ou moins consciemment une confrontation quasi-systématique entre basse et haute culture; que Charles de Noailles saisit intuitivement que les révolutions intellectuelles à venir ne se construiront pas seulement sur l’héritage surréaliste… qu’ils sont au cœur de la modernité. Ou plus exactement des modernités; qu’ils ont choisi de vivre non pas au cœur de l’avant-garde, mais des avant-gardes (c’est moi qui souligne). Probablement l’auteur est-il égaré par son admiration pour ces illustres personnages, mais dans un « Centre d’art » il est regrettable de voir une telle confusion intellectuelle se donner libre cours.

Est-ce l’effet de l’absence d’un conservateur et d’un véritable projet scientifique et culturel ?

9. De fait l’exposition a un petit côté grotte de Lourdes. On pourrait s’y croire dans un sanctuaire réservé au culte de Charles et Marie-Laure de Noailles. Où le moindre souvenir, survalorisé, a pris la dimension d’une relique.

10. Culturellement, on pourrait s’inquiéter :

d’un tel défaut de distance critique. d’une adhésion si totale à une histoire à ce point « arrangée » et présentée au visiteur comme une vérité admirable et définitive. d’une telle tendance à la vénération comme on en voit dans les fan-clubs, où tout ce qui touche à votre idole, par le seul fait d’y toucher, devient infiniment précieux. 11. L’exposition a donc échafaudé un conte bleu. Tout y est sucré, propre et lisse. Charles et Marie-Laure veillent sur l’art. Les touristes sont invités à se recueillir.

12. On mesure comme on est loin de la vérité du commencement. Quand on sait qu’en ce lieu très privé fut autrefois fêtée une sorte d’insoumission et que la maison brilla rien que pour le plaisir passager des Noailles et de leurs invités jouant à une autre manière de passer le temps.

Charles de Noailles, à la fin de sa vie, avait pourtant tout dit de cette époque disparue : « Nous aimions nous amuser avec des gens intelligents et de valeur.

François Carrassan / Mai 2015

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Note sur le vote / la grève des électeurs

3 Mars 2015 , Rédigé par grossel Publié dans #agora, #FINS DE PARTIES, #agoras, #note de lecture, #pour toujours, #écriture- lecture

Note sur le vote / la grève des électeurs

Face à la montée de l'abstention, de la défiance envers les élus, du populisme : la démocratie est-elle en danger ? Comment remobiliser le citoyen dans ses devoirs ?

En effet de plus en plus de citoyens ne se "dérangent " plus pour voter.

Pourquoi ? Certainement à cause d'un ensemble de faits. Mais Il semble, entre autre, que plus personne ne soit dupe de la mascarade que représentent les élections :

1- les candidats avancent des promesses irréalisables. Une fois au pouvoir tout le monde sait qu'ils ne pourront pas les tenir parce qu'en fait le pouvoir ne se tient pas là . La guerre est économique, et ce sont les multinationales ou les banques qui tiennent les rennes.

2- la crise de 2008 a confirmer la subordination des Etats aux banques et au système financier dans son ensemble.

Pour sauver le système financier les Etats ont contracté une dette énorme, qui se payent aujourd'hui par des politiques d'austérité.

La priorité après cette crise majeure était de séparer les banques d'investissements des banques spéculatives. A ce jour, rien ou presque n'a été fait et le monde entier reste un énorme casino (cf Patick VIVERET- philosophe, conseiller à la Cour des Comptes). Ca passe ou ca casse !

3- au delà de la crise financière, le monde doit faire face à une crise sociale et écologique majeure. Le discours des politiques sur une croissance illimitée qui devrait tout résoudre n'est plus crédible. On ne peut pas croître indéfiniment avec des ressources limitées et en payant le prix fort de la destruction massive de la planète qui nous héberge.

4- les citoyens aspirent à un changement de paradigme, qu'aucun politique n'incarne à leurs yeux. Mettre l'économie au service de l'homme et non l'homme au service de l'économie.

Ils préfèrent donc l'action directe et citoyenne : ZAD, pétitions internet, ...etc. L'économie sociale et solidaire (ESS) progresse et se base sur la collaboration, l'échange, la solidarité, le partage.

Mais elle n'est pas encore enseignée à l'ENA, ce qui renforce le fossé entre "élite" de la Nation et citoyen...

Ainsi donc le citoyen place de plus en plus (et surtout les jeunes) ses urgences, ses moyens d'action et ses "devoirs" à un autre niveau, dans une autre sphère d'action.

Le vote traditionnel , sans aucune consultation, sans aucun contrôle possible entre deux échéances électorales, est périmé !

La démocratie doit se vivre à 2 niveaux :

- sur un plan local pour tout ce qui régie le quotidien, organisé en Pôles de développement autonomes et à hiérarchie horizontale

- sur un plan mondial pour toutes les questions de sécurité et de protection de la planète (cf Les sommets de La Terre)

La remobilisation des citoyens passe donc par une révolution des mentalités et une révolution de l'organisation du vivre ensemble

le 25 février 2015

michelle Lissillour

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Brouillons d'un baiser/James Joyce entre Iseult et Tristan

7 Décembre 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #J.C.G.

Brouillons d'un baiser

Premiers pas vers Finnegans Wake

James Joyce

Gallimard

préface et traduction Marie Darrieussecq

introduction et notes de Daniel Ferrer

C'est donc à Privas, pas encore dans les frimas, à la librairie La Fontaine, alors qu'aucune fontaine ne se trouve sur la place où sise la dite librairie que je démiche Brouillons d'un baiser d'un certain James Joyce, crédité de 106 000 000 résultats par Google. Il y est question du baiser entre Iseult et Tristan et de miches, godemiches et autres obsessions, fantasmes.

C'est dans un TGV à grande vitesse que j'ai dévorejubilement le glouglouboutonnant baiser. Ces 5 textes, intitulés : portrait d'Iseult, Tristan & Iseult, Tristan & Iseult, le baiser, les 4 vieillards et le baiser de Tristan & Iseult, Mamalujo occupent 30 pages pour la traduction française de Marie Darrieussecq face au texte anglais-irelandfolesque.

Préface et introduction permettent de situer le contexte de ces écritures, démichées en 2006 et survenant après l'achèvement d'Ulysse en 1922 avec la dépressionclimatosceptique qui s'ensuivit.

«Avec la découverte récente de quelques pages de brouillons égarées, c’est le chaînon manquant entre Ulysse et Finnegans Wake qui a été mis au jour. Pour se relancer alors qu’il traversait une période d'incertitude, Joyce s’est mis à écrire de curieuses vignettes sur des thèmes irlandais. Ces petits textes, apparemment simplistes, sont les germes de ce qui deviendra le plus complexe des chefs-d’œuvre du vingtième siècle. Nous publions ici pour la première fois, dans la langue originale et en traduction française, le cœur de cet ensemble qui s’organise autour de la légende de Tristan et Iseult et notamment du premier baiser des deux amants. Joyce s’efforce de décrire, dans une veine tantôt grotesque, tantôt lyrique, ce baiser, présenté aussi bien comme un événement cosmique que comme un flirt sordide. L’étreinte se déroule sous le regard libidineux de quatre voyeurs séniles, dont les divagations donneront le ton et fixeront le style de Finnegans Wake. Ces textes nous révèlent un aspect inattendu de la démarche créative de Joyce et offrent une voie d’accès à qui voudrait commencer à s’aventurer dans l’univers si intimidant de sa dernière œuvre.» Daniel Ferrer.

Lire ces 5 courts textes mais qu'est-ce que ça veut dire lire en cette circonstance ? Car texte, hypertexte, sous-texte, dit, non-dit, sédiments, couches, étymologies viennent susciter une, des lectures par entrées comme quand on parcourt un dico en sautant d'un mot à un autre, ou par clics d'ordi quand on navigue sur le net.

Disons que lire ces 5 courts textes est jubilatoire et fait respirer l'air de l'écriture qui écrit le monde comme dit Joyce, rien moins que ça, c'est-à-dire l'invention mondaine par l'écriture. On a une sensation d'étriqué dès lors qu'on jette son oeil glaucomateux libidineux sur les lignes des voisines, heladies et leurs shehusbands.

Pour mettre l'eau à la bouche, ces nuées d'étourdismaux, ces starling flocks and murmuration exaltation:

Portrait d'Iseult page 65 :

Côté prudence, elle laissait toujours la clé de son armoire dans la serrure de son armoire, la plume de son encrier dans le col de son encrier, le pain sur la plaque tiède. Jamais ils ne se perdaient. Elle était loin d'être cruche & on ne l'avait jamais prise à mentir. Côté instruction en géog elle savait que l'Italie est une botte cavalière, l'Inde un jambon rose & la France un plaid en patchwork, et elle pouvait dessiner la carte de la Nouvelle-Zélande, île du N & du S, toute seule. Côté instruction en zoog elle connaissait l'agneau, l'agneau un jeune mouton. Côté charme elle savait faire démonstration de ses jambes en bas couleur chair sous une jupe aussi droite que possible dans les diverses positions d'une Sainte Nitouche, Tatie Nancy, escabeau beau beau montre-moi tes cornes, petits pois, comète jolie, je t'aime un peu beaucoup, drôle de tartine, aime-moi mon amour, mon levier pour toujours.

D'une pâleur fiévreuse, où se lisait l'action des hautes mers sur un estomac abstinent, il contemplait les saints fantômes de ses amours estudiantines, Henriette au sommet de la meule de foin, Nenette de l'Abbaye derrière la porte de la buvette, Marie-Louise toute de plaisir et de puces, Suzanne pompette attrape-moi si tu peux, et, la dernière mais pas la moindre avec ses os pointus, la bonne du curé de la paroisse locale. Épouvantablement, il la passamoura de l'œil avec une expression bordée de noir. Page 69

Toutefois d'abord & avant toutes choses, avant qu'il teste son triangle afin d'éprouver si elle était ainsi que le rapportaient les journaux, une virgo intacta, il lui demanda si elle ne s'était jamais complue à la fornication clandestine avec ou sans contraceptifs... page 75

nombres d'entrées au cirque d'après Google

Marie Darieussecq ayant eu la bonne idée de chercher les entrées pour quelques auteurs, j'ai refait son expérience pour d'autres acteurs et voici les résulatatatitatatas : Joyce, elle : 68 000 000 ; moi : 106 000 000 Shakespeare, elle, 20 000 000 de moins que Joyce dit-elle soit 48 000 000 ; moi : 137 000 000 Beckett, elle : 12 fois moins que Joyce ; moi : 31 500 000 soit 3 fois moins Proust 12 400 000 Montaigne 14 600 000 Rabelais 6 710 000 Tolstoï 485 000 Dostoïevski 746 000 Homère 815 000

et toto ? tata ? titi ? tutu ? La Bible 59 600 000 Le Coran 6 770 000 Tao Te King 932 000 Kama Sutra 20 700 000

et Marie d'oultre manche mer ? Salah Stétié 58 200 Denis Guénoun 26 000 et Joseph d'entrevagues ?

je me suis demandé Pascal combien ? 172 000 000 Platon 16 300 000 Épicure 5 210 000 Derrida 5 430 000 Sartre 11 700 000 Camus 26 000 000

et moi et moi et moi ? Le Clézio 467 000 Patrick Modiano 3 740 000

Picasso 127 000 000 de Vinci 552 000 Michel-Ange 1 090 000 Vermeer 21 100 000

Frida Kahlo 11 400 000

Beethoven 63 900 000 Mozart 99 300 000

Trotsky 4 560 000 Malcolm Lowry 886 000 Georges Orwell 524 000

André Breton 7 950 000

Louis Aragon 8 800 000

Lénine 533 000 Mao 322 000 Staline 662 000

et toi et toi et toi ? de Gaulle 48 800 000

Sarkozy 53 700 000

Hollande 62 300 000

Marine Le Pen 16 600 000

Castro 360 000 000 Guevarra 55 900 000

Einstein 118 000 000 Pasteur 44 800 000 Marie Curie 34 900 000

et elle et elle et elle ? Marilyn Monroe 52 600 000 Brigitte Bardot 13 800 000

et lui et lui et lui ? Marlon Brando 11 800 000 Orson Welles 12 500 000

et eux et eux et eux ? Facebook 309 000 000 Apple 1 400 000 000 Microsoft 1 280 000 000 Amazon 1 360 000 000 Samsung 506 000 000 Wikipedia 996 000 000

et Google Google glouglou ? 1 680 000 000

bonne méditationégodécentréesouslenourrissonné

JC Grosse

PS: ah si le projet Ulysse in Nighttown de Cyril Grosse, abandonné pour censure de la part du petit fils de James Joyce, l'horrible Stephen James Joyce, en 1997 (mettre en scène l'épisode Circé d'Ulysse, soit le chapitre Théâââtre du roman avec ses didascalies interminables comme si le romancier ne voulait pas laisser s'exprimer ses personnages, beau paradoxe) pouvait être repris. Quelle belle aventure ce pourrait être mais quels directeurs oseront, ce n'est pas pour mon public, ce sont des réponses trop de fois entendues.

