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bric à bracs d'ailleurs et d'ici
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L'humain d'abord (et autres slogans de la campagne)

20 Avril 2013 , Rédigé par grossel Publié dans #G.L.

 

 

Voilà un essai sur un slogan de campagne qui mérite lecture et discussion sous peine que le slogan reste vide, simple hameçon à voix d'électeurs. Ce n'est pas une bonne façon de faire la démocratie que de laisser les communicants chercher à nous niquer en allant à la pèche de nos voix.
grossel


Pourquoi « L’humain d’abord » ?

 

En quoi le slogan « L’humain d’abord », comme il sonne au Front de Gauche, ne saurait être confondu avec cette phrase, tirée des statuts du Modem : « Ses valeurs sont celles de l’Humanisme qui place l’Homme au centre de son action » ?

 

Ce n’est pas du tout la même musique, et la différence ne tient pas seulement à un usage pompeux des majuscules. Parler de l’humain, ce n’est pas tout à fait pareil que de parler de l’homme, celui d’un humanisme qui le place au centre de son univers. Et cette différence d’apparence minime a une portée majeure.

Placer aujourd’hui l’humanité au centre de tout, c’est faire fi des connaissances scientifiques dont certaines sont séculaires. C’est aussi renvoyer sans le dire à un Dieu créateur, seul susceptible de fonder cette centralité des hommes, à moins de s’en remettre à un merveilleux hasard. Dans ces conditions, l’Homme prétendument au centre est très probablement centré par un tel Dieu, dont il n’est qu’une image. C’est ainsi qu’on peut comprendre la majuscule dont on l’affuble.

Ce qui vient d’être dit n’est pas une charge contre les croyants qui peuvent être réellement de gauche, c’en est une contre une conception poussiéreuse de la croyance. Et, de plus, elle est hypocrite : non seulement Dieu est servi en cachette par des gens qui ne peuvent pas se prévaloir des vertus de l’humanisme historique qui, lui, a véritablement dégagé le ciel et l’horizon des hommes, mais, à entendre par exemple les propositions économiques du Modem, on ne voit pas en quoi l’Homme serait pour elles au centre, sinon comme coupable originel et endetté de toujours.

L’Homme, cela n’a jamais été les hommes : tout au plus, une abstraction aussi obscure que la notion politique de centre ou de troisième voie. Pour Pascal, le monde, « est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part » ; comment, en politique, pourrait-on se situer au centre plus ou moins exact d’un monde qui, même s’il s’est ouvert, continue à circonscrire étroitement la plupart des hommes ?

 

L’humain, ce n’est pas tout à fait l’homme (et pas du tout l’Homme). Même si on échappe à l’abstraction en parlant des hommes, le risque est de renvoyer à autant d’entités fermées sur elles-mêmes. Or ce n’est jamais seulement le cas. Le plus fermé des individus est aussi constitué et traversé par un tissu social, même quand celui-ci est défait.

Comme nom, l’humain renvoie au souci de ce tissu. En un sens à préciser, c’est plus concret que de parler de l’humanité (sans parler de l’Humanité). Par exemple, « l’ humain », comme mot, est proche du mot « humus », dont il dérive comme tous ceux de cette famille. Cela indique déjà qu’on ne saurait parler des hommes sans se soucier de la terre et de tout le vivant.

Cela dit, l’humain renvoie avant tout à un tissu social qui lie et, pour une part majeure, fabrique des hommes. Aujourd’hui, celui-ci est à la fois d’une extrême complexité et tout à fait simple : il se respire partout, même à travers les différences de classe, et il est particulièrement nauséabond.

Loin de renvoyer à un individu complètement séparé des autres, l’humain suppose une interdépendance constitutive entre les individus. Cette notion suppose aussi de ne pas séparer le corps et l’esprit. Chez chacun, l’humain concerne, non seulement la conscience et la raison, mais aussi les profondeurs psychiques, l’affectivité, le vécu corporel.

L’humain, c’est à la fois ce qui, de gré ou de force, lie chaque homme à tous les autres et à tout lui.

 

Parler de « L’humain d’abord », c’est être conduit à interroger cela et plus, en vue de permettre aux hommes de mieux (se) vivre.

En un sens, le tissu social (ou mieux historique) le plus inhumain est encore humain. Que pourrait-il être d’autre ? Mais ce n’est pas cela qui nous intéresse. Il s’agit d’aller vers un mieux-vivre : de réfléchir aux conditions requises alors et à la façon de les mettre en jeu.

Il se trouve que nous vivons une inhumanité spécifique particulièrement pesante qui, de toute évidence, stérilise en nous nombre de potentialités humaines. Le fait que nous ressentions fortement cela, indique que tout n’est pas perdu. Autant notre liberté, individuelle et collective, est beaucoup moins manifeste que ce qu’on nous raconte couramment, autant elle peut être conquise par nous.

« L’humain d’abord » ne dénonce pas seulement toute une inhumanité des rapports entre les hommes, mais exige un souci déterminant d’humanité dans toute attitude ou décision, grande ou petite, relative aux multiples domaines de la vie. Il s’agit de favoriser l’instauration entre nous et en nous d’un tissu d’une tout autre qualité humaine que celui qui nous est aujourd’hui plus ou moins imposé. Il y va de nos corps et de nos esprits, des sociétés en très grand comme en tout petit.

Dans ce slogan, « d’abord » importe beaucoup. Il ne renvoie pas à un préalable temporel, mais à un préalable de principe. Il ne s’agit certainement pas de paraître humain pour mieux être inhumain : cela, c’est ce qui nous est massivement donné à vivre. Il s’agit de tendre à être toujours le plus humain possible, notamment par temps difficiles.

Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Ce n’est pas un slogan qui peut le dire. C’est à la fois connu (ou deviné) et inconnu de nous, puisque cela reste à inventer.

En tout cas, « L’humain d’abord » en appelle immédiatement à une expérimentation concrète pour mieux penser notre humanité en échappant aux risques de l’abstraction vaine, et commencer à ancrer dans la réalité ce que ce slogan indique.

 

  *

 

  « L’humain d’abord » renvoie entre autres à une manière d’aborder les hommes et les questions humaines, qui serait indissociable des contenus d’une politique. Aux antipodes de la communication comme calcul obligé, cette manière, évidemment multiple, réussirait à rendre solidaires ce qu’il y a de plus immédiat dans l’abord et ce qu’il y a de plus médiatisé en lui.

Parce que nous vivons dans une société qui rend abstraits les rapports humains, c’est d’une certaine façon qu’elle est complexe et non dans l’absolu. Si on parvenait à réinstaurer de meilleurs rapports concrets entre les hommes, ils vivraient différemment la complexité ; ils pourraient même vivre une complexité différente.

 

Il ne s’agit pas de miser seulement sur l’abord immédiat et, ce faisant, de susciter des illusions, mais de travailler à permettre un contact réhumanisé des hommes entre eux , afin que beaucoup plus de gens puissent aborder, même si c’est seulement dans une certaine mesure, les questions les plus complexes.

Abstraire revient à séparer, mais la bonne abstraction travaille aussi à relier. Nous vivons dans une société qui fait descendre au plus profond des rapports humains une certaine forme d’abstraction : monétaire, technique, aujourd’hui numérique. Ce n’est pas parce que celle-ci prend souvent des allures vivantes qu’elle est vivante. Son résultat, c’est largement une séparation aggravée entre les gens, l’invention d’une société du non-lien social.

Nous éprouvons fortement le besoin de promouvoir à partir d’en bas un tissage humain qui puisse remonter jusqu’aux pratiques les plus abstraites, afin qu’elles ne perdent plus de vue l’humus dont elles proviennent et qui continue à les fertiliser. Par exemple, les mathématiques, financières ou pas, ou la physique doivent demeurer humaines, non pas au sens où elles ramèneraient des illusions humaines, mais à celui où, en tant que pratiques-limites, elles restent néanmoins humaines, doivent être travaillées en vue des hommes, tout comme elles le sont, même très indirectement, grâce à eux.

Aussi utile que soit l’informatique, ce n’est pas une communauté numérique qui peut revivifier à elle seule la vie sociale. Une réalité renouvelée des rapports entre les hommes peut humaniser le virtuel, bien plus que celui-ci n’est susceptible de les humaniser. Nous vivons au contraire une virtualisation des rapports entre les hommes qui stérilise bien plus leurs potentialités qu’elle n’en favorise la réalisation.

De même, le primat de l’économie est aujourd’hui celui d’une certaine abstraction qui contamine les rapports les plus simples entre les hommes. Et il s’agit bien de s’appliquer à remonter de tels rapports revivifiés (de travail et autres) aux pratiques économiques les plus complexes et autistiques, c’est-à-dire en apparence coupées de l’humus des humains. C’est même tout un matelas d’apparences qu’il s’agirait de réussir à dissoudre.

 

Le souci de l’abord renvoie à une concrétisation plus humaine des rapports entre les hommes, aussi bien dans la vie courante que moins courante. Il n’y a pas plus de concret que d’abstrait, en général. Ce qu’il faut favoriser, c’est un mode de concrétisation des rapports humains qui concerne tous les aspects de la vie en société et pas seulement la production économique. Celle-ci trouverait aussi à en bénéficier.

« L’humain d’abord », cela indique qu’on gagne à concilier l’intérêt de chacun et celui de tous, la notion d’intérêt et celle de gratuité de certaines démarches. Cela incite à repenser celle d’esprit d’entreprise (et de risque pris) : après tout, entreprendre renvoie plutôt à quelque chose qui est pris entre les mains de pas mal d’hommes (et non d’un seul) ; et pourquoi pas entre toutes celles qui y contribuent, de près ou de loin ? En un sens renouvelé, on peut appeler cette chose richesse nationale (ou locale, ou mondiale). Elle n’est ni à confisquer, ni même seulement à distribuer plus justement : elle doit être mieux cultivée par tous, dans un souci primordial de la qualité humaine.

 

  *

 

  « L’humain d’abord » suppose une réelle remise en présence des hommes entre eux (et aussi de chaque homme par rapport à lui-même). Cette remise en présence est à éprouver sans illusion de plénitude mais aussi de vide intégral. Elle est à travailler, dans le plaisir et la difficulté, comme effort situé pour se redécouvrir par les sens, la parole, la raison.

Il faut à la fois redécouvrir l’humanité de situations diverses et inventer des situations où puisse affleurer le meilleur de l’humanité. Et il faut commencer cela sans attendre une situation globale favorable. C’est sans doute la meilleure façon d’en réunir les conditions d’apparition.

Le type d’abstraction (de quantification) dont nous souffrons, tend à chasser les hommes d’eux-mêmes. Elle les porte à se remplacer par une espèce de clone frigide ou surexcité, craintif de tout ou obscène envers les autres, entre dépression et mégalomanie. Tout cela a en commun une tendance au repli sur soi, voire à la confusion entre son monde et le monde. Et cela se passe au moment même où il est devenu très problématique d’avoir un monde personnel, non aliéné aux médias de masse et bien au-delà.

Il est donc primordial de se redécouvrir comme hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, en réussissant à échapper quelque peu aux innombrables dialogues de clones. Il y a aujourd’hui une difficulté très répandue d’accès à soi-même, aux autres et au monde. Quand on vante le contraire, c’est avant tout pour renforcer des apparences : l’accès à soi-même et aux autres ne poserait plus guère de problèmes, jamais on aurait eu autant de ressources pour découvrir le monde d’une façon ou d’une autre. Mais de quel monde, de quels autres, de quel soi-même parle-t-on alors ?

 

« L’humain d’abord » requiert une redécouverte interpersonnelle, notamment de la politique. Il ne peut y avoir de porte-parole que capable de porter le meilleur de paroles en travail et tant qu’il en est capable. Sa parole ne peut entraîner que si l’entraîne aussi un concert de paroles, plus d’une fois en confrontation. Aussi distante qu’elle soit, la fonction de représentation doit rester nourrie par des représentés actifs. Il faut que la présence élaborante des hommes concernés la mette toujours sous tension.

 

Le but est une humanité sans exclusion aucune. Il s’agit donc de tendre à mettre en jeu tout de suite le meilleur des hommes, en vue d’une organisation sociale qui en favorise l’accomplissement. Ce n’est contradictoire qu’en apparence.

Particulièrement aujourd’hui, les hommes disposent de multiples potentialités, aussi masquées ou distordues qu’elles soient. Elles sont sous-exploitées, quand on ne les laisse pas en friche. Des savoirs pratiques, des talents, des ressources de générosité, de lucidité, sont disséminés un peu partout dans la société. Ce qui manque, ce qui est largement empêché, c’est leur mise en rapport en vue d’objectifs qu’on puisse dire humains, au sens où ils sont orientés vers l’accomplissement de tous et de chacun.

Mais que peut bien signifier un tel accomplissement ? « L’humain d’abord » est comme une injonction que prolonge forcément un questionnement. Il y a ce qu’on sait qu’on pourrait faire pour que les hommes aillent mieux, chacun et entre eux, et il y a ce qu’on ignore, qui reste à découvrir, parce que les conditions présentes ne nous permettent qu’une approche limitée.

Cela dit, sont impossibles un accomplissement parfait des hommes et une connaissance complète de ce qu’ils sont. Il ne faut pas donner l’illusion d’un quelconque absolu. L’humain, individuel et social, est de l’ordre d’un tissage sans fin (pas si ordonnable que cela).

L’important, ce serait de refonder le politique sur une humanité non mutilée et non hiérarchisée, du moins essentiellement. Cela ne signifie pas que tous les hommes soient identiques ni, dans les faits, d’égale valeur, mais qu’il faut les mettre dans un mouvement tel qu’il favorise au mieux les liens qu’ils peuvent tisser, mais aussi les déliaisons significatives qu’ils peuvent souhaiter, afin qu’ils tendent à mieux s’accomplir chacun et les uns les autres, et à mieux concevoir et promouvoir les moyens d’y parvenir.

A une telle perspective, on oppose couramment le risque du pire. Ce risque doit être résolument pris en compte. Mais la situation présente est elle-même si risquée qu’elle oblige à tabler, le plus lucidement possible, sur l’humain.

 

« L’humain d’abord », cela répond à tout un inhumain présent, dominant, et à toute une pseudo-humanité qui se donne pourtant comme ce qui peut se faire de mieux entre les hommes. Ce slogan indique que l’histoire, celle des sociétés et des individus, ne saurait s’en tenir à cela, notamment parce qu’il n’est pas un équilibre atteint qui ne soit d’une façon certaine en danger. Il reste donc légitime de chercher à mieux fonder, humainement et terrestrement, un équilibre global.

« L’humain d’abord », cela fait résonner une humanité commune, au-delà des clivages de classe, de compétence ou de quoi que ce soit. Encore une fois, il ne s’agit pas de prétendre démagogiquement que toutes les formes d’humanité se valent, mais de dire que ce qui, en dernière analyse, importe le plus chez chaque homme, c’est l’humain et la capacité de prendre en compte réellement, chez les autres, une telle « richesse de dimensions » (laquelle est inséparable d’un souci du simple vivant et de l’inerte).

 

  *

 

  En société, « L’humain d’abord » ne renvoie pas seulement à des corpuscules séparés, mais à des ondes d’humanité. C’est toujours vrai, mais ce slogan en appelle à des ondes moins frigides et perverses que celles de la liquidité ambiante.

Il ne s’agit pas de promettre la lune de rapports idylliques, mais d’indiquer que, dans la méthode d’émancipation et autant que possible au-delà, importent des ondes humainement chaudes, une exaltation qui réarme, donne un sentiment profond d’être ensemble en tendant à mettre au meilleur de soi. C’est que, entre nous et en nous, le tissu humain a été gravement endommagé, notamment ces derniers temps.

Mais un tel appel à l’exaltation en est un aussi à l’effort rationnel. Concevoir une société qui tende à l’émancipation de ses membres, est aujourd’hui très ardu et requiert l’effort de beaucoup de gens. Aucun type d’experts ne saurait y suffire.

D’ailleurs, est-ce que l’investissement affectif et l’effort rationnel sont toujours contradictoires ? Certainement pas : tout dépend de quel genre d’affectivité et de quel genre de rationalité on parle. Par exemple, les mathématiciens les plus inventifs témoignent de ce que leur travail est loin d’être seulement sec. Il ne faut pas confondre la posture technocratique, la culture des seuls résultats, avec l’intelligence des processus, couplée à un souci authentique du bien commun.

 

Faire primer « L’humain d’abord », c’est en appeler à des dimensions humaines, multiples et indissociables, et historiquement situées, pour les mettre en œuvre le plus largement et intensément possible.