Jean-Claude Grosse

Brouillons d'un baiser/James Joyce entre Iseult et Tristan
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Enseignement de la lecture et abus didactique

4 Octobre 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #L.C.

Bonjour Jean Claude A 6 ans, la pire obligation, véritablement illégitime et fortement abusive, que, malheureusement, nous tolérons tous dans une sorte de complicité innocente de non assistance à personnes vulnérables, c’est celle d’avoir à apprendre à lire selon la méthode préférée de la maitresse – elle-même trompée, et consentante, par le faux choix du plateau de l’offre commerciale -, sans consultation et sans échappatoire, dont je traite une fois encore dans ce papier que je te propose. Ce que je trouve proprement intolérable, c’est le positionnement favorable que prennent des organisations qui ne sont pourtant pas impliquées directement dans le « programme » institutionnel. Comme à chaque rentrée, la propagande médiatique des « scientifiques » de la syllabation m’a sorti de mon fauteuil. Je suis indigné par la complaisance des « journalistes » de radio et de télé. Voici ma réaction. Amitié Laurent Carle

Un mensonge en héritage

La légende des siècles

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Prologue

« Tout ce que vous devez savoir pour que votre enfant sache lire : On sous-estime trop souvent l’importance du choix de la méthode ; de l’avis de tous les spécialistes 95 % des enfants qui fréquentent les orthophonistes ont appris avec des méthodes inappropriées… Pour être efficace une méthode de lecture doit suivre un principe essentiel : ne jamais donner une phrase à lire à un enfant tant qu’il ne peut pas déchiffrer les mots qui la composent. »1

1 SOS Education.

Septembre, le mois des feuilles et des rappels de vaccin antipédagogique

En France, les diplômes des Ecoles Sup conduisent au pouvoir, à la célébrité, avec privilèges républicains attachés. Les CP des écoles de quartier trient pour que les enfants de prolétaires n’aient aucune chance d’entrer un jour en Prépa. Elite exige, oligarchie oblige.

Comment ?

Obliger les élèves de CP qui ne sont pas déjà lecteurs en famille (qui ne savent donc pas ce que lire veut dire) à se casser le nez sur des éléments linguistiques abstraits, syllabes et lettres illisibles, prétendument « unités de lecture ».1 Faire en sorte que l’aridité d’un apprentissage insipide et inutile décourage définitivement ces non lecteurs de succomber à la tentation d’un livre.

Tout lecteur s’approprie son texte activement. La lecture mécanique de routine, l’esprit flottant, en pensant à autre chose, ça n’existe pas. Encore moins, les mécanismes de lecture. Lire, c’est mener une enquête approfondie pour répondre à un projet personnel. A partir des indices prélevés et de ce qu’on sait du contexte, on formule une hypothèse dont on vérifie la pertinence à travers sa concordance avec les données de fin de ligne et alentour. C’est pourquoi le lecteur doit pouvoir porter un regard à la fois vaste et intuitif sur un texte dont la totalité des indices de sens doit être disponible en même temps à l’imagination, à la perspicacité et à la mémoire. Et la capture intuitive des rapports syntaxiques entre les termes est aussi importante que l’identification des mots. Un écrit ne se limite pas aux lettres. Il y a l’implicite que l’on trouve en cherchant entre les lignes, sous les mots, dans le co-texte (taille et police de caractères, mise en page, illustration, ponctuation).

Laissez le GR continuer sur votre droite afin d’atteindre un carrefour où il faudra prendre à gauche.

Laissez le GR, continuez sur votre droite afin d’atteindre un carrefour où il faudra prendre à gauche.

Tous ces apprentissages à compétences multiples, les trouve-t-on dans les manuels vendus dans le commerce, les « méthodes » ?

Pour apprendre la bicyclette à un enfant de 5 ans, on lui confie une bicyclette entière, pas des unités élémentaires de bicyclette démontée. On l’aide, on le tient, on l’accompagne, on le soutient pour éviter les chutes. Pour le reste, pour l’essentiel, c’est lui seul qui apprend par l’action et la fonction, en pédalant. On ne démonte pas la bicyclette en pièces pour les lui faire identifier une à une, en lui promettant qu’il roulera comme un grand quand il saura les reconnaitre et les nommer. Là-dessus, tous les adultes sont unanimes, il faut se jucher sur une bicyclette intégrale pour apprendre à rouler en roulant, sur une surface cyclable et non dans un atelier de mécanique.

Pourtant, quand il s’agit d’apprendre à lire à cet enfant, la raison s’égare dans la légende et le bon sens dégringole en chute libre. On le dissuade de tenter de lire avant d’avoir écouté et appris les leçons de lecture de la méthode. « Apprends d’abord, tu liras après ! » Avant de lire, la méthode fait mémoriser, sans lire, les « règles de lecture ». Vieille de plusieurs siècles, la légende raconte aux enfants et à leurs maitres qu’on apprend à lire sur des particules de langue élémentaires, détachées de tout contexte. Il faut, dit-on, acquérir, hachées menues, ces unités atomisées, à l’aide d’un recueil nommé « syllabaire », réactualisé « méthode ». Les intégristes affirment même que les syllabes sont trop complexes pour être accessibles.2 Pour commencer, il faudrait lire de simples lettres. Cette théorie surréaliste séduit par son apparence logique. L’apprentissage progresserait du simple au complexe et le « code de correspondance » serait la clef USB qui transporte le sens de l’écrit. C’est l’assomption de l’esprit dans l’éther de l’irrationnel. En vérité, on s’applique à faire apprendre des savoirs élémentaires compliqués. Et les « méthodes », outils d’enseignement, ne sont pas des manuels d’apprentissage. Premier mensonge. La lecture n’est pas une matière scolaire qui s’ingurgiterait par exposition à la leçon du maitre et révision solitaire en devoir du soir. Ce n’est pas une technique à imprimer sur un cortex passif, cire vierge. C’est un comportement élaboré, fait de savoirs et savoir-faire bien trop complexes pour être acquis, dans la solitude du quant à soi, avec une petite cuillère. Il se construit en intégralité dans l’échange, dans l’action et les interactions sociales, par essais et erreurs comme rouler à bicyclette.

Cependant, le mensonge a fait fortune pendant les siècles de l’alphabétisation. Il repose sur un postulat théorique auquel la tradition scolaire a donné force de loi, comme les statistiques dans les sondages d’opinion : « La langue écrite n’est rien de plus que la notation des sons de la langue parlée. C’est pourquoi, apprendre à lire, c’est s’entrainer à faire le bruit des lettres avec sa bouche, comme en solfège. Les élèves qui font le bon bruit méritent d’être récompensés par des « bons points ».

Cette théorie s’est traduite ainsi dans la didactique officielle :

« La langue écrite est trop complexe pour être appréhendée telle quelle à travers les textes existants. Pour la mettre à portée des élèves qui n’ont pas la chance de lire en famille, il faut la disséquer au scalpel linguistique sous forme de phrases didactiques courtes, de mots simples isolés de tout contexte, de pseudo-mots, de non-mots (sic) qui ne transportent que du son et ne veulent rien dire, de syllabes simplifiées pour les faire sonoriser à l’aide d’un code. La lecture doit être enseignée à l’unité de son élémentaire, dépouillée du sens, forcément secondaire. Bien entendu, on ne peut apprendre à lire que dans un livre de lecture. »

Une unique conclusion didactique s’impose alors, allant de soi. À l’école primaire, la langue écrite n’existe pas en tant qu’outil de pensée, ni au titre d’une quelconque autre fonction cognitive, d’ailleurs. L’écrit élémentaire, objet d’enseignement, ne serait que l’enregistrement sur papier de la langue parlée. Cette langue orale enregistrée ne serait pas, c’est logique, accessible sans la bouche. Pour y entrer, il faudrait passer par la maitrise des « mécanismes ». Qui peut acquérir une conduite intelligente en se soumettant à des montages réflexes qui ne sollicitent que la moelle épinière ?3

Ce mensonge a servi de théorie fondamentale à la création de l’école primaire en France. Les experts en sciences du neurone, convertis au phonisme syllabique et auto déclarés pédagogues, en ont fait une « science » et une doctrine, qui, au XXIe siècle, prescrit toujours la lecture à l’unité. A chaque rentrée scolaire, résonnent les rappels d’injonction des Docteurs de la syllabation : « Syllabe, syllabons, syllabez ! » Ils ne savent pas comment un enfant s’y prend pour devenir lecteur, mais ils décident comment les maitres doivent le lui enseigner. En science de la persuasion leur expertise est nettement supérieure à leurs connaissances pédagogiques. D’autant qu’ils s’adressent à une opinion publique acquise. Mieux vaut prêcher à des convaincus que dans le désert ! Et les enseignants les plus intelligents – parfois aussi, leurs mutuelles nationales - sont trop crédules, trop soumis ou pas assez curieux pour questionner les dogmes et faire la différence entre un idéologue des sciences de l’éducation et un vrai pédagogue.

La foi dans l’absurde, garanti scientifique par des savants de laboratoire, auto définis didacticiens, et les soupçons de complot, entretenus par les gardiens du temple dans un épais brouillard idéologique, conduisent les esprits à ignorer :

1. que le premier ne se soucie que de soumettre l’école et l’enfance à sa « science », afin d’assurer sa carrière de guide en excellence intellectuelle et morale, comme les auteurs et éditeurs de « méthodes »,

2. que le second n’a d’autre souci que d’émanciper l’élève en le plaçant au centre d’un dispositif éducatif socialisé après avoir transformé l’école ou la classe en communauté d’apprentissage, usant de l’écrit comme d’un moyen de communication visuel à distance et différé, sans audio et sans bruit.

Les savants de l’alphabétisation moderne ne voient dans le cursus scolaire qu’un parcours individuel et dans la classe, qu’une assemblée d’auditeurs solitaires en compétition. C’est pourquoi les outils didactiques issus de leur recherche visent à donner au meilleur la certitude de gagner, aux faibles, l’espoir de ne pas perdre. Ils nomment cette complémentarité dissymétrique, « l’égalité des chances ». A l’opposé, l’intention de mettre la culture écrite à la portée de toutes les classes sociales est vilipendée par le front conservateur comme une entreprise « pédagogiste », donc démagogique. Cette religion des sons de l’écrit n’a jamais connu autant de fidèles et de grands prêtres. L’un des exercices préférés des enseignants du CP est la « dictée de sons », sous les applaudissements de la caste des intellectuels. En gros, hormis les photos en couleurs, les manuels scolaires qui enseignent la « lecture », pièces de musée repeintes aux couleurs vives de jouets sacralisés, sont les mêmes qu’il y a deux siècles. Comme au XIXe, la définition de la lecture, figée pour l’éternité dans les ouvrages dits « méthodes de lecture », petits missels d’école, autorise à affirmer sans rire, à propos d’élèves déchiffreurs non lecteurs, « qu’ils savent lire mais ne comprennent pas ce qu’ils lisent ». Au bout de longues et fructueuses recherches, la science du déchiffrement découvre, « eurêka », que, au siècle de la bougie et des diligences, avant l’invention de la science des neurones, la « pédagogie » avait scientifiquement vu juste. Il faut, comme il fallait, apprendre à lire avec les oreilles. Leur prescription est sans ambigüité : « Conservons le passé et interdisons le progrès pédagogique pour crime contre la tradition ! » Et, bien sûr, les petits lecteurs du CP méritent d’être payés avec cette monnaie de singe que les prêtres de l’école d’antan nomment toujours « bons points », aujourd’hui.

Pour capter les messages transmis par un moyen essentiellement visuel, on pourrait penser qu’il faut ouvrir grand l’œil, et le bon. Mais non ! L’orthodoxie nous dit qu’il faut prêter l’oreille. Or, les lauréats de bons points n’en croient rien. Ils ne « méritent » pas vraiment leurs « bons points » pour le motif allégué quotidiennement dans les classes traditionnelles : « Tu as chanté juste. Très bien ! ». Ils ont le mérite, si de mérite on peut parler, de piétiner sans vergogne les règles du « code de correspondance ». Ils passent directement au sens des phrases et des mots, visuellement, sans détour par l’oral, sans se livrer à la pieuse oralisation de l’orthodoxie phoniste. Lecteurs clandestins, pour lire « oiseau », ils trichent. Ils gagnent leurs bons points en transgressant le « code ». Ils ne sonorisent aucune lettre. Ils reconnaissent le mot à son visage, l’orthographe, et en perçoivent le sens à l’aide du contexte. Ils pensent le signifié « oiseau », comme on pense « oiseau » à la vue de « bird » sans qu’il soit nécessaire de sonoriser ses lettres dans le respect de la phonologie anglaise. Ils lisent « dans leur tête » sans bruiter, sans subvocaliser, sans les oreilles, sans les lèvres. Quand leurs camarades tentent vainement d’entendre ce qu’ils voient (sic), ils pensent ce qu’ils voient. Ainsi, ils ne confondent pas « de bonne heure » et « de bonheur », qui « sonnent » pareil à l’oreille, parce que, lecteurs tricheurs, ils ne déchiffrent pas. Leur regard capte en premier les dernières lettres « muettes ». Car, ce n’est pas le « son » que l’œil du lecteur perçoit, le relevé d’indices se fait sur l’orthographe. Pendant ce temps, les enfants du peuple, pauvres de culture, dociles, s’échinent à sonoriser littéralement « oiseau ». Ils y parviennent après de longs « efforts » de « lecture » pour découvrir au bout qu’aucune des six lettres ne se prononce conformément au « code ». Il en faut du temps pour déchiffrer une phrase entière en déjouant les fausses règles de « correspondance ». Il en faut tant qu’à la fin on ne se sait plus par quoi elle commence. Mais leurs efforts ne méritent pas un quart de bon point. Alors que l’anticipation sur les lignes est aussi indispensable au lecteur que l’air à la vie, la « méthode » fait piétiner le regard de l’enfant sur les deux ou trois lettres du début de chaque mot, en les essorant pour en extraire un son. Elle lui promet que l’exercice répété et laborieux du déchiffrage va en accélérer la vitesse jusqu’au décollage et à la « compréhension ». Le sens illuminera le déchiffreur crédule. Nouveau mensonge : le débit du langage oral ne dépassant pas le plafond de 9000 mots/heure, le déchiffrage est inaccélérable. Alors que l’environnement contextuel et la mise en page sont les projecteurs qui éclairent le texte à lire, cette didactique contraint le déchiffreur à concentrer son regard sur quelques lettres, les indicateurs de sens cachés par des œillères. Elle impose une procédure longue, laborieuse, compliquée, inefficace et épuisante intellectuellement, et conduit les maitres à récompenser les petits futés qui ont coupé court, sans détour. Et donc, en récompensant les vrais lecteurs qui lisent toute une phrase sans déchiffrer, on encourage, sans le savoir, la tricherie méthodologique.4 On donne ainsi une confortable avance supplémentaire aux enfants des classes favorisées dont les parents sont bons lecteurs. Par contre, on entrave l’acquisition de la lecture chez les enfants de parents déchiffreurs non lecteurs ou petits lecteurs, qui ne peuvent pas lire en famille et n’ont que l’école pour apprendre. En alphabétisant, on illettrise. Les enfants lecteurs malgré la méthode entrent dans les librairies, les narines frémissant sous le parfum du papier imprimé, comme ils entrent dans une pâtisserie, en salivant. Les enfants déchiffreurs, empoisonnés par les « méthodes », quand ils passent devant la vitrine du libraire, s’écartent prudemment en frissonnant, comme le diabétique devant une pâtisserie.