Ce slogan dit aussi clairement qu’il ne concerne pas seulement la population de notre pays. Il ne peut trouver de validité qu’en s’adressant au monde entier. Il dit qu’en dernière analyse la seule identité valable c’est celle d’être un homme, non pas en tant qu’essence donnée d’avance, mais en tant qu’histoire, individuelle et collective, qui reste à inventer.

Loin d’être opposable aux individus, ce slogan renvoie au meilleur de leurs ressources de singularisation et de socialisation. Il ne s’agit pas de substituer à une société massive une société plus massive encore ; il s’agit bien plutôt de démassifier les individus : de permettre à chacun un développement plus libre dans une société plus solidaire.

C’est là l’enjeu : il ne peut pas y avoir d’approfondissement démocratique sans « enrichissement » tendanciel de tous les individus, c’est-à-dire sans partage des bénéfices et de la sécurité, notamment économiques, sans partage des savoirs et des pratiques émancipatrices.

 

Voilà ce à quoi me semble renvoyer un slogan qui mérite d’être commenté par beaucoup d’autres.

Ceci encore pour finir : l’humus qui hante le mot « humain », en appelle non seulement à une unité maintenue de la terre, du végétal et de l’animal avec l’homme, mais aussi, comme le souligne souvent notre candidat, à toute une lignée de morts, la plupart du temps anonymes, qui nourrissent les luttes présentes.

C’est parce que, comme requête, « L’humain d’abord » vient de très loin qu’un avenir meilleur est possible, sans qu’il suffise pour l’inventer de copier un passé quelconque. Ce slogan renvoie donc, sur la base d’une culture historique, aux ressources d’invention de nombreux hommes vivants. Pour très importantes qu’elles soient, l’innovation et la recherche-développement techniques ne sont pas le tout de l’histoire en cours.

Réjouissons-nous que renaisse, à nouveaux frais et sous des formes diverses, un vaste mouvement de transformation qui tend à lutter sans concession contre tout un système fondamentalement inhumain, même quand il feutre ses façons de faire. Dans ce sens, agissons et incitons à agir, réfléchissons et incitons à réfléchir.

 

 

Février 2012, Gérard Lépinois

 

pour moi le mot qui parle le mieux de l'humain d'abord c'est bonté

et je pense à Tolstoï et quelques autres

la bonté est une pratique

elle rayonne et elle est individuelle

un enfant rayonnant dans un wagon attire tous les regards, l'agressivité des autres s'évanouit le temps de le contempler, il nous fait redevenir enfant, pas le capricieux, le tout puissant dans son désir ... JCG 

 

Jean-Claude,

 

Oui, il faut appeler un chat un chat et oser tirer argument de la bonté dont tu parles. Oui, il faut se défier de la représentation et lutter contre le renouvellement des illusions (par exemple, un responsable local du parti de gauche est convaincu, ou fait comme si, de la possible victoire de Mélanchon à la présidentielle). En même temps, me semble-t-il, il faut rester attentif et épauler lucidement la renaissance d'aspirations positives ou seulement moins négatives. J'attends ton retour sur mon essai sur " l'humain d'abord ". Ce texte est sans doute bien trop abstrait. Un ami, auprès de qui je le testais, m'a sauvagement étrillé en parlant de blabla, de tissu de clichés. Pourtant, je n'arrive pas à le relire comme ça. Si tu penses qu'il peut servir de base de discussion, tu peux le publier sur ton site, en ajoutant après le titre, si tu en est d'accord, la mention " (texte très discutable) ". G.L.

 

Trois remarques :

1- l'humain d'abord est à mon avis, plus à l'oeuvre que ce que ton texte laisse entendre qui pointe plutôt l'inhumain de notre temps et de notre monde ; sans cet humain d'abord, à l'oeuvre quotidiennement dans le fait de faire l'amour, de faire des enfants, de les élever, éduquer et quantité d'autres actes et comportements, ce monde ne se perpétuerait pas ; le pouvoir du quantitatif, de l'inhumain est superstructurel si je puis dire et n'atteint pas l'essentiel, la puissance de vie, même si les pulsions de mort sont très présentes mais sur des marges (Withney Houston se bouzille, des millions d'autres trouvent à sourire à leur vie difficile)

2- le nom de l'humain d'abord c'est pour moi la bonté, attitude et pratique. La bonté chez quelqu'un se sent, certains en profitent mais pour beaucoup de gens, elle a un effet apaisant, elle décrispe les relations, elle décoince, elle est incitation faite à l'autre de se délivrer, se livrer, se dépasser. La bonté est souvent visible chez les enfants qui trop vite se durcissent au contact adulte.

3- pour Nietzsche, l'homme ne peut se réaliser que par son dépassement vers le surhomme ; l'humain d'abord qui fait appel au meilleur de chacun et de tous ne doit-il pas être tendu vers un surhumain ?

Jean-Claude Grosse

 

C'est précisément sur cet humain déjà à l'oeuvre que je voudrais inciter les gens à s'exprimer. Je n'ai heureusement pas fait mention de ce texte auprès d'eux.

Il me semble qu'on peut admettre que cet humain, vu en largeur et aussi en intensité, comporte une ou des tensions vers un surhumain, pour autant toujours humain (notion non statique et en partie nom vacant, ce qui est à la fois bien et dangereux).

Je suis d'accord sur la résistance du vivant par rapport aux superstructures mortifères, sur son indépendance relative par rapport à elles. Je m'inquiète pourtant beaucoup de l'interface plus ou moins grossière ou subtile qui permet à celles-ci de travailler le vivant, y compris de l'intérieur. G.L.

 

 

Comment trouver la voie du "Nous sommes le peuple. Le peuple c'est nous" "c'est à nous de décider, nous voulons décider", c'est la voie-la voix de la Commune, des conseils ouvriers et de tout un tas de formes dont j'ai vérifié en 68 en étant membre du comité central de grève de la ville du Quesnoy que ce sont des formes efficaces et réellement démocratiques au sens où la parole n'est pas confisquée, où elle est distribuée, où des votes concluent et cela quotidiennement pendant presque 3 semaines: il n'y avait plus de mairie mais des comités de grève et un comité central au niveau de la ville qui réglait en particulier le problème de l'approvisionnement

les représentants politiques ne nous représentent pas, ils nous présentent des programmes, on dit oui, on dit non, on s'abstient, parfois on manifeste ou fait grève, ce sont des sous-décideurs aux ordres à peu près des vrais décideurs et cela sur tout l'échiquier même si droite c'est pas gauche, extrêmes pas centre; pour être plus clair, je ne crois pas aux élections et aux partis (partis et élections, pièges à cons, confiscation de la démocratie) pour changer les règles du jeu économique, je crois que c'est par des mouvements de fond que peut-être, on  pourra faire bouger les choses

le mouvement des indignés existe sans doute encore, même à Toulon paraît-il mais il faut plus de visibilité; aujourd'hui ce qui a été visible en espagne, aux USA ... travaille sans doute dans les quartiers, presque souterrain

certes, il n'y a pas de fatalité mais la démocratie participative, les jurys citoyens de 2007 ça n'a pas permis de gagner le pouvoir, c'était pourtant de bons outils contre la fatalité économique (si la raison commandait nos votes mais ce n'est pas le cas, c'est l'affectif, le ressent, des sentiments et la politique (politicienne) tricote avec ces sentiments

Hollande est en retrait sur l'essentiel, notre pouvoir, et on voit bien qu'il ne va pas vers le peuple pour lui donner le pouvoir; on sera "nécessairement" cocu

il y a Mélenchon mais il reste un homme d'appareil, trop lié à des appareils comme la confédération des syndicats européens mais pourquoi pas au 1° tour ?   JCG

 

Dans mon message précédent, je me suis laissé emporter par un fantasme: nous sommes le peuple

qui peut croire aujourd'hui que le peuple existe, qu'il puisse s'incarner, se rassembler

s'il y a une manif d'un million de gauche, il y aura une manif de droite d'un million

si manif pour l'école laïque, il y aura manif pour l'école privée aussi puissante

on a connu ça en 68 et après

quant à chacun de nous, on est clivé

électeur, je vote écologiste par exemple mais dans mon quotidien, je ne diminue pas mon empreinte carbone; vive le BSF (bio fuel systems) qui va me permettre de continuer à produire du CO2

et l'homme du quotidien l'emporte sur l'électeur, il agit, l'autre délègue à des représentants, soulagé de n'avoir pas à se coltiner avec la politique tous les jours, seulement tous les 5 ou 6 ans

salarié, je veux gagner plus, consommateur payer moins

le consommateur l'emporte sur le salarié avec les conséquences qu'on connait

mettre de l'ordre dans nos comportements est-il possible ?

cela seul pourrait peut-être nous construire comme peuple, comme humanité après nous être construit ou en même temps comme homme humain c'est à dire bon; la bonté est une attitude et une pratique; elle apaise, décoince, décrispe, certains en profitent qui prennent les bons pour des cons ...

L'humain d'abord dit un slogan de je ne sais quel front

que veut-il dire ?

l'art d'être vide alors que c'est si important 

mais un slogan c'est fait pour aller à la pèche

chaque candidat pariant sur la base de données statistiques et d'un ressenti de l'état d'esprit du pays (ça va se jouer au centre, ça va se jouer sur des thèmes très droitiers et que sais-je; c'est super mieux que le super loto; la France est en train de s'emballer pour ce cirque)

on peut en dire autant de

La France forte (avec Sarkozy sur fond de mer grecque, même pas française ! fallait oser !)

Le changement c'est maintenant

Un pays uni, rien ne lui résiste

L'esprit du peuple, la voix de la France

Votez juste, votez avec votre coeur

ce sont les principaux slogans de l'actuelle campagne      JCG

 

 

 

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Moulinex: liquidé, il y a 5 ans!

20 Avril 2013 , Rédigé par Jean-Claude Grosse Publié dans #agora

La liquidation de Moulinex: c'était, il y a 5 ans

 

Lors du Forum économique mondial de Davos, en janvier 2004, un sujet d’inquiétude a surgi, inattendu dans les cénacles : les délocalisations. Tant que celles-ci concernaient les industries traditionnelles, nul n’y trouvait à redire. Désormais, elles affectent des emplois de service parfois qualifiés (informatique, conseil juridique...) et touchent les classes moyennes. Les dirigeants occidentaux commencent à s’en inquiéter. En France, à la veille des échéances électorales, le président de la République et le gouvernement font semblant de découvrir les dégâts de la désindustrialisation afin de masquer leur bilan social désastreux (lire Etat d’urgence sociale). L’affaire Moulinex représente un cas d’école : soumise à la « dure loi des marchés financiers », l’entreprise a exigé des salariés des adaptations sans fin. Dont elle est morte.

On dit que le poisson rouge jouit d’une mémoire qui n’excède pas les trois secondes et qu’il en tire l’aptitude à tourner dans son bocal sans ennui. Toute à ses urgences instantanées – les buralistes, l’euthanasie, le voile, les radars –, la presse ordinaire fait tranquillement ses ronds dans l’eau. Il y a beau temps que l’affaire Moulinex lui est sortie de la tête. Pourquoi en aurait-elle gardé la trace ? Un dépôt de bilan qui remonte à septembre 2001, des enchères de liquidation un an plus tard : tout ça est si loin. Que reste-t-il de Moulinex ? Quelques centaines de salariés encore sur le carreau en dépit des promesses de reclassement – impropres à faire des images, autant dire rien.

On pourrait objecter que Moulinex ne jouit d’aucune singularité, et que les Metaleurop, Air Lib, et autres GIAT qui lui ont succédé n’ont pas moins de titres à revendiquer les attentions de l’actualité sociale. Si l’on veut ne pas s’abandonner à la litanie désespérante des catastrophes économiques, mais prendre la mesure des enchaînements qui les engendrent sans discontinuer, il est utile de s’arrêter un instant sur l’une d’elles, pourvu qu’on puisse y trouver les grands invariants de la destruction industrielle, ces mêmes causes qui produisent en de multiples endroits les mêmes effets. De ce point de vue, Moulinex est une affaire exemplaire, un cas d’école pour une anatomie de la mondialisation.

On finirait presque par croire, rétrospectivement, qu’elle était vouée de toute éternité à en épouser tous les accidents, toutes les contraintes déguisées en raison managériale – et finalement tous les malheurs.

Le destin de Moulinex bascule dans la période où la mondialisation semble prendre son essor. C’est au milieu des années 1980 que se pose la question de la succession de Jean Mantelet, président historique, paternaliste et typiquement fordien. Pour contourner la difficulté liée à l’impossibilité d’une transmission dynastique – faute d’héritier – la finance, au commencement d’une formidable vague d’innovations, propose déjà ses solutions et leur technicité au goût du jour. Adapté en français, le LMBO (1) anglo-saxon, qui a la faveur du moment, se dit RES : reprise de l’entreprise par ses salariés. Premier d’une longue série d’escroqueries intellectuelles qui culminera dans les contes de l’épargne salariale, le RES tient beaucoup à son appellation qui voudrait le faire passer pour une sorte de coopérative ouvrière capitaliste, oxymore sur le papier et mensonge dans la réalité puisque, le pouvoir étant proportionné à la participation financière, il est capté par les plus fortunés des cadres supérieurs, eux-mêmes déjà les plus haut placés dans la hiérarchie du commandement salarial. Le RECS, c’est-à-dire la reprise de l’entreprise par certains salariés, qu’on pourrait également appeler le REPGS – comme reprise de l’entreprise par les plus gros salariés –, installe aux commandes de Moulinex à partir de 1987 un triumvirat constitué par MM. Roland Darneau, directeur général, Michel Vannoorenberghe, directeur financier, et Gilbert Torelli, directeur commercial – le risque du soviet est donc écarté.

L’âge d’or de Moulinex s’enfonce dans le passé, son univers n’est plus le même. La concurrence tempérée du fordisme se fait plus dure, importations asiatiques obligent, mais surtout sous l’effet du pouvoir croissant des monopsones (2) de la grande distribution. M. Roland Darneau, qui pense que seuls des grands vendeurs peuvent ne pas être écrasés par de grands acheteurs, trouve là motif à épouser une mode stratégique en plein essor et promise à un brillant avenir : la croissance externe. La recherche de puissance par la taille entraîne Moulinex dans une série d’acquisitions internationales qui culmine en 1991 avec l’achat de l’allemand Krups... et laissera des traces durables dans le bilan de l’entreprise, maintenant lesté d’une dette considérable.

La stratégie de M. Darneau n’est pas structurellement stable : tout juste praticable par beau temps, elle ne peut résister à un à-coup conjoncturel important. Or, si la microéconomie de la mondialisation est parfois amusante quand tout va bien et qu’il est possible de s’adonner à l’ivresse des fusions, la macroéconomie dans laquelle elle est plongée n’est pas un long fleuve tranquille. Dominée par la finance internationale déréglementée, elle en importe l’instabilité intrinsèque et enregistre les secousses des marchés. Les années 1990 commencent, il va falloir s’accrocher : les secousses en question vont être de taille. La crise monétaire européenne de 1992 et la quasi-explosion du serpent monétaire européen (SME) conduisent à des dévaluations de la livre, de la lire et de la peseta qui détruisent les avantages compétitifs des produits Moulinex, peu différenciés et engagés sur des marchés de concurrence par les prix.

La direction de Moulinex, qui s’est d’abord adonnée à la mondialisation excitante – manœuvres financières du RES, stratégie internationale de croissance externe… –, en expérimente à présent tous les désagréments : l’entreprise est emportée comme fétu de paille par des forces adverses qui la dépassent. Depuis la restriction du crédit qui a suivi le krach immobilier de 1991-1992 jusqu’aux déséquilibres monétaires européens en passant par les aberrations de la politique de désinflation compétitive ficelée par les marchés, toutes les puissances de la finance déréglementée travaillent à détruire la croissance et l’emploi. Dans le secret de son cabinet, pourtant, M. Alain Minc commence la patiente méditation qui le conduira à l’hypothèse de la « mondialisation heureuse ». En attendant, les entreprises découvrent sur le tas la brutalité des retournements dont est capable un régime de croissance piloté par la finance. Au sortir d’une phase qui a vu l’extension de son périmètre industriel, mais au prix d’une grande fragilisation financière, Moulinex ne peut faire face à une dégradation conjoncturelle d’une telle violence.

Pour les banques qui ont elles-mêmes à digérer le flot des mauvaises créances laissées par le krach immobilier et qui réduisent leurs engagements, c’est assez ! Le client Moulinex est prié d’aller se faire financer ailleurs. Ce que le crédit bancaire ne veut plus assumer, seul le financement de marché peut le prendre en charge. Mais, pour que Moulinex puisse se présenter sur le marché et y lever des fonds propres, il importe préalablement de déverrouiller sa structure capitalistique. Menaçant de toute façon de fermer le robinet du crédit, les banques sont bien placées pour convaincre Moulinex d’aller se faire voir à la Bourse, et par conséquent de commencer par ouvrir son capital. Le RES, passé sans transition du statut de nec plus ultra à celui d’archaïsme, est débouclé. Les camarades dirigeants de l’ex-coopérative ouvrière peuvent sortir avec force plus-values, et l’« actionnaire » faire son entrée en majesté. L’actionnaire, c’est M. Jean-Charles Naouri et sa holding Euris. Avec 33 % du capital, il détient le contrôle effectif et peut nommer le président de sa stratégie : M. Pierre Blayau.