Et le recours aux centres pour « dyslexiques », aux soignants de la « lecture », n’arrange rien. Au contraire. On noie les naufragés. En faisant subir aux rééduqués une des nombreuses variantes d’application de la théorie « C’est le son qui donne le sens », avec laquelle on les a empêchés d’apprendre à lire au CP, on leur assène le coup de grâce. C’est comme faire avaler une purge à l’enfant victime de coliques et le désigner responsable de sa maladie, s’il n’apprend pas avec la « nouvelle » méthode de rééducation du déchiffrage.5 Car, en France, à part quelques rares pédagogues de la lecture, tous les acteurs du système scolaire et parascolaire, de l’universitaire à l’assistante de maternelle en passant par l’aidant aux « devoirs du soir », s’en remettent à la théorie dominante, fondement de l’enseignement par « méthodes ». Le choix du bulletin au moment d’un vote politique ne se signale en aucune façon par un quelconque clivage pédagogique entre les votants. La préférence scolaire est unanime : « L’école doit enseigner et éduquer pour toujours, sur le modèle des temps d’avant le siècle de Victor Hugo ». « Toute connaissance est due au mérite. Et le savoir-lire, plus que tout ! » De la droite à la gauche et d’une extrémité à l’autre de l’arc politique, toute la France se retrouve unie en un même chœur autour d’une conception archaïque de l’enseignement scolaire de la lecture, rebaptisée science du neurone de cerveau gauche. Parce que ce cerveau est celui de l’analyse, les méthodes de déchiffrage, les seules à le solliciter, seraient plus efficaces pour faire acquérir la « lecture ». Mais justement, en lui distribuant un catalogue des unités élémentaires, lettres, phonèmes ou syllabes, des pièces de puzzle à assembler, elles imposent à l’enfant un travail cognitif de synthèse.6

La rhétorique scolaire des idéologues des classes supérieures vise à préserver la foi collective dans les « exercices » de faire-semblant de lecture, en séance d’interrogation orale, hors de toute situation authentiquement sociale ou humaine, sans nécessité autre que le « programme ». Elle est implicitement destinée à empêcher les enfants des classes populaires de découvrir, serait-ce par hasard, qu’on apprend à lire, en situation de lecture, en lisant avec ses pairs et ses ainés, en compagnonnage – et non en concurrence. Pour plus de vraisemblance, elle couronne son discours de termes empruntés à des scientifiques peu regardants et complaisants. La morale scolaire du XIXe exigeait des enfants qu’ils apprennent par cœur des éléments de langue insensés dans des abécédaires, genre album de la Comtesse de Ségur, avant de comprendre éventuellement le sens de l’écrit. Des lustres plus tard, cette morale de directeur de conscience n’a pas disparu. Elle revendique toujours son pouvoir de coercition sur l’esprit enfantin. Pour ne pas tomber en désuétude, elle a fait une place à une science de l’éducation qui impose aux maitres d’enseigner des unités de deuxième articulation insensés, censés conduire au sens. Autrefois, on pouvait contester la morale des contremaitres affichée au vu et au su de tous : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! ». Allez passer au crible des « vérités » scientifiques qui ne sont accessibles qu’aux spécialistes de laboratoire ! Morale et science font la paire scolaire. La première sermonne la conscience de l’écolier pour qu’il tremble, l’autre annexe son cerveau pour le soumettre. La raison est hors jeu. La science valide les pratiques traditionnelles éliminatoires. La moralisation des conduites d’apprentissage persuade l’élève qu’il est personnellement responsable de ses « mauvais résultats ». Jadis, pour ne pas tomber dans l’immoralité, l’écolier devait syllaber sans comprendre. Aujourd’hui, pour être le professeur moderne d’une école « scientifique », le maitre doit enseigner des unités d’absurdité « scientifiquement » prescrites comme portes d’entrée dans l’écrit. Si ces prescriptions ne suffisent pas, la médicalisation de l’échec de masse rappelle que l’exclusion scolaire est une pathologie individuelle à caractère épidémique, dont les pédagogues sont les agents pathogènes.

La légende des siècles anciens est si profonde, depuis si longtemps, dans l’opinion, donc dans les croyances collectives, que professionnels et profanes, proclament publiquement, sur le ton de la désapprobation, que celui qui n’utilise aucune méthode commerciale pratique forcément la « méthode globale », l’Arlésienne. C’est devenu un tic de langage, une banalité oratoire, un cliché affublé du statut de vérité avérée. Ce qui dispense chacun de chercher plus loin, pour le malheur des enfants mis en échec par les méthodes. Une fois jeté l’anathème, toutes les issues sont fermées à double tour. Le doute n’est plus permis. Aucune possibilité d’ouverture au changement, aucune perspective d’émancipation par la recherche-action ne s’offrent aux enseignants fascinés et à leurs élèves, otages. Dans les classes où la science de l’illusoire s’impose comme directrice pédagogique, l’intelligence éducative est enfermée sous clef.

Epilogue

Combien de manuels, dits méthodes, vendus pour combien d’enfants à l’âge du CP en France ? Combien savent lire en entrant au CP ? Combien à l’entrée en 6e ? Quelles différences réelles, dans les faits, entre une « méthode syllabique » et une « méthode mixte » ?

L’illusion est la concurrente la plus sérieuse de la réalité. Elle n’exige aucune vérification, aucune réflexion, aucune étude pour s’inscrire dans le psychisme de ses victimes. Elle séduit l’esprit au premier regard. Mais elle peut se dissiper aussi rapidement qu’elle est apparue. Pour que la mystification soit totale et durable, pour qu’elle résiste à l’usure du temps, pour qu’elle structure en profondeur et définitivement les représentations, les mentalités et les comportements, pour qu’elle traverse quelques siècles de plus sans faiblir, il ne suffit pas de faire avaler des couleuvres à de jeunes enfants. Il faut surtout rallier leurs maitres à la doctrine et les y maintenir. Les éditeurs scolaires leur vendent déjà les outils didactiques « tout-en-un », clefs en mains, qui leur fournissent la théorie et le « programme d’enseignement de la lecture », non questionnables. « Un son par jour et toute la classe saura lire en 6 mois, si tout le monde fait des efforts, parents inclus ». Ni doute, ni questionnement, ni inadéquation de la méthode à la réalité : si échec, la faute en incombe entièrement à l’enfant « qui ne travaille pas bien » et à ses parents négligents. Faille probable du système, des maitres, libres penseurs audacieux, risqueraient, après avoir questionné leurs pratiques « librement consenties » mais peu éclairées, de procéder à des études comparatives pouvant les mener à découvrir :

  1. que les bons lecteurs de la classe ont appris à lire sans la méthode, hors de la méthode, avant la méthode ou malgré la méthode,

  2. que, par conséquent, le déchiffrage enseigné n’est pas un procédé d’apprentissage de la lecture,

  3. que les enfants lecteurs, invités à déchiffrer à haute voix, lisent d’abord le sens des yeux pour ensuite émettre les vocalises attendues,

  4. que la lecture nommée silencieuse par les experts est du déchiffrage labial subvocalisé,

  5. que, dernière conséquence, le déchiffrage n’est pas un procédé de lecture.

Cela les conduirait à considérer l’outil « pédagogique » mis à leur disposition par les éditeurs comme un document d’archive du patrimoine historique. Ils risqueraient d’envisager une année d’enseignement à l’essai avec de vrais textes sociaux, sans méthode commerciale. Pour protéger le dogme de la subversion de ces apostats sans foi, les savants de laboratoire ont imaginé des procédures d’exploration du cerveau enfantin, « en situation de lecture », propres à écarter le doute scientifique avant même qu’il ne germe dans leur esprit. Leur rhétorique de la « vérité avérée », vaccin diffusé en continu par perfusion médiatique, rend impensable l’idée d’enseigner et d’apprendre à lire sans manuel de déchiffrage. Les lectures nourrissent l’âme. Les mécanismes de lecture nourrissent les clercs et les marchands du temple.

Laurent CARLE (septembre 2014)

Eveline Charmeux, Lire ou déchiffrer ?, ESF éditions, 2013

1 C’est donc plus facile de leur faire croire que lire, c’est « faire le bruit des lettres » (sic).

2 Ce n’est pas faux, d’ailleurs. Ce qui n’a aucun sens ne peut être compris, ni appris, sauf par dressage. Ni la syllabe, ni la lettre.

3 Les méthodes : « Au sens premier, lire consiste à retrouver dans les mots et les phrases écrites les conventions de l'écriture pour les traduire en sons afin de prononcer à haute voix ou mentalement. C'est le déchiffrage ou décodage de l'écrit, que notre cerveau exécute à très grande vitesse lorsqu'il a mémorisé la « combinatoire ». »

4 Les pires tricheurs sont sourds. Ils n’écoutent jamais la leçon de son du jour et lisent avec obstination sans prêter l’oreille au bruit des lettres.

5 Les Frères de la congrégation du phonisme intégral se nomment orthophonistes. Certains poussent le perfectionnisme jusqu’à « faire lire » les trois seules lettres visibles à travers la fenêtre découpée dans un carton de « lecture » glissant sur le papier pour cacher les lettres et les mots « parasites ».

6 • « En GS, pour la phonologie, l'apprentissage est entièrement oral. » (sic)

• « En CP, c'est le temps où l'élève est personnellement engagé sur le code, ce qui dans la méthode alphabétique, implique des activités d'écriture. L'élève peut aussi être actif lorsqu'il écoute attentivement le travail du Maître avec d'autres élèves. » (sic)

« Critères pour obtenir un certificat de phonologie en Grande Section :

  • capacité de segmenter un mot en syllabes

  • capacité de fusionner 2 syllabes pour former un mot

  • capacité de segmenter une syllabe en 2 phonèmes

  • capacité de fusionner 2 ou plusieurs phonèmes pour former une syllabe. »

C’est du diamant. L’opulence intellectuelle de l’enseignement du déchiffrage est sans limite. La profondeur de sa réflexion touche au génie. Transposons à la bicyclette. Pour obtenir un certificat de mécanique bicyclique :

  • capacité de démonter les roues

  • capacité de remonter les 2 roues

  • capacité de démonter les pneus et la selle

  • capacité de remonter les pneus et la selle.

L’apprentissage des syllabes est à la lecture réelle, ce que l’étude des pièces mécaniques est à la circulation à bicyclette. Le cynique déni du sens dans l’un, une idée de scénario pour cinéma burlesque dans l’autre.

Enseignement de la lecture et abus didactique
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Heiner Müller à Verdun

14 Septembre 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #pour toujours

Je mets en ligne ce très fort article de Bernard Umbrecht qui évoque l'affaire Heiner Müller à Verdun fin septembre 1995 et la polémique qui s'en est suivie jusqu'à l'interdiction de la pièce Rouge nocturne Verdun/Chronique des jours redoutables de Michel Simonot, éditée par Les Cahiers de l'Égaré en 1999. Merci à Michel Simonot de m'avoir communiqué cet article.

On lira aussi cet article sur un des écrivains qui s'est le plus intéressé à la connerie militariste, Yves Gibeau.

Et celui-ci sur la boucherie industrielle du 22 août 2014 à Rossignol. Jean-Claude Grosse, directeur des Cahiers de l'Égaré

(Le choeur:)

Vous vous souvenez : dans la deuxième décennie de ce siècle il y eut une guerre de tous les peuples où tous les peuples se terrèrent. coulant d’une mer à l’autre leurs navires insubmersibles logés quatre années durant sous le sol dans des trous de ciment, soumis au déluge de tonnes de bronze, mangeant de l’herbe et la chair de leurs chevaux. Volant à travers le ciel les uns contre les autres à bord d’engins de tôle nouvellement inventés, roulant aussi dans des carrioles d’acier les uns contre les autres. Cette guerre dura quatre ans et de notre vivant même fut reconnue comme un crime. Elle vomit une engeance pleine de lèpre qui dura peu et dans son naufrage emporta le vieux monde.

Brecht Fatzer fragment, montage de Heiner Müller Traduction François Rey

Le plus important texte inachevé de Brecht, Fatzer, porte sur la Première guerre mondiale. Heiner Müller en a opéré un choix et construit un montage à partir de centaines de feuillets épars. Müller considérait ce texte comme un texte du siècle.