La Bourse exige des délocalisations


Passé par Pont-à-Mousson et Pinault-Printemps-Redoute, M. Blayau débarque à Moulinex début 1996 en archétype du patron au goût du jour. Rien de ce qui se termine en ing ne lui est étranger : downsizing, outsourcing, re-engineering sont les lieux familiers de sa pensée du progrès. Comme souvent, un rapport du cabinet McKinsey a pour fonction de certifier dans les termes de la novlangue managériale l’inéluctable bienfait du coup de machette qui va s’abattre. Les usines de Mamers et Argentan sont fermées, leur production transférée, notamment à Bayeux, et les salariés sont priés de suivre. Réduction drastique des coûts salariaux en France, délocalisation des productions et des marchés, externalisations et flexibilité : voilà ce que la Bourse souhaitait entendre. La seule annonce du plan de restructuration de Pierre Blayau suffit à faire bondir le cours qui, descendu à 65 francs (9,90 euros) fin 1995, remonte à 98 francs en juin 1996. Pendant ce temps, les collectivités locales et l’administration se débrouillent avec les plans sociaux de Mamers et Argentan...

L’idylle boursière de Moulinex ne va pas durer longtemps. La mondialisation n’est pas bonne fille. Alain Minc vient à peine de la déclarer heureuse, et voilà qu’éclate la crise financière internationale de 1997, répétée en plus violent en 1998 ! Pour Moulinex, c’est une catastrophe. Ses marchés extérieurs sont sinistrés, notamment l’Amérique latine et la Russie. L’effondrement de ses volumes d’activité est fatal à une entreprise dont la situation est encore chancelante, plus encore sous la pression des marchés financiers. Les analystes qui trouvaient magnifiques Moulinex et son management en ing révisent brutalement leurs avis et passent en position « vendeur ». A ce moment précis, M. Pierre Blayau, au risque de déplaire à son ami Alain Minc, commence à trouver la mondialisation un peu pénible. Les investisseurs y ont acquis une telle position de force qu’ils sont en situation de ne plus tolérer la moindre baisse de profit. Le financement par le crédit était ringard, cela va sans dire, mais la relation bancaire pouvait devenir partenariale et permettait alors de voir au-delà des fluctuations conjoncturelles et de supporter des baisses de rentabilité transitoires.

La finance actionnariale ne veut rien savoir de ce genre de tolérance ; elle exige en permanence l’ajustement instantané du profit. Aussi la direction de Moulinex n’a-t-elle plus pour obsession que de reconquérir au plus vite l’opinion actionnariale. Son sort en dépend puisqu’un cours trop bas rend l’entreprise « opéable », d’autant que son capital est flottant à presque 70 %. Or les investisseurs ne sont plus disposés à attendre davantage lorsqu’il apparaît que l’exercice 1999 est catastrophique, et le premier semestre 2000 pire encore. Le titre, devenu très spéculatif depuis 1998, descend à 9,5 euros fin décembre 1999. Il faut faire quelque chose, et vite. M. Blayau sait d’ailleurs très bien quoi. Aux yeux de la tutelle actionnariale, le « quelque chose » est toujours la même chose : rétablissement de la rentabilité par la compression des coûts et abandon des branches les moins profitables. Près de 2000 postes sont supprimés.

La finance apprécie le beau geste... mais le trouve insuffisant. Désormais, il ne reste qu’une solution : l’adossement à un autre groupe. Après avoir caressé l’hypothèse Seb, M. Blayau entame des négociations avec Brandt, dont l’actionnaire majoritaire, l’italien El-Fi a acquis 23 % de Moulinex. Le projet de créer le troisième groupe mondial d’électroménager (3) est péniblement finalisé en décembre 2000. Absorption oblige, M. Blayau cède la place à M. Patrick Puy. Malheureusement, pendant les grandes manœuvres, la situation n’a cessé de se dégrader. En 2001, la conjoncture macroéconomique globale s’est une nouvelle fois retournée. M. Puy annonce, au printemps, un énième plan de restructuration, plus douloureux encore que les précédents – 4 000 emplois au total, dont 1 500 en France. Mais plus personne n’y croit. Ni les banques qui refusent de soutenir cette restructuration de plus, ni l’actionnaire principal El-Fi. Assèchement définitif du financement, dernière station du calvaire de Moulinex ; le bilan est déposé le 7 septembre 2001.

Disons-le une fois de plus au risque de polémiquer inutilement avec M. Alain Minc : pour Moulinex, la mondialisation a été un peu chienne. En vérité, elle ne lui a rien épargné. Elle lui a même sorti tout ce qu’elle avait en magasin : crises monétaires européennes, crises financières émergentes, éclatement de la bulle de 2000, avec à chaque fois leur cortège d’effets macroéconomiques – dévaluations surprises, retournements conjoncturels violents, le tout à accommoder dans l’instant sur le commandement du capital patrimonial. Entre tous ces fléaux, un point commun : la finance déréglementée.

Pourtant, la vraie peste qui a fait crever Moulinex vient probablement d’ailleurs. Elle vient de la concurrence dont toutes les forces ont été déchaînées au nom du progrès économique. La concurrence : maxime de toutes les déréglementations, sain principe de l’efficacité, aiguillon des tendances à la paresse...

On peut ne pas céder aux mythes du marché mondial et de la « loi d’un seul prix » des économistes sans méconnaître pour autant l’intensification des mécanismes concurrentiels depuis qu’ont été abattues les barrières qui cloisonnaient les marchés de biens et les investissements directs à l’étranger. Considérer que ces barrières ne sont pas tombées toutes seules mais qu’il a fallu des interventions actives pour les renverser donne une nouvelle occasion d’apercevoir que la « mondialisation » n’est pas le processus impersonnel qu’on décrit parfois, mais le produit d’un cumul de décisions de politiques publiques dont on pourrait nommer les auteurs et indiquer les lieux : GATT, OMC, G7, Accord de libre-échange nord-américain (Alena), Marché commun du Sud (Mercosur), Commission européenne, etc.

Le « père Mantelet » n’a pas connu ce monde-là. Lui n’a jamais eu affaire qu’à la paisible concurrence fordienne et à ses aimables arrangements oligopolistiques – à moi les micro-ondes, à toi les friteuses. Mais quand débarquent les concurrents asiatiques, quand les rivaux européens se mettent à faire construire en Chine ou au Mexique et quand la grande distribution pressure tout le monde indistinctement, ce sont des affrontements féroces qui déterminent la persévérance dans l’être. Le déchaînement de la concurrence généralisée fait alors vivre les salariés dans une tension permanente et exténuante, tension des luttes à mort du capital. Il ne faut pas chercher ailleurs le principe de l’incroyable récurrence des plans sociaux qui ont fini par équarrir Moulinex.

Porter le fer là où il faut


Sous l’effet des menaces constantes de la concurrence, il n’est pas de repos possible, et les assauts des rivaux, qui eux aussi se battent pour survivre, doivent sans cesse être repoussés. Il est là, le grand bond en avant – ou plutôt en arrière – de la mondialisation : dans l’abattement de ces barrières qui, isolant relativement les marchés nationaux, permettaient de développer des productions protégées et évitaient les comparaisons systématiques des coûts et des taux de profit. Or, sous l’effet de la déréglementation des marchés de biens, ces comparaisons sont devenues permanentes et obsessionnelles. Les prix sont constamment mis en regard, les rentabilités jaugées, le tout sous l’œil d’une finance patrimoniale qui entend ne rien céder ; deux contraintes – celle du marché des biens et celle du marché financier – entre lesquelles les moins robustes finissent broyés à coup sûr. Mais n’est-ce pas là après tout la saine vertu darwinienne du « marché » ?

Que survivent donc seuls ceux qui peuvent produire à des prix en chute libre tout en garantissant les 15 % de retour sur fonds propres ! On devine qu’il n’y aura pas grand monde à l’arrivée. Ces contraintes existent maintenant, elles s’imposent objectivement aux entreprises qui le plus souvent ne les ont pas inventées même s’il y a des patrons suffisamment bêtes pour en faire l’apologie plastronnante – en général à la tête de monopoles qui ont le moins à redouter.

C’est à ce moment précis que l’analyse devient douloureuse. Car il faut admettre que nombre des arguments avancés par les dirigeants de Moulinex pour justifier leurs restructurations successives sont fondés, au moins tant qu’on les considère selon les critères de la seule logique dont ils se revendiquent : la logique économique. Il est exact que M. Blayau trouve en Moulinex un groupe verticalement intégré au-delà du raisonnable. L’entreprise ne peut pas tout faire. Sous-traiter la fabrication de certaines de ses pièces et se transformer en assembleur ne manque pas de rationalité. Il est exact que l’appareil industriel est mal configuré : pour des raisons (économiquement) peu contestables de productivité, il faut en finir avec la production des mêmes biens éclatée sur une multiplicité de sites, tirer parti des effets de volume en procédant à des regroupements. Il est exact encore que Moulinex ne peut, sauf à accepter de disparaître, faire passivement le constat que le prix de vente des fours à micro-onde a baissé de 40 % en dix ans, que les importations de cafetières en provenance du Sud-Est asiatique ont été multipliées par deux, ou que le krach russe de 1998 lui inflige des pertes instantanées de volume de 25 % à 50 % sur certains produits. Il est exact enfin que, d’une manière générale, la formule stratégique pour haute concurrence commande de mettre le paquet sur les positions de leadership et de larguer tout le reste !

Il faut dire toutes ces choses, mais surtout dire de quelles contraintes elles sont le produit – contraintes de la déréglementation généralisée – pour cesser de se tromper de combat et, en particulier, pour cesser d’attendre des patrons qu’ils fassent autre chose que ce que le système des contraintes structurelles où ils se trouvent placés leur commande de faire presque nécessairement. Plutôt que d’espérer vainement que les patrons deviennent sociaux et vertueux comme par l’effet du Saint-Esprit, il faut porter le fer là où il doit l’être, c’est-à-dire là où sont redessinées les structures, faites et refaites les grandes règles qui déterminent tout le reste.

Il le faut d’autant plus que cette concurrence déchaînée est doublement un fléau : par ses effets objectifs, mais aussi par son évanescence. L’exploiteur avait jadis un visage, celui du patron et de sa classe. Le principe actuel d’exploitation n’en a plus ; dépersonnalisé, il est devenu abstrait : ce sont des lois structurales, lointaines et intangibles – et pourtant concrètement, terriblement actives. Bien sûr, c’est toujours le capitaliste qui ordonne et qui pressure, mais il peut en imputer la faute aux « contraintes », et le pire, c’est que l’argument est d’une hypocrisie bien fondée ! C’est là tout le drame des salariés qui se battent pour leur sort : les luttes locales sont devenues sans espoir hors la perspective d’un débouché politique global. Ce n’est pas dans le bureau du patron qu’ils trouveront le fin mot de leur malheur.

Pourtant, on ne peut pas concéder au capital industriel le bien-fondé (parfois !) de ses arguments économiques sans simultanément en regarder les corrélats vécus. Oui, il est économiquement rationnel de regrouper les friteuses de Mamers à Bayeux. Mais M. Max Matta, le directeur des relations humaines de M. Blayau, ferait mieux de ne pas se gargariser avec ses efforts d’aide à la mobilité : à partir de 1997, des ouvrières qui n’ont pas pu déménager se lèvent à 3 heures pour embaucher à 6 heures à Bayeux... On aimerait y voir M. Matta à l’année, et les conséquences sur sa petite vie de famille. Oui, il fallait restructurer l’appareil industriel, mais M. Bernard de Crevoisier, directeur industriel venu de Valeo, serait inspiré également de ne pas trop plastronner avec sa splendide réorganisation de la production « par îlots », réputée développer l’autonomie et l’épanouissement – il se trouve qu’elle développe aussi l’autosurveillance des ouvrières et les troubles musculo-squelettiques.

Ainsi, reconnaître à la grammaire économique sa cohérence n’est pas donner le fin mot de l’histoire quand il est manifeste qu’elle contredit à ce point celle de la vie des salariés. Au total, le problème des luttes locales connaît donc un double déplacement : du lieu de l’exploitation vécue vers le niveau des structures générales, d’une part, et des arguments (fondés) de la rationalité économique à la contestation de son monopole (infondé) comme principe organisateur de la société, d’autre part. Logique économique, logique de vie. La contradiction n’est pas près de se résorber. On a longtemps donné à croire aux salariés qu’il leur suffisait de faire le gros dos pour passer une crise d’adaptation temporaire. Il n’en est rien.

Les entreprises du secteur industriel sont entrées dans un régime de restructuration permanente, car les luttes concurrentielles n’ont pas de fin. Elles sont d’ailleurs le moteur d’un gigantesque mouvement de remaniement de la division internationale du travail qui voit entrer tour à tour de nouveaux compétiteurs géographiques, Asie du Sud-Est, Amérique latine, Chine, Inde, chacun muni d’avantages compétitifs, notamment juridiques et salariaux, dépassant ceux de ses prédécesseurs. C’est dire que les sociétés n’ont pas fini d’être mises sous tension et leurs salariés malmenés. Car, quand bien même on déciderait de jouer le jeu et de déplacer toute l’économie française, par exemple, vers les positions hautes de la division internationale du travail, il s’en faudra au minimum d’une ou de deux générations de salariés de l’industrie massacrées avant qu’on ait transformé tout le monde en « professionnels » ou en « manipulateurs de symboles ».

Les capitalistes feignent de ne pas voir, et peut-être sont-ils suffisamment bornés pour ne pas voir vraiment, le degré auquel leur cohérence économique ravage la société salariale. Tout à leur illusio, ils sont happés dans le jeu de la concurrence où ils s’investissent d’autant plus profondément qu’il est devenu le support de leurs accomplissements existentiels. Les salariés ne doivent pas compter plus que des choses, sous peine d’empêcher les capitalistes de vivre intensément leur passion compétitive. Et ces derniers s’adonnent aux émotions fortes de la lutte à mort avec d’autant plus d’excitation… que ce ne sont jamais eux qui meurent ! Bien sûr, de temps en temps, l’un d’eux, qui a vraiment fait plus de bêtises que la moyenne, voit le manche lui échapper et finit dans un anonymat un peu honteux. Mais aucun n’est jamais menacé dans ses conditions matérielles d’existence.
Responsabilités politiques

C’est peut-être ce genre de détail, subalterne par rapport au jeu des structures vu de Sirius, mais furieusement exaspérant au ras du terrain, qui pourrait finir un jour par mettre le feu aux poudres. De ce point de vue, et on peut le dire sans nuire au documentaire de Gilles Balbastre (4), qui ne repose pas vraiment sur le ressort du suspense, son générique de fin fait assez mal. Sur le mode de « que sont-ils devenus ? », on y voit défiler les grands de Moulinex : M. Roland Darneau, filmé dans ses meubles après une plus-value de 7,4 millions de francs en sortie de RES, ça va bien pour lui ; M. Jean-Charles Naouri, dixième fortune de France en 2000 ; M. Pierre Blayau, recasé président de Géodis. Et puis les petits : Mme Véronique Cauvin, toujours au chômage ; Mme Hughette Tison, en congé de conversion ; Mme Yvette Josselin, préretraitée d’office ; Mme Marie-France Sanchez, en allocation solidarité, pour ne rien dire des existences en lambeaux, ravaudées à l’antidépresseur, et des familles fracassées...

Le plus époustouflant dans cet invraisemblable scandale, dont on pourrait trouver maints autres exemples, c’est le besoin qu’éprouve la plus grande partie de la classe dirigeante économique, non pas de le passer sous silence, mais d’en faire l’apologie en expliquant comme il est juste que la rémunération aille au mérite et combien grands sont les bienfaits de la société du risque.

Cette classe dirigeante économique ne risque pas d’être contredite par la classe politique, en tout cas celle qu’on dit « de gouvernement », qui, avec encore plus de bêtise que l’autre n’a de cynisme, vante les charmes, certes parfois un peu rudes, de la mondialisation et tous les avantages de s’y adapter bien vite. Avec cette particularité supplémentaire d’une assez remarquable schizophrénie. Ce sont en effet les mêmes individus qui, ministres engagés dans l’éther des négociations internationales, manient avec conviction les abstractions de la mondialisation et de la déréglementation, qu’ils font activement progresser, et qui, redevenus élus locaux, en constatent de visu les dégâts et doivent se livrer aux tâches ingrates de passer la serpillière, mais cela sans qu’à aucun moment ne s’établisse la liaison entre les deux temps de leur action.