Le 29 septembre 1995, au lendemain de l’essai scénographique pour la mise en scène de Germania 3 dont il venait d’ "achever" l’écriture à Los Angeles, et qui était prévue pour le début de 1996, au Berliner Ensemble dont il assumait la direction, Heiner Müller se met en route pour Verdun. Il est accompagné des scénographes et décorateurs Hans Joachim Schlieker et Mark Lammert, peintre et graphiste. Il y était venu à l’invitation de Michel Simonot qui avait intégré quelques uns de ses textes dans un projet de spectacle et Laurent Brunner. Il voulait avant tout voir ces lieux. Il était question de l’éventualité de présenter l’année suivante, celle de commémoration du 80 ème anniversaire de la Bataille de Verdun, en 1996, une scène de Germania 3 Les spectres du Mort-Homme, sa dernière pièce. Mais ce n’était peut-être qu’un prétexte. Malgré son état de santé dont il savait l’issue fatale, il multipliait les projets à long terme.

Goethe aussi avait été à Verdun

Pratiquement à 200 ans d’écart, en 1792, Müller avait eu un illustre prédécesseur : Goethe

« En sortant de table, nous montâmes la colline qui cachait à nos tentes la vue de Verdun, et, comme ville, nous la trouvâmes très agréablement située. Elle est entourée de prairies et de jardins, dans une plaine riante que traverse la Meuse, divisée en plusieurs bras, entre des collines rapprochées et lointaines ; mais, comme place forte, elle est exposée de tous côtés au bombardement. L’après-midi se passa à dresser les batteries, la ville ayant refusé de se rendre. (…) Le bombardement commença à minuit, soit de la batterie établie sur notre rive droite soit de celle de la gauche, qui, étant plus proche et lançant des fusée incendiaires, produisit les plus grands effets. Il fallait voir ces météores ignés, chevelus, passer doucement dans l’air, et, bientôt après, s’embraser un quartier de la ville. Nos lunettes, dirigées sur ce point, nous permirent encore d’observer en détail ce désastre ; nous pouvions distinguer les hommes qui, montés sur les murs, faisaient les plus grands efforts pour arrêter l’incendie ; nous pouvions observer et distinguer les chevrons dégarnis et croulants. Tout cela se passait au milieu d’un groupe de personnes connues et inconnues, et provoquait des réflexions étranges, souvent contradictoires, et l’expression des sentiments les plus divers. J’étais entré dans une batterie en pleine activité, mais les détonations effroyables des obusiers faisaient souffrir mes oreilles pacifiques, et je dus bientôt m’éloigner. Je rencontrai le prince de Reuss XIII, qui m’avait toujours témoigné de la bienveillance. Nous nous promenâmes derrière les murs de vignes, qui nous protégeaient contre les boulets que les assiégés nous envoyaient assez diligemment. Après diverses considérations politiques, qui nous égarèrent dans un labyrinthe de soucis et d’espérances, le prince me demanda de quoi je m’occupais alors, et il fut très surpris de ce qu’au lieu de lui parler de romans et de tragédies, animé par le phénomène de réfraction qui m’avait frappé ce jour-là, je commençai à l’entretenir avec une grande vivacité de la théorie des couleurs ».

Goethe La campagne de France 30 août 1792 Traduction Jacques Porchat Hachette 1889 (accessible en ligne par la Bibliothèque nationale)

Goethe ou l’art de détourner les yeux du spectacle de la guerre. Il avait le matin même observé un phénomène de réfraction et était resté tout occupé par sa théorie des couleurs. Goethe avait été entraîné par le duc de Weimar à suivre l’armée du roi de Prusse commandée par le duc de Brunswick. La citation permet de situer Verdun dans la longue durée du contexte franco-allemand.

Verdun un mythe franco-allemand

« Rappelons très synthétiquement comment, par le traité de Verdun en 843, la ville passa à la Lotharingie, puis, avec toute la Lorraine, à l’Empire germanique en 879 ; et comment, proclamée ville impériale au XIIème siècle, elle fut occupée en 1552 par Henri II de France (mais ne devint française que près d’un siècle plus tard, en 1648, à la signature du Traité de Westphalie). Attaquée encore une fois par les Prussiens en septembre 1792, elle fut reprise par les Français un mois plus tard, pour retomber dans les mains des Prussiens un peu moins de cent ans après, en 1870. En somme, considérée dans la perspective des guerres de conquête et de reconquête dont depuis des siècles cette ville avait été le théâtre, l’attaque allemande de 1916 constituait, aux yeux de la propagande nationaliste française, une énième insupportable tentative d’arracher à la France ce qu’elle n’avait cessé de reconquérir, et aux yeux de la propagande belliciste allemande, une opération justifiée pour la même raison, mais dans une perspective inverse. À cause de son histoire, les événements qui allaient se dérouler en 1916 sur le sol de Verdun étaient en somme destinés à rouvrir des blessures pluriséculaires ».

Anna Maria Laserra : Le nom de Verdun entre réalité, mythe et fiction in Mémoire et Antimémoires au XXème siècle. La Première guerre mondiale. Premier volume. Colloque de Cerisy-la-Salle 2005. Archives et musée de la Littérature Bruxelles

Verdun fut aussi, rappelle Alexander Kluge, dans les années 782 à 804, une plaque tournante du commerce des esclaves.

« La bataille de Verdun ne fut donc pas seulement perçue comme une simple bataille, mais, ainsi que l’écrivit Paul Valéry longtemps après, cherchant des termes plus aptes à la définir: « elle fut bien plutôt une guerre tout entière insérée dans la grande guerre » et même «autre chose encore », «Verdun », précisa-t-il, enrichissait cette bataille de la touche mythique qui seule manquait encore à l’explication de la place qu’elle avait prise dans les esprits aussitôt après le bombardement, « ce fut aussi une manière de duel devant l’univers, une lutte singulière, et presque symbolique, en champ clos. Un combat, en somme, que le monde entier contemple »

Anna Maria Laserra ibidem

Heiner Müller à Verdun

Michel Simonot, auteur, metteur en scène :

« La Direction Régionale des Affaires Culturelles de Lorraine et Laurent Brunner, directeur du Théâtre missionné de Verdun m’avaient demandé d’écrire et créer un spectacle à l’occasion du 80e anniversaire de la bataille de Verdun. D’une part, je savais, par Jean Jourdheuil, que Müller souhaitait venir à Verdun mais remettait sans cesse ce voyage. D’autre part il terminait Germania III, dont le sous-titre est « Les spectres du Mort-Homme ». Or, le Mort-Homme est la dénomination précise d’un lieu de bataille de Verdun. Müller voulait voir ce lieu par rapport à la pièce et sa mise en scène. En ce qui me concerne, me refusant à faire un spectacle de « commémoration », je voulais réaliser un travail théâtral sur la mémoire de la guerre, une mémoire critique, à partir et au delà de Verdun, vers Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge, etc. Je voulais donc faire appel à plusieurs écritures, dont, bien entendu, un Allemand. Le seul Allemand possible était, à mes yeux, Heiner Müller. Nous avons donc passé trois journées à visiter, dans la discrétion, tous les sites des champs de bataille. Je me souviens du choc qu’a vécu Müller en découvrant des monuments qui, aussitôt, ne purent pas ne pas lui évoquer une esthétique de l’architecture monumentale des pays socialistes ».

Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999

Quand Müller arrive à Verdun, sa mort avait commencé.

Brigitte Maria Mayer, femme de Heiner Müller :

« La mort commence en 1994 au cours d’un voyage en Italie. Une opération à la vie à la mort apporte une année de répit. Entre les hospitalisations à Munich (…) la famille passe plusieurs mois à Los Angeles. Dans la Villa Aurora, lieu d’exil de Lion Feuchtwanger, est élaboré « Germania 3 Les spectres du Mort-Homme », un voyage dans le temps, que l’auteur mortellement malade transfère de l’intérieur à l’extérieur. De retour à Kreuzberg, notre étage de fabrique souffre du siège permanent de gens de théâtre et de medias. Heiner Müller accepte cela avec un mélange de gentillesse et de soif d’applaudissements. Il écrit, boit, met en scène sans pause contre ces ennuis et ce cancer en phase terminale »

Brigitte Maria Mayer / Heiner Müller Der Tod ist ein Irrtum ( La mort est une erreur) Suhrkamp 2005

Deux mois après sa venue à Verdun, le 30 décembre 1995, Heiner Müller meurt. Il tenait à venir à Verdun. Il y a fait scandale. A l’origine du scandale, cet article :

Est Républicain du 2 octobre 1995

Nadine Bobenrieth-Del, journaliste (L’Est républicain Verdun 2 octobre 1995)

A-t-il ressenti une émotion sur les champs de bataille où périrent 400 000 morts des deux camps ? « Non, la mise en scène des lieux tue l’émotion »

Au Mort-Homme qui l’a beaucoup marqué, il relève « le kitsch des monuments glorifiant les pays ». Ils sont selon lui autant de « mensonges qui cachent la réalité » de l’âpreté des combats. « On a le sentiment que les gens les ont élevé pour s’excuser d’avoir envoyé à la mort ces soldats et donner un sens à une guerre qui n’en avait pas »

« Ils sont un ersatz, et en ce sens, le kitsch est un symptôme de la mauvaise conscience. Ces monuments sont des expressions d’un art pour les morts, un art gigantesque mais c’est de la m…. Le grand art, l’art véritable, c’est l’art qui est fait pour les vivants »

Et Vauquois ? « Là on se rend bien compte de ce qu’ont pu endurer les hommes ». Les trous béants, les galeries dans la colline « donnent un idée du travail intellectuel incroyable fourni » dans le seul but de tuer et de détruire, de « toute la force déployée pour quelque chose qui n’avait pas de sens »

« Si au lieu de cela Français et Allemands avaient uni leurs énergies et leurs intelligences pour construire un village, il aurait été magnifique », indique Heiner Müller avant de confier : « je comprends maintenant pourquoi mon grand père qui avait combattu en Argonne durant la Première guerre s’est mis à boire lorsque la seconde a été déclarée. Il n’en avait jamais parlé »

Morts pour une illusion

Pense-t-il que le pacifisme est une naïveté ? « Oui, pourtant on se dit que ce fut absurde que de chaque côté ils n’aient pensé qu’à se battre, à s’enterrer, plutôt qu’à rentrer chez eux. Ils n’avaient pas de raison personnelle pour le faire. A Fleury (visité peu avant) ils sont tombés pour la France ou pour l’Allemagne. En fait pour une illusion. Celle de l’unité nationale. Or il n’y avait pas une seule France, pas une seule Allemagne. Il y en avait deux, celle des riches et des pauvres, des puissants et des autres…La seconde s’est donnée pour la première …

En parallèle, il se souvient de cette émission captée à la radio par son « père qui bien que ce soit interdit écoutait Londres ou radio Moscou ». On y racontait l’histoire d’un poète allemand sur le front russe qui assistait à son enterrement. Il entendit que l’on disait de lui qu’il était mort pour la patrie, pour l’Allemagne… Et lui simplement : « Je reviens de Stalingrad ». Comment pense-t-il que l’on peut encore parler de 14-18 ? « Comme nous maintenant »

Si la démarche de création aboutit pour le 80ème anniversaire, nul doute qu’elle sera à mille lieu de commémorations magnifiantes et des traditionnelles cérémonies officielles : Heiner Müller, lui, ne crée pas pour les morts. Il crée pour les vivants et il proposera sans nul doute une lecture critique qui donnera du sens au présent et servira le futur…

A bientôt donc Monsieur Müller…

Ce ne sera pas à bientôt mais adieu

Nous sommes à la veille du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun (1916). Le premier à réagir à l’article est le Colonel Rodier qui se livre à un chantage : c’est lui ou moi. Comme si lui seul pouvait parler au nom des morts.

Le Colonel L. Rodier, Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux

Monsieur le Sous-préfet La lecture de l’article de l’E.R. [Est Républicain] du 2 octobre en rubrique Meuse actualités résumant la pensée de Heiner Müller venu à Verdun faire provision d’images m’inspire les réflexions suivantes quant à la préparation du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun l’an prochain. En effet, si les monuments commémoratifs érigés sur le champ de bataille devant Verdun et dans toutes les communes de France c’est de la m…, je me demande pourquoi nous préparons ces manifestations particulièrement devant l’ossuaire et sur cet immense cimetière de part et d’autre de la Meuse où reposent les restes des 150.000 disparus français et allemands de cette bataille de 10 mois. A ceci s’ajoute le rejet systématique par le personnage du souvenir et du bien fondé des associations d’anciens combattants, du Souvenir français et du VDK [Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge], son homologue d’outre Rhin. En conséquence, si Heiner Müller « une insolente fraîcheur de l’Histoire », légende de sa photo [La légende est en fait : « une insolente fraîcheur de lecture de l'Histoire »] est retenu pour écrire un texte ou animer une manifestation, je me retire de ce comité au titre de citoyen, fils, neveu et gendre de combattants de Verdun, d’ancien combattant contre le nazisme symbole du mépris sans borne de l’ "homme" vivant ou mort, de la direction du mémoriel de 1971 à 1995, d’administrateur fondateur puis Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux et en mémoire de mes camarades de combat »

Aussitôt accordé. Le maire de Verdun accède à la demande.

Arsène Lux, officier parachutiste, député de la Meuse, Maire de Verdun à Laurent Brunner, directeur de l’association » Le Quai »

« L’Est Républicain du 02 octobre dernier a relaté les prises de position de Monsieur Heiner MULLER, dramaturge allemand, commentant sa visite sur les Champs de Bataille. Cette prise de position apparaît tout à fait inacceptable et à travers ces déclarations scandaleuses, Monsieur Heiner MULLER s’est totalement discrédité au regard des verdunois et en particulier au sein du monde des Anciens Combattants. Il est dès lors totalement exclu qu’ il puisse participer à la commémoration du 80ème anniversaire de la Victoire de Verdun. Je vous saurais gré par conséquent de prendre toutes dispositions utiles pour mettre fin immédiatement, sous quelle que forme que ce soit, à la collaboration de Monsieur Heiner MULLER, aux manifestations du 80ème anniversaire comme à toute manifestation ultérieure impliquant la Ville de Verdun ».