Ainsi M. Gérard Longuet, au hasard, ministre de l’industrie dans les cénacles internationaux et dirigeant du Parti républicain, considère sans l’ombre d’un doute que la libéralisation est un incontestable bienfait. Mais M. Longuet Gérard, ministre de l’industrie en France et élu local, a du mal à laisser couler Moulinex sans rien faire et se démène comme un beau diable pour convaincre la Caisse des dépôts de remettre au pot – solution bien peu libérale – ou pour faire jouer les dispositifs d’aide aux plans sociaux. Viendra-t-il à l’idée de Gérard-Longuet-Gérard qu’il y a connexion entre les progrès qu’il fait faire au GATT et la noyade de Moulinex ? Pas un instant. Car l’entendement du ministre comprend les consécutions directes, mais ne va pas au-delà des effets à deux bandes. Ainsi les désastres industriels demeurent-ils incompréhensibles faute d’être rapportés à leurs vraies causes, qui résident dans quelques obscures décisions passées, prises très loin des sites qui ferment aujourd’hui, coups de force oubliés où pourtant tout s’est déterminé.

Qu’on n’aille pas voir un parti pris politique sournois dans le choix de l’exemple. Les pires ne sont pas forcément du côté qu’on croit. La conversion a le don de produire des lanciers dont le camp des convaincus de toujours finit par envier l’intransigeance. De ce point de vue, l’un des moments les plus sidérants du documentaire de Balbastre réside sans doute dans l’entretien avec M. Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’industrie du gouvernement Jospin.

Certes, dès 2000, M. Pierret, jupitérien, a tonné. Il a « exigé » que l’entreprise tienne « strictement » ses engagements de ne procéder à aucun licenciement sec. On ne va pas lui en vouloir pour si peu. Tous les autres concernés de tous les bords ont fait la même chose : propos martiaux, indignation écumante, dérisoires gesticulations de politiques face à des forces qui les dépassent complètement – sauf aux moments où ils les arment en toute inconscience. Mais, dans son bureau ministériel, où la convention implicite veut qu’on parle sérieusement des choses sérieuses, M. Pierret s’exprime avec la sagesse assurée de celui qui connaît les mystères de l’inéluctable : « Si les salariés pensent ça, c’est qu’ils n’ont pas compris ce qu’est ce monde de compétition, d’ouverture, de concurrence.(...) Nous n’avons pas suffisamment, nous à gauche, fait de pédagogie, pour expliquer ça. (...) Et ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’on a des gens qui refusent de manière magique (...) la réalité économique qui, qu’on le veuille ou non, est la réalité, aussi forte que la loi de la pesanteur. »

Pour que la chose prenne vraiment toute sa saveur, il est bon d’ajouter que l’entretien a été enregistré le 23 avril 2002, le surlendemain de la sévère défaite de M. Jospin au premier tour de l’élection présidentielle.

C’est peut-être à ce moment que les nerfs déjà bien mis en pelote par les 50 minutes de documentaire qui ont précédé en prennent un vieux coup et que vacillent les contentions qui font ordinairement accorder que la violence physique n’est pas une solution. Rendu en ce point critique où se cumulent tout à la fois la suffisance, la bêtise, l’aisance matérielle et les honneurs publics, on demande, on quémande, en jurant que ce ne sera que pour une fois et puis plus jamais, l’autorisation, juste l’autorisation d’une petite paire de gifles, bien sûr un peu retenue et pas trop fort, mais quand même pif paf, comme ça, pour le bonheur d’un instant de soulagement.

Frédéric Lordon,
    Chercheur au CNRS,
auteur notamment de Et la vertu sauvera le monde..., Raisons d’agir, 2003.
  

(1) LMBO : Leverage Management Buy-Out, ou rachat d’une entreprise à l’aide d’un minimum de capitaux propres et une forte proportion de dettes produisant l’effet dit « de levier ».

(2) C’est le contraire d’un monopole : un acheteur, une multitude de vendeurs.

(3) Regroupant Brandt, Vedette, Thomson, Thermor, De Dietrich, Sauter, Krups et Moulinex.

(4) Le documentaire de Gilles Balbastre: Moulinex, la mécanique du pire, dont Frédéric Lordon a été un des conseillers, est diffusé par France 5, le 1er mars, à 15 h 45.

LE MONDE DIPLOMATIQUE | mars 2004 | Pages 1, 22 et 23

Moulinex, la mécanique du pire
Documentaire (52 min) du réalisateur sardon Gilles Balbastre (2003).
Le film n'étant pas accessible, je ne sais pour quelles raisons, j'ai mis en ligne deux épisodes de 52 min chacun du même réalisateur:
Le chômage a une histoire

Le 22 octobre 2001,
le tribunal de commerce de Nanterre cède, pour quelques centaines de milliers d'euros, Moulinex, une des entreprises françaises les plus célèbres au monde, à son concurrent de toujours, Seb ! Résultat direct pour les salariés : quatre sites sont fermés en France, une poignée de part le monde et, au total, 5 400 personnes sur le carreau. Près de soixante-dix ans après sa création par l'entrepreneur Jean Mantelet, l'entreprise disparaît à jamais. Seule la marque demeure dans les rayons des supermarchés. Quelques mois après cette débâcle industrielle, le réalisateur de ce documentaire a cherché à rencontrer les acteurs directs, et parfois indirects, qui ont contribué à l'histoire de Moulinex. Les P-DG et les cadres dirigeants ne se laissent pas approcher facilement, surtout quand leurs missions ont échoué à ce point. Il a fallu bien des relances et à nouveau de longs mois pour que la majorité d'entre eux acceptent de raconter à la caméra, à leur manière, le jeu auquel ils ont participé et qui a conduit finalement plusieurs milliers de salariés droit dans le mur...


Résumé du film:

Le 7 septembre 2001, la société Moulinex dépose son bilan, une catastrophe pour des milliers de salariés qui perdent ainsi leur emploi. Comment le n° 1 de l’électroménager français en est-il arrivé là ? C’est ce que tente d’expliquer ce documentaire en retraçant l’histoire de l’entreprise. Grâce aux témoignages croisés des P.-D.G. successifs, des cadres dirigeants et des ouvriers, Gilles Balbastre souligne tout autant l’implacabilité des intérêts et des logiques économiques, qui préludent à la chute d’une société, que la détresse de ceux qui la subissent.

Deux groupes de voix dissonantes, deux mondes qui s’affrontent. Chacun avec ses arguments et sa réalité quotidienne. D’un côté, des ouvriers aux vies meurtries par la faillite de Moulinex, qui s’en prennent à l’incompétence et à la rapacité de ses nombreux dirigeants. De l’autre, ceux qui se sont succédé à la tête de l’entreprise et qui pointent du doigt erreurs de management et mondialisation. Il faut dire que, dans les années 60, l’entreprise florissante créée par Jean Mantelet ne se soucie pas de la concurrence. La grande distribution n’existe pas encore et les produits ménagers Moulinex se vendent comme des petits pains chez les détaillants. Mais l’apparition des premières grandes surfaces marquent le début des difficultés. « Moulinex n’en tire pas les conséquences et continue de garder un outil de production d’à peu près la même taille. Et on ne peut pas à la fois continuer d’améliorer la productivité sur des marchés qui stagnent et garder les effectifs », analyse Michel Vannoorenberghe, directeur financier de 1975 à 1990. Ce dernier et Roland Darneau, qui dirigea Moulinex de 1968 à 1994, sont à l’origine du rachat de l’entreprise par les salariés (RES). Cette mesure destinée à relancer l’entreprise, d’abord bien accueillie par le personnel, sera ensuite critiquée lorsque les retombées financières favoriseront surtout les cadres dirigeants. Dans les années 90, le rachat de la société allemande Krupps, initié par Darneau, divise les deux hommes.

Mort annoncée d’une entreprise

Célébrée par les médias et soutenue par les syndicats, cette opération apparaît pourtant aux yeux du financier « trop chère et hors de portée de Moulinex ». L’avenir semble lui donner raison. La récession de 1993 affecte durement une entreprise déjà fort endettée. Dès lors, les banques exigent le retrait du RES, et, en 1994, le groupe financier Eurys devient le principal actionnaire de Moulinex. Son président, Jean-Charles Naouri, place Jules Coulon à la tête de la société. Les salariés se souviennent seulement de l’homme invisible qui ferma les premiers sites et mit en place le premier plan social. L’action perd 28 %. Pierre Blayau succède à Jules Coulon de 1996 à 2000. Cet énarque, proche des milieux socialistes, aidé par Mc Kinsey - leader mondial de conseil en management - lance un nouveau plan social pour rationaliser au maximum la production. Le personnel doit s’adapter à de nouvelles techniques et aux « cadences infernales de travail ». L’action remonte et Naouri vend. Privée de ses actionnaires principaux, Moulinex est frappée de plein fouet par la crise financière russe de 1998. Dès lors, la valse des dirigeants s’accélère, et le train des plans sociaux ne s’arrête plus, jusqu’au dépôt de bilan de septembre 2001 et au dépeçage de l’entreprise en faveur de Seb. Laissant sur le carreau des milliers d’ouvriers...

AU FIL DES TÉMOIGNAGES

« Ce qui est arrivé à Moulinex tient en partie au comportement irresponsable des actionnaires. Parce que trop souvent les financiers tirent immédiatement profit de leurs placements plutôt que d’envisager ce dont l’entreprise a besoin pour maintenir sa concurrence et pour développer sa croissance. » Frank Borotra, ministre de l’Industrie de 1995 à 1997 « Ils veulent de l’argent pour faire de l’argent. Ils n’en ont jamais assez. Ils nous coulent. Ils mettent nos familles en péril, ils mettent nos régions en péril. Parce que dans la région, trois Moulinex, ça fait quand même beaucoup d’emplois, beaucoup de familles en déroute. On ne devrait pas avoir le droit de faire des choses comme ça. » Véronique Cauvin, ouvrière de production à Bayeux de 1979 à 2002 « Je ne passe jamais devant l’usine... Je n’y arrive pas, rien à faire. » Michèle Leguédé, ouvrière de production à Argentan de 1963 à 1997

UNE VIE DÉDIÉE À MOULINEX

Mère de famille, ouvrière spécialisée dans une des entreprises Moulinex, Nicole Magloire a travaillé pendant trente ans, huit heures par jour, sur sa machine à souder. Le 11 septembre 2001, elle apprend, comme tant d’autres, que l’usine où elle travaille depuis toujours ferme. Son fils Franck décide alors de raconter l’histoire de sa mère dans un livre. Ouvrière*a reçu le prix littéraire 2003 de la ville de Caen. De ce récit est né ensuite une pièce de théâtre du même titre, adaptée par Catherine Gandois et Didier Sauvegrain, qui a été jouée à Aix-en-Provence, à Angers et à Paris en décembre 2003. * Ouvrière,de Franck Magloire, Editions de l’Aube, 2002.

AUTOUR DE MOULINEX
Moulinex - Ils laisseront des traces, de Dominique Gros et M. Damiau, Isoete, 2003.
Moulinex, 25 ans au service de Jean Mantelet,de Didier Douriez, Editions Cahiers du temps, 2001.
La Magie Moulinex - La conquête des femmes,de Tristan Gaston- Breton et Patricia Defever Kapferer, Editions Le Cherche Midi

Les Groupes Medvedkine

1967, la grande grève de la Rhodiaceta à Besançon annonce déjà mai 68.
Chris Marker, Jean-Luc Godard, Bruno Muel et quelques autres cinéastes militants, décident de donner à ces ouvriers les moyens de prendre eux-mêmes la parole et vont ainsi mettre du matériel à leur disposition et les former aux techniques cinématographiques.
Résultat : des films forts, des pamphlets parfois violents, souvent brillants et émouvants, réalisés entre 1967 et 1973 sous l'égide de l'infatigable et génial Pol Cèbe (ouvrier et bibliothécaire du CE).

Pourquoi se sont-ils choisis pour nom « groupes Medvedkine » ?
« Un train, un homme qui mettait le cinéma « entre les mains du peuple » (comme Medvedkine nous le dirait lui-même plus tard), cela avait de quoi faire rêver un demi cinéaste égaré dans cette jungle où le professionnalisme mondain et le corporatisme se rejoignent pour empêcher le cinéma de tomber entre les mains du peuple. J©ˆai donc passablement brodé sur le thème du « ciné-train », pour découvrir, en rencontrant Medvedkine, que tout ce que j©ˆavais inventé était encore très au-dessous de la réalité.
On se demande quelquefois ce qui a décidé un groupe d'ouvriers français, débutant précisément dans cette difficile entreprise de prendre le cinéma entre leurs mains, à choisir de se baptiser Groupes Medvedkine. Je suis heureux d'apporter pour la première fois une réponse historique à cette importante question. C'est exactement au moment où, racontant le ciné-train à Besançon en 67, l©ˆannée des grandes grèves, dans la cuisine de René Berchoud en compagnie de Georges, de Yoyo, de Daniel, de Pol, de Geo et de quelques autres, que j'ai cité Medvedkine : nous emmenions avec nous des cartons déjà tournés, pour insérer dans les films. Et il y en avait un que nous prenions en bobines entières, parce qu©ˆil servait toujours, dans tous les films. Celui qui disait : « CAMARADES, ÇA NE PEUT PLUS DURER ! » »

Chris Marker, « Le ciné-Ours - Revue du Cinéma - Image et Son », n°255, décembre 1971
Un double coffret aux Editions Montparnasse ( avec un livret) pour cette mémoire ouvrière et militante, a ne pas manquer et à ne pas oublier ...
Le 8 février 2006, Editions Montparnasse, coffret 2 DVD



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10 propositions pour l'école/Simone Balazard

20 Décembre 2012 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

 

Dix propositions pour l'Ecole

 

 

1)  Ecole fondamentale de 5 à 13 ans : maths et français le matin, activités sportives ou culturelles l'après-midi (facultatives). Déjeuner pris à l'école et préparé par les enfants à partir de 10 ans. A partir du même âge, apprentissage d'un métier manuel  l'après-midi. Un certificat d'études est remis à chaque élève à la fin de sa scolarité, qui doit être normalement être réussie, la notion d'échec scolaire étant inacceptable. Une petite fête serait bienvenue pour saluer l'entrée des adolescents dans la vie responsable .

 

2)  Avant cinq ans, jardin d'enfants centré sur le jeu + une initiation aux langues étrangères avec des personnes d'origine – étudiant-e-s par exemple, mais également adultes ou enfants.

 

3)  Collège ouvert de 13 à 17ans : les cours sont remplacés par des stages de durée variables devant permettre à l'élève de connaître les principaux rouages de la société : administratif, politique, industriel, agricole, culturel, religieux, associatif, selon un parcours individualisé mené en accord avec un ou plusieurs tuteurs.  Des périodes d'échanges sont souhaitables, entre jeunes du même groupe de base.

 

4)  Université ouverte à tous à partir de 17 ans. Une année de mise à niveau est possible mais non obligatoire.

 

5)  Fonction enseignante développée dans toutes les couches de la société : chacun doit pouvoir transmettre son savoir.

 

6)  Et réciproquement, les enseignants spécialisés ne sont pas forcément attachés à un lieu mais peuvent fonctionner dans d'autres instances ( musées, bibliothèques, théâtres, cinémas, entreprises,associations...)

 

7)  Chaque élève a un tuteur, une tutrice ou les deux,  avec qui il évalue ses progrès, ses connaissances et réfléchit sur ses objectifs.

 

8)  L'écrit est développé tout au long de la formation et notamment pendant la période « collège ouvert » où l'élève est encouragé à écrire non seulement des rapports de stage mais des articles pouvant être lus par d'autres et éventuellement conservés.

 

9)  La prise de parole en public doit aussi être développée.

 

10)                 Cela n'empêche évidemment pas la recherche de la maitrise des divers moyens modernes de communication ( internet etc)

 

 

Ces dix propositions sont destinées à combattre les maux de l'école actuelle :

 

-     La sélectivité et la concurrence des enfants qui n'a pas lieu d'être

 

     -     La relégation des plus faibles aboutissant parfois à la déscolarisation

 

-     L'infantilisation des jeunes alors que la responsabilisation et la formation des citoyens est non seulement souhaitable mais tout à fait possible si tout le monde s'en occupe

 

-     La violence qui n'est souvent que la contre-violence d'êtres qu'on force à une soumission absurde à un système auquel ils ne peuvent rien comprendre et qui convient à très peu de personnes

 

-     La ridicule longueur, qui ne fait que s'allonger, des études primaires ( nous voulons dire par là avant l'activité sociale), alors que ce qui nous paraît souhaitable c'est la prise de conscience de l'importance du savoir et de la connaissance selon les désirs et les intérêts de chaque personne. Cet approfondissement des connaissances doit pouvoir se faire tout au long de la vie.