« Sous quelque forme que ce soit ». Y compris donc par la présence d’un texte de Müller dans le spectacle préparé par Michel Simonot qui avait choisi Medeaspiel et Fragment pour Luigi Nono.

Michel Simonot :

« Du coup, pour moi, c’est tout mon spectacle qui se trouvait interdit. En outre, le maire en profita pour annoncer la fermeture du théâtre de sa ville et, donc, le licenciement de son directeur, Laurent Brunner. Il annonça aussi la fermeture de l’école de musique et, peu après, appliqua la censure à la bibliothèque municipale. (…) Müller est rentré en Allemagne. Malade et aussitôt hospitalisé, il est, à ma connaissance, resté silencieux là-dessus jusqu’à sa mort. Après sa disparition, certains, y compris au Ministère de la culture m’ont suggéré de supprimer les textes de Müller du spectacle afin de la maintenir dans le cadre des commémorations officielles . Nous avons choisi, bien entendu de réaliser le spectacle dans son intégrité, avec les textes de Müller. Nous nous sommes exilés hors de Verdun, à 8 kilomètres. Nos subventions ont alors été amputées . Nous l’avons cependant créé et joué deux semaines à Dugny-sur-Meuse, dans un fort privé. Le dernier jour du spectacle, le théâtre de Verdun , Le Quai, rendait les clés. »

Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999

Jacques Chirac venait de remporter les élections présidentielles. Le Pen avait déjà dépassé le Parti communiste et faisait un score de 15 %. A cette époque, l’arrogance de la droite provinciale en matière culturelle n’est pas spécifique à Verdun. L’affaire Heiner Müller dépasse ce cadre là. Je me suis rappelé en écrivant ces lignes d’un article du Figaro dans lequel on pouvait lire « A peine nous sommes nous débarrassés de Brecht qu’ils nous ramènent Heiner Müller ». Cette droite provinciale a des préférences littéraires et culturelles très éloignées de Heiner Müller , j’essayerai de le montrer un peu plus loin.

Ces questions abordées sous cet angle permettent de comprendre l’absence de volonté de dialogue, – l’interdiction sera maintenue même après le décès de Müller – et de dépasser celles des conditions dans lesquelles les propos de Müller ont été tenus et obtenus. Au bistrot dans une conversation entre amis, en anglais en présence d’une journaliste qui ne parlait pas anglais, qui n’a pas affiché ses intentions mais dont la présence insistante sur une demi journée ne devait pas laisser de doute. Mark Lammert qui était présent se souvient d’une conversation plaisante, l’atmosphère était blagueuse. Michel Simonot en garde le sentiment d’une parole dérobée.

Michel Simonot dit que Müller est resté silencieux là-dessus. Il y a eu une tentative de sa femme d’atténuer quelque peu les propos et Mark Lammert me dit qu’il existe dans les archives de Heiner Müller une esquisse de réponse à un article de l’hebdomadaire die Zeit qui traite le sujet. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller la consulter à Berlin. J’y songerais à l’occasion.

Je souhaiterais maintenant partir sur les traces de Heiner Müller à Verdun. J’ai fait une visite des lieux au mois d’avril 2014. Une visite éprouvante au terme de laquelle on se dit que Müller n’a pas exagéré. Même que l’on aurait pu être plus sévère encore. Je n’avais jamais été à Verdun. Habitué depuis mon enfance aux champs de bataille de ma région, j’ai trouvé là un espace aseptisé. Nos grands pères, ceux de Müller et les miens étaient dans la même armée. Ils auraient même pu être ensemble à Verdun. PC Ettighofer qui écrivit Spectres au Mort Homme était alsacien et y était.

Et Créon de répondre, le dur : « Si ta nature est d’aimer, va chez les morts et aime-les ». C’est ce qu’on a fait ici

Montherlant Chant funèbre pour les morts de Verdun

Les Créons envoient les Antigones aimer les morts à l’issue de cette guerre où les morts submergent les vivants. La guerre industrielle se caractérise en effet par une surproduction de cadavres. Lisons encore ce qu’en écrit Montherlant qui fut Secrétaire de l’Oeuvre de l’Ossuaire

« Chacun sentait le besoin que se dressât un reposoir à mi-côte de Douaumont, comme s’il était impossible d’arriver au faîte sans être tombé à genoux. Il fallait aussi donner une sépulture aux ossements non identifiables de Verdun, qu’on rencontrait jusqu’à un mètre cinquante de profondeur. Quelqu’un pouvait dire cette parole saisissante et qui demeure vraie : « Si tous les hommes qui sont morts ici se levaient, ils n’auraient pas la place de tenir, parce qu’ils sont tombés par couches successives.»

Montherlant Chant funèbre pour les morts de Verdun

La levée en masse des morts, n’avait-elle pas de quoi leur faire peur ?

L’ héroïsation du sacrifice dans le discours commémoratif visait à accorder un très haut prix à la mort alors même que la vie n’en avait pas.

La symbolique de l’épée

L’Ossuaire de Douaumont

Les guides touristiques nous apprennent que ce monument représente une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol. Comme symbole antimilitariste, laïque, civil, ça se pose là. Rappelons que la commission qui fit le choix de la forme du monument était présidée par Pétain auquel on n’échappe pas en visitant Verdun et pour cause, il en est le vainqueur militaire et politique. L’Ossuaire a été voulu comme une sorte d’Arc de triomphe. Il fallait quelque chose de « sobre, viril, guerrier » (Montherlant).

Cette symbolique de l’épée se retrouve non seulement sur le portail de l’Ossuaire dont je n’ai malheureusement pas la photographie mais également sur d’autres monuments.

Par exemple :

Portail du monument de la Tranchée des baïonnettes

Les visiteurs sortent de là, j’en ai été témoin, totalement stupéfaits, décontenancés. Le monument le plus absurde qu’il m’a été donné de voir. Et qui repose sur un mensonge avéré. « La légende de la tranchée des baïonnettes est un pieu mensonge mais un mensonge ». « Pieu mensonge « écrit Antoine Prost qui essaye par ailleurs de nous convaincre que les monuments aux morts sont civils et laïques ! (Antoine Prost : Verdun in Lieux de mémoire 2 sous la direction de Pierre Nora)

Enfin dominant Verdun, le Monument à la victoire et aux soldats de Verdun

Référence au Saint Empire Germanique auquel a appartenu la Lorraine ?

La rhétorique de l’épée fichée dans le sol n’a pas échappé à Jean-Christophe Bailly cherchant à définir le sentiment de malaise que l’on ressent en visitant ces lieux.

« Discrétion, ou beauté, ou dignité, ou pudeur – ce ne sont certes pas là les mots qui pourraient convenir s’il fallait caractériser Douaumont. Dès lors qu’on rôde autour de Verdun, l’ossuaire a pourtant quelque chose d’inévitable, on s’en voudrait de ne l’avoir pas vu. Douaumont c’est d’abord une ouverture, une étendue, une immense esplanade en surplomb – et peut- être ne serait-ce qu’un cimetière militaire parmi tant d’autres, un peu plus grand et plus solennel, avec ses pelouses rases et ses ifs bien taillés si ne s’élevait pas là cet effrayant monument inauguré en 1927 dont la forme si particulière, je me suis rendu compte que peu de gens le savaient, provient de l’idée directrice qui était de lui faire figurer une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol de France: je n’ai pas été chercher la biographie des architectes de l’ossuaire (ils s’appelaient Léon Azéma, Max Edrei et Jacques Hardy) mais il se trouve en tout cas que l’idée séduisit, que la chose fut construite et qu’il y a donc cela, une poignée d’épée qui est une tour de 46 mètres de haut et une garde qui est un cénotaphe de 137 mètres de long où 46 tombeaux valent allégoriquement pour les corps de 130 000 soldats inconnus. Or cette idée, il faut le dire, relève d’une esthétique intégralement fasciste et c’est cela, d’abord, dont on éprouve le poids, sans trop savoir identifier au début le malaise que l’on ressent en pénétrant dans ce qui fonctionne avant tout comme un champ d’ondes mortifères. Et « fasciste », je tiens à le souligner, n’est pas ici un mot lâché à la légère, comme c’est parfois le cas lorsqu’il sert d’insulte – non, il y a dans la rhétorique médiévale de l’épée et dans la référence au sol une authentique préfiguration du national-esthétisme à la française, style que Vichy, faute de moyens, n’aura pas l’occasion de faire fructifier, mais dont il serait passionnant de relever les traces ou les signes avant- coureurs; un périple qui pourrait commencer, à deux pas de Douaumont, par la ville de Verdun elle-même où la Victoire est figurée par un terrible chevalier géant qui fend littéralement en deux la rive droite de la Meuse. »

Jean Christophe Bailly Le dépaysement Voyages en France Le Point Seuil 2011page 154. Le chapitre 14 All gone into the world oflight est consacrée à Verdun

Nulle part dans cet espace recouvert d’herbe et de forêts – les champs de bataille avaient été déclarés non cultivables et confiées à l’Office national des forêts – on ne ressent d’émotion, nulle part on n’éprouve le sentiment que des hommes ont vécu ici l’enfer. Un réseau de monuments aux morts pour l’essentiel dédiés à des régiments, la mémoire n’est pas civile mais militaire. On y tire encore.

Le Mort Homme

« Le monument de la crête du Mort-Homme, près de Verdun, fait exception [à la représentation du soldat rarement seul]. Le nom de ce lieu-dit, totalement déchiqueté par les attaques, appelait un jeu de mots en ronde-bosse. Le sculpteur [Jacques Froment-Meurice] renoue avec la tradition médiévale et moderne de la représentation de la mort. Un très grand squelette, enveloppé d’un linceul, qui n’est autre que le drapeau, se dresse sur un sol rocailleux. Le drapeau a remplacé la faux ou le sablier, instruments traditionnels de la mort. La sculpture est en pierre très blanche. L’artiste a recherché le contraste entre l’aspect lisse du squelette et le sol d’où émergent des morceaux de casques, des grenades. Une inscription, pleine de fierté: ce «ils n’ont pas passé ». Mais à quel prix. Le squelette triomphant n’en est pas moins squelette. La mort seule pouvait ici représenter la victoire, victoire qui n’était pas sur la mort.

Annette Becker : Les monuments aux morts / Mémoire de la Grande Guerre Editions Errance pages 41- 42

Le chauffeur de taxi ( il n’y a pas de transport public pour venir jusqu’ici) m’a dit quelque chose d’essentiel à cet endroit avec des mots simples et forts :

« Quand ça brille de trop, c’est pas ça » !

Mark Lammert

« J’étais assis avec Müller au Mort-Homme près de Verdun, en 1995, en automne, il parlait de ses deux grands-pères, s’identifiait comme avant-poste et se voyait tête de pont ; pendant un moment il était sa propre ombre. Il savait que la phrase « j’ai peur de ma propre ombre » qu’il attribuait constamment à Staline était de Dashiell Hammett »

Mark Lammert : HEROISCHE STÖRUNG Heiner Müller und Corneliu Baba – Kunst als Gegengift des Schreckens in Lettre international n°99 2012

Spectres du Mort Homme

Le dernière pièce de Heiner Müller Germania 3 porte en sous-titre Les spectres du Mort-Homme. Titre mystérieux à la Godard ? Ce dernier dit qu’ « un titre précédant toute idée de film, c’est un peu comme un la en musique » Peut-être en effet une façon de donner le la. Sans entrer dans les détails de la succession des Germania, il y a Germania Mort à Berlin, un Germania 2 qui est juste le titre d’un spectacle fait d’un montage de textes, Germania 3 couvre une géographie plus large que les précédents, Les spectres du Mort Homme le signale et donne à la pièce une profondeur historique et géographique : cela va de Verdun à Stalingrad et retour.

Spectres au Mort Homme est le titre d’un roman de Paul Coelestin Ettighoffer. Simple captation et détournement ? Heiner Müller savait faire cela. Tout en sachant par Kristin Schulz qui en a la garde que Gespenster am Toten Mann ne figure pas dans sa bibliothèque ce qui ne veut pas dire qu’il ne connaissait pas le roman, j’ai essayé de fouiller un peu cette piste qui m’a conduit à une étrange découverte.

PC Ettighoffer né le 14.4.1896 à Colmar en Alsace est issu d’une vieille famille paysanne alsacienne. Il fait partie de quelques 8000 volontaires alsaciens qui sont sont engagés dans l’armée impériale allemande en 1914. Il avait 18 ans. Après avoir combattu en Champagne, il fut comme la plupart des alsaciens, en raison des nombreuses désertions, en 1916 déplacé sur le front de l’Est. Début 1917, il se retrouve à Verdun, comme chef de section où se déroula cette « guerre dans la guerre » (Paul Valéry) de plusieurs mois. En été 1918, il fut fait prisonnier et libéré en 1920. Spectres au Mort-Homme constitue la première partie d’une trilogie autobiographique.

C’est à Erich Maria Remarque, que Ettighifer doit un tournant dans sa carrière. Le succès de A l’ouest rien de nouveau fut tel (1929) qu’il fit réagir la droite nationaliste allemande qui lui opposa Gespenster am Toten Mann qui est donc un livre anti Remarque. La simplicité de la structure du roman autobiographique écrit par un survivant permettait en outre la production en série pour le plus grand bonheur des éditions Bertelsmann qui se lança dans l’édition de livres de guerre à partir de 1934. La date ne doit rien au hasard. Le succès vint avec « l’instrumentalisation du souvenir de la guerre par le nouveau régime ». Hitler était arrivé au pouvoir en 1933. Ettighoffer fut même salarié directement par Bertelsmann et devint fabricant de bestseller. Guerre de masse, production littéraire de masse. « Avec la préparation du système national socialiste à une nouvelle guerre, les livres d’Ettighoffer se sont « radicalisés en militance, racisme, pensée colonialiste et soumission à l’autorité ». Capitaine dans la Wehrmacht, il sera fait prisonnier par les anglais en 1945.