 

-     L'ignorance de la réalité sociale et de la diversité des conditions et des personnes

 

 

En supprimant la concurrence entre élèves, l'obligation d'une scolarité fondée sur la passivité et l'irresponsabilité, l'éducation que nous souhaitons serait à même de développer la liberté, l'égalité et la fraternité,  belle devise de notre république,  dont la réalisation ne dépend que de nous.

 

Simone Balazard

Ex prof en  IUFM ( philosophie)

écrivaine, éditrice ( Le Jardin d' Essai)

 

Et plus largement

 

 

Programme pour le président

 

Mettre en pratique la devise de la République :

liberté, égalité, fraternité

 

 

1)   Allocation universelle permettant de vivre, à réévaluer régulièrement.

 

2)   Service civil pour les jeunes des deux sexes

 

3)   Le collège/lycée est remplacé par « connaissance des milieux sociaux et naturels » de 13 à 17 ans

 

4)   Université ouverte à toute personne à partir de 17 ans et sans limite d'âge

 

5)   Alternative à la prison

 

6)   Développement de l'autonomie alimentaire ( jardins potagers), médicale ( connaissance du corps) mécanique( arts ménagers, bricolage, réparations)

 

    7)   Responsabilité partagée des enfants et des vieux même s'ils ne sont pas de la         famille : parrainage etc

 

8) Développement des services de proximité dans les villages, immeubles, quartiers

 

     9) Statut des politiques : provisoire, non cumulable et tournant

 

10) Parité homme/femme en tout domaine

 

Commentaire

 

Je reprends vite un point soulevé par Simone Balazard : l'ignorance entretenue des conditions sociales et des milieux qu'elles forment, donc des personnes dans leur diversité.
Il faudrait développer l'idée d'une école actuelle qui cultive conjointement la connaissance et l'ignorance, qui cultive une connaissance pour l'ignorance et une ignorance pour la connaissance. Notamment, qui garantit énormément l'étanchéité de ces milieux, leur incompréhension et souvent leur fantasmatisation réciproque. Comme le suggère Simone, il ne suffit pas d'enquêtes sur ces milieux, il faudrait que chaque élève, et au-delà, y aille de sa personne et ait affaire à des personnes, il faudrait qu'il puisse faire l'expérience des choses en train de s'y faire et pas seulement des choses faites. Il ne suffit pas du tout d'aller y suivre des stages utililaires de formation. Il les faudrait d'exploration, où les jeunes auraient à élaborer, non sans dicussion critique, non sans droit à l'incertitude, leur idée de ces fonctions, de ces statuts, de ces modes de vie, de ces gens, et non se contenter d'en recevoir des images plus ou moins déformées. Cela impliquerait un décloisonnement de tous les milieux, une lutte des ouvertures, suffisantes (sans être totales, il ne faut pas rêver) pour se substituer à la lutte des classements. Il y aurait là tout une conception à renouveler du voyage, non seulement géographique, mais social, humain, au contraire de toute une sédentarisation quasi taxinomique à laquelle contribue fortement l'école.
Plus largement, tout investissement privé (au-delà du fric) devrait avoir son envers civil, et réciproquement. Etc.

Gérard L.

  Un autre point à questionner, c'est l'aspect programmatique du métier de professeur. Un programme concernant ce qui est prévu d'avance, cela, appliqué à la lettre, revient à fabriquer des gens prévus d'avance à partir de quelqu'un de tout à fait prévisible, donc morne (pour rester poli). Le meilleur de l'enseignement s'apparente plutôt au jazz : il y a plus ou moins un thème, plus ou moins une grille d'accords, mais toujours une part d'improvisation partagée, pour éprouver et apprendre par cette épreuve qu'il s'agit de rapports vivants en devenir (ce que cela peut bien être) et non d'un enregistrement ou tout comme. La seule chance et une leçon d'un professeur, c'est d'être plus leste, plus jeune d'esprit que la plupart de ses élèves, et cela non pas pour faire le malin mais à leur service. Il ne s'agit pas seulement de les recadrer, mais aussi de réussir à décadrer significativement leurs décadrages, de manière à les relancer ; de faire travailler leur souplesse d'esprit à grand angle et pas seulement d'affermir des principes. Un jeu qui cherche ses règles est plus riche que des règles qui compriment leur jeu.

 

G.L.


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Oui à l’enseignement de la morale laïque/Yvon Quiniou

20 Décembre 2012 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

  Oui à l’enseignement de la morale laïque !

 

Moi qui suis plutôt dubitatif sur la dynamique progressiste de notre gouvernement socialiste, j’approuve pleinement la décision de V. Peillon d’enseigner la morale laïque à l’Ecole, telle qu’il la présente. Car il s’agit bien d’enseigner non une morale ou des morales , mais la morale laïque, à savoir un corps de valeurs universelles indépendantes de toutes confession religieuse comme de toute option métaphysique particulière : nous savons bien, depuis Kant, que si l’on devait fonder la morale sur la religion, on tomberait dans le relativisme et les athées en seraient dispensés ! Il suffit donc de la garantir par la raison humaine telle qu’elle s’est constituée dans l’évolution naturelle (voir Darwin), puis dans l’histoire avec la Déclaration des droits de l’homme de 1789 dont la matrice normative est la liberté et l’égalité de tous : qui donc pourrait désormais se soustraire à ce principe ?

Cette morale n’a pas à intervenir dans le domaine des choix de vie individuels et dans les valeurs qu’ils impliquent – ce que j’appelle avec d’autres, comme Habermas ou Conche, le domaine de l’éthique – et c’est même un de ses axiomes que d’interdire de s’en mêler. C’est pourquoi elle n’a rien à voir avec ce qu’une droite bornée, malhonnête et revancharde, croit pouvoir appeler un ordre moral (à la Pétain de surcroît !) ou un moralisme qui s’immiscerait dans nos préférences existentielles. Elle ne légifèrera que sur nos rapports avec autrui, ce qui constitue sa spécificité  puisqu’un homme seul, tel Robinson sur son île, n’a pas besoin de morale. Car ces rapports ne sauraient être abandonnés au seul caprice individuel et à l’égoïsme qui le sous-tend la plupart du temps, comme le libéralisme nous en offre le triste spectacle. Et ni la société telle qu’elle est précisément, ni les familles telles qu’elles ne sont plus ou telles qu’elles ne sont pas du fait des inégalités socio-culturelles ou des identités religieuses, souvent rétrogrades, qui les marquent, ne sauraient y suffire : c’est bien à l’école de la République, que tous fréquentent, de prendre le relais de ces instances en crise ou défaillantes.

Quel doit être alors son rôle ? D’abord de rappeler, contrairement à une mode cette fois-ci libertaire qui rejoint sans le savoir le libéralisme économique, que nous n’avons pas seulement des droits  qui nous concernent, mais aussi des devoirs à l’égard des autres. En ce sens, il s’agira de susciter ou de ressusciter, par divers moyens dont avant tout la réflexion à la fois instruite et personnelle, le sentiment de l’obligation de plus en plus absent d’une société où l’individu narcissique est roi. Il faudra donc enseigner en premier lieu les règles du vivre-ensemble qui imposent le respect intellectuel de chacun, de ses croyances ou de son incroyance pour autant qu’elles s’accordent avec la liberté de tous, mais aussi le respect pratique d’autrui dans l’existence quotidienne – et cela commence, eh oui ! par la politesse dont on a pu dire que, si elle n’est pas tout, elle n’est pas rien et peut être le commencement du reste.

Mais il conviendra d’aller bien au-delà, et c’est sur ce point que le projet de V. Peillon me semble nouveau et fort, quitte à ce que j’extrapole un peu à la lumière de mes idées. La morale ne saurait être enfermée dans la bulle des rapports inter-subjectifs comme l’a voulu un certain « retour de la morale » bien désuet ; son champ d’application authentique ce sont les rapports sociaux, donc notre existence proprement collective. De ce point de vue, c’est dans ce domaine qu’il faut effectivement rappeler d’une manière intransigeante (mais sans dogmatisme aveugle) qu’il nous faut œuvrer partout pour la liberté et l’égalité : refus du moindre racisme, même verbal, respect des différences sexuelles, combat impératif contre les discriminations dans les rapports hommes-femmes, dans le travail, etc. Tout un chantier est ici ouvert, qui peut s’appuyer sur l’histoire, le droit mais aussi sur les grandes œuvres philosophiques qui sont traversées par cette exigence et l’ont théorisée ou précisée : Kant, Rousseau, Marx, Jaurés, les penseurs de la paix, etc.

Doit-on faire plus et indiquer par exemple que la morale nous conduit à des choix politiques visant à combattre la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économique ? Je suis convaincu de ce dernier point, mais on n’aura pas à l’enseigner au sens propre sous peine d’endoctrinement, même si on peut le suggérer et rappeler que ceux qui veulent séparer la morale et la politique « n’entendront rien ni à l’une ni à l’autre » comme l’a dit l’auteur de  l’Emile : c’est à chacun, avec son libre arbitre personnel, d’effectuer ou pas la transposition politique des valeurs morales. Car c’est d’abord cela la laïcité : la formation de l’esprit critique et de la liberté du jugement, ce qui implique que l’enseignement ne se substitue pas à ceux-ci et laisse les élèves choisir ultimement, mais en raison et non sur la base de l’ignorance ou de préjugés.  De ce point de vue, c’est aussi une préparation vivante à la démocratie.

 

Yvon Quiniou, philosophe.

Auteur en particulier de

L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ?

(L’Harmattan, 2010).

 


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L'État et les banques, les dessous d'un hold up historique

26 Septembre 2012 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

L'État et les banques,

les dessous d'un hold-up historique

par Myret Zaki et Etienne Chouard

 

N'est-il pas évident que ces joueurs cyniques que sont devenus les banquiers méritent que leurs pratiques soient jugées d'où la nécessité d'une commission Pecora ayant pouvoir pour poursuivre judiciarement ?

N'est-il pas évident qu'il faille annuler toute la dette liée à ces pratiques, la dette honteuse liée aux pratiques d'usuriers des banquiers ?

N'est-il pas évident qu'il faille séparer banques d'affaires et banques de dépôts ?

N'est-il pas évident que l'État doit retrouver sa souveraineté monétaire ?

 

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Le plan de bataille des marchés financiers

26 Septembre 2012 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

cette vidéo illustre ceci :
surtout ne pas croire que le changement du 6 mai va beaucoup changer les choses si on se contente de ce qui va se passer en haut
nous avons la responsabilité de répondre à la guerre d'en haut par celle d'en bas; en réutilisant des formes ayant fait leurs preuves dans l'histoire ou en inventant des formes comme celles qui se sont ébauchées il y a quelques mois aux USA, Espagne ou dans les pays du printemps arabe où on voit que ce n'est pas gagné; c'est cette permanence de la guerre des casses qui est aussi une lutte des places qui  me semble souvent perdue de vue; voir les décrets publiés in extrémis par l'équipe du sorti  révélant une fois de plus qui ils veulent mettre au pas de la libéralisation; cela dit il est amusant de voir que le Crédit agricole se fait plomber en Grèce grâce à un analyste comme celui qui est interviewé dans cette vidéo; évidemment ce sont les clients du Crédit agricole qui paieront pour ces parieurs et joueurs qu'on ne se donne pas les moyens de contrôler; voir ce qui arrive aussi à JP Morgan, 2 milliards de dollars de pertes grâce à un frenchie de Londres, surnommé la baleine qui doit se faire toute petite ou se faire la valise

grossel

 
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Comprendre notre dette

6 Décembre 2011 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

 

on trouvera sur ce blog nombre d'articles sur la dette permettant de ne pas être pris pour des gogos par tous les hommes politiques au service de tous les financiers

il ne faudra pas se plaindre dans quelques semaines ou quelques mois quand les tempêtes naturelles et humaines enfonceront nos portes et videront nos portefeuilles.


Je viens de recevoir Envol, mensuel de la Fédération des œuvres laïques de l'Ardèche (décembre 2011), qui continue son remarquable travail de conscientisation citoyenne, comme on dit, mais ici le mot "citoyen" a son plein sens.
J'y ai trouvé, entre autres, un long mais clair et pertinent article sur la dette publique, signé Jean-Marc Gardès.
Pour nous en tenir seulement aux mécanismes de financement de la dette, j'en extrais rapidement ces données que tout citoyen devrait connaître. Mais il est vrai que du côté du pouvoir et des médias à la solde du capital, ces données sont constamment déformées, brouillées, occultées, afin de justifier la politique d'austérité et les énormes cadeaux faits au capital.
 
- "Jusque dans les années 1970, l'État finançait son déficit essentiellement par des fonds que lui procurait la Banque de France ; ceci, à des taux faibles, voire nuls. Le recours aux banques et institutions financières était réservé aux investissements de l'État (constructions d'écoles, infrastrutures...) et les titres de ces emprunts émis à taux fixes, ne pouvaient servir à la spéculation."
- Le processus de soumission de l'État français aux marchés financiers va commencer à partir de la décision américaine de supprimer la parité entre le dollar et l'or.
- La loi Pompidou (Rotschild) - Giscard du 3 janvier 1973, modifiant les statuts de la Banque de France, interdit à l'État l'accès direct à la création monétaire de la Banque de France et l'oblige à emprunter auprès des banques privées.
- L'article 104 du traité de Maastricht interdit toute possibilité pour l'État de faire appel à la Banque de France ; le traité impose les fameux critères de convergence (déficit public inférieur à 3% du P.I.B et dette publique inférieure à 60% du P.I.B). Il est vraiment intéressant de voir qui a appelé à approuver ce traité, ratifié de justesse par référendum en 1992,
- L'article 123 du traité de Lisbonne (2008) reprend cet article 104, ainsi qu'une disposition du traité de Constitution européenne (rejeté par le peuple français en 2005), interdisant à la Banque Centrale Européenne d'accorder tout crédit aux États et administrations publiques.
 
Ainsi, privé de financement auprès de la Banque de France et de la Banque Centrale Européenne, les états ne peuvent qu'emprunter auprès des "marchés financiers" et des banques privées, qui fixent leurs taux d'intérêt en fonction des notes attribuées aux états par les agences de notation !
Le déficit public est dorénavant uniquement financé par la dette (les emprunts faits par l'État auprès des banques privées et "marchés financiers", friands des lourds intérêts inhérents à ces opérations).
Paradoxe (apparent) des paradoxes, les "marchés financiers" et banques privées prêtent à l'État à un taux bien plus élevé que celui que leur accorde la Banque Centrale Européenne, auprès de laquelle ils empruntent ce qu'ils vont ensuite prêter à l'État !
 
Merci à ENVOL pour cet indispensable travail d'information !
 
On attend toujours l'autocritique des politiques, ceux de l'actuelle majorité comme ceux de l'actuelle opposition, qui ont appuyé la ratification du traité de Maastricht, qui ont approuvé le projet de constitution européenne et qui ont accepté la ratification du traité de Lisbonne. C'est bien pourtant à cette aune que l'on devrait juger de leur aptitude à affronter la crise actuelle, en ayant le courage de reconsidérer leurs engagements mortifères.

 

René Merle

 

Dette publique et "loi Rothschild" : la cécité volontaire des médias

C'est le point aveugle du débat : la dette publique est une escroquerie ! En cause, la loi Pompidou-Giscard de 1973 sur la Banque de France, dite "loi Rothschild", du nom de la banque dont était issu le président français, étendue et confortée ensuite au niveau de l'Union européenne par les traités de Maastricht (article 104) et Lisbonne (article 123).

D'une seule phrase découle l'absolue spoliation dont sont victimes 99% de la population : "Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la banque de France".

En clair et pour faire simple, la Banque de France a désormais interdiction de faire crédit à l’État, le condamnant à se financer en empruntant, contre intérêts, aux banques privées, au lieu de continuer à emprunter sans intérêt auprès de la banque de France qui lui appartient. Depuis l'application de ce principe, la finance et son infime oligarchie donnent la pleine mesure de leur asservissement des peuples, en une spirale exponentielle d'accroissement des inégalités.

Le pouvoir est désormais aux mains des créanciers privés, qui l'exercent au bénéfice exclusif d'intérêts particuliers, quand la puissance publique a renoncé à son devoir de protéger l'intérêt général. La démocratie, étymologiquement pouvoir du peuple, est morte. On le voit en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Espagne, en Italie, en France...