Le lexique des écrivains nazis parle pour les écrits d’Ettighofer de littérature de colportage caractérisé par une agressivité chauvine et cite :

« Ils ne sont pas morts, les hommes des cent batailles, ils revivent dans l’armée allemande de 1938. Une grande et forte Wehrmacht a connu une renaissance par le sang qui a bu la terre de France »

Ses livres ont été mis à l’index par les autorités soviétiques puis en RDA. Il y est qualifié d’écrivain nazi.

En 1980, la municipalité social-démocrate d’Euskirchen avait refusé de donner à une rue le nom de PC Ettighoffer comme le réclamait les chrétiens démocrates. Et ne voilà-t-il pas – intéressante découverte – qu’apparaît dans cette affaire le Comité national du Souvenir de Verdun venu soutenir Ettighoffer qualifié d’ « apôtre » de la réconciliation franco-allemande ! Les livres d’Ettighofer qui avait été invité à Verdun en 1975 en présence de Maurice Genevoix sont vendus au Mémorial de Verdun.

Si l’on comprend bien donc ceux qui ont invité Ettighofer à Verdun et soutenu à Euskirchen sont les mêmes que ceux qui en ont débarqué Heiner Müller. Voilà qui donne une épaisseur à l’affaire Müller qui va au-delà d’un mot peut-être malheureux.

Le roman Spectres au Mort Homme contient un chapitre lui-même intitulé Spectres au Mort Homme. J’en ai traduit l’extrait suivant

A cet instant, le « charron », l’adjudant (Officierstellvertreter) Segmüller devint fou — Il rampe vers nous tremblant de tout son corps. Ses mains flottent. Ses yeux sont fixes et grands ouverts. De la bave couvrait ses lèvres et coulait sur sa barbe naissante. « Les gars vous les avez vu ? » Il nous tire, nous secoue et gémit : « Je vous demande si vous les avez vu ? » « Nous n’avons rien vu, nous ne savons rien » Le fou se rapproche de nous et raconte : « Cela fait un an que vous en êtes et vous devriez savoir que les âmes des soldats flottent dans l’air encore longtemps après la bataille et se combattent comme ce fut le cas autrefois dans les champs catalauniques. Vous l’avez sûrement appris à l’école. Et je viens de voir ceux qui sont tombés ici. Ils se sont combattus avec des grenades, des fusils et des bêches , là-bas, dans l’air au-dessus du Mort-Homme. J’y étais aussi, moi — Maintenant je sais que ma fin est arrivée, je dois mourir camarades. Il y aura une hécatombe de morts dans notre régiment, parmi les combattants j’ai vu des gens connus — tu y étais Liesenseld – Tu ne vois pas que le signe de la mort est déjà sur ton front – Et Huba en était, et Quint , et Kenzierski et Kienz, et beaucoup, beaucoup de personnes connues. La section presque au complet y était dans cette bataille des âmes, dans le combat des non-enterrés – oui, il y aura une hécatombe ; là, là — vous ne voyez pas , les voilà à nouveau. Maintenant ce sont les français — Qui nous tombent dessus — Alerte – Alêrte ! Spectres ! Spêctres au Mort Homme ! Alerte ! Alêrte !

La bataille longtemps attendue s’engage.

Au Mort-Homme, les spectres annoncent à ceux qui partent au combat qu’ils vont mourir. Ce sont aussi pour Ettighoffer ceux qui ayant connu la terre de Verdun forgeront la Wehrmacht. Heiner Müller me semble-t-il s’empare de cette question-là. Et ce n’est sûrement pas pour s’y complaire mais pour la retourner contre les idéologies mortifères.

Cette façon de se voir déjà mort avant de l’être m’a rappelé les esprits surgis de l’avenir du Fatzer de Brecht. Müller en parlait avec Alexandre Kluge

Les esprits surgissent de l’avenir

Müller : Il y a dans Fatzer un texte formidable, Fatzer dit à un moment : « tels qu’autrefois des esprits surgissaient du passé, ils surgissent tout autant à présent de l’avenir ».

Kluge : les esprits viennent de l’avenir ?

Müller : Oui, les esprits sortis de l’avenir. Une idée formidable. Et les esprits du futur pénètrent effectivement à nouveau à Verdun et produisent en 1939 Auschwitz. Un autre aspect est naturellement que le plan Schlieffen reposait sur un mouvement ininterrompu. Moltke a apporté une correction à ce plan. Pour Schlieffen, il était clair que le milieu du front devait rester mobile y compris en laissant les Français entrer en Allemagne pour conserver le mouvement. Molkte par patriotisme a figé le milieu et provoqué la guerre de position et donné du poids à la supériorité matérielle de l’adversaire

Kluge : et déclenché les armes mécaniques de l’adversaire. On a d’abord éliminé les chevaux puis les hommes jusqu’à ce que à la fin il ne reste plus que les machines (…)

Müller : Dans ce texte de Fatzer tout est décrit de ce qui se passe maintenant, de ce qui s’est passé dans la seconde guerre mondiale. (…) Dans le matériau « Fatzer » il y a au début – bon ce n’est pas daté chez Brecht, mais …une scène dans la Première guerre mondiale. Elle décrit l’expérience de la bataille de matériel , c’est une réaction de désespoir devant la bataille de matériel et Koch (….) crie dans la bataille, partout est l’ennemi ; on tire de partout etc puis vient cette fin énorme où il dit « Où fuir ? Partout l’homme est là ! » Alors Büsching dit : « L’homme est l’ennemi et doit disparaître »

Kluge : Qu’entends-tu par bataille de matériel

Müller : Ecoute…Verdun, ou ce que tu veux, la Somme, simplement cette expérience d’être cloué au sol ou dans la tranchée, d’être livré à la machine

Kluge : Les hommes sont rivés par ordre, et la bataille de matériel c’est au fond du travail mort contre du travail mort.

Müller : Oui, oui, c’est la raison de cette conclusion, l’homme est l’ennemi et doit disparaître. L’homme qui s’est à ce point matérialisé dans cette machine. C’est un aspect énorme de ce texte et tu as là aussi ce dont tu parlais tout à l’heure dans le fond l’esquisse d’Auschwitz dans la bataille de matériel »

Alexander Kluge/Heiner Müller :« Ich bin ein Landvermesser » Gespräche mit Heiner Müller. Anti Oper, Materialschlachten von 1914, Flug ûber Sibirien (Robtbuchverlag1996 )

Dans Germania 3 une phrase fournit un élément d’une trame souterraine. Le personnage de Hitler dit à un moment : « je retourne vers les morts qui m’ont fait ». Ce sont peut-être ceux de Verdun car, dit A. Kluge dans son éloge funèbre pour Heiner Müller, parmi les choses importantes que l’on peut apprendre de Verdun, c’est que probablement quelque chose d’Hitler s’est blindé là, chez les morts et les non-morts de Verdun et le recouvrir de marbre dans un style comme on peut le voir aussi à Bucarest – celle de Ceaușescu – est faux et revient à inscrire le mensonge dans la pierre.

Pour conclure (provisoirement) deux textes :

« Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace – l’Hamlet européen regarde des millions de spectres » Paul Valéry La crise de l’esprit.

Et un des tout derniers poèmes de Heiner Müller

DRAMA die toten warten auf der gegenschraege manchmal halten sie eine hand ins licht als lebten sie eh sie sich ganz zurueckziehn in ihr gewohntes dunkel das uns blendet

DRAME les morts attendent sur le plan incliné opposé parfois ils tiennent une main dans la lumière comme s’ils vivaient jusqu’à ce qu’ils se retirent complètement dans leur obscurité habituelle qui nous aveugle.

Remerciements à Jean Jourdheuil, Mark Lammert, Kristin Schulz, Michel Simonot.

Germania 3 / Les spectres du Mort-Homme Traduit de l’allemand par J.-Louis Besson et J. Jourdheuil L’Arche

l'article de l'est républicain qui a déclenché l'interdiction de la pièce Rouge nocturne Verdun de Michel Simonot/Müller à Verdun/Ossuaire de Douaumont
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La cause humaine/Du bon usage de la fin d'un monde/Patrick Viveret

9 Juillet 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

La cause humaine

Vivre à la bonne heure

Patrick Viveret

Du bon usage de la fin d'un monde

Il y a des livres qui désespèrent. Il y en d'autres qui tentent d'ouvrir des voies. Comment suis-je passé de livres désespérants à deux livres optimistes ? D'autres avaient précédé tout de même, de Stéphane Hessel, Edgar Morin par exemple. Et via les réseaux sociaux, une sensibilisation à des mouvements, actions.

Pour parler des deux livres de Patrick Viveret, je ne m'attarderai pas sur le constat. Nous sommes à la fin d'un monde qui ne le sait pas encore vraiment ou ne veut pas le savoir. Les capitalistes ont gagné la lutte des classes disent-ils. Tant pis pour eux s'ils y croient. Ils ne renonceront pas d'eux-mêmes à leur logiciel mental, fait de démesure. Euphorie et panique les animent. Ils mettent en coupe réglée planète et gens et tant pis pour les dégâts et catastrophes. Les gens ordinaires ont un logiciel d'une étonnante fixité. Il n'y a qu'à voir les résultats électoraux. Certes, il y a des flux, des votes communistes vers les votes FN, des votes extrême-gauche vers front de gauche. Mais il faut que les partis au pouvoir exacerbent les tensions par leur soumission au capital pour que ces flux se manifestent. Ça demande des décennies. Bref, il est clair que les élections comme soi-disant moyen d'exercer la démocratie sont un outil anti-démocratique et il faudra bien l'admettre. L'abstention n'est pas prise en compte alors que c'est le parti majoritaire. Il faudra revenir aux Grecs ou inventer de nouvelles façons de contrôler le pouvoir et les banques, principal moyen de la soumission. Les multi-nationales sont également à contrôler, leur pouvoir de nuisance est considérable ne serait-ce que par le lobbying, la publicité mensongère, la lutte sans merci pour cadenasser la démocratie. Il y a tout de même des logiciels qui changent, des gens qui agissent, réfléchissent, partagent.

Patrick Viveret montre que ces forces sont à l'oeuvre avec des logiciels autres. Deux trépieds, l'ABS et le REV. L'ABS c'est le logiciel des sentiments moteurs positifs pour changer, sortir par le haut des mécanismes mortifères à l'oeuvre. L'Amour, de soi, d'autrui, de la nature, de la beauté, de l'art. Le Bonheur, la recherche active du bonheur, pas un état statique de repos, une activité permanente faite de curiosité, de découverte, d'invention, de partage. Le Sens, la recherche de sens est essentielle pour le changement de logiciel. Amour et bonheur sont partiellement au service du sens, tout en donnant du plaisir. On combat mieux si on n'est plus dans une logique guerrière, si on en tire des bénéfices de type qualitatif, si de la valeur s'ajoute, si des valeurs communes sont discutées, partagées, si on se demande que voulons-nous faire de notre vie et pas seulement dans notre vie, sachant aussi que nous sommes mortels et que cet horizon donne si on sait le méditer, de la valeur à la vie, du goût à celle-ci, donne l'envie du bien-vivre.

Je me propose plutôt que de commenter de faire un inventaire de solutions.


1 - La mesure des richesses. Quoi intégrer dans le PIB ? Les profits de la prostitution, de la drogue, des trafics divers comme le propose l'Europe aux états membres ? Les flux liés à la publicité (1200 milliards de dollars), aux ventes d'armes (1600 milliards de dollars) ? 10 % des sommes qui circulent pour la drogue, les armes, la publicité (l'économie du mal-être) suffiraient à satisfaire les besoins vitaux non satisfaits de l'humanité. Ou faut-il intégrer de vraies richesses pas nécessairement sources de flux monétaires comme le travail des femmes au foyer, le travail des bénévoles d'associations... ? Il faut que devienne publique la question : qu'est-ce qui compte vraiment pour nous ? Qu'est-ce qui doit être pris en compte ?

Pour que ce genre de questions soient prises en compte, il faut élargir la démocratie, il faut que cela entre dans le débat public et citoyen, que ce ne soit pas l'apanage des experts et technocrates de l'Europe et de l'INSEE. Voir ce qui s'est passé au Boutan avec la création du BNB, Bonheur National Brut, excellent documentaire de Marie-Monique Robin

2 - La création de monnaies locales dont un des principes est qu'une monnaie locale perd de la valeur si elle n'est pas utilisée ce qui interdit l'accumulation, la thésaurisation.

Les monnaies locales complémentaires dans le monde d'aujourd'jui

En 2014, plus de 2.500 systèmes de monnaie locale sont utilisés à travers le monde.

L'un des plus en vue est le LETS (Local Exchange Trading System), un réseau d'échange supporté par sa propre monnaie interne. Démarré à l'origine à Vancouver, au Canada, plus de 30 systèmes LETS sont aujourd'hui actifs au Canada et 400 autres dans le monde.