Qui gouverne ? "La troïka" - Union européenne, Fonds monétaire international et Banque centrale européenne - resserrant toujours davantage son emprise jusqu'à l'étranglement des peuples. Et l'on pérore sans fin sur les plateaux de télévisions, sur les ondes et dans les colonnes de la presse sur "l'insupportable fardeau de la dette", "la France en faillite", "les nécessaires sacrifices", que "nous ne pouvons pas continuer à vivre au-dessus de nos moyens" et que, d'ailleurs, "les Français l'ont compris".

Silence médiatique

Inlassable propagande des conservateurs-libéraux ? Bien sûr, mais relayée par le silence complice des médias. Et c'est ainsi que s'imposent dans l'opinion les apparentes évidences biaisées qui prétendent l'austérité inéluctable, contre la justice et l'intelligence. Deux ans d'austérité en Grèce déjà, pour quel résultat ?

Avec toujours la même justification simpliste et manipulatrice, résumée par la question posée par un journaliste d'Europe 1 à Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de gauche à la présidentielle : "Mais comment des pays européens endettés peuvent-ils faire autrement pour réduire leurs déficits ?"

Un graphique pour illustrer le propos, qui montre l'hallucinante évolution de la courbe de la dette publique.

 

dette-france-52908.jpg

 

 

"Ainsi, entre 1980 et 2008, la dette a augmenté de 1088 milliards d’euros et nous avons payé 1306 milliards d’euros d’intérêts", résume Mai68.org. Faisons la soustraction : sans les intérêts illégitimes encaissés par les banksters financiers privés, la dette publique française se serait élevée, fin 2008, à 21,4 milliards d'euros - au lieu de 1327,1 milliards ! Un escroc peut-il rêver pareil butin ? Et personne ne dénonce jamais ce scandale absolu ! A part Mélenchon et l'extrême droite - qui ne le fait que par opportunisme, étant entendu qu'elle a toujours été au service zélé du capitalisme libéral et ne remettra donc jamais en cause son empire...

Mais les éminents confrères ? Les Calvi, Barbier, Demorand, Joffrin, Aphatie, Bourdin, Pujadas ou qui savons-nous encore ? Ceci ressemble bien à une omerta. Et à une honteuse trahison de leur mission d'informer.

 


 

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Le lobby bancaire européen

17 Octobre 2011 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

L'implacable "lobby bancaire européen"

Le risque d'une nouvelle crise bancaire en Europe s'apparente de moins en moins à une fiction. Surendettées et fortement exposées aux dettes souveraines des pays de la périphérie de la zone euro (Grèce, Portugal, Irlande), les banques européennes assistent en effet impuissantes depuis l'été 2011 à l'effondrement de leur valeur boursière. Le démantèlement de Dexia – approuvé par le conseil d'administration du groupe le 10 octobre – devrait renforcer cette tendance.

A première vue, la menace d'un nouveau cycle de faillites bancaires paraît surprenante compte tenu du soutien public sans précédent dont les banques européennes bénéficient depuis 2008. Dans un rapport daté de 2011 sur les aides d'Etat accordées au secteur financier, la Commission européenne note en effet que ce dernier aurait bénéficié sur la période 2008-2010 de plus de 303 milliards d'euros sous la forme de mesures de recapitalisation, auxquels s'ajoutent 104 milliards d'euros liés aux opérations de rachats d'actifs douteux ainsi que 77 milliards d'injections de liquidité. En outre, les Etats membres ont accordé des garanties sur les prêts interbancaires à hauteur de 757 milliards d'euros. Bien que ce dernier dispositif n'ait pas engendré de coût jusqu'à présent pour les Etats membres, il pourrait en aller autrement en cas de défaut des banques bénéficiaires de ces garanties.

Ceci étant, le montant global des aides allouées aux banques européennes dépasse largement les chiffres avancés par la Commission. En effet, cette dernière ne comptabilise pas dans ses calculs les mesures non conventionnelles prises par la Banque centrale européenne (BCE) pour aider le secteur bancaire. Les montants en jeu sont pourtant colossaux : le 24 juin 2009, la BCE a procédé à une injection illimitée, à taux fixe et à un an, de 442 milliards d'euros pour pallier aux difficultés du marché interbancaire. Depuis, la BCE a renouvelé à plusieurs reprises ses opérations d'apport de liquidité aux banques. Or, une part non négligeable des liquidités fournies par la BCE constitue un subside pur et simple au secteur bancaire.

En empruntant des liquidités à des taux très faibles auprès de la BCE (entre 1 et 1,5 %), celui-ci les utilise en partie pour acheter des actifs à haut rendement. De même, en échange de ces liquidités bon marché, les banques fournissent à la BCE des garanties – appelées "collatéraux" – dont la qualité plus que douteuse est dénoncée par de nombreux experts. Ces opérations non conventionnelles de la BCE sont d'autant plus interpellantes qu'elles se font en l'absence totale de transparence. Parallèlement à ces aides directes massives, l'industrie bancaire européenne bénéficie en outre largement des plans de sauvetages concédés à la Grèce, au Portugal et à l'Irlande. En l'absence des prêts accordés par le Fonds européen de stabilité financière (EFSF), celle-ci s'exposerait en effet à des pertes conséquentes, dans la mesure où l'encours des créances bancaires sur ces trois pays s'élève à plus de 500 milliards d'euros.

Malgré leur ampleur, ces aides financières – dont le coût est énorme pour le contribuable européen – n'ont pas atteint leur objectif. A l'image du botox injecté aux actrices vieillissantes, elles ont en effet gommé superficiellement les fêlures du système, sans pour autant les éliminer. La cause de cet échec tient principalement au fait que l'opération de socialisation des pertes de l'industrie bancaire ne s'est pas accompagnée d'une réelle refonte de ses structures. Résultat: le retour aux profits pour les banques - observé dès 2009 - n'a été rendu possible qu'aux prix de prises de risques toujours plus extrêmes. C'est cet excès porteur de vulnérabilités pour le secteur qui est aujourd'hui sanctionné par les marchés.

La Commission européenne opposera certainement à ce constat qu'elle a déposé le 20 juillet dernier une proposition de réformes (dénommé "CRDIV") pour rendre les banques "plus fortes et plus responsables".

L'examen de ce paquet législatif révèle néanmoins combien le lobby bancaire – surreprésenté dans les 19 groupes d'experts qui conseillent la Commission sur les matières liées au secteur financier – est parvenu à en limiter fortement la portée. Sa première victoire est d'avoir convaincu la Commission de proposer un rehaussement relativement modéré des fonds propres réglementaires des banques. En passant de 8 % à 10,5 %, leur niveau est en effet encore nettement inférieur à celui de 16-20 % préconisé – entre autres – par les experts de la Banque d'Angleterre. Selon ces derniers, il s'agirait pourtant du niveau de fonds propres optimal permettant de prévenir la survenance de nouvelles crises bancaires, tout en garantissant une distribution du crédit aux ménages et aux entreprises à un coût raisonnable.

Second succès du lobby bancaire : les standards de liquidité proposés par la Commission feront l'objet d'une longue période d'observation, sans aucune garantie de réglementation contraignante à la fin du processus. Autrement dit, en remettant à plus tard l'introduction éventuelle de tels ratios, la Commission préjuge qu'aucune crise de liquidité ne frappera le secteur bancaire au cours de la décennie actuelle. Or, les difficultés de refinancement sur le marché que rencontrent actuellement les banques françaises témoignent de l'urgence de contraindre ces dernières à privilégier un financement de long-terme de leur bilan.

La troisième victoire du secteur bancaire concerne l'absence de mesures spécifiques limitant les opérations financières entre le système bancaire régulé et le système bancaire dit "fantôme". Ce dernier – qui englobe la plupart des acteurs financiers non régulés tels que les véhicules hors-bilan, les fonds spéculatifs, etc. – constitue pourtant un mécanisme clé à travers lequel la crise s'est propagée. Enfin, le fait d'armes le plus cinglant du lobby bancaire est d'être parvenu à exclure du champ d'application du projet de réformes de la Commission tout type de mesure posant les prémices d'une séparation stricte des métiers bancaires. La Commission aurait pourtant pu au minimum s'inspirer de la proposition de la commission bancaire britannique – présidée par l'économiste John Vickers – qui vise à introduire un cloisonnement des activités de banque de détail à l'intérieur des grandes banques universelles.

Bien que l'industrie bancaire ait démarré en puissance dans ce contre-la-montre réglementaire en édulcorant avec succès les propositions de la Commission, la course est cependant loin d'être terminée. En effet, il revient désormais au Parlement européen et au Conseil de négocier le règlement final qui jettera les bases du nouveau cadre prudentiel de l'Union. A défaut d'une législation bancaire ambitieuse, les grandes banques n'auront aucune peine à solliciter des nouvelles aides d'Etat, sans renoncer à leurs objectifs de rentabilité à court-terme.

Les gouvernements européens feront certainement l'objet d'intenses pressions de la part de leurs géants bancaires nationaux pour limiter les contours de la nouvelle règlementation. Ils seront en cela confrontés au même choix que les députés européens : contribuer au désenchantement démocratique en cédant aux cris d'orfraie du lobby bancaire ou, au contraire, le combattre en prouvant qu'il est encore possible de remettre la finance à sa place.


Philippe Lamberts, député européen écologiste, co-président du Parti vert européen

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Les Oubliés du 17 octobre 1961

17 Octobre 2011 , Rédigé par grossel Publié dans #agora

"Les plus faibles, ils les achevaient jusqu'à la mort"

17 octobre 1961 | LEMONDE | 17.10.11 | 08h23   •  Mis à jour le 17.10.11 | 08h37

 

Un Algérien blessé est emmené par le photographe Elie Kagan et un journaliste américain à l'hôpital de Nanterre, le 17 octobre 1961.

Un Algérien blessé est emmené par le photographe Elie Kagan et un journaliste américain à l'hôpital de Nanterre, le 17 octobre 1961.Elie Kagan

Les images sont lointaines, les impressions confuses, mais il se souvient avoir entendu son père parler, un jour, de la manifestation du 17 octobre 1961. Il vivait alors dans le bidonville de Sartrouville, et ce soir-là, son père avait évoqué à mi-voix, avec des cousins, des coups, des morts et des violences policières. "C'était dans les années 1970, je devais avoir 10 ou 12 ans. Dès qu'ils ont réalisé que j'écoutais, ils se sont tus." Aujourd'hui, M'Hamed Kaki a 50 ans, il est devenu "passeur de mémoire" et il sera aux côtés du maire de Nanterre, dimanche 16 octobre, pour inaugurer le premier boulevard de France portant le nom du 17 octobre 1961. "Cette histoire que la France a longtemps oubliée et dont les anciens ne voulaient pas nous parler pour nous protéger, j'en suis aujourd'hui très fier", sourit-il.

M'Hamed Kaki a quitté l'école à 14 ans, il a un CAP de couvreur, mais son appétit de connaissances l'a vite transformé en "braconnier du savoir" : il a suivi des cours du soir, a travaillé comme veilleur de nuit à l'université de Nanterre et a fini par devenir comédien. En sept ans, Les Oranges, l'association qu'il a créée en 2004, a organisé plus de 60 conférences sur l'histoire coloniale et sur le 17 octobre 1961. "Je travaille dans le théâtre, je suis attentif au corps et aux gestes, et j'ai l'impression que ce jour-là, les Algériens ont relevé la tête et marché debout. Pendant des décennies, le silence a tout recouvert, mais, aujourd'hui, nous retrouvons la mémoire. Ce n'est pas l'histoire des Algériens ni même celle des enfants de l'immigration, c'est notre histoire à nous tous, l'histoire de la France."

Pendant les années 1970 et 1980, le souvenir du 17 octobre 1961 est enveloppé d'un épais linceul. Qui se souvient alors qu'un jour d'automne des hommes, des femmes et des enfants qui manifestaient en famille, désarmés, dans les rues de Paris ont été tués par la police à coups de crosse, jetés vivants dans la Seine, retrouvés pendus dans les bois ? "C'est tout simplement l'une des rares fois, depuis le XIXe siècle, où la police a tiré sur des ouvriers à Paris", constate l'historien Benjamin Stora. Dans les semaines qui suivent, des dizaines de cadavres d'Algériens aux visages tuméfiés sont repêchés dans la Seine. Benjamin Stora pense que la répression fit une centaine de morts, l'historien anglais Jim House "au minimum" 120 ou 130, Jean-Luc Einaudi, auteur de La Bataille de Paris, plus de 150.

Ce jour-là, les "Français musulmans d'Algérie" manifestaient à l'appel de la fédération de France du FLN contre le couvre-feu qui leur avait été imposé par le préfet de police de Paris, Maurice Papon. Cantonnés habituellement aux bidonvilles de banlieue, plus de 20 000 hommes, femmes et enfants défilent alors pacifiquement dans les rues du Quartier latin, sur les Grands Boulevards, aux abords des Champs-Elysées. La violence policière est inouïe : les agents les attendent à la sortie du métro et dans les rues pour les rouer de coups en les insultant. "Les plus faibles, ceux qui étaient déjà en sang, ils les achevaient jusqu'à la mort, je l'ai vu", racontera, en 1997, Saad Ouazen lors d'une réunion de commémoration organisée par le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP). Bien qu'ils n'opposent aucune résistance, des dizaines de manifestants sont tués par balles, d'autres sont noyés dans la Seine. Au total, plus de 11 000 Algériens sont arrêtés et transférés au Palais des sports ou au stade Pierre-de-Coubertin.

Entassés pendant plusieurs jours dans des conditions d'hygiène effroyables, ils sont violemment frappés par les policiers, qui les traitent de "sales bicots" et de "ratons". Au Palais des sports, les internés, terrorisés, n'osent plus aller aux toilettes, car la plupart de ceux qui s'y risquent sont tués. "Trois jours comme ça, assis sur une chaise, ni à manger, ni à boire, ni une cigarette, rien du tout. Autour de moi, il y en avait cinq ou six qui étaient blessés. On était là, on pleurait tous. On croyait tous mourir", raconte Ali Djermani dans Scènes de la guerre d'Algérie en France, de Jean-Luc Einaudi (Le Cherche Midi, 2009). Le lendemain matin, la préfecture recense officiellement trois morts - deux Algériens et un Français de métropole. Le mensonge s'installe. Le silence, bientôt, le recouvrira. Il durera plus de vingt ans.

Cette longue absence, dans les consciences, du massacre du 17 octobre 1961 n'étonne guère Benjamin Stora. "Dans ces années-là, la France ignorait en grande partie l'histoire d'Algérie, se souvient-il. Quand je faisais ma thèse, à la fin des années 1970, j'étais le seul élève de l'historien et spécialiste de l'Algérie Charles-Robert Ageron : personne ne s'intéressait à l'histoire coloniale, les grands noms de l'histoire politique algérienne étaient inconnus, ma thèse n'a même pas trouvé d'éditeur. Il y avait une immense méconnaissance de celui qu'on appelait l'indigène ou l'immigré, c'est-à-dire l'autre. Quand on a cette perception du monde, comment voulez-vous qu'on s'intéresse aux immigrés qui vivent dans les bidonvilles de la région parisienne ? Les Algériens étaient les "invisibles" de la société française."

A cette indifférence de l'opinion s'ajoute, dans les mois qui suivent le 17 octobre, une entreprise de dissimulation menée par les pouvoirs publics. Au Sénat, la commission parlementaire demandée par Gaston Defferre est écartée avec fermeté : elle ne ferait que "jeter un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans l'esprit et le coeur d'un grand nombre de fonctionnaires de police", affirme le ministre de l'intérieur, Roger Frey. Le 27 octobre, Claude Bourdet, directeur du magazine France Observateur, demande - en vain - une commission d'enquête au conseil municipal de Paris. "Ce qu'il nous faut, c'est très simple et très clair : l'autorisation et suffisamment de bateaux (pour y mettre les Algériens), répond le conseiller Alex Moscovitch. Le problème qui consisterait à faire couler ces bateaux ne relève pas, hélas, du conseil municipal de Paris."

Les récits qui remettent en cause la version officielle sont censurés : Octobre à Paris, le film que Jacques Panijel tourne dans la foulée du massacre, est projeté clandestinement dans la capitale en 1962, mais les bobines sont saisies par la police - il ressort aujourd'hui en salles. François Maspero tente d'éditer un livre de la journaliste Colette Péju, mais il est interdit. L'amnistie qui accompagne l'indépendance de l'Algérie, en 1962, scelle ensuite le silence de la société française : toutes les plaintes sont classées. "J'avais 6 ans en 1961 et j'étais dans la manifestation avec mes parents, raconte Samia Messaoudi, cofondatrice de l'association Au nom de la mémoire. Un jour, au lycée, j'ai fait un devoir de français sur le 17 octobre, mais ma prof n'a pas compris : elle pensait que je confondais avec Charonne. Quand je parlais des morts de 1961 autour de moi, les gens ne me croyaient pas."