En Angleterre, la ville de Lewes, capitale de l'East Sussex, fut une des premières en 2008 à battre sa propre monnaie. Ses quelque 16.000 habitants peuvent l'utiliser dans les commerces locaux.Plus de soixante-dix sociétés ou magasins acceptent cette devise, valant autant que la livre sterling. D'autres petites villes ont suivi, avec une certaine réussite : Stroud, Totnes, Brixton, etc. A plus grande échelle, Bristol, un ville de 400.000 habitants encourage depuis 2012 l'usage de la livre de Bristol ("Bristol pound"). L'investissement de la ville est très faible (5000£) mais son effet de levier est déterminant. Selon Guy Poultney, conseiller municipal à la vie communautaire à Bristol, "dans un contexte économique difficile, les habitants sont incités à acheter local... Cela encourage également la diversification de l’économie locale pour aider à la création d’emplois de qualité. Nous avons atteint des millions de personnes. Il est important de souligner une accélération de la consommation puisque cet argent est fait pour être être dépensé et non économisé, stimulant ainsi le secteur indépendant. Il y a sept espaces d’échange répartis dans la ville. Les gens peuvent aussi simplement recevoir des Bristol pounds lorsqu’on leur rend la monnaie. Nous avons également commencé à faire la promotion du Bristol pound sur les salaires. À noter que vous pouvez payer un autre membre du réseau en ligne ou via un simple texto. Le réseau du Bristol pound est très large afin d’inclure toute entreprise indépendante locale. Nous nous réservons cependant le droit de refuser un membre si nous estimons que son activité sape la réputation et le fonctionnement du projet."

En Allemagne le Chiemgauer créé à Prien am Chiemsee en 2003, similaire au LETS anglais, a fait tâche d’huile en Bavière et prend une dimension de monnaie d’échange régionale. D’autres monnaies complémentaires ont également vues le jour comme le Berliner, ou les Tauschringe plus ou moins specialisés sur un type de troc ou de produits.

Partout dans le monde le système se développe : l'Italie, le Brésil, le Japon, les Etats-Unis, le Mexique, le Sénégal,la Lettonie, pour ne citer qu'eux, ont des expériences en cours de monnaies locales.

En France , de nombreuses initiatives de monnaies locales ont été lancées depuis 2010. Parmi ells on peut citer le SEL (Système d'échange local) l’équivalent diu LETS anglais ou encore le projet SOL avec sa monnaie “solidaire dématérialisée” . A Toulouse le Sol-Violette, est une "monnaie de territoire, un outil de cohésion sociale, un vecteur de création de richesses mais également d'emplois, un instrument d'échange au service du Bien ". De fait la mairie de Toulouse distribue une petite partie des prestations sociales en Sol Violette. Comme le Chiemgauer en Allemagne, le Sol Violette de Toulouse, est une monnaie fondante. Elle perde peu à peu de leur valeur au fil des mois ce qui incite à l'utiliser et à faire tourner l'économie locale. Au total une vingtaine de monnaies locales ont été crée en France : l’eusko en pays basque, le MIEL (Monnaie d'Intérêt Economique Local) à Libourne, le Bou’Sol à Boulogne sur mer, l’Elef à Chambéry, etc. Dans l'Hérault, les commerçants de Pézenas ont lancé l'Occitan, une monnaie alternative, moyen de paiement légal au même titre que les chèques déjeuners.

3 – Le revenu universel de base

http://www.dailymotion.com/video/x18ij09_le-revenu-de-base-un-nouveau-droit-humain_news

4 – une nouvelle donne démocratique, à commencer par une nouvelle constitution écrite par les citoyens et non par les partis et visant le contrôle des politiques et politiciens

https://www.youtube.com/watch?v=zjq4y6115sg&feature=youtu.be

5 – la bataille des semences qu'il faut gagner contre Monsanto par exemple ;

kokopelli mène un combat à soutenir

de même qu'il faut soutenir les initiatives de Pierre Rabhi, Semons des graines, créons l'abondance, Les incroyables comestibles; excellent documentaire en DVD de Marie-Monique Robin, Le monde selon Monsanto

6 – la bataille pour l'autosuffisance alimentaire, les circuits courts, les jardins partagés, les AMAP, une agriculture savante c'est-à-dire éminemment écologique; voir l'excellent documentaire de Marie-Monique Robin sur Les moissons du futur

7 – les changements dans les habitudes de transport, les habitudes alimentaires, vestimentaires, dans l'aménagement urbain, dans l'habitat

les habitats verticaux

http://www.village-vertical.org/

http://www.lexpress.fr/region/aquitaine/begles-invente-le-lotissement-vertical-modulable_1264436.html

8 – la bataille pour l'autosuffisance énergétique, la réduction par chacun de son empreinte carbone

aller à 25 minutes de ce JT de France 2

http://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/jt-de-20h-du-lundi-7-juillet-2014_636065.html

les incroyables comestibles

https://www.facebook.com/lesincroyablescomestiblesmenetousalon?fref=ts

c'était un peu ce que la liste Avec vous maintenant voulait pour Le Revest en 2008 avec le village éco-citoyen, non ?

http://avecvousmaintenant.free.fr/IMG/pdf/projet_avm_vers4.pdf

on n'avait peut-être pas trouvé la bonne communication

autres liens

le mouvement des colibris,

http://www.colibris-lemouvement.org/

semons des graines, créons l'abondance

https://www.facebook.com/SemonsDesGrainesCreonsLabondance?fref=ts

les moissons du futur

et quantité d'autres initiatives

la guerre des graines :

http://blog.francetvinfo.fr/guerre-des-graines

barometredudeveloppementdurable.org

Terre de liens

Pierre Rabhi, la sobriété heureuse, au nom de la terre

https://www.facebook.com/pages/Pierre-Rabhi/148621088294?fref=ts

Patrick Viveret, les dialogues en humanité

https://www.facebook.com/patrick.viveret?fref=ts

les campagnes à la ville

bien sûr il faut une école nouvelle qui s'appuie sur l'initiative des jeunes

je me dis des fois que nous gaspillons une partie de notre énergie à des choses nécessaires et futiles (gagner sa vie, c'est-à-dire la perdre) qui ne nous enthousiasment guère

alors que du changement durable est possible à hauteur d'homme, à proximité, qui donne du bonheur

Jean-Claude Grosse

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Welcome to New York, une bonne critique

8 Juin 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #J.C.G.

Welcome to New York

Abel Ferrara

J'ai vu ce film il y a déjà quelques jours. Pourquoi ai-je voulu le voir ? Pour me faire mon idée sur cet objet. La polémique entre les producteurs-créateurs-acteurs de la fiction et les protagonistes de la réalité, les critiques très négatives sur le film, cela m'incitait à le regarder. Je n'aime pas trop qu'on me dicte mon jugement.

Mais aussi ce n'est qu'un film et j'aurais pu me dispenser de le regarder. Après tout, j'ai des urgences de pensée plus centrées sur mes désirs du moment, par exemple sur les évidences du temps. Si donc je l'ai regardé, c'est qu'il excitait ma curiosité. Elle n'a pas été déçue. Je pense, contrairement à la réception dominante qu'on a affaire à un film qui restera, (voir une critique sur agoravox, en bas de page) pas du tout un navet, un objet obscène, injurieux. La construction est faussement chronologique, il y a des flash-backs, un monologue intérieur comme un examen lucide sur soi à un moment, un retour en arrière quoi.

Les dialogues, considérés comme indigents, m'ont accroché par leur sècheresse, leur tranchant, leur crudité. On ne tourne pas autour du pot, on est dans le ressenti, pas dans la pensée. On s'affronte à vif, à cru, c'est dur, diffamatoire a-t-on dit.

Les scènes de sexe m'ont paru rabelaisiennes, pas toutes bien sûr, celles du début, joyeuses et pas tristes comme on a dit (la chair est triste, hélas, Mallarmé). Cette manière de prendre de la distance tout en ahanant comme une bête sur une croupe, dans un vagin, en tapotant fesses et seins m'a fait rire. L'acteur dit ne pas aimer l'homme qui prend du plaisir en 6 minutes. En action, l'acteur se moque de son personnage Devereaux. Il baise et rit au fond de lui de ce qu'il nous donne à voir. C'est de la baise caricaturée. Pas évident comme exercice. Mais pour moi, ça a fonctionné. Je ne risque pas de devenir un adepte de ces lècheries de chantilly sur corps de femmes-objets. Les deux flash-backs concernent deux épisodes de séduction car Devereaux-Depardieu est formidablement séducteur. La première séduction se déroule jusqu'à conclusion ; c'est une réussite, une belle histoire d'un moment. La seconde vire à l'agression ratée sur une journaliste. Scène violente. Un même homme, une addiction, des comportements qui changent en fonction de ce qui se présente, en fonction partiellement du consentement ou de la résistance de l'autre. Et il y a la scène de la chambre d'hôtel. Scène violente, assez peu explicite. Que fait Devereaux ? Oblige-t-il l'employée à une fellation ? Il dira qu'il s'est masturbé à hauteur de sa bouche. Il expose sa philosophie de la sexualité au restaurant, à sa fille et à celui qui prétend à elle. La bouillabaisse est une partouze de poissons. Ce n'est pas un crime d'aimer la multiplicité des rencontres et des rapports, peu regardant sur les moyens, étant donné son pouvoir, à la fois de séducteur et d'homme puissant. Comme c'est la dénonciation de l'employée qui conduit à la chute du puissant, les scènes d'explication entre l'épouse, Simone et le coupable sont importantes. Simone est une femme éprise, elle a le sens de la dignité. Elle veut savoir, n'obtient pas ce qu'elle veut, la vérité, met tout de même en œuvre sa fortune pour sortir son mari des griffes de la police et de la justice américaines. Dans ces scènes aux répliques improvisées semble-t-il, ce qui est significatif, on est sensible à leur maladresse, ça va plus loin que ce qu'on veut dire, on blesse, on se blesse, on veut se rapprocher, on se refuse, on fait le point sur les ambitions respectives, la première dame, le futur président. Une évidence, l'homme puissant ne veut pas devenir président, l'homme puissant ne veut pas être sauvé de son addiction. Tant devant le psychiatre qu'avec les journalistes, il est clair, il ne regrette rien, il ne veut pas changer, il veut seulement sortir des griffes américaines et réclame l'aide de Simone, même s'il déteste d'où vient son argent.

La partie concernant l'arrestation, les conditions de détention, le procès, l'abandon des poursuites est traitée rapidement sauf les séquences de la fouille au corps et de la cellule. J'ai trouvé la fouille au corps forte, on est du côté du détenu, l'empathie est forte à ce moment-là et assez souvent dans le film. Le puissant déchu n'est pas malmené par le cinéaste qui ne s'acharne pas sur lui. La preuve en est donnée à la fin avec un personnage ne disant rien après son monologue et nous regardant dans les yeux. Si vous voulez me juger, je vous mets au défi d'essayer. Cette fin est ouverte. Cela me renvoie à l'interview du début où c'est l'acteur Depardieu qui est interviewé, qui ne nomme pas le personnage réel référent. Il nous dit haïr les hommes politiques, ne pas vouloir jouer, il ressent et en même temps rit intérieurement de ce qu'il fait alors même qu'il nous émeut, nous fait rire ou pleurer.

Cette interview met en abyme le film, complexifie sa réception. Ce n'est pas comme le dit le bandeau introductif, à la fois un film s'appuyant sur des choses vues par tout le monde suite à l'énorme médiatisation de l'affaire et une fiction sur en particulier les scènes dans le loft à 60000 dollars par mois. C'est un film sur des corps d'acteurs se saisissant à leur façon de leurs personnages (un Gérard Depardieu, géant, une Jacqueline Bisset, dérangeante), dans une situation de grande crise sous le regard du monde entier, c'est le film d'un réalisateur qui semble comme son acteur renoncer à la maîtrise, qui ne peaufine pas ses scènes, ses dialogues, son montage, ses cuts, un réalisateur qui se moque de sa filmographie, de ses films-culte, un réalisateur de sa chute accompagnant la chute d'un puissant et celle d'un acteur à un moment critique de sa carrière immense.

En clair, ce film restera et deviendra un film-culte par ce qui semble être ses défauts, insuffisances, maladresses, provocations (allez tous vous faire enculer, droit dans nos yeux), énormités, outrances.

Jean-Claude Grosse

Welcome to New York, une bonne critique
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Galino de Sabine Tamisier/Atelier d'écriture

14 Mai 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #note de lecture

Sabine Tamisier

Galino

Éditions Théâtrales, avril 2013

64 pages, 14 €

Le contexte : l'auteur a perdu son père qui ne peut plus parler, atteint d'un cancer qui le mine depuis deux ans ; elle tente de le faire parler au moment où. Le monologue de Galino est une tentative particulièrement émouvante d'amour, d'empathie de la part de l'auteur qui se met à la place de son père, muet.

Galino est un monologue à plusieurs voix dans lequel Galino, 74 ans, se restitue moments présents (19 et 20 août 2009) et souvenirs dans le massif du Mont Blanc (février à août 1967), alors qu'il va rendre le dernier souffle, lui l'ancien tuberculeux, sauvé là-haut, 42 ans plus tôt, et rattrapé par un cancer du poumon depuis déjà 2 ans. Ce monologue est vidé de la présence, de la menace de la mort. Comme si une stratégie d'évitement était mise en place: il ne faut pas l'affronter, la voir en face, il faut se remplir d'autre chose, de choses et gens agréables. Galino est plein de ceux qu'il aime, qui l'aiment, maintenant, hier, la famille, plein de moments d'amitié, plein de paysages sublimes. Ses allers-retours entre sa chambre aujourd'hui, chez lui et sa chambre de sanatorium, hier, sans doute le calment. Il n'a qu'une attente, une seule chose doit advenir avant qu'il passe : que sa fille arrive pour qu'il parte tranquille; et il part tranquille en quelques lignes tranquilles; c'est simple finalement de partir tranquille, du moment que l'amour réciproque a pu se manifester. Le coeur plein d'amour, on n'a pas l'angoisse du néant, de l'absurde de la mort, de l'injustice de la mort, de son arbitraire.

L'auteur donne à la scène 13, scène finale, ce titre : Villelaure. Jeudi 20 août 2009. Au moment où.

Pas de point de suspension. Un point, le point final, le dernier souffle avec une consigne de Galino pour ceux qui restent, ne me rejoignez pas trop vite, apportez-moi des fleurs. C'est simple. La mort n'est rien qu'un passage, un bref moment, elle est annulée, elle n'existe pas, elle n'est source de questionnement ni pour le mourant ni pour les aimants. C'est l'innommée, l'innommable, l'étrangère. De la part de l'auteur, c'est peut-être pudeur, respect du mort, le père, peur de l'évoquer, elle l'insaisissable qui nous saisit, crainte de toucher à un moment "sacré", sacré parce que mystérieux : on sait d'où on vient, la vie, on sait qu'en un instant, on passe, on est mort mais où passe-t-on ? Religions et métaphysiques se font la guerre à nous proposer des réponses qui nous dispensent de penser par nous-mêmes.

Galino est un homme simple, il n'aime pas trop lire, quelques BD ou un livre sur l'exploit de Jacques Balmat, le 8 août 1786, avec le docteur Michel Paccard, la première ascension du Mont Blanc. Galino vise un passage tranquille et pour cela il a mis en place une stratégie impensée, instinctive : se remplir d'amour. Il n'y a pas de place pour le passage lui-même ni pour l'après-vie. Après sa chambre, c'est simple, c'est le cimetière: "je m'en vais vers mon Mont Blanc à moi, là, à flanc de colline, au-dessus du château". Galino a une mort simple comme sa vie. Et c'est une belle façon de mourir, plein d'amour, sans s'inquiéter sur le moment où, sur après. Galino n'a pas voulu méditer, penser sa mort.

Montaigne par exemple écrit un essai célèbre "Que philosopher c'est apprendre à mourir". Ce titre est à entendre comme philosopher = vivre vraiment = apprendre à mourir, vivre vraiment = vivre dans la vérité (on est mortel, on ne peut pas échapper à la mort dont on ne connaît pas le sens et qui ne peut donner par suite son sens à la vie; la vie, grâce à la mort, a une valeur et c'est nous qui lui donnons librement sa valeur) et pas dans l'illusion, se croire immortel, croire à une vie éternelle avec la résurrection ou la réincarnation; vivre dans la vérité supposant que le passage qui dure un instant soit pensé.

Galino me laisse donc sur ma faim, ma soif de pensée. Je reçois l'émotion véhiculée par une écriture maîtrisée. J'aimerais passer tranquille, en douceur, sans douleur. Mais je ne me refuse pas à la pensée de la mort. Me manque après la lecture la pensée de l'insaisissable instant, le passage du souffle au non-souffle.

Je suis tellement dans ce questionnement qui est préparation à la mort pour vivre vraiment, mais elle me surprendra bien sûr, que j'ai lu Galino avec mes questions et réponses, avec ma culture, mes essais d'écriture, de pensée.

Je suis content d'avoir rencontré ce texte qui m'a permis une lecture agréable, documentée, émouvante ... Elle m'incite à insister sur ce moment, le passage de la vie à quoi ?, par le moment, l'instant de la mort.

L'atelier d'écriture

J'ai beaucoup aimé l'atelier d'écriture théâtrale animée par Sabine Tamisier, le samedi 10 mai à Saint-Maximin-La Sainte Baume. Nous étions 11. Voici les consignes données étape après étape avec à chaque fois, lecture et retours

1 - prendre 3 livres dans les 40 amenées par l'animatrice. Je choisis: La mastication des morts de Patrick Kermann, Le voyage de Penazar de François Cervantes, The Ballad of Lucy Jordan, Autour de ma pierre il ne fera pas nuit de Fabrice Melquiot. Mes choix sont motivés.

2 - choisir au hasard 10 mots dans les 3 livres; je choisis : mastication, mort, vieux, os, pierre, nuit, balade, voyage, Lucy, Penazar, mots quasiment pris dans les titres

3 - choisir 10 expressions dans les 3 livres; je choisis : moi, j'étais fidèle pour toujours/vous donnez du goût à mon existence/quand on est fantôme, le plus dur c'est le début/les morts, ça vit dans le luxe/le cimetière en début de cette nuit-là/entre les tombes, un cortège/la mort est-elle fin de tout ?/qu'advient-il de notre pensée ?/la mort ouvre-t-elle sur le néant ?/la vie commence-t-elle après la mort ? J'ai déjà décidé que la mort serait mon thème, tout m'y mène.

4 - choisir un court extrait à lire; je choisis le passage avec les questions métaphysiques posées dans La mastication des morts.

5 - synopsis; il faut 3 personnages pour un texte de 10 minutes

6 - monologue d'un des personnages

7 - monologue d'un 2° personnage

8 - dialogue entre les 3 personnages

9 - scène finale

Mon synopsis : Lucy est en fin de vie. Elle a du mal à respirer. Cancer des poumons, elle est sous assistance respiratoire. Elle a 31 ans ; Elle sait que c'est une question de jours, d'heures. Penazar aime Lucy, sa Lucy qui porte le nom de l'ancêtre des humains et qui va mourir jeune. Comment l'aider, l'accompagner, faire le voyage vers la mort avec elle ? Penazar accomplit deux actes : bouche à bouche, inspirer, aspirer ce qui tue à petit feu Lucy, expirer, insuffler son amour, son souffle purifié, balade dans la Rift Valley où on mastiquait les morts – cannibalisme – pour qu'ils ne pourrissent pas. Ils ne redevenaient pas pierres, poussières mais nourriture vivifiante. Le chef de service, prévenu, a une sévère explication avec Penazar. Lucy passe sans un ultime réconfort de Penazar.

À bout de souffle

Premier monologue

Lucy, haletant bruyamment Penazar Penazar, pourquoi t'es pas là ? Je m'étouffe. Quand j'ai besoin de toi. Je m'étouffe. Penazar Penazar. Viens, fais-moi oublier mon souffle. Tes mains, tes mains là là. Penazar Penazar ton regard sur moi, tes caresses là là. Penazar ta bouche là là. Penazar Penazar.

Deuxième monologue

Penazar – Lucy, ma Lucy, qu'est-ce qui t'arrive, qu'est-ce qui nous arrive ? Je suis paumé. Je ne veux pas que tu t'en ailles. L'autre dit que tu es condamnée, question de jours. Je veux continuer à donner du goût à ton existence. Les morts, ça vit dans le luxe. Se fatiguent pas à respirer. Nous les vivants c'est toujours à bout de souffle, toujours à reprendre le souffle jusqu'au dernier soupir mais pas à 31 ans ma Lucy. La mort est-elle fin de tout ? La mort ouvre-t-elle sur le néant ? C'est pas le moment de ces questions ? T'es là, encore là, toujours là, avec ta respiration haletante. Je vais t'aider à respirer. J'arrive Lucy. (Il expire bruyamment)

Scène 1

Penazar – Lucy, ma Lucy

Lucy – vite ta bouche bouche à bouche amour

Penazar – oui oui voilà mais pas goulue ma Lucy

quand j'inspire, tousse, crache tout ce que tu peux

moi, j'essaie de purifier mon souffle pour expirer de l'amour,

mon amour,

tout l'amour possible

pas mes peurs

allez j'inspire

crache

allez j'expire

prends

la musique des mots c'est avec de l'expir

la musqiue des baisers avec de l'inspir

la musique de la vie c'est inspir expir

il n'y a pas de musique de la mort,

c'est silence

allez j'inspire

crache

allez j'expire

prends

Scène 2

Le médecin – Monsieur Penazar, ce n'est pas possible. On ne fait pas de bouche à bouche dans un hôpital. On a tous les stimulateurs nécessaires

Penazar – Vous n'avez pas à me dicter ma conduite dans les circonstances actuelles. J'accompagne Lucy pour qu'elle respire mieux, qu'elle souffle enfin, qu'elle reprenne souffle, qu'elle retrouve son souffle

Le médecin – Le masque à oxygène est plus conseillé que votre souffle nécessairement vicié

Penazar – et l'amour que je lui souffle, il est dans votre oxygène ?

Le médecin – on va la mettre sous respiration artificielle

Penazar – Je vous signe une décharge. Je la ramène à la maison

Le médecin – Pendant que nous... madame Lucy...

Penazar – Vous m'avez privé de son dernier souffle, de notre dernier bouche à bouche. Veuillez me laisser seul avec elle. J'ai à lui parler, à l'embrasser, à la caresser

L'Hôpital – La vie n'a pas de prix. Sauver ou pas une vie a un coût. La dette de madame Lucy s'élève à 32989 € et 99 centimes d'€, remboursable par la sécurité sociale

Jean-Claude Grosse, 14 mai 2014

Galino de Sabine Tamisier/Atelier d'écriture
Galino de Sabine Tamisier/Atelier d'écriture
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Journal de deuil / Roland Barthes

1 Janvier 2014 , Rédigé par grossel Publié dans #note de lecture

Journal de deuil / Roland Barthes / Seuil, 2009

Les fêtes sont l'occasion de découvertes au travers des cadeaux offerts et qu'on se montre. Je suis ainsi tombé sur le Journal de deuil de Roland Barthes, paru en 2009. Roland Barthes dont j'ai lu la plupart des livres jusqu'en 1980 environ (dernier lu : Fragments d'un discours amoureux) et perdu de vue depuis. Je ne serais même pas capable de dire aujourd'hui ce que Mythologies ou Système de la mode m'ont apporté. Racine, oui. Quel enseignant de lettres n'a pas fait appel à ce livre ?

Journal de deuil commence le lendemain de la mort de sa mère, mam., le 26 octobre 1977. Elle est donc morte le 25 octobre 1977, le jour de mes 37 ans, découverte d'une coïncidence pétrifiante, sans incidence, si ce n'est que ce qui se dégage de Rachel à travers le journal me parle et me touche, femme à sa place, bonté absolue, qui ne lui a jamais fait une observation, qui articulait éthique et esthétique de façon empirique, sans théorie, femme « naturelle », un beau portrait qui n'est pas un « monument ». Il faut lire tout le journal pour en voir l'intérêt parce que pendant une bonne partie du livre, Roland parle beaucoup de son deuil, de son chagrin (il finit par préférer ce mot), du caractère discontinu de ce chagrin et paradoxalement de l'impossibilité de le dépasser ce qui n'est pas son désir. Il voit se développer, s'accentuer des traits qui ne lui plaisent pas : égoïsme, sècheresse de cœur, impossibilité de construire une amitié, un amour, irritabilité, désinvestissement du monde perçu dans sa vanité « mondaine ». Des questions comme celle-ci page 78 : Pouvoir vivre sans quelqu'un qu'on aimait signifie-t-il qu'on l'aimait moins qu'on ne croyait... ? Il ne sait à qui la poser avec espoir de réponse. Évidemment c'est à lui qu'il doit la poser. En fait il y répond. Photo qui va donner La chambre claire, en 1980, l'année de sa mort, un 25. Souvenirs, rêves, lieux, moments, tout un tas de repères ou de balises sans superstition, non ritualisés, jalonnent ses jours et ses nuits. Mam. est toujours là, absente et présente, ce qui l'amène à dire l'imbécilité du matérialisme qui nie l'immortalité de l'âme. Les passages où Proust vient au secours du déprimé, avec ses pages sur la mort de sa grand-mère et de sa mère sont particulièrement intéressants : deux écritures différentes dont l'une est criante de justesse et de vérité. Sauf cette vérité d'après moi : « c'est une douceur de savoir qu'on n'aimera jamais moins, qu'on ne se consolera jamais, qu'on se souviendra de plus en plus » (lettre à Georges de Lauris qui vient de perdre sa mère, 1907, page 182). Ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre. Comment chacun d'entre nous vit la perte d'êtres chers ne peut être théorisé. Le travail de deuil dont parle la psychanalyse certes renvoie au cheminement de chacun mais avec la tentation de généraliser, par exemple Winnicott avec la peur de ce qui a eu lieu. Roland vit fortement ce paradoxe bien mis en évidence par Kierkegaard : « dès que je parle, j'exprime le général, et si je me tais, nul ne peut me comprendre » (y a-t-il donc impossibilité d'exprimer l'intime ?). Ce qui me semble le plus juste dans ce journal c'est la découverte avec la perte que l'on est mortel, déjà mort, qu'aucune trace ne restera, qu'un « monument » est dérisoire, que vouloir passer dans la postérité est insignifiant, que la solitude est notre lot, que le monde est vain, mondain, qu'aucune retraite ne comblera le chagrin, que le chez toi-chez moi est finalement le lieu le plus apaisant, le plus reposant (Roland a vécu sa vie avec sa mère et reprend sa vie chez eux, son chez toi devenant son chez moi où il retrouve du quotidien d'habitudes venu de sa mère).

Un conseil aux lecteurs possibles de ce journal, le lire jusqu'au bout, ne pas se laisser ennuyer par ce qu'il y a d'ennui dans ce journal. Il y a des pépites. Mais pas la réponse à la question : tout ce que tu as été mam. a eu lieu et pour toujours, non effaçable. Où va se loger cette mémoire éternelle, indépendante de nous, mortels, oublieux ou soucieux de faire durer les disparus ?

Que l'année 2014 vous apporte le meilleur qui dépend pour l'essentiel de vous.

À Le Revest, le 1/1/2014 Jean-Claude Grosse, épitaphier

Solitude = n’avoir personne chez soi à qui pouvoir dire : je rentrerai à telle heure ou à qui pouvoir téléphoner (dire) : voilà, je suis rentré. 11 novembre 1977, page 54.

Solitude = n’avoir personne chez soi à qui pouvoir dire : je rentrerai à telle heure ou à qui pouvoir téléphoner (dire) : voilà, je suis rentré. 11 novembre 1977, page 54.

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