La mémoire de Charonne efface en effet les rares souvenirs du 17 octobre : en commémorant chaque année la manifestation contre l'OAS du 8 février 1962, qui fit neuf morts, la SFIO et le Parti communiste espèrent ainsi conjurer les mauvais souvenirs des années 1956-1962. "Après les accords d'Evian, la gauche, très embarrassée, essaie de faire oublier ses hésitations pendant la guerre, explique Benjamin Stora. La SFIO a voté les pouvoirs spéciaux en 1956 et le PC a longtemps milité pour la paix, pas forcément pour l'indépendance. La célébration des morts de Charonne permet d'installer dans l'imaginaire national l'idée qu'il y a eu, en France, une résistance politique longue contre la guerre d'Algérie. C'est une façon, pour la gauche, de masquer ses errements."

Malgré le silence, la mémoire du 17 octobre survit ici ou là, fragmentée, éclatée, souterraine. Elle reste vivante, bien sûr, chez les immigrés algériens de la région parisienne, qui ne peuvent oublier les cadavres abandonnés sur le trottoir, les amis grièvement blessés, les voisins qui ne sont jamais revenus. "Ces hommes parlaient entre eux ou dans les associations de la manifestation, mais la plupart n'ont pas transmis la mémoire de cet événement à leurs enfants, explique l'historien anglais Jim House. Dans les années 1980, ils savent, même s'ils ont du mal l'admettre, que leurs enfants vont rester en France, et ils ont peur de compromettre leur avenir en leur racontant les violences policières qu'ils ont subies."

Lorsque Jean-Luc Einaudi commence à recueillir des témoignages d'Algériens, dans les années 1980 et 1990, beaucoup parlent devant leurs enfants pour la première fois. "J'ai souvent vu de vieux messieurs algériens qui étaient restés silencieux toute leur vie s'effondrer en larmes devant leur famille. Ils n'avaient pas parlé parce que c'était trop douloureux, bien sûr, mais aussi parce qu'ils ne voulaient pas provoquer de réactions de révolte à l'égard de la France." C'est la voie qu'avait choisie le père de M'Hamed Kaki, qui s'est tu jusqu'à sa mort, en 2001. "Il pensait que pour être respecté, un immigré devait être silencieux et lisse, explique son fils. Il voulait nous protéger, éviter que l'on ait ces affreuses images dans la tête."

Dans ces années-là, la date du 17 octobre n'évoque aucun souvenir particulier chez l'immense majorité des Français. Seuls le PSU, l'extrême gauche et les héritiers du mouvement anticolonialiste tentent de faire vivre le souvenir de la répression anti-algérienne. "Cette mémoire est alors presque clandestine, en tout cas secondarisée", constate l'universitaire Olivier Le Cour Grandmaison, auteur de plusieurs ouvrages sur la colonisation. L'historien Pierre Vidal-Naquet, le réalisateur Jacques Panijel, le journaliste Claude Bourdet, l'éditeur François Maspero essaient de réveiller les consciences, mais le sort des Algériens de 1961 n'intéresse pas grand monde. "Il y avait un immense décalage entre ce petit groupe pour qui le 17 octobre appartenait au Panthéon des histoires noires de la République et l'ignorance absolue du plus grand nombre", constate Patrick Rotman, auteur de plusieurs livres sur la guerre d'Algérie et scénariste de la première fiction télévisée sur le 17 octobre.

Il faudra l'arrivée à l'âge adulte de la seconde génération de l'immigration algérienne pour bousculer en profondeur le paysage mémoriel. Ces jeunes ont fréquenté l'école de la République, ils sont électeurs et citoyens français, mais ils ont l'intuition que les préjugés et les regards méprisants dont ils sont victimes sont liés à la guerre d'Algérie. "Souvent, ces enfants d'immigrés sentent qu'il y a un lien très fort entre l'hostilité à leur égard, notamment chez les policiers, et ce qui est arrivé à leurs parents plusieurs décennies auparavant, analyse l'historien Jim House. Ils ne connaissent pas vraiment le 17 octobre 1961, mais ils constatent qu'il y a, en France, une continuité dans la représentation négative de l'Algérien, celui qu'on appelait auparavant "le bicot"."

Lors de la Marche contre le racisme et pour l'égalité des droits de 1983, qui réunit 100 000 personnes dans les rues de Paris, une dizaine de jeunes issus de l'immigration se retrouvent pour rendre hommage aux Algériens noyés par la police. "On avait compris que cette histoire occultée était importante pour notre dignité et celle de nos parents, explique le réalisateur Mehdi Lallaoui, organisateur de la marche et cofondateur de l'association Au nom de la mémoire. On a lancé un travail de mémoire qui a duré plusieurs années : retrouver des témoignages, des archives, des photos."

Peu à peu, la mémoire se réveille : dans ces mêmes années 1980, Jean-Luc Einaudi entreprend un immense travail de recherche sur le 17 octobre. Il recueille des dizaines de témoignages et épluche toutes les archives des cimetières parisiens, des syndicats et des associations, les documents de la fédération de France du FLN et les comptes rendus officiels du conseil municipal de Paris, de l'Assemblée nationale et du Sénat Lorsque son livre sort, l'année du trentième anniversaire du 17 octobre, c'est le choc : La Bataille de Paris, qui reprend heure par heure le déroulement des faits et le silence qui s'ensuivit, suscite un débat sur la répression contre les Algériens.

Avec ce livre et quelques autres, la mémoire du 17 octobre 1961 commence à entrer dans l'espace public : en cette année 1991, la télévision diffuse en prime time un documentaire de Benjamin Stora sur "les années algériennes" qui s'attarde longuement sur le 17 octobre, et l'association Au nom de la mémoire voit le jour. Deux documentaires viennent ensuite nourrir la mémoire du 17 octobre : Le Silence du fleuve, d'Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, en 1991, et Une journée portée disparue, de Philip Brooks et Alan Hayling, récompensé en 1993 par le FIPA d'or au Festival international des programmes audiovisuels. Les autorités de l'époque s'en tiennent cependant toujours à la vérité officielle : bien que les travaux d'historiens se multiplient, Maurice Papon évoque avec obstination les "morts mythiques" de 1961.

Après les historiens et les militants de la mémoire, c'est la justice qui entre en scène : lors du procès de l'ancien responsable de Vichy, en 1997, à Bordeaux, les magistrats s'attardent longuement sur le 17 octobre 1961. Confronté à Jean-Luc Einaudi, l'ex-préfet de police finit par admettre "quinze ou vingt morts" au cours cette "malheureuse soirée", mais il les attribue à des règlements de comptes entre Algériens. Pour la première fois, le pouvoir fait un geste : le premier ministre, Lionel Jospin, ouvre les archives, tandis que le ministre de l'intérieur, Jean-Pierre Chevènement, confie une mission à un conseiller d'Etat. En se fondant sur le seul registre d'entrée de l'Institut médico-légal - la plupart des archives de la préfecture et de la brigade fluviale ont mystérieusement disparu -, il conclut, en 1998, à l'existence d'au moins 32 morts.

Deux ans plus tard, la justice fait une nouvelle fois renaître le 17 octobre : Maurice Papon décide de poursuivre Jean-Luc Einaudi en diffamation. Mal lui en prend : manifestants, témoins et policiers à la retraite défilent à la barre pour raconter le "carnage". Cette fois, Papon admet une trentaine de morts, mais le tribunal lui donne tort : rendant hommage au caractère "sérieux, pertinent et complet" du travail de Jean-Luc Einaudi, les juges constatent que "certains membres des forces de l'ordre, relativement nombreux, ont agi avec une extrême violence, sous l'empire d'une volonté de représailles". Cette violence qui s'est manifestée "à chaud" lors de la manifestation, mais aussi "à froid" dans les centres d'internement, "n'était pas justifiée par le comportement des militants ce soir-là", conclut le jugement.

La version officielle du 17 octobre est désormais en lambeaux. Le temps de la commémoration est venu. Lors du 40e anniversaire, en 2001, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, appose sur le pont Saint-Michel une plaque "à la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961". En région parisienne, une vingtaine de plaques ou de stèles inscrivent désormais ces jours d'automne dans la mémoire collective. Les tensions restent vives - en 2001, le RPR et l'UDF ont voté contre l'apposition de la plaque de Saint- Michel -, mais le climat a changé. "En 2005, lorsque j'ai écrit le scénario de la première fiction sur le 17 octobre, Nuit noire, on était passé des braises chaudes de la passion au temps de l'histoire, raconte Patrick Rotman. Nuit noire tente d'ailleurs de comprendre plus que de dénoncer."

Il aura donc fallu trente, voire quarante ans, pour que le 17 octobre 1961 devienne une page de l'histoire de France. Une génération, presque deux. Le temps que les dirigeants politiques des années 1960 quittent la scène, que les historiens travaillent à l'abri des passions, que les archives officielles s'ouvrent et, surtout, que les enfants des immigrés algériens nés en France grandissent. "Pour les choses très douloureuses, il y a souvent un temps mystérieux de silence, soupire le réalisateur Mehdi Lallaoui. Les années mettent les choses à distance, les paroles deviennent possibles. L'occultation a failli réussir, mais le 17 octobre a fini par devenir une mémoire partagée, commune, reprise par tous les citoyens : c'était nécessaire pour qu'on puisse construire des passerelles de fraternité entre la France et l'Algérie."

Le puzzle de la mémoire collective a fini par se reconstituer, mais, pour beaucoup, il manque encore une pièce : la reconnaissance de l'Etat. "On ne demande pas que la France se mette à genoux pour dire sa repentance, poursuit M. Lallaoui. On ne souhaite ni vengeance ni punition. On aimerait simplement que l'Etat nomme ce qui s'est passé ce jour-là." "La connaissance du 17 octobre est là, mais elle ne fait que souligner l'absence de reconnaissance de ce crime d'Etat, ajoute l'universitaire Olivier Le Cour Grandmaison. Il faut rendre symboliquement justice aux victimes de 1961. Cela passe par une déclaration publique des plus hautes autorités de l'Etat."

Le gouvernement de François Fillon ne semble pas envisager le moindre geste, mais, avec les années, Mehdi Lallaoui est devenu patient. "Si ce n'est pas ce gouvernement, ce sera un autre", dit-il dans un sourire.

Anne Chemin

 

                              Reportage Photo

                    Collectif du 17 octobre 1961

 

17 octobre 1961 : notre mémoire ne se brade pas !



par PIR




L’année 2011 marque le 50e anniversaire d’une date funeste : le massacre du 17 octobre 1961. Ce jour là, des manifestants (femmes, hommes et enfants) marchaient pacifiquement, à l’appel du FLN, pour dénoncer le couvre-feu discriminatoire dont ils étaient victimes et la dure répression qu’ils subissaient alors.

Même s’il a fallu pour ce faire attendre quarante années, la plaque commémorative inaugurée en 2001 sur le pont Saint-Michel par le maire de Paris a constitué un premier pas dans la reconnaissance officielle de ce crime. Cette avancée est le fruit du travail de nombreuses générations d’immigrés et de leurs enfants, et perpétué notamment par le collectif « 17 octobre 61 » qui, cette année encore, se mobilise pour que soient pleinement reconnues les responsabilités de l’État français dans ce massacre.

Un arc de forces de plus en plus large se prononce en faveur de cette revendication. Il faut s’en réjouir. Mais, il est nécessaire également de s’interroger sur les conditions et les ambiguïtés de ce grand ralliement.

« Ni vengeance, ni repentance », voilà en effet le credo final de l’appel signé par nombre de personnalités et relayé par Mediapart pour la « reconnaissance officielle de la tragédie du 17 octobre 1961 à Paris ». Pour ses rédacteurs, c’est la « justice de la vérité » et la « réconciliation des peuples » qui motivent leur initiative.

Si l’on s’accorde sur la nécessité d’une reconnaissance du crime par l’État français, qu’est-ce qui est au juste mis en cause sous les termes de « vengeance » et de « repentance » ? Les initiateurs de cet appel craignent-ils que les anciens colonisés et leurs descendants aillent « trop loin », qu’ils et elles fassent preuve de « ressentiment » ou de « haine » ? Même si ces craintes ne sont pas forcément partagées par tous les signataires, cette mise en garde (« Ni vengeance, ni repentance ») est au moins un gage que cette revendication sera portée par des mains supposées responsables. Des mains dont les intentions seraient claires, et qui sauraient, elles, les expliciter face aux sommations récentes pour « en finir avec la repentance coloniale ». Des sommations comme celles énoncées par Nicolas Sarkozy lors de son discours de Toulon (début 2007), qui nous demandait, à propos des colons d’hier, « de quel droit jugez-vous », « de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères, que souvent leurs pères n’ont commises que dans votre imagination ? » Le Président de la République nous a ainsi prévenus : « si la France a une dette morale, c’est d’abord envers eux ». Pour contrer cette injonction et ce renversement des torts, un débat responsable impliquerait notamment de reconnaître la légitimité du ressentiment des anciens colonisés et de leurs descendants. Nous n’exigeons pas de chaque Français qu’ils se « repente » mais de l’État qu’il reconnaisse ses crimes comme nous exigeons de lui des excuses officielles ainsi que l’inscription dans les programmes scolaires des crimes coloniaux. Les mises en garde de l’appel parrainé par Mediapart sont donc au mieux inappropriées, au pire insultantes.

La « soirée de fraternité » qui a médiatisé l’appel de Mediapart a aussi été l’occasion de donner une tribune à David Assouline, sénateur, secrétaire national à la communication et la mobilisation du Parti socialiste, et acteur de l’équipe de campagne de Martine Aubry. À ce titre, et à l’aune des prochaines élections présidentielles, il est clair que sa présence et sa prise de parole n’ont rien d’hasardeux. Il est pour le moins particulièrement optimiste d’attendre du Parti socialiste qu’il se saisisse de l’occasion pour entreprendre la reconnaissance de sa propre implication dans les exactions coloniales et sa collaboration dans la consolidation de l’État raciste. L’histoire de ce parti en est indissociable. Souvenons-nous de François Mitterrand, qui en 1954, alors ministre de l’Intérieur, parlait d’ « abjecte rébellion algérienne », de sa « volonté de maintenir l’Algérie dans la République Française » ainsi que celle d’« employer tous les moyens pour préserver la France » : c’est bien lui qui n’admettait pas « de négociations avec les ennemis de la patrie » car « avec eux, la seule négociation, c’est la guerre, la guerre totale jusqu’à leur élimination. » C’est aussi le gouvernement du socialiste Guy Mollet qui, ayant obtenu des « pouvoirs spéciaux », donna pleins pouvoirs à l’armée qui en disposa de la manière que l’on sait en Algérie (tortures à échelle de masse, quadrillage de la population, etc.). Cette politique se poursuit aujourd’hui dans l’implication de ce parti dans toutes les politiques impériales de l’État français, sans négliger son soutien à la colonisation de la Palestine.

Le rôle des collectifs engagés autour de la mémoire du 17 octobre 1961 n’est pas de livrer cet engagement sur un plateau au Parti socialiste qui feint de se montrer tout disposé à entendre nos revendications alors que des échéances électorales de premier ordre l’attendent.

La mémoire de cette histoire n’est pas à brader, elle doit être une force vive pour façonner nos luttes d’aujourd’hui et pour comprendre les défis auxquels nous faisons face. Se contenter de mettre l’accent sur la responsabilité exclusive du préfet Maurice Papon constitue, par exemple, un obstacle à la prise en considération de l’implication des plus hauts niveaux de l’appareil d’État dans le crime du 17 octobre.

Notre travail consiste à faire le lien entre cet événement et le racisme qui organise notre société contemporaine, et notamment avec la perpétuation de violences policières systématisées. Pour exemple, on relève souvent que c’est la petite phrase de Papon (« Pour un coup donné, nous en porterons dix ») qui a donné l’élan suffisant aux agents de la police française et à ses supplétifs pour déchaîner une violence hors du commun qu’ils savaient « autorisée ». Mais aujourd’hui, combien de petites phrases pour déchaîner l’appareil policier ou judiciaire à l’encontre des descendants de colonisés ?

Deux jours après les révoltes de Villiers-le-Bel, le 29 novembre 2007, Nicolas Sarkozy déclarait devant des policiers et les gendarmes réunis au ministère de la Défense : « Mettez les moyens que vous voulez (...), ça ne peut pas rester impuni, c’est une priorité absolue. » Ces moyens ont notamment consisté en une distribution massive de tracts proposant la rémunération de témoignages anonymes. Il ne faut pas non plus oublier l’extraordinaire descente de CRS, de membres du Raid comme de la police judiciaire, tous en tenues anti-émeutes, qui ont pénétré les immeubles des habitants du quartier, armés de béliers pour défoncer les portes. Aujourd’hui, on parle de probables subornations de témoins. Ces déploiements d’exception ont conduit à l’arrestation de cinq présumés coupables dont le procès en appel est aujourd’hui en cours.

Garder en mémoire le massacre organisé du 17 octobre 1961, c’est ne pas cesser de remettre en cause le caractère colonial, racial et impérialiste de l’État français.

 

Parti des Indigènes de la République, Le 16 octobre 2011.

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Quelle Europe pour briser les marchés ?

15 Juin 2011 , Rédigé par grossel Publié dans #agora


Après l’orgie spéculative, l’austérité pour (presque) tous

Quelle Europe pour briser les marchés ?

Le Monde Diplomatique du mois de juin 2011

Le verdict fait l’unanimité des gouvernements européens : pour endiguer les assauts de la finance, rigueur budgétaire et baisse des salaires seront nécessaires. Une solution idéale pour engager l’économie sur la voie de la déflation et accentuer la casse sociale. Et si on imaginait tout autre chose...
Par James K. Galbraith

Au début du mois de janvier, le gouvernement grec convoque en urgence un aréopage d’experts en économie. Parmi eux, un fonctionnaire du Fonds monétaire international (FMI) explique sèchement au premier ministre qu’il doit démanteler l’Etat-providence. Un autre conseiller, appartenant à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), lance d’un ton jovial : « Une décision qui horrifie tout le monde, y compris vos propres partisans, ne peut être qu’une bonne décision. »
Le théorème qui fonde ces expertises est connu : les marchés commandent aux Etats de se serrer la ceinture. Les acheteurs d’obligations sont seuls juges des plans d’austérité consentis par les gouvernements. Eux seuls décident s’il y a lieu ou non d’avoir confiance dans la capacité d’un Etat à rembourser sa dette. Qu’un pays se soumette à une discipline budgétaire de fer et les taux d’intérêt redeviendront supportables — et les vannes du crédit s’ouvriront à nouveau.
Cette théorie présente un défaut de taille : les promesses ne coûtent rien. Quand bien même les Etats se plieraient en quatre pour complaire aux marchés, il faut du temps avant que les mesures d’austérité entrent en vigueur et atteignent leur objectif. Le refinancement (lire « Trésors de la langue financière ») d’une dette préexistante repose sur l’annonce de réformes qui n’ont pas encore eu lieu, c’est-à-dire sur la confiance que les marchés accordent à la bonne foi du débiteur. Mais comment un Etat réputé irresponsable peut-il inspirer une telle confiance ? La Grèce a beau jurer de sa détermination à dépouiller fonctionnaires et retraités, sa dette viendra à échéance avant l’exécution de ses promesses. D’où ce paradoxe : plus Athènes s’engage à restreindre les dépenses et plus les marchés qu’il s’agissait d’amadouer se défient...
Cet état de fait a ruiné l’idée selon laquelle un programme d’austérité suffirait à débloquer le marché du crédit à des conditions acceptables pour le pays. Le seul moyen d’éviter le défaut de paiement réside par conséquent dans une injection massive de fonds européens échappant aux voies des marchés. Pour le gouvernement grec, la question est devenue : comment persuader l’Union européenne de mettre la main à la poche ?
Ce défi a propulsé la crise économique au milieu d’un jeu de billard politique. Athènes doit poursuivre ses annonces de coupes drastiques et de « réformes » — non pour rassurer les marchés, mais pour satisfaire Mme Angela Merkel. Car l’électorat de la chancelière allemande est supposé ne tolérer de « plan de sauvetage » qu’à la condition que le peuple grec endure des sacrifices spectaculaires. Pendant ce temps, le gouvernement de M. Georges Papandréou a fait ostensiblement allégeance à l’euro et à ses créanciers, tout en rappelant à Paris et à Berlin que, dans l’hypothèse d’un refus d’assistance de leur part, l’effondrement de la maison grecque entraînerait dans sa ruine l’Espagne et le Portugal.
Sur le plan économique, ce scénario laisse perplexe. Les mesures d’austérité promises produiraient plus de chômage et moins de recettes fiscales ; on ne peut donc guère s’attendre à ce qu’elles réduisent sensiblement le déficit budgétaire. Amputer la consommation grecque — ainsi que le préconise le programme du Fonds monétaire international (FMI) — se traduirait, en outre, par des pertes d’emplois dans les industries allemandes et françaises qui écoulent une partie de leurs marchandises vers la Grèce.
L’euro interdisant toute dévaluation, on ne peut pas non plus escompter des gains de compétitivité. Les mesures susceptibles d’apporter un ballon d’oxygène momentané — à savoir la mise au régime de la fonction publique et les réformes fiscales — seraient plus difficiles encore à appliquer dans une atmosphère de disette sociale et de taux d’intérêt exorbitants.
Alors que le compte à rebours approche de son terme, les dirigeants européens se débattent encore entre leurs règlements byzantins, leur Union en carton-pâte, leurs soucis politiques intérieurs et leur perception bornée du problème. De hauts responsables martèlent avec fanatisme l’idée que des coupes claires dans les dépenses publiques galvaniseraient la croissance économique. Leur analyse aboutit à un désastre. La chancelière allemande ayant semblé rejeter l’option d’un plan de sauvetage, un vent de panique s’est emparé de la zone euro. Le prix des contrats d’assurance contre les défauts de paiement (credit default swaps, ou CDS) a aussitôt grimpé en flèche pour l’Espagne, le Portugal et leurs banques, symptôme de la fragilité d’un système financier européen en pénurie chronique de garanties de dépôts à l’échelle européenne. Mme Merkel a fait la grimace, avant de consentir au plan de sauvetage.
Une parodie d’autorité

Les événements ont vite conduit les acteurs du drame à une deuxième révélation. La décision de protéger la Grèce de la faillite a ravivé les tensions au lieu de les calmer. Imaginez-vous en effet que vous possédiez des titres de la dette portugaise. Leur rendement devenant incertain, vous voulez vous en débarrasser ou acquérir un CDS. L’obligation portugaise se déprécie davantage, rendant plus difficile l’obtention de nouveaux prêts par Lisbonne. Pour les marchés financiers, le meilleur moyen de garantir les paiements consisterait à verrouiller le marché des obligations privées et — comme la Grèce — à faire chanter l’Union européenne. Un plan de sauvetage serait alors quasiment acquis, d’autant que le Portugal jouit d’une réputation de pays moins « irresponsable » que la Grèce. Après le Portugal viendrait l’Espagne.
En somme, les spéculateurs détiennent le pouvoir d’imposer une « européanisation » des dettes méditerranéennes. C’est ce pouvoir qui s’est exercé à la mi-mai. L’affolement des capitales européennes obéit au même mécanisme qui a fait trembler les Etats-Unis en septembre 2008 : l’extravagante pression exercée par les marchés sur des élus indécis. Comme toute victime de chantage, le président Nicolas Sarkozy a piqué une colère. Dans une parodie d’autorité politique, la chancelière Merkel a annoncé de son côté l’interdiction des ventes à découvert « à nu » (technique qui permet aux spéculateurs de vendre des titres qu’ils ne possèdent pas) sur les obligations d’Etat. Des représailles assez peu dissuasives. Mais que pouvaient-ils faire de plus ? Les ventes d’obligations ou de CDS sur la Grèce, le Portugal ou l’Espagne peuvent s’effectuer hors d’Europe — à New York ou aux îles Caïmans, par exemple. Au moindre semblant de pression, les spéculateurs se regroupent pour lancer une nouvelle attaque.
Les centaines de milliards d’euros mobilisés par l’Union européenne ont calmé les choses pour un temps. Mais rapidement une évidence a sauté aux yeux : les pays membres de l’Union ne peuvent trouver de l’argent qu’en empruntant les uns aux autres. Car il leur est interdit de créer de nouvelles réserves, tout comme il leur est impossible d’encourager simultanément la croissance et d’éponger des dettes. Cela, seule la Banque centrale européenne (BCE) est en mesure de le faire. Au début de la crise, le rôle joué par celle-ci a singulièrement manqué de clarté. Contre ses propres principes, elle a fini par acheter à tour de bras des titres de dettes souveraines. Ce faisant, elle prenait le contrôle du problème de la dette, mais au prix d’un euro plus élastique. Advient alors ce qui devait advenir : l’euro décroche de son podium de devise « dure » pour entamer son inéluctable déclin. Les déclarations fébriles du président de la BCE, M. Jean-Claude Trichet, jurant ses grands dieux qu’il « ne [faisait] pas fonctionner la planche à billets (1) » mais qu’il se contentait de recycler des dépôts à terme, ne firent qu’accroître la confusion ; s’installa le soupçon que les dirigeants de l’Union avaient perdu la tête. Au prix d’un vent de panique.
Ce champ de décombres a au moins servi à dégager l’un des trois piliers de la sagesse financière. La bonne marche du système suppose l’existence d’un Etat plus influent que n’importe quel marché. Il doit pouvoir agir pour assurer les paiements des dettes publiques — à la manière de la Réserve fédérale américaine —, faute de quoi les marchés triomphent des pouvoirs publics au jeu du « diviser pour mieux régner ». L’Europe a déployé d’immenses efforts pour mettre sur pied un « marché unique », mais sans se donner les moyens de le contrôler, et en décrétant que la BCE n’injecterait pas de monnaie supplémentaire dans le système. En agissant ainsi, elle a créé des marchés plus puissants que les Etats et des Etats criblés de dettes qui chancellent au bord de la faillite. Seule la BCE peut remédier à cet aveuglement, en abandonnant la charte qui l’entrave.
Jusqu’où copiera-t-elle la politique d’injection de liquidités mise en œuvre par la Réserve fédérale à l’automne 2008 ? Une chose est sûre : même si elle va jusqu’au bout de sa mutation et met un terme à la crise financière, la crise économique, elle, va s’amplifier. Chaque pays « sauvé » recevra juste assez pour payer ses créanciers, en échange d’une réduction drastique de ses dépenses publiques. Les banques en sortiront gagnantes, pas les populations. L’homme du FMI consulté par le gouvernement grec aura gagné son pari... et l’Europe s’enfoncera dans la récession.
A moins qu’elle ne change son fusil d’épaule ; que les forces sociales qui édifièrent l’Etat-providence se lèvent à nouveau pour le défendre. Et que l’Union européenne prenne la mesure de sa malformation constitutionnelle, qui provient finalement de l’inexistence d’un dispositif de stimulation macroéconomique.
 
L’Union aurait besoin d’un régime fiscal intégré, d’une banque centrale dédiée à la prospérité économique et d’un secteur financier mis hors d’état de nuire. Il lui manque avant tout un mécanisme budgétaire automatique tourné vers le plein emploi, qui jugule la récession et compense les baisses de la demande dans ses régions les plus pauvres. Un tel système ne devrait pas s’appuyer que sur l’action gouvernementale, mais aussi sur les citoyens.
 
D’un point de vue purement technique, il existe des moyens assez simples pour réaliser cet objectif. La création d’une Union européenne des caisses de retraite pourrait servir par exemple à harmoniser le niveau des pensions entre les pays membres, afin que les anciens travailleurs du Portugal, de Grèce ou d’Espagne bénéficient des normes en vigueur dans les pays les plus avancés. De la même manière, on peut imaginer un système intégré qui garantisse un salaire minimum décent à tous les salariés de l’Union. Une Banque européenne d’investissement pourrait financer la création d’universités transnationales et garantir un enseignement de qualité du nord jusqu’au sud. Principe de base : la seule réponse appropriée au chômage de masse et aux déficits budgétaires qui en résultent consiste à accroître les dépenses publiques, non à les diminuer.
Certains objecteront qu’un tel scénario conduirait à taxer les Allemands au bénéfice des Grecs. Cet argument n’a aucun sens d’un point de vue économique. Il s’agit plutôt de mobiliser les ressources inemployées à travers toute l’Europe et de les intégrer dans le circuit productif. Une telle orientation n’induirait nullement un coût supplémentaire pour ceux qui disposent déjà d’un emploi, puisque la fourniture de biens et de services destinés à tous se développerait de manière rapide. Un système fiscal intégré permettrait en revanche de freiner l’évasion fiscale qui gangrène la Grèce et d’autres pays du sud de l’Europe. Certes, les réformes impliquent des impôts plus lourds, mais ceux-ci affecteraient les riches dans les pays pauvres et non les pauvres dans les pays riches.
 
L’expérience de ces derniers mois suggère que la reprise tant attendue pourra difficilement se produire tant que les marchés conserveront leur force de frappe. Elle souligne donc la nécessité de désarmer le secteur financier pour qu’il cesse de menacer l’Union européenne. Là encore, la tâche n’est pas insurmontable. Elle suppose un effort de régulation, de taxation et de restructuration des dettes des pays méditerranéens. Une régulation offensive consisterait à interdire à toute entité financière européenne de spéculer sur les dettes souveraines des Etats membres par CDS interposés, de manière à contraindre les spéculateurs les plus forcenés à s’exiler dans les paradis fiscaux. Les banques faillies à la suite de paris couverts ou non couverts seraient réquisitionnées et nationalisées. Une taxe européenne sur les plus-values pourrait être instaurée sous l’égide des gouvernements nationaux. Il en irait de même pour la taxe sur les transactions financières, qui n’est certes pas une panacée, mais dont l’adoption n’a que trop tardé. Si un contrôle des capitaux doit réapparaître afin de stopper la contagion financière, eh bien nul n’en mourra. Les Etats ne peuvent se permettre de perdre le combat qui les oppose aux marchés financiers : la survie d’un système à peu près civilisé en dépend.
Radicalité bancaire
ou radicalité sociale

Quant à la restructuration des dettes insolvables, elle exigerait de l’Europe qu’elle instaure une procédure d’insolvabilité souveraine, comparable à celle que l’on trouve au chapitre IX de la loi américaine portant sur les banqueroutes municipales — c’est ce que propose depuis longtemps Kunibert Raffer, professeur d’économie à l’université de Vienne. Ce dispositif permettrait aux gouvernements de maintenir les services essentiels dus à leurs populations, tout en s’affranchissant de la part insoutenable de leurs dettes. Les banques s’en trouveraient sans doute affectées, mais il appartiendrait aux pouvoirs publics de limiter les dégâts en garantissant les dépôts bancaires et en se tenant prêts à prendre les rênes des établissements éventuellement fragilisés par les plans de restructuration. Gardons-nous de compatir trop fort aux risques encourus par les banques : leur métier consiste à gagner de l’argent, mais aussi parfois à en perdre. Du reste, la proportion d’innocents est bien plus faible dans l’état-major d’une banque que dans n’importe quel pays donné.
Pareilles réformes aiguillent-elles l’Europe sur les rails d’un super-Etat capable d’assumer ses dépenses publiques à un taux d’intérêt viable et de tenir tête aux agences de notation et aux marchés de CDS — un Etat soucieux de contrôler ses banques plutôt que d’être contrôlé par elles ? Aux Européens d’en décider, le cas échéant.
Bien sûr, il s’agirait là d’une évolution radicale. Mais peut-on encore espérer une évolution qui ne le soit pas ? Quiconque peut-il encore douter que l’architecture néolibérale de l’Europe est en train de s’effondrer ? L’alternative est simple : radicalité désastreuse de la rigueur budgétaire ou radicalité constructive du plein emploi. Radicalité bancaire ou radicalité sociale.
Encore jeune homme et travaillant pour la commission bancaire de la Chambre des représentants, j’ai participé, en 1975, à la mise en place d’un plan de sauvetage de la ville de New York, alors en proie à une profonde crise financière et économique. Notre programme visait à préserver les universités et les transports publics. Il recommandait en outre de restructurer la dette municipale et de ne pas se lamenter sur les pertes qui en découleraient pour les détenteurs d’obligations new-yorkaises. Soudain, je reçus un coup de téléphone. C’était M. Averell Harriman, ancien gouverneur de New York — et ancien ambassadeur de Roosevelt auprès de Staline. Il me demandait de faire le point sur l’état de nos travaux.
L’octogénaire Harriman, à peine remis d’une fracture à la hanche, me reçut en pyjama sur un canapé de sa villa de Georgetown. Sur le mur à sa droite, une copie des Tournesols de Van Gogh. Sur une commode en verre à sa gauche, une ballerine de Degas. Devant ce petit musée privé, je tentai d’expliquer à l’ancien gouverneur pourquoi les membres du comité préféraient réclamer des sacrifices aux riches plutôt qu’aux pauvres. Il hocha la tête, se pencha en avant sur sa canne et dit d’une voix caverneuse : « Je comprends. Le capital doit payer, tout comme le travail. »
Sur ce point, au moins, rien n’a changé.
James K. Galbraith.

 

Titulaire de la chaire d’économie politique à la LBJ School of Public Affairs, université du Texas (Austin), auteur de L’Etat prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Seuil, Paris, 2009.

 

